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3. Une multifonctionnalité à organiser


3.1. Des droits traditionnels liés à un pluralisme culturel
3.2. Une réalité foncière: Le patrimoine commun
3.3. Un droit étatique reposant sur la propriété foncière
3.4. Le besoin d'un droit pour une coviabilité à long terme des écosystèmes et des modes d'exploitation


L'organisation des hommes sur les espaces et envers les ressources s'exprime en termes de normes, règles, processus et institutions. Globalement la multifonctionnalité de l'espace doit traduire un régime juridique assurant la gestion de la complexité des situations caractérisant la diversité des réalités culturelles. Cependant, au Sahel (et pas uniquement) coexistent et s'affrontent des logiques endogènes et étrangères. Peut-on pour autant parler de logique métisse? Dans les faits, se conjuguent sans vraiment se mélanger d'un côté les règles et normes traditionnelles et de l'autre une normalisation étatique d'inspiration occidentale. On assiste ainsi à un véritable plaquage du modèle occidental sur une réalité sahélienne, d'où résulte une impossible fusion entre droits traditionnels et droit étatique donnant lieu à un droit de la pratique qui se réfère aux règles traditionnelles ou/et à la législation étatique, ou à aucun des deux.

Comment peut-on donc organiser la multifonctionnalité de l'espace dans ces conditions? Faut-il privilégier un type de droit sur l'autre ou opter pour une réponse originale aux impératifs socio-économiques, écologiques et juridiques? Le résultat de l'antagonisme régnant actuellement traduit le symptôme d'une inadéquation entre les modes de gestion et le besoin de coviabilité, dans laquelle l'absence de sécurisation foncière renvoie à la nécessité de trouver un droit opportun.

3.1. Des droits traditionnels liés à un pluralisme culturel


3.1.1. Le droit, un fait universel
3.1.2. Des droits traditionnels
3.1.3. Une pluralité de systèmes juridiques
3.1.4. L'évolution du droit traditionnel


Les droits traditionnels ne se présentent pas de façon homogène en raison de la diversité culturelle et des spécificités régionales. Ce pluralisme culturel aboutit à un droit, fait universel, varié et dépendant de l'évolution des sociétés.

3.1.1. Le droit, un fait universel

Toute société humaine a son droit. Mais il n'existe pas une seule définition du droit et il convient de le définir à partir d'une logique inter-culturelle. Indéniablement, on trouve des points communs entre tous les systèmes juridiques; mais ils ne recouvrent pas tous le même concept: il n'y a pas de conception universaliste du droit. D'ailleurs, le droit lui-même n'est pas un absolu rigide, «le droit est droit, sans doute, mais les hommes le plient en tous sens, le ploient à leurs intérêts, à leurs fantaisies, voire à leur sagesse. Flexible droit, droit sans rigueur. Faut-il, d'ailleurs, s'en lamenter? Il est peut-être salutaire que le droit ne soit pas cette massue, ce sceptre qu'on voudrait qu'il fût...»14.

14 CARBONNIER: 1988:379.

Le droit est, avant tout, un produit, voire un fait social, caractérisé par un dispositif normatif et un ordre de contrainte. Le droit émane du groupe social. Il est l'expression de ses rapports sociaux, «l'ensemble des règles obligatoires, déterminant les rapports sociaux imposés, à tout moment, par le groupe auquel on appartient»15. Il représente donc une façon de penser les rapports sociaux, différente selon les sociétés.

15 LEVY-BRUHL: 1990:21.

3.1.2. Des droits traditionnels

On définit les droits traditionnels comme les droits dont la formation et le mode de légitimation ne relèvent pas du droit de l'Etat qu'ils précèdent. Il s'agit en définitive de droits originaires qui témoignent d'un état de société et d'une conception particulière, qui structure les rapports sociaux autochtones. Il n'y a pas un droit traditionnel africain car on trouve autant de traditions que de groupes humains. La généralisation des concepts, des règles ou des structures fausse la recherche. Tous les éléments constitutifs de toute culture sont variables par excellence. Malgré cela, des traits communs caractérisent les sociétés, d'où une généralisation sur ces points là, en gardant à l'esprit toutefois que des variables sont toujours possibles.

Les sources du droit traditionnel se trouvent surtout dans les coutumes, mais aussi dans les décisions du conseil des anciens, du conseil du village, de conseils de famille, clan ou fraction, ainsi que dans l'héritage d'empires passés, parfois retranscrites par écrit (sous forme de tariiks).

On peut définir la coutume comme «l'ensemble des manières de faire, considérées comme indispensables à la reproduction des relations sociales et à la survie des groupes lorsque ces groupes ne font pas appel à une instance extérieure ou supérieure (tels Dieu ou l'Etat) pour les réguler. La coutume n'est pas particulièrement judiciaire ni juridique. Elle suit les articulations sociales dont elle s'inspire, qu'elle "habille"»16. La reproduction d'un groupe réside dans sa capacité de transmission des attitudes et des valeurs. La coutume constitue le cadre fondamental du mode de reproduction endogène17. Son esprit réside dans la manière de penser cette transmission. Chaque groupe social a ses propres coutumes qui concourent ensemble à la reproduction de la société. Ce particularisme explique la pluralité des pouvoirs: collectifs multiples, spécialisés, interdépendants et complémentaires.

16 LE ROY: l983:227.
17 Selon l'expression d'Etienne LE ROY, 1991(c),p. 114.

Les manières de faire constitutives de la coutume sont des usages spontanés, prolongés ou répétitifs. Elles forment le modèle de comportement social obligatoire, une norme à suivre sous peine de sanctions d'ordre juridique, sociale ou surnaturel. La coutume serait ainsi «la preuve d'une pratique générale acceptée comme étant le droit»18

18 Article 38-l(b) des statuts de la Cour Internationale de Justice (1945).

3.1.3. Une pluralité de systèmes juridiques

Les sociétés africaines sont fondées sur plusieurs systèmes juridiques où les groupes sociaux engendrent et appliquent des droits non étatiques. Ce pluralisme juridique rend le choix d'autant plus complexe qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer le droit appliqué de celui qui ne l'est pas. En outre, il arrive que des mécanismes juridiques différents s'appliquent à des situations identiques. Pour toutes ces raisons, le droit africain s'oppose au droit des sociétés modernes pour qui il n'y a qu'un seul droit, celui de l'Etat, selon le postulat: droit = loi. La prévalence de la loi dans son extrémisme revêt la conception moniste qui veut qu'il n'y ait qu'un droit formant un tout homogène se confondant avec l'Etat. Cette école de juristes dogmatique, reflet de la monarchie absolue et de l'Etat Jacobin, rejette toute idée de pluralisme car le système juridique est pour eux qualifié «d'un bloc d'une seule coulée»19. Cette thèse excessive est supplantée par une conception acceptant la possibilité rationnelle d'un pluralisme juridique de droit positif.

19 CARBONNIER: 1988:17.

Aucune société n'étant totalement homogène, le pluralisme juridique est la conséquence du pluralisme culturel. Pour J. Griffiths, «le pluralisme juridique consiste donc dans la multiplicité de droits en présence à l'intérieur d'un même champ social»20. Et toutes les sociétés sont divisées en plusieurs champs sociaux reliés par des interrelations21.

20 ROULAND: 1988:84.
21 Ibidem, 88.

3.1.4. L'évolution du droit traditionnel

Le droit traditionnel évolue dans le temps et ne peut être considéré comme immuable. Notons qu'un «système juridique ne peut demeurer en vigueur que si les conditions sociales qui l'ont fait naître se maintiennent»22. C'est pourquoi les droits fonciers traditionnels évoluent inéluctablement.

22 LEVY-BRUHL: 1990:119.

Les rapports juridiques traditionnels de l'homme à la terre évolueraient vers une indépendance de l'individu et une individualisation des droits sur le sol. Cette évolution trouverait son origine dans des facteurs internes et externes. Ces derniers se situent dans la formation du droit moderne par la colonisation et ensuite par l'indépendance.

Les causes endogènes de la transformation du droit foncier proviennent essentiellement de la désintégration de la famille traditionnelle et de la modification de l'ordre social. L'individu tend à s'affranchir du groupe, remplaçant ainsi la conscience collective par une conscience individuelle. La famille nucléaire, famille restreinte, s'affirme sur la société globale, ce qui entraîne Guy Adjété Kouassigan à dire que «les liens de sang se resserrent au détriment des liens sociaux» (1966:186). Par conséquent, ce relâchement des liens de parenté est à l'origine de l'éclatement du groupe au profit de l'individu.

L'évolution de la société traditionnelle se traduit par le passage d'une économie de subsistance à une économie d'accumulation, par l'essor des religions monothéistes (islam et christianisme) et enfin par le déplacement des pouvoirs socio-politiques (autorités nouvelles se substituant aux autorités traditionnelles). Or, il est bien compréhensible que toute modification de l'ordre social provoque une transformation du droit. D'ailleurs, pour Guy Adjété Kouassigan, chaque stade de l'évolution du droit correspond à une étape de l'évolution de la société: «Ordre social et droit étant intimement liés, il doit y avoir une constante adaptation de celui-ci à celui-là. Cette adaptation peut-être pour ainsi dire automatique ou le résultat de la réaction des faits contre un droit retardataire; un fait est certain, c'est qu'elle est commandée par les nécessités même de la vie en société. Le droit apparaît donc comme l'expression d'une étape de l'évolution sociale» (1966:177).

3.2. Une réalité foncière: Le patrimoine commun


3.2.1. Le fonds lié à l'invisible
3.2.2. Le sol, support communautaire
3.2.3. L'espace-ressource, patrimoine naturel commun


La réalité foncière locale nécessite une analyse très rapprochée des données de terrain afin d'éviter une construction juridique ne correspondant pas au milieu étudié. En effet, le fonds est à la fois lié à l'invisible et le support des communautés. Nous n'avons pu intégrer les éléments de la théorie du droit des biens dans le contexte des sociétés sahéliennes qui est trop éloigné de l'esprit civiliste. Par contre, le droit international apporte dans la notion de patrimoine commun, intégrée dans le droit national, de très intéressantes perspectives auxquelles peut se rattacher la réalité sahélienne tout en innovant sur la nécessité d'un tel concept qualificatif de l'espace-ressource.

3.2.1. Le fonds lié à l'invisible

Le monde réel des sociétés africaines islamisées ou non se compose des mondes visible et invisible entre lesquels circulent des messages, des énergies et s'effectuent des échanges.

Le Coran reconnaît l'existence de jinn. Les hommes peuvent entrer en contact avec eux afin de satisfaire leurs besoins. L'invisible des sociétés animistes est un monde parallèle au monde humain, il est empli d'entités qui rentrent en communication avec les hommes soit pour leur réclamer un dû après leur avoir accordé un bienfait, soit pour transmettre un message provenant de cet outre-monde, soit pour négocier un contrat. Les ancêtres font partie de ces entités, ils peuvent exprimer leur désaccord en envoyant des messagers, comme à Gomni, où des oiseaux sont venus détruire les récoltes de deux communautés villageoises. Celles-ci étaient entrées en conflit et ont interprété la venue des oiseaux comme une punition de leurs ancêtres les engageant à se réconcilier.

Dans la plupart des cas, la communication entre le visible et l'invisible s'effectue par l'intermédiaire de signes et de symboles. Elle donne lieu à la circulation d'énergies constituées de force vitale, appelée nyaman chez les Peul et les Bamanan et dont la fonction est à la fois médiatrice et sacrée. L'épanchement de sang qui déclenche la communication modifie le statut ontologique des victimes sacrificielles qui sont ainsi détachées du monde profane. Un lien profond lie donc l'énergie vitale caractérisant le vivant et l'énergie d'ordre cosmique dont chaque être participe.

Le sacrifice a pour effet d'établir un dialogue avec les entités invisibles telles que les génies, de lutter contre des événements graves (épidémies, famines), afin de rétablir l'ordre social. En injectant de la force vitale à travers le sang, l'harmonie du cosmos se restaure. Cependant, la force vitale, nyaman ne se trouve pas seulement dans le sang mais dans tout être vivant, de telle sorte que les éléments du règne minéral et plus souvent encore des règnes végétal et animal se trouvent fréquemment sollicités dans le domaine religieux. De nombreuses espèces végétales sont considérées comme dotées d'une force active qui éloigne les jinn, les diables ou les sorcières. Dans l'élaboration des maléfices, il est fréquent de recourir à certaines d'entre elles afin "d'ouvrir" le corps de l'adversaire ou de le ligoter.

En outre, l'association terre-végétal-animal se retrouve dans un culte lié à la terre qui est présent dans les sociétés agraires bamanan et malinke, et dans les sociétés agro-pastorales peul et Riimaay'be. Ainsi le village et sa prospérité (en termes de fertilité) se trouvent confiés à un génie qui gîte le plus souvent sous un tamarinier (Tamarindus indica) sacré préservé par un interdit de coupe et de destruction par le feu, et qui se manifeste sous la forme d'un serpent que les villageois protègent.

Ce lien fondamental entre les êtres vivants des différents règnes et l'équilibre cosmique interdit de dissocier le fonds de la superficie. Une telle représentation binaire de la terre est purement étrangère aux sociétés traditionnelles du delta intérieur du Niger; l'exemple du génie des lieux protecteur de la communauté villageoise montre que la terre ne saurait se découper en strates conceptuelles, supportant une taxinomie juridique, car qui peut garantir que les vertus reconnues au sacrifice annuel se répandent sur un axe horizontal et n'ont pas une vocation de régénération de la fertilité en profondeur.

Même si elle apparaît à l'observateur de façon voilée ou diffuse, la dimension sacrale de la terre se manifeste physiquement par certains points focaux entourés d'interdits précis. En tant que telle elle constitue une représentation sociale que le juriste doit incorporer dans son appréhension des faits dans la mesure où "le droit est l'art dogmatique de nouer le social, le biologique et l'inconscient pour assurer la reproduction de l'humanité"23. De façon plus générale le droit doit s'enrichir des représentations socio-culturelles avant de poser un diagnostic ou de proposer des solutions qui vont marquer profondément les structures juridiques foncières.

23 Pierre LEGENDRE cité par Elienne LE ROY: 1991(c):111.

3.2.2. Le sol, support communautaire

Selon le type d'exploitation et de ressource, la communauté intéressée sera soit lignagère, soit villageoise. En Europe, au contraire, le "voisinage" (communauté villageoise), ne se substitue pas à la parenté (communauté lignagère) et ces deux formes de communauté coexistent fréquemment. La communauté d'habitants intègre souvent en son sein plusieurs lignages et gère un patrimoine spécifique (forestier, agraire, halieutique, cynégétique, pastoral) configuré dans un espace territorialisé, le terroir villageois. Quant à la communauté familiale, comprise au sens large, c'est-à-dire englobant toute la lignée d'un descendant commun, elle repose elle aussi sur un patrimoine foncier pastoral, agraire, ou halieutique. Ces communautés, constitutives d'un "corps moral" des générations passées, présentes et futures, s'identifient à leur espace foncier.

Les droits fonciers agraires traditionnels correspondent originairement à une société d'économie fermée et autosubsistance dont les moyens de production se limitent à la terre et à la force de travail. L'objectif visé est une production alimentaire assurant la survie du groupe, de telle sorte que la fonction économique, bien que minimale, est bien présente.

Le droit de la terre répond aussi à des exigences politiques et religieuses. En effet, l'organisation du pouvoir correspond à une logique qui s'exprime également dans les rapports juridiques de l'homme à la terre. La terre constitue un lien entre les hommes, elle donne lieu à des rapports sociaux de production, qui sont liés à la fois à la gestion des espaces sacrés et à l'organisation sociale. Les conceptions religieuses des individus ne sont pas non plus éloignées des principes qui structurent le droit de la terre.

En tant qu'enjeu social lié à la reproduction du groupe, la terre assure à l'homme ses moyens de subsistance. Son usage est indispensable pour survivre. L'accès à la terre est donc par principe ouvert à tous et chacun a un droit potentiel d'exploitation. Ceci explique d'une part que le droit de jouissance de la terre constitue un attribut de la personne et non pas un droit réel; cela justifie d'autre part le fait que ce droit s'exprime dans le cadre d'une communauté lignagère.

L'individu isolé n'a pas d'existence juridique car il ne correspond à aucune réalité sociale. Ce n'est qu'en tant que membre d'une communauté qu'il est considéré: "tout homme est ainsi le sujet potentiel d'un droit d'exploitation de la terre, mais cette potentialité n'accède à la réalité qu'à travers l'existence de cette communauté"24. L'individu ne s'affirme qu'au sein de la communauté, support des droits portant sur la terre. La terre représente un enjeu pour la société dont la reproduction dépend, de telle sorte que le droit d'exploitation de l'individu sur le sol dépend du groupe auquel il appartient. L'homme s'y attache donc de génération en génération, ce qu'affirmait un chef nigérien en 1912 devant le "West African Lands Committee": "la terre appartiendrait à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants, et dont le plus grand nombre est encore à naître"25.

24 MIGNOT: 1985:44.
25 OLAWALE:l96l:67.

Cette "parentélisation" de la terre caractérise fondamentalement la société traditionnelle qui organise son alliance avec la terre en territorialisant la parenté à travers un chef de terre. Mais le sol ne peut être considéré sous l'angle uniquement agraire, dans la mesure où les activités halieutiques, cynégétiques et pastorales donnent également lieu à des rapports fonciers dans lesquels les communautés familiale et villageoise gèrent des ressources naturelles renouvelables. Elles leur sont inféodées par une "territorialisation" à travers le maître de pâturage (jowro), le maître des eaux (jiiu tuu), le maître de chasse, le chef ou conseil de village et le chef de lignage.

3.2.3. L'espace-ressource, patrimoine naturel commun


A. La qualification des choses par le droit
B. La pluralité des notions de patrimoine


Que sont juridiquement les bourgoutières, les pêcheries, les terres agricoles, les espaces cynégétiques et forestiers? Si écologiquement ils sont des écosystèmes ou des agrosystèmes, ils constituent sur le plan juridique une universalité (de fait), c'est-à-dire un ensemble d'éléments corporels et incorporels. Chacun d'eux présente un contenant d'éléments abiotiques (biotope) et biotiques (biocénose) liés par des processus écologiques. Or, le droit moderne ne peut appréhender l'environnement qu'à travers ses éléments principaux (le sol, l'air, l'eau, les espèces végétales et animales). Il ne peut pas le faire en appréhendant les systèmes écologiques ou la grande variété d'éléments physiques et biologiques constitutifs des milieux. Ainsi, la qualification de l'élément dominant l'emporte logiquement sur les autres, qui s'intègrent dans celui dont ils sont physiquement inséparables: l'accessoire suit le principal.

Face à l'objectif d'assurer la pérennité des ressources renouvelables, la préservation de leur capacité de renouvellement s'impose. Or même si la ressource naturelle (renouvelable) est un élément de l'environnement parmi tant d'autres, elle dépend étroitement des autres en raison de l'imbrication des éléments du milieu. C'est pourquoi, nous sommes amené à raisonner en termes d'universalité. On rejoint là la notion purement utilitariste d'espace-ressource, car le sahélien s'intéresse plus à l'environnement en tant que ressource, qu'en tant que nature. La réalité implacable de la survie alimentaire prédomine mais ne nuit pas à une approche de gestion écologique du milieu, bien au contraire, elle devient un facteur extrêmement motivant.

Ainsi, la qualification juridique de l'espace-ressource va épouser la condition sahélienne où l'homme est dans une relation de dépendance vitale par rapport au milieu naturel plus ou moins artificialisé. La substance même de la ressource renouvelable constitue l'élément principal, c'est pourquoi sa qualification prévaut et apparaît dans la notion d'espace-ressource.

L'universalité de la notion d'espace-ressource ne se rattache pas à un écosystème dans sa globalité, mais à un de ses éléments: l'herbe, le poisson, la terre arable, les espèces animales chassées (le gibier), les arbres, leurs fruits et leurs produits. En effet, la ressource renouvelable, en elle-même, n'est que l'accessoire d'un support, mais elle forme un tout avec celui-ci. On ne peut cependant pas considérer la ressource sans son fonds, c'est pourquoi il est difficile de privilégier le support par rapport à la ressource. De plus, puisque le sol supporte plusieurs ressources, il est susceptible de faire l'objet d'une pluralité "d'espace-ressources", reflet de la multifonctionalité de l'espace.

L'espace-ressource constitue une qualification juridique de l'universalité qui ne peut pas dissocier l'élément fonds de l'élément ressource. Chaque espace-ressource est ainsi constitutif d'un volume qui n'est pas dans une position d'indépendance complète, car les différentes ressources occupent des espaces physiques qui se croisent et se chevauchent plus ou moins. En revanche, ces espace-ressources impliquent une distinction des titulaires des droits d'accès, d'exploitation et de gestion des ressources.

A. La qualification des choses par le droit

Le droit moderne, largement issu du droit romain, offre trois types de catégories de choses: la chose appropriée (res propriae), la chose commune (res communis) et la chose sans maître (res nullius).

Le critère de l'appropriation, tiré de la théorie générale des biens, repose sur la qualification de la chose comme bien. En effet, il faut "une possibilité d'appropriation pour faire un bien d'une chose"26. Le bien est donc une chose appropriable. Dans la mesure où le patrimoine civil, juridiquement universel, se compose notamment des biens ou de rapports de droit appréciables en argent, la seconde caractéristique du bien est d'avoir une valeur pécuniaire et d'être ainsi susceptible d'être évalué en argent. La doctrine considère donc les biens comme "les choses qui entrent dans la vie juridique et qui sont désignées comme telles lorsqu'elles ont une valeur pécuniaire et qu'elles sont susceptibles d'appropriation"27.

26 CARBONNIER: 1995:93.
27 Encyclopédie juridique Dalloz, T2, 1947.

II est des choses qui, par leur nature, "répugnent à toute appropriation"28. Ce sont les Où choses communes, d'après le Code civil29, dont l'usage est commun à tous. Ces choses sont l'air, la lumière, la mer et l'eau courante. On pourrait aussi ajouter le vent et la chaleur solaire, ainsi que des éléments incorporels de l'environnement comme les espèces et les processus écologiques et génétiques. L'article 714 ne donne pas de liste mais se borne à énoncer qu'"il est des choses...". Leur libre accès les caractérise ainsi que le fait que ce ne sont pas des biens et qu'elles n'ont pas vocation à le devenir. Leur nature même d'abondance rendrait leur appropriation sans intérêt, aucune raison ne justifierait leur répartition, à moins que, selon Frédéric Zénati, elles ne soient en réalité qu'inappropriées30.

28 CARBONNIER: 1995:93.
29 Article 714.
30SERIAUX:1995:27.

D'après le droit romain, l'origine de la substance des choses communes proviendrait du droit naturel: les choses "se divisent en celles qui sont dans notre patrimoine et celles qui n'y sont pas; car il y en a que le droit naturel a rendues communes entre tous les hommes"31. Les choses communes ne peuvent supporter qu'un usage qui laisse intact le droit d'usage d'autrui. L'usage se limiterait donc à un prélèvement n'altérant d'aucune façon la qualité même de la substance. Mais rien n'empêche le prélèvement d'une fraction d'air ou d'eau pour un usage exclusif. La partie prélevée peut être qualifiée de res nullius juste avant d'être appropriée. Notons que l'utilisation des choses communes ne peut être réglementée que par des mesures de police qui s'imposent souvent devant la concurrence des intérêts sectoriels entrant en conflit.

31 Ibidem, 23.

Enfin, la res nullius (chose sans maître32) correspond à un contenu tel que les animaux sauvages, qui sont des biens qui n'appartiennent à personne mais qui sont appropriables par simple occupation. Ainsi, tant que le poisson ou le gibier n'est pas sous l'emprise de l'homme, il reste libre, sans maître. Certaines législations vont dans le même sens que l'ancien code malien forestier et de pêche de 1986 et approprient la faune sauvage à l'Etat, en jouant sur le poids des pouvoirs de police sur les activités cynégétique et halieutique. Il semblerait donc que la faune change de catégorie juridique pour devenir une dépendance du domaine public33.

32 L'article 713 du Code civil attribue à l'Etat les biens qui sont sans maître, sans exception. Il est coutume de dire que cet article ne concerne que les immeubles et la jurisprudence l'accepte ainsi.
33 KLEMM (De) & al: 1989:61.

La terre, en tant que fonds, entretient un lien avec l'invisible qui lui confère un caractère d'"espace cosmogonique" sur lequel repose la communauté lignagère ou villageoise (passée, présente et future). Ainsi, le rapport à l'invisible interdit toute considération matérielle du fonds, support des ressources renouvelables (terre, pâturages, pêcheries,...) et de surcroît constitutif de l'élément de survie des hommes. L'espace-ressource n'est donc pas un bien.

On ne peut ainsi les assimiler à des choses communes, quoique n'étant pas des biens, choses par ailleurs fongibles et parfois consomptibles (l'air, l'eau) et de plus limitées à un usage d'effet souvent insignifiant sur la substance même de la chose (tel que le prélèvement de l'eau de mer, la respiration de l'air,...). On notera aussi que les res communis, qualifiant un contenant, sont d'accès libre à tous et ne sont pas communs à un groupe particulier autre que l'humanité.

En dehors de la prise même qui rend le poisson ou le gibier res propriae, la faune sauvage doit être qualifiée de telle sorte que l'homme soit tenu de maintenir la libre circulation du poisson ou du gibier. La faune sauvage caractérise l'espace-ressource par son unique présence et par son rattachement à son biotope; elle devient ainsi immeuble par destination, quoique non physiquement rattachée au sol, même si sa mobilité dépasse les contours territoriaux des espaces communautarisés. Le lien de la faune avec le fonds est souvent saisonnier, voire ponctuel, ce qui caractérise justement l'espace-ressource.

B. La pluralité des notions de patrimoine

Les espaces-resssources se caractérisent par le fait qu'ils se transmettent entre générations, au niveau du lignage ou du village, ils sont soumis à une gestion assurant la reproduction sociale du groupe, en termes de survie et d'identité: ils constituent ainsi un patrimoine. Mais ce patrimoine est particulier, car il est différent du patrimoine civil, il relève d'une solidarité limitée à la communauté lignagère ou de voisinage et non universelle, mais il ne constitue pas une formule incantatoire et ne peut pas se restreindre à un concept de pure administration.

La notion d'espace-ressource ne rentre dans aucune catégorie du droit des biens pour la bonne raison que l'on n'est pas en présence d'un bien. Chose non appropriable, extra-commercium, l'espace-ressource territorialisé (finages halieutiques, finages pastoraux, terroirs villageois) s'identifie à une communauté usagère et gestionnaire sans droit de disposition. En ce sens, on peut parler de patrimoine, mais en n'adoptant pas la définition qu'en donne le Code civil.

C'est en 1836, en France, qu'Aubry et Rau ont développé la perception civiliste du patrimoine en le présentant comme «l'ensemble des biens et des obligations d'une personne, envisagé comme formant une universalité de droit (actifs et passifs), c'est-à-dire un tout, une unité juridique»34 et ne comprenant que les éléments monnayables. Le patrimoine ainsi défini est une émanation de la personnalité et tous ses éléments sont soumis au libre arbitre d'une seule et même volonté. On retiendra que le patrimoine se caractérise par le fait qu'il ne concerne que «l'ensemble des rapports de droit appréciables en argent»35. Sur cette conception traditionnelle, s'est greffée une théorie objective qui ne lie pas le patrimoine à une personne (physique ou morale) mais à un but, à une affectation. Cette dépersonnalisation a permis d'introduire l'aspect communautaire et d'apporter les notions de patrimoine commun et de patrimoine naturel, qui en découlent.

34 CARBONNIER: 1995:13.
35 TERRE & SIMLER: 1992:5.

Les res communis disponibles à tout le genre humain ont donné lieu à une transcription moderne en droit international sous la forme de la notion de patrimoine commun sublimée par son sujet, l'humanité. L'ambassadeur maltais Arvid Pardo développa la formulation du patrimoine commun de l'humanité en 1967 devant l'Assemblée Générales des Nations Unies pour faire face à l'impuissance des pays en voie de développement à disposer des technologies nécessaires à l'exploitation des nodules polymétalliques. La convention de Montego Bay de 1982 sur le droit de la mer proclame ainsi que les ressources minérales des grands fonds marins sont patrimoine commun de l'humanité (art. 136), en précisant que l'humanité toute entière est investie de tous les droits sur ces ressources et que l'Autorité prévue pour s'en charger agit pour le compte de l'humanité (art. 137-2). Ces droits ont aussi leur contrepartie dans le devoir de prendre toutes les mesures pour ne pas nuire au milieu marin (art.209).

En 1959, déjà, le traité de Washington sur l'Antarctique (révisé en 1991) matérialisait l'intérêt commun du genre humain. Il ne mentionnait pas le patrimoine commun de l'humanité, ni le régime du spectre électromagnétique de fréquence (1982), celui des satellites géo-stationnaires (1967) ou celui des activités des Etats sur la lune et les autres corps célestes (1979). Ces textes gouvernent les choses et espaces communs autour de cinq principes: la non appropriation, des objectifs pacifiques, la liberté de la recherche scientifique avec les résultats accessibles à tous, une exploitation des ressources dans l'intérêt de l'humanité toute entière en prenant en compte les besoins des pays pauvres.

La problématique que pose le patrimoine commun de l'humanité consiste à savoir qui sont exactement son gestionnaire et son bénéficiaire. L'humanité ne se superpose peut-être pas exactement à l'ensemble des Etats. Les Etats regroupés constituent une entité internationale tandis que l'humanité est une entité globalisante, à l'échelle d'un globe sans frontières et non interétatique. Cependant, l'humanité ne correspond à aucune institution de droit international et doit passer nécessairement par le relais des Etats. Le concept d'humanité est de nature transpatiale et transtemporelle, c'est-à-dire universelle dans l'espace et le temps. L'humanité constitue ainsi une communauté dont l'avenir semble dépendre de la gestion de son environnement, particulièrement de la biosphère dans laquelle elle vit. Partant de cette donnée de fait, et non philosophique ou moraliste, le droit international arrive à une véritable profession de foi dans le préambule de la convention de Bonn du 23 juin 1979 sur la conservation des espèces migratrices: «(...) chaque génération humaine détient les ressources de la terre pour les générations futures et a la mission de faire en sorte que ce legs soit préservé et que, lorsqu'il en est fait usage, cet usage soit fait avec prudence».

La convention de l'UNESCO du 23 novembre 1972 concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel utilise le concept de patrimoine mondial de l'humanité qui ne correspond pas à la définition que nous avons vue précédemment. En effet, pour la convention, il est question de "biens" naturels et culturels, c'est-à-dire d'éléments appropriés au sein des Etats. On retiendra la notion de patrimoine naturel (mondial de l'humanité) qui désigne les monuments, formations et sites ayant une valeur "universelle exceptionnelle". Ainsi cette convention permet aux res communis d'accéder au rang de patrimoine de l'humanité, mais plus encore, elle permet aux res propriae les plus spectaculaires d'obtenir cette qualification même si c'est de façon procédurale par une inscription des sites, monuments et formations.

La notion de patrimoine naturel découle de cette dynamique environnementale internationale, par la transcription nationale du concept de patrimoine naturel. En France, c'est dans le domaine culturel que le terme de patrimoine a été employé pour la première fois, à propos de la conservation du "patrimoine artistique national"36. La loi de la protection de la nature du 10 juillet 1976 entame un processus d'usage fréquent de ce terme en annonçant qu'il est "du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel dans lequel il vit"37. La législation qualifiera aussi le patrimoine de biologique, rural, architectural et urbain, piscicole, naturel et culturel, maritime.

36 Loi du 31 décembre 1968.
37 Article 1-2.

La législation va cependant plus loin en créant un patrimoine commun à la Nation. Selon le Code de l'urbanisme, «le territoire est le patrimoine commun de la Nation. Chaque collectivité publique en est le gestionnaire et le garant dans le cadre de ses compétences (...) afin d'aménager le cadre de vie, de gérer le sol de façon économe, d'assurer la protection des milieux naturels et des paysages»38. Mais cet article n'est pas interprété dans le sens de la reconnaissance d'un patrimoine collectif environnemental, avec la nation titulaire et les collectivités publiques gestionnaires.

38 Article L110 du Code de l'urbanisme.

La formule incantatoire est réitérée dans la loi sur l'eau du 3 janvier 1992, intégrant l'eau dans le patrimoine commun de la Nation. Le 2 février 1995, la loi relative au renforcement de la protection de l'environnement intègre les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent dans le patrimoine commun de la Nation39. Ainsi le concept de patrimoine commun s'enrichit d'une échelle, celle de la Nation.

39 Article 1 de la loi n°95-101 (JO du 3 février 1995) intégrant le Code rural dans l'article L 200-1.

Cependant, jusqu'à présent le concept de patrimoine naturel semblait s'en tenir, selon la doctrine, à une formule incantatoire dénuée de valeur juridique. En effet, la définition du patrimoine se superpose aux statuts juridiques applicables aux éléments qui les composent. Le patrimoine n'est donc pas (encore) une notion juridique; il reste uniquement un concept de gestion.

Le patrimoine naturel se définit soit en énonçant ses composantes (les eaux continentales et marines, le sol, l'air, les matières premières et énergétiques, les espèces animales et végétales)40, soit en considérant des ensembles: «l'ensemble des éléments naturels et des systèmes qu'ils forment, qui sont susceptibles d'être transmis aux générations futures ou de se transformer (...)»41. Chacun développe sa définition et toutes rejoignent l'idée fondamentale de gestion d'un ensemble d'éléments de façon à pouvoir le transmettre aux générations suivantes. Cette définition du patrimoine naturel ne considère pas non plus le statut juridique des éléments qui le composent, ce qui peut poser un problème.

40 P. CORNIERE, cité par HUMBERT & LEVEUVRE: 1992:289.
41 J. L. WEBER, cité par HUMBERT & LEVEUVRE: 1992:290.

En effet, la patrimonialisation de la nature présente selon Olivier Godard le risque de se situer dans une logique "nature objet" appropriée par un "sujet humain"42. Pour l'auteur, l'application de la catégorie de patrimoine à la nature représente un coup de force: le patrimoine est «tellement intégré à l'ordre familier du groupe patrimonial qu'il peut être dépositaire de son identité! Le patrimoine s'oppose alors sémantiquement au naturel, au sauvage et à l'inappropriable. Les êtres de la nature forment la classe d'objet la plus éloignée des caractéristiques attendues pour entrer dans la logique patrimoniale»43. Ainsi, l'éthique de transmission risque-t-elle de conduire à «céder la place à la seule idée de maîtrise de la nature par l'homme»44.

42 GODARD: 1990:239.
43 Ibidem.
44 Ibidem.

On peut échapper à cette crainte en définissant le patrimoine naturel comme un corps moral appartenant aux générations passées, présentes et futures, qui intéresse un milieu naturel considéré au travers l'un de ses éléments. Ce sera donc la bourgoutière (pâturage inondé), la pêcherie, l'espace forestier, l'espace cynégétique, l'espace agraire, structurés soit en finage, soit en province (pastoral) ou en terroir. Ces milieux territorialisés sont inappropriables, mais ils sont inféodés à la gestion d'un groupe qui est titulaire du droit d'exclure, et constituent par là même un espace communautarisé.

Ponction, exploitation et gestion traduisent des fonctions qui vont se combiner sous la forme d'une articulation juridique. Celle-ci sera transmissible d'une génération à l'autre par le biais d'un responsable gestionnaire représentant de la communauté lignagère ou villageoise. Ce n'est donc pas le fonds, en tant que tel, qui est l'objet de la transmission, mais le pouvoir d'exercer un droit sur le milieu vis-à-vis d'autrui dans le cadre d'une relation interne/externe au groupe. Le concept de patrimoine pourrait ainsi bien devenir une catégorie juridique dépassant le stade de la pure administration.

3.3. Un droit étatique reposant sur la propriété foncière


3.3.1. L'absence de "propriété" foncière
3.3.2. L'absence de "marchandisation" de la terre
3.3.3. La problématique du passage d'une société lignagère à une société marchande
3.3.4. Un droit étatique remis en cause


Les Etats africains devenus indépendants ont tous cru à l'universalité du régime civiliste du droit des biens et à la panacée de la domanialité publique. Le pouvoir de l'exclusivité individuelle qui transforme la terre ou le fonds en bien, la gestion directe par l'Etat de l'espace rural constituent, a-t-on pensé, un cadre de référence inévitable pour une société moderne. Mais lorsque le droit privilégie la dualité de l'appropriation privée/publique, il fait abstraction du rapport traditionnel entre les hommes (porteur du rapport patrimonial homme/ressource) et semble préférer un rapport économique homme/bien. Par conséquent, la terre-fonds n'est pas considérée comme un patrimoine mais comme un bien, une chose monétarisée et appropriée. Cette conception propriétariste de la terre est antinomique avec la conception patrimoniale traditionnelle et actuelle des populations locales. Les législations sont donc pas appliquées et sont, de ce fait, profondément remises en cause.

Le droit des biens offre deux critères: celui de l'appropriation et celui de la nature même des choses. On a vu en Afrique que le fonds est considéré comme le support des communautés lié à l'invisible. C'est pourquoi le sol ne peut pas faire l'objet de l'application de la théorie générale du droit des biens, il n'est effectivement pas un bien et n'entre pas dans le commerce juridique. Dans cette conception, la propriété foncière constitue en soi une fiction car le fonds n'est pas un objet mais un contenant de droits. En revanche, l'histoire française des rapports de l'homme à la terre a dépassé cette utopie en raison de son évolution socio-économique et politique. Celle-ci favorise un rapport de forces en avantageant un droit qui recouvre «le monde bariolé des choses d'un uniforme capuchon gris, la notion de bien»45.

45 Jean CARBONNIER, cité par BERGEL 1994:75.

Partie d'une hétérogénéité des droits de propriété simultanés sur un même fonds, et ce jusqu'en 1789, la propriété devient unitaire, concentrant toutes les prérogatives possibles sur toutes les utilités des biens au profit d'un seul. Mais si la propriété est l'un des droits naturels et imprescriptibles de l'homme, la propriété relative au fonds non bâti ne peut prétendre à l'universalité. L'espace africain se territorialise mais ne s'approprie pas.

Selon Joseph Comby (1989:20), la Déclaration des droits de l'homme de 1789 ne visait pas à supprimer la superposition des droits, mais elle souhaitait les faire respecter contre l'arbitraire. Etant donné que l'espace n'est pas un objet (que l'on peut détruire), mais un contenant où s'exercent des droits, comment peut-on parler de propriété foncière? En définitive, le droit absolu sur l'espace serait d'autant moins réel, que la valeur qui lui est conférée est souvent due à son niveau de socialisation. Au Sahel, le fantasme de la propriété foncière absolue n'existe, dans la majorité des cas, que dans les esprits.

L'évolution des rapports fonciers, de l'époque médiévale à la Révolution, jusqu'à nos jours, correspond à une mutation socio-économique qui aboutit au système capitaliste. Le passage à la propriété foncière absolue n'est en rien inéluctable, comme le montre la situation africaine. Il n'est que le fruit d'une évolution spécifique, qu'on ne peut en aucun cas assimiler à un évolutionnisme universel fatal. Il ne constitue donc pas un modèle, mais un cas de figure peu transposable au Sahel.

3.3.1. L'absence de "propriété" foncière

En Afrique noire, «les rapports de dépendance ne se forment pas propter rem et les liens de dépendance sont surtout personnels. On est politiquement et socialement soumis à telle autorité politique, non pas pour avoir reçu d'elle un bien, une terre, mais parce que l'on appartient à une famille, elle-même soumise à cette autorité. Et la terre n'appartient pas aux chefs ou seigneurs et ne relève pas de leur propriété éminente. Souveraineté et propriété foncière ne se confondent pas. Cette distinction est encore plus nette là où le maître de la terre et le chef politique sont deux personnalités distinctes»46.

46 KOUASSIGAN: 1985:86.

Le schéma féodal ne peut pas non plus se retrouver en Afrique où la dichotomie entre domaine éminent et domaine utile n'existe pas, en raison du fait que les droits fonciers dépendent de rapports sociaux et non politiques, et que l'individu ne doit ses droits qu'à son intégration dans le groupe. L'expression de "tenure" foncière est donc incorrecte en Afrique, surtout quand elle est prise dans le sens étroit de "terre concédée à charge de service".

En Afrique noire, il semblerait selon certains auteurs que le passage de la "parentelisation" à la privatisation soit en train de s'effectuer et, pour d'autres, qu'il soit devenu inéluctable. Il est vrai qu'une tendance à l'individualisation des rapports fonciers se dessine, mais elle ne doit pas être généralisée, ni confondue avec une appropriation. Dans le delta intérieur du Niger, en milieu agraire, le champ personnel, joforoo'be, est possédé par le chef de l'unité d'exploitation qui, cependant, ne dispose pas de la maîtrise absolue. Dans les agroforêts à damar47 de Sumatra en Indonésie, on observe également ce phénomène, à tel point que les auteurs redéfinissent la notion de propriété48 et évoquent un système d'appropriation privative de la terre sans possibilité d'aliénation.

47 Damar est un terme indonésien désignant à la fois la résine et l'arbre (famille des Diptérocarpacées) qui la produit.

48 MICHON & DE FORESTA & LEVANG: 1995:217.

Pour qu'il y ait propriété, la chose doit être un bien, autrement dit avoir une valeur pécuniaire et être susceptible d'appropriation, afin qu'elle puisse intégrer une dynamique d'économie marchande. Pour cela, deux conditions doivent être réunies: d'une part les rapports sociaux doivent être monétarisés et, d'autre part, le rapport à la terre doit être laïcisé afin de créer un marché foncier. En s'installant, le régime colonial a tenté d'imposer une conception laïque et matérialiste des rapports fonciers allant à rencontre des conceptions endogènes où les mondes visible et invisible se côtoient.

Pour les africains, la terre ne peut ni être évaluée monétairement, ni être identifiée à un bien marchand. En effet, l'homme et la terre sont unis par un lien de nature ontologique et, en outre, la terre constitue le support principal des ressources alimentaires. Pour ces deux raisons de survie et d'ontologie, la terre doit rester au sein du groupe qui en dépend. Elle s'intègre ainsi dans une dynamique patrimoniale et non économique. La terre n'est pas la chose d'une personne, mais une chose commune, une richesse partagée selon un degré de maîtrise, temporaire, spécialisée ou exclusive49.

49 LE ROY: 1991(b):338.

En l'absence de liens juridiques entre homme et terre, la seconde étant le "prolongement" du premier, il semble impossible de parler de propriété en Afrique. Pour Dareste, «ce n'est ni la propriété, ni la négation de la propriété, c'est autre chose»50. En effet, les droits fonciers traditionnels ne sont pas des droits de propriété parce qu'il manque la possibilité d'aliéner la terre, l'abusus (le despotisme du propriétaire ne pouvant souffrir d'exception), à l'extérieur du groupe. La terre se situe dans la catégorie des res extra commercium. Raymond Verdier considère, quant à lui, que la notion de propriété africaine diffère de celle du droit romain ou du Code civil et qu'elle doit s'entendre comme un «rapport de participation» ou une «relation d'appartenance» (1960:31).

50 In Le régime de la propriété foncière en Afrique occidentale française. 1908, cité par KOUASSIGAN: 1966:109.

Enfin, Maurice Delafosse souligne le fait que «la terre... est considérée comme une divinité. Elle appartient à elle-même et, par conséquent, n'appartient à personne. En raison de sa nature, elle ne peut même se donner véritablement; elle ne peut pas non plus être prise, car comme dit un proverbe de la Côte d'Ivoire, "ce n'est pas l'homme qui possède la terre, c'est la terre qui possède l'homme". [Par conséquent]... le mot propriété dont nous usons, bon gré mal gré, à notre insu, au sens romain, avec ses attributs si crûment dessinés, ne convient pas ici: son seul emploi sera souvent source d'erreur. Celui de possession ou de droit possessif exprime mieux les relations conçues de l'homme avec son "bien"»51.

51 in Civilisations négro-africaines. Ed. Stock, Paris, 1925, page 97.

Mais si l'on doit rejeter le terme de "propriété", comment peut-on dénommer la relation foncière en Afrique pré-coloniale? Par le terme "possession" comme le proposent M. Delafosse et Henri Labouret (1949:58), ou "tenure" selon Michel Bachelet? Il est vrai que la propriété, en tant qu'artifice social, apparaît moins comme une réalité physique que comme un sentiment, une fiction juridique: «il n'y a point de propriété naturelle, la propriété est uniquement l'ouvrage de la loi (...) ôtez les lois, toute propriété disparaît»52; alors que le fait de détenir une terre, d'exercer une "tenue" sur elle, se concrétise bien réellement dans la possession de fait ou de droit.

52 Jérémie BENTHAM (1748-1832), cité par BACHELET: 1968.

L'originalité du statut juridique de la terre en Afrique Noire se réfère à un droit plus fort qu'un droit de jouissance, sans être un droit de propriété53, une sorte de possession patrimoniale. L'état colonial n'est pas parvenu, sauf partiellement en milieu urbain, à monétariser la terre, et ceci est d'autant plus vrai que l'accession au titre de propriété n'échappe pas à une procédure complexe, coûteuse et sans signification pour la mentalité locale.

53 Cf. KOUASSIGAN: 1966:10.

3.3.2. L'absence de "marchandisation" de la terre

Toute société traduit les événements qui l'affectent en fonction de son dynamisme interne. L'impact de la modernité, qui se caractérise par son économie de marché, se traduit a priori davantage en termes de résistance du monde rural qu'en termes de mutation. Ceci s'explique par le fait que les structures sociales, ciblées sur la satisfaction des besoins élémentaires, empêchent l'éclosion de l'esprit d'entreprise chez les agriculteurs. C'est ainsi que les systèmes traditionnels et modernes entrent en opposition en générant, selon Alain Mignot, un conflit de systèmes: «les transformations des structures de la production, aussi importantes qu'elles puissent parfois paraître, ne correspondent jamais à une mutation pour la raison essentielle que les dynamismes externes s'avèrent inaptes à permettre l'abandon des objectifs traditionnels» (1986:226).

Si les transformations sociales du monde rural ne remettent pas toujours en question les structures traditionnelles, en revanche, elles déstructurent les rapports au sein du groupe. L'individualisation réduit l'entraide et confine à la dépendance économique, en plongeant très souvent l'agriculteur dans un cycle d'endettement dû à l'exigence de produire un surplus. Cette nécessité le contraint à augmenter sa production et parfois à réduire le temps de jachère, ce qui provoque à long terme une réduction des rendements. Quoi qu'il en soit, au Sahel, l'économie existante n'a pas été remplacée par une économie promouvant la monétarisation de la terre. Essentiellement pour des raisons internes aux sociétés, cette mutation socio-économique ne peut certainement pas avoir lieu de sitôt: la logique traditionnelle privilégie moins les relations contractuelles que les liens entre individus autour de la notion de pouvoir et de clientélisme.

Par conséquent, le progrès économique ne peut pas jouer en faveur d'une mutation du système économique car, selon A. Mignot, les paysans ne recherchent pas le progrès économique pour le progrès économique: «Le quiproquo est ainsi permanent entre les planificateurs et ces derniers (les cultivateurs). Alors que les premiers pensent introduire les paysans dans le système économique moderne, ceux-ci usent des moyens qu'on leur offre pour réaliser leurs objectifs traditionnels: distribuer pour assurer le pouvoir qui leur permet, sans effort, de satisfaire au mieux leurs besoins (...) Et en dehors de cette perspective, ils s'opposent à tout changement. Les dynamismes externes ne réussissent ainsi pas à introduire la modernité au sein du monde rural» (1986:240).

Est-ce à dire que les sociétés rurales rejettent la modernité au bénéfice de la tradition? En fait, le passage d'une économie "traditionnelle" (qualifiée de subsistance) à une économie "capitaliste" (d'accumulation) constitue le noeud de la problématique foncière propriétariste. A ce titre, on constate que la proclamation dans le Journal Officiel du rapport civiliste de l'homme à la terre ne peut avoir l'effet escompté, car la société n'est pas de type capitaliste. Enfin, le passage à une société d'économie marchande de type occidental n'a rien de radical, étant donné que la logique économique traditionnelle prévaut même devant l'occasion de l'abandonner54. Or c'est justement ce passage qui s'impose pour transformer la terre en bien.

54 MIGNOT: 1986:246.

On peut admettre que les sociétés sahéliennes se cantonnent dans une situation certainement gênante pour le modèle capitaliste, mais cela ne constitue pas une impasse au niveau local. Il ne s'agit pas d'une situation d'entre-deux, mais plutôt d'une situation mixte exprimant plus un conflit qu'une complémentarité. Les profondes transformations du monde rural et l'absence de mutation réelle placent les sociétés africaines contemporaines dans une crise, «produisent des inter-réactions entre deux systèmes économiques (...) et le drame réside en ce qu'aucun des deux systèmes ne réussit à s'imposer à l'autre malgré les tentatives que chacun d'entre eux opère, consciemment ou non, dans ce domaine»55.

55 Ibidem, 254.

3.3.3. La problématique du passage d'une société lignagère à une société marchande

Si la ressource est appropriable, le milieu dans lequel elle se trouve ne constitue pas une propriété. La raison est simple mais difficile à comprendre pour beaucoup. La propriété correspond à une société marchande, c'est-à-dire à une société où le pouvoir sur les choses est autonome et où la terre devient, à son stade ultime, un bien aliénable. Le passage de la société lignagère à la propriété s'effectue «dans un mouvement de crise qui traverse tout le corps social et qu'on peut décomposer en une crise des valeurs sacrées, une crise des structures de la parenté, une crise de l'autorité»56.

56 MADJARIAN: 1991:123.

Cette véritable mutation sociale entraînée par l'introduction de la propriété, et conduisant vers la "marchandisation" de la terre, transfigure les sociétés parentalisées par plusieurs voies identifiées par Grégoire Madjarian57: désacralisation de la terre, individualisation des hommes, mobilisation humaine par l'attirance du gain matériel ou la contrainte, bouleversement du contenu de la richesse et des sources de l'autorité sociale. La propriété est donc profondément antinomique avec les rapports traditionnels que les hommes entretiennent avec la nature et l'invisible. Ceux-ci reflètent une vision du monde qui est rejetée par le capitalisme, trop matérialiste: «la destruction progressive de l'animisme et des religions traditionnelles (...) a rompu le lien vital et symbolique entre la terre et le groupe, le rôle médiateur du sol entre la communauté des vivants et le monde des esprits»58. En se dégageant du fardeau communautaire, la société se débarrasse du statut pour rejoindre le contrat dans une évolution où la «traduction de ce mouvement tendanciel sur le plan du rapport de l'homme aux choses n'est autre qu'une évolution du patrimoine vers la propriété»59.

57 Ibidem.
58 Ibidem, 124.
59 Ibidem, 310.

Le passage du patrimoine à la propriété entre dans le cadre d'un processus de mutation sociale qu'aucune loi ne peut engendrer, mais seulement encourager. Cette logique marchande tant souhaitée par ceux qui prônent la généralisation de la propriété n'a qu'une justification économique. La mobilisation de la terre en la "marchandisant" permettrait-elle une meilleure gestion des ressources naturelles? Rien n'est moins sûr pour ceux qui ne sont pas adeptes des thèses de Garett Hardin. D'ailleurs, les effets pervers d'un marché foncier ont-ils été seulement envisagés? On verrait les potentats locaux, fonctionnaires et commerçants, se délecter de l'introduction du capital dans la terre, au détriment d'une masse rurale paupérisée, transformée en main d'oeuvre surexploitée.

3.3.4. Un droit étatique remis en cause


A. Un droit foncier a repenser
B. Un droit forestier en question


La propriété privée est souvent présentée comme un garant de la protection de l'environnement. En effet, le propriétaire du lieu a directement et personnellement un intérêt à la conservation de son fonds. Cependant, il peut aussi le délaisser (laisser agir l'érosion, ne pas le surveiller,...) ou y effectuer de graves péjorations, par exemple en déboisant, en polluant le milieu, ou par la réalisation "d'aménagements" de drainage, de construction de digues, etc.

L'appropriation publique de l'environnement offre-t-elle de meilleures garanties? Son objectif étant de satisfaire non pas un intérêt privé mais des besoins d'intérêt général, la "publicisation" des milieux est un instrument de gestion placé entre les mains de la puissance publique. La propriété est dite publique quand elle qualifie des biens appartenant à des personnes administratives car elle est constituée «par l'ensemble des biens et droits mobiliers et immobiliers appartenant aux personnes publiques, l'Etat, les collectivités locales: communes, départements, régions et les établissements publics»60. Cette propriété se fonde, dans ses caractéristiques, sur un rapport juridique et non sur la nature intrinsèque des choses. Répond-elle aux besoins des pays africains qui l'adoptent en la plaquant sur leur propre réalité?

60 INSERGUET-BRISSET: 1994:14 & 16.

La propriété publique a pour vocation la gestion des biens de la nation à travers le domaine public et privé. Le régime exorbitant de droit commun dont souffrent ces biens se justifie dans un cadre de police et de gestion pour un intérêt économique, mais aussi patrimonial. L'affectation à la domanialité publique selon un critère de rapport juridique, et non pas sur la nature même des choses, prive l'environnement d'un outil de protection efficace. L'intérêt général de la préservation du milieu naturel, pourtant affirmée, n'a pas encore abouti à une domanialité spécifiquement environnementale.

En Afrique, l'emprise de l'Etat sur le territoire national est si jalousement revendiquée que l'environnement naturel est entièrement approprié par la puissance publique étatique. Au Mali, la loi définit la propriété publique dans sa composition domaniale, publique et privée. Le domaine public, constitué «de l'ensemble des biens de toutes natures, immobiliers ou mobiliers, classés ou délimités dans le domaine public, affectés ou non à l'usage du public» (art. 5 du Code domanial et foncier), se décompose en un domaine naturel et en un domaine artificiel. Le domaine public naturel comprend les «sites naturels» que sont les cours d'eau, sources, lacs et étangs, nappe phréatique. La liste ne semble pas exhaustive mais seul le législateur décide de la domanialité naturelle, rejetant ainsi toute latitude d'interprétation au juge. Le domaine privé foncier de l'Etat comprend quasiment l'ensemble du sol malien: les terres faisant l'objet d'un titre foncier à son propre nom ainsi que toutes les terres non immatriculées, celles dîtes "vacantes et sans maîtres" (sur lesquelles ne s'exerce aucun droit traditionnel) et celles qui supportent des droits traditionnels61. Le domaine privé de l'Etat et le domaine public naturel constituent un grand domaine national environnemental incluant en son sein les espaces de pêche, de chasse, forestier et des aires protégées constitutifs d'espace-ressources et superposant, plus ou moins, des fonctions spatialisées.

61 Article 37 du Code domanial et foncier du Mali (1986).

L'Etat ainsi propriétaire de l'ensemble des espaces naturels en est également le gestionnaire et le policier. Seule la jouissance appartient aux populations. Cette situation accable l'Etat d'une lourde fonction de gestion, qu'il n'a jamais pu raisonnablement tenir et qu'il ne peut toujours pas assumer. La démocratisation a permis au Mali de se lancer dans une voie de décentralisation actuellement amorcée, mais elle maintient une législation foncière inadaptée et aujourd'hui remise en cause de façon unanime. C'est pourquoi, l'adoption d'un régime foncier novateur qui réponde aux nouvelles donnes politiques et au choix d'un développement durable s'impose.

Le droit étatique trouve son origine sur un autre continent, ce qui le rend étranger aux situations locales. Depuis la colonisation, les droits endogènes n'ont certes pas été totalement ignorés, mais ils ont été en revanche largement déconsidérés. Pourtant, l'opérationnalité d'un droit moderne dépend de leur reconnaissance. L'endogénéité est méprisée et cantonnée dans une situation précaire qui est destinée à se "moderniser" en transformant les droits traditionnels d'abord en un droit colonial, puis en droit étatique, prétendument modernes. Le droit endogène a été dénommé "droit coutumier" et traduit en termes de "droits d'usage" relatifs à l'exploitation des ressources naturelles renouvelables. Les législations foncières restent souvent lettre morte et leur inapplicabilité est largement reconnue. Une réglementation forestière est mise en place sur cette base. Elle intègre réellement le souci de conservation du milieu naturel en prévoyant la création d'aires protégées et en réglementant strictement l'activité cynégétique et halieutique. Cependant, l'objectif fondamental avoué demeure de type protectionniste. Or la conception du développement durable rallie les besoins humains à l'écologie dans le cadre de l'organisation d'une gestion.

A. Un droit foncier a repenser

Le premier décret sur le foncier, datant du 20 juillet 1900, incorporait dans le domaine éminent de l'Etat "toutes les terres vacantes et sans maîtres" et tous les "territoires résultant de la conquête" ainsi que ceux qui résultent d'accords signés avec les indigènes, mais sans faire aucunement mention des droits coutumiers. Le décret du 23 octobre 1904 reconnaît les "terres coutumières", mais celui du 15 novembre 1935 apporte une limitation par l'introduction de la notion d'absence d'exploitation, qui se traduit par le transfert de la terre dans le domaine de l'Etat. La procédure de constatation, qui trouve son origine dans l'arrêté Faidherbe du 11 mars 1865, corrobore la sacro-sainte notion de mise en valeur, signe d'une emprise évidente et permanente. Le droit oral coutumier doit faire l'objet de transcriptions écrites (décret du 2 mai 1906), puis de constatations (décret du 8 octobre 1925).

L'objectif fondamental avoué par le colonisateur consistait dans la mutation des droits traditionnels en droits de propriété. Mais le possesseur traditionnel subissait le fardeau de la preuve, c'est-à-dire la démonstration que la terre n'était pas vacante et sans maître et était exploitée. Cette présomption de propriété de l'Etat sur les terres vacantes et sans maître est abandonnée dans le décret du 20 mai 1955, qui reconnaît expressément les droits coutumiers et prévoit leur constatation sur un livre foncier. L'Etat doit immatriculer tout son domaine et rapporter, au préalable, la preuve d'absence de droits coutumiers.

Après l'indépendance du Mali, la loi du 4 février 1982 ne fait aucune référence aux droits traditionnels, qui seront cependant reconnus, mais sans valeur, par le code domanial et foncier de 198662. En effet, la propriété publique intègre dans le domaine privé de l'Etat tous les espaces ruraux qui font l'objet de droits traditionnels, en rendant la reconnaissance législative des "droits coutumiers" inconsistante, et en permettant à l'Etat de «disposer librement du terrain...» (art. 130). L'objectif est alors de transformer ces droits endogènes en concessions rurales, de les "purger" et d'immatriculer le fonds.

62 Loi n°86-91/AN-RM du 12 juillet 1986.

On notera que, quelle que soit la construction juridique adoptée, tout artifice succombe à la réalité locale, ce que confirme un magistrat à la Direction Nationale des affaires judiciaires et du Sceau: «Malgré ce silence, le constat de fait sur le terrain a prouvé la persistance de phénomènes incontournables dans le monde rural qui ne s'accommodent pas facilement avec la vision de propriété de la terre découlant du code civil. Les droits coutumiers ont survécu gaillardement et sont demeurés le vrai droit applicable dans le milieu rural. C'est pourquoi en 1986, le code domanial n'eut aucune pudeur pour reconnaître la vérité du monde rural et essayer de gérer cette évidence qu'avait occulté le texte de 1982»63.

63 Daouda CISSE, "Place de la coutume dans le code domanial et foncier" in INFJ: 1994:28.

Mais, en 1986, le droit étatique faisait-il une place suffisante aux droits endogènes pour rendre le texte applicable? La réponse, négative, est donnée par les juristes maliens eux-mêmes, magistrats ou non: «Le code domanial et foncier est plus un instrument de développement économique que juridique; or la valeur d'une règle de droit dépend de sa concordance avec les situations concrètes qu'elle est appelée à régir; elle peut répondre à un besoin de changement mais ne peut le créer. C'est donc à tort que le législateur de 1986 a mis en oeuvre un instrument de développement au mépris de toutes les considérations sociales (l'attachement sans faille des populations aux coutumes en matière foncière)»64.

64 Tignougou SANOGO, "Présentation du code domanial et foncier" in INFJ: 1994:22.

Cet oubli des considérations sociales est révélateur du rejet de la culture endogène, expression d'un droit inabrogeable: «Nous pensons qu'élaborer un code domanial et foncier en ignorant ou méprisant complètement et totalement tous les droits traditionnels de notre pays, serait une offense grave à notre passé historique et à notre culture. En plus, en prenant en considération la vivacité avec laquelle ces droits traditionnels ont résisté au droit colonial et à l'actuel code domanial et foncier, il serait illusoire de les écarter totalement»65.

65 Daouda CISSE, "Place de la coutume dans le code domanial et foncier" in INFJ: 1994:30.

La contestation du droit étatique ne remet pas directement en cause, ou ne le fait encore que timidement, l'institution qu'est la propriété. Les recommandations du séminaire national sur les litiges fonciers au Mali le démontrent en prônant davantage de considération pour les droits traditionnels. Elles vont même jusqu'à préconiser «l'inventaire des coutumes en vue de leur codification» et en affirmant que le maître des pâturages (le jowro) est une «institution essentielle» qui doit être maintenue au nom du système foncier traditionnel.

Et pourtant, c'est bien la conception propriétariste, fer de lance du droit étatique, qui devrait être repensée. Beaucoup en sont conscients sans vraiment se l'avouer. Il est vrai que l'entreprise n'est pas mince, surtout dans les esprits persuadés du caractère universel et inéluctable du régime de la propriété.

La réalité foncière sahélienne montre que la propriété n'est pas incontournable. La vision réifiante du monde transformant toute chose en bien a vainement tenté de s'imposer dans un monde rural possédant sa propre dynamique des rapports fonciers. L'appropriation de l'espace n'intégrant pas la pensée locale n'a pu se réaliser dans un système patrimonial. Après trente-cinq années d'indépendance, le modèle de la propriété en lui-même n'est pas réellement remis en cause, bien que son inadaptation/inapplicabilité soient largement soulignées. Mais une prise de conscience semble émerger sur la scène internationale et une nouvelle tendance se fait jour à cet égard66.

66 BARROT: 1995.

«La question est posée de savoir si la généralisation de la propriété privée est une solution, comme cela se fait en ville. De toutes manières, le marché de la terre se développe et si l'Etat laisse faire, les plus gros mangeront les plus petits. Il faudrait donc, si l'Etat veut garder des petits producteurs, prévoir dans la loi des garde-fous limitant l'accumulation de terres»67. Il semble évident, et les exemples le prouvent, que l'ouverture d'un marché foncier ne profite qu'aux plus puissants. Inévitablement, cela aboutit à générer une concentration. S'ensuit l'apparition du phénomène de paysans sans terre, qu'aucune loi ne peut éviter.

67 CLUB DU SAHEL/CILSS/OCDE: 1989:42.

La thèse propriétariste est principalement justifiée par une idée reçue selon laquelle le titre de propriété permet l'accès au crédit, puisque la terre monétarisée représente une garantie. Or, on se rend compte que les petits agriculteurs, partout dans le monde, sont extrêmement réticents à l'idée d'hypothéquer leur terre, au risque de la perdre.

Enfin, l'élément crucial justifiant la propriété réside dans la sécurisation des rapports de l'homme à la terre. Les droits traditionnels n'offriraient pas suffisamment de sécurité juridique et démotiveraient, par conséquent, tout esprit d'investissement axé sur la conservation des sols. Or, l'analyse du parcellaire foncier nous a permis de constater que le droit foncier endogène est tout à fait sécurisant. Une publication de la Banque Mondiale le souligne également et prend ainsi le contre-pied des préjugés qui prévalent en la matière: «Unfortunately, most African government community ownership of land did not provide adequate tenurial security, and that has discouraged investment in the land. This perception arose largely from failure to understand fully the intricacies of customary tenure Systems with their emphasis on various user rights and the often subtle, but important, differences among different communities' arrangements»68.

68 Ibidem.

B. Un droit forestier en question

Le droit forestier existant en Afrique de l'Ouest comporte diverses imperfections qui se traduisent par une inadéquation profonde entre des objectifs de gestion viable à long terme et un système juridique, le droit étatique, qui prétend constituer le droit positif ou en avoir la vocation. La législation forestière coloniale et, dans une large mesure, celle contemporaine aussi, est restrictive, exclusive et répressive. Sur le terrain, elle est souvent, par des pratiques constantes, manipulée et contournée, ce qui empêche toute gestion viable des ressources forestières. D'où la nécessité de changer radicalement le droit forestier afin de le situer véritablement dans une perspective de développement durable.

B1. UNE LEGISLATION FORESTIERE RESTRICTIVE, EXCLUSIVE ET REPRESSIVE

La législation forestière ouest-africaine ne prend généralement en compte que les aspects strictement forestiers, techniques et écologiques, sans considération de l'environnement économique et social. En cela, le droit forestier repose sur des théories fonctionnalistes du développement des années 1950-1960 qui avaient pour hypothèse que tout changement structurel dans le tiers monde ne pouvait être qu'extérieur aux structures locales. La fonction de l'Etat s'en trouvait ainsi valorisée et considérée comme essentielle en tant que vecteur de changement social. De même, l'importance de l'expertise étrangère se trouvait justifiée par la conviction de l'irréversibilité et de l'universalité de la modernité.

Cette attitude eut pour conséquence l'adoption d'une rationalité exogène, et notamment le choix de l'intensification et de la sédentarisation, au détriment des savoir-faire, des logiques, des intérêts et des aspirations des populations locales. C'est ainsi que les solutions avancées relèvent beaucoup plus de la technique de gestion forestière que d'une considération socio-anthropologique des sociétés en place. Or, comme l'écrit Gérard Buttoud, les problèmes forestiers sont sociaux avant d'être techniques. «Leur résolution impliquerait donc des solutions fondées sur une appréhension de cette dimension sociale» (1995:11) qui s'exprime par les rapports fonciers.

La réglementation forestière est exclusive en ce qu'elle se donne comme objectif d'exclure le plus possible d'usagers pour limiter la pression sur les ressources, se résumant ainsi à une succession d'interdits. Elle repose sur le postulat que, plus on restreint l'accès des populations rurales au bois, plus on garantit les conditions de maintien du couvert forestier. Cette philosophie générale pousse l'administration à favoriser les fonctions policières, de telle sorte que le forestier est davantage un gendarme qu'un technicien.

La répression des législations forestières a pour objet de sanctionner les contrevenants aux règles fixées, en méconnaissance des usages des. La conception policière qui s'en dégage confirme le fait, dont est convaincu G. Buttoud, que «plus que de les réglementer, il s'agit donc surtout de les restreindre du mieux qu'on peut» (1995:44). Cependant, cette volonté de contrôler et de restreindre les usages de la forêt par les autochtones souffre d'une impossibilité technique, à savoir l'effectif disponible d'agents forestiers. En effet, le nombre de délinquants et de délits ne fait qu'augmenter avec la croissance démographique et la pression accrue sur les ressources naturelles renouvelables. La densité de gardiennage en devient ridicule: un agent pour 20.000 ruraux sur 25.000 ha à Madagascar, ou un agent pour 25.000 ruraux sur 30.000 ha au Niger69.

69 D'après BUTTOUD: 1995:47.

On s'interroge par ailleurs sur le rôle et l'efficacité de l'amende. Sur le terrain, le prix à payer n'est pas forcément perçu comme la sanction d'une faute, d'autant plus que l'arrangement se fait en général moyennant une transaction. La verbalisation ne conduit guère à la responsabilisation, elle correspondrait plutôt à une sorte de taxe imposée par l'administration dans le contexte de l'accès aux ressources naturelles. Cette représentation contribue à désavouer le droit forestier étatique, qui n'est ainsi pas légitimé par les populations concernées.

B2. CHANGER ABSOLUMENT DE LOGIQUE

Changer de logique ne se limite pas à remplacer la coercition par l'incitation, mais à remplacer le cadre juridique, qui inhibe toute évolution, par une dynamique à la fois plus endogène et plus responsabilisante.

Le rapport de l'homme à la forêt génère une socialisation du milieu naturel dont la conservation ne s'analyse pas en termes de climax mais d'organisation de l'exploitation et des prélèvements. Cette gestion là doit permettre de réconcilier l'écologie avec l'économie en gardant toujours à l'esprit l'idée essentielle que, bien qu'il faille penser l'avenir, le paysan sahélien se trouve, lui, particulièrement absorbé par la nécessité impérieuse de satisfaire ses besoins alimentaires immédiats. Le droit forestier étatique ne constitue jusqu'à présent qu'une greffe qui n'a pas pris, certainement en raison du fait qu'il considère trop l'arbre comme un objet d'interdiction (aspect écologique) et insuffisamment comme un élément du système d'exploitation (aspect économique).

Le défi environnemental de conservation des écosystèmes forestiers et de gestion viable à long terme des ressources naturelles renouvelables de la forêt passe résolument par l'adoption d'un droit d'une autre nature, comme l'affirme très justement Gérard Buttoud: «(...) pour enrayer la dégradation forestière, (...) le droit, qui n'est en fait que l'outil, doit d'abord coller aux réalités forestières locales (...). Mais il doit coller aussi à l'environnement culturel, être intériorisé et maîtrisé par les acteurs locaux, ce qui signifie par ailleurs qu'il ne peut être uniforme et universel. Enfin, la régulation devant résulter d'un processus d'accompagnement plus que d'encadrement, il doit être, au même titre que ce qu'il régule, un produit direct, une manifestation parmi d'autres du fonctionnement social local» (1995:192).

La fascination exercée par le mythe de la propriété privative du sol s'amenuise peu à peu mais sévit encore. Si la privatisation des terres n'apparaît plus comme la solution miracle, et s'il n'existe pas d'autre panacée, le souci de la pensée locale doit demeurer un leitmotiv, même s'il ne constitue qu'un point de départ. Cependant, la problématique reste entière, centrée sur une idée: respecter la conscience collective tout en aboutissant à une organisation foncière responsabilisante et dynamique, dans des sociétés rurales caractérisées par une économie de subsistance.

3.4. Le besoin d'un droit pour une coviabilité à long terme des écosystèmes et des modes d'exploitation


3.4.1. Une sécurisation foncière impérative
3.4.2. De la synchronisation de la norme juridique à la norme sociale pour une reconnaissance de la légitimité locale


Depuis la colonisation jusqu'à nos jours, le pêcheur, l'agriculteur et le pasteur cohabitent toujours dans le delta sur la base de rapports parfois si tendus qu'ils explosent en conflits. L'organisation de la Diina, relativement maintenue par les Futanke, s'est effritée progressivement suite aux changements des contextes socio-politique, économique et environnemental. Jusqu'ici, il n'a pas été possible d'adapter la dynamique foncière aux diverses transformations subies par le delta. En effet, depuis des décennies, on assiste à la persistance d'un esprit juridique trop ethnocentrique et peu imaginatif. Un Etat de droit ne peut s'accommoder d'un héritage coutumier; il doit au contraire s'efforcer de mettre en place un système juridique moderne avec un droit qui soit applicable à tous et qui tienne vraiment compte des spécificités locales culturelles. Mais il n'est guère concevable de préconiser un droit uniforme au sein d'un Etat rassemblant une dizaine de groupes socio-ethniques différents.

La distance entre les sociétés traditionnelles d'Afrique noire et les sociétés marchandes occidentales ne correspond pas à des stades d'une même évolution, telle que Darwin ou Rostov la concevait. Elle signifie bien l'existence de deux contextes aussi différents que peuvent l'être deux planètes. Il importe donc que chacun ne se considère pas comme le réfèrent de l'autre. Ainsi, chacun doit prendre conscience de son carcan culturel pour éviter de retomber dans le piège ethnocentriste, c'est-à-dire pour ne pas «considérer une autre société en fonction de ses propres catégories idéelles, ce qui conduit bien souvent à la déconsidérer»70.

70 ROULAND: 1988:37.

Une telle déconsidération se répercute sous la forme d'une acculturation juridique, consistant dans la greffe d'un droit étranger sur une culture locale. L'abrogation juridique n'implique pas une abrogation dans la conscience collective, car la règle demeure très vivante dans la conscience de l'individu: «Les règles greffées se heurteront à une résistance sociologique dans les profondeurs de la masse, où les vieilles règles continuent à vivre. D'où un heurt, une rencontre combative entre le droit de souche et le droit d'importation (...). C'est la collision de deux ordres juridiques dans la conscience individuelle»71.

71 CARBONNIER: 1988:18-20.

Cette acculturation juridique s'est moins manifestée par des réalisations que par des dégâts. La conjoncture nous oblige à considérer la propriété généralisée comme un phénomène contournable dans une société qui est peu encline à "marchandiser"72 sa terre, mais qui exprime le besoin d'une sécurisation foncière et qui ne peut se réaliser sans rendre la norme juridique adéquate à la norme sociale.

72 Etienne LE ROY: 1995.

3.4.1. Une sécurisation foncière impérative


A. De la conquête a l'état de droit
B. Une sécurisation foncière, base d'un système de gestion des ressources naturelles


Au sein d'une communauté d'agriculteurs73, nous avons constaté que l'application du droit endogène pouvait suffisamment sécuriser les exploitants. En revanche, le facteur économique paraissait limiter l'investissement pour fertiliser la terre. Cette situation n'est pourtant généralisable que dans certaines limites. De fait, l'étude des conflits fonciers nous a révélé que le droit agraire se révèle souvent imprécis, parfois inadapté et insécurisant.

73 D'âpres une analyse effectuée sur la base du parcellaire du terroir villageois de Wuro Neema.

Il devient impérieux d'instaurer une véritable sécurisation foncière relative aux ressources pastorales, halieutiques et forestières, en adoptant une structure juridique et institutionnelle opportune. Cette sécurisation aura pour objectif de responsabiliser tous les acteurs et de poser les bases d'un système de gestion, que l'évolution historique n'a pas pu cristalliser.

A. De la conquête a l'état de droit

Les rapports de force qui s'expriment à travers l'histoire des hommes dans un espace déterminé aboutissent à une organisation foncière dont ils restent dépendants. Quand ces rapports socio-politiques se modifient, les rapports fonciers se transforment aussi. Ainsi, la prédominance des Peul dès l'époque des Ardo ou Perejo au XVe siècle a-t-elle marqué de son sceau le paysage foncier du delta. Cependant, cette situation d'antan ne s'est pas vraiment maintenue et, selon les leyde, le pouvoir des pasteurs a plus ou moins été remis en cause.

Depuis que le régime des empires a été remplacé par une domination étatique, les règles du jeu sont différentes, surtout en raison de l'ouverture sur le monde moderne, celle-ci a mis fin officiellement aux relations d'esclavage au début du siècle et a favorisé l'accroissement de la population, la monétarisation de l'économie, le développement de marchés économiques avec l'extérieur (poisson, viande, riz), etc. Simultanément, l'organisation socio-juridique autour de l'exploitation des ressources naturelles et de la gestion de l'espace s'est réalisée de façon très empirique pour aboutir à une situation désarticulée, mal construite. Toutefois, une certaine fonctionnalité se met en place, basée sur les rapports de force et davantage dans une optique de rentabilité à court terme plutôt que dans une perspective de gestion à long terme.

Cette situation aurait pour origine la démarche erronée se fondant sur l'appropriation de la terre. Contrairement au système féodal de type européen, qui confondait le pouvoir politique et foncier dans la main du titulaire du domaine éminent, l'Etat traditionnel africain n'a toujours détenu que la souveraineté politique, la terre restant sous le contrôle lignager: «la terre (...) n'appartient pas aux chefs ou seigneurs et ne relève pas de leur propriété éminente. Elle appartient uniquement et exclusivement à des familles et le droit de cultiver tient à l'appartenance à une de celles-ci»74.

74 KOUASSIGAN: 1966:166.

Ainsi les différents envahisseurs, conquérants ou monarques autochtones n'ont jamais pu s'attribuer le pouvoir sur la terre. La communauté famille élargie, véritable lien entre l'homme et la terre, a toujours joué le rôle d'écran entre l'individu et le pouvoir politique, faisant dire à G. A. Kouassigan «qu'on est politiquement et socialement soumis à telle autorité (...) parce qu'on appartient à un groupement familial, lui-même soumis à cette autorité»75. Le fait que les Etats modernes sous-estiment, voire nient l'importance de la communauté lignagère serait certainement à l'origine de l'échec du système juridique foncier propriétariste (modèle d'une société civile) que ces même Etats tentent d'imposer dans une société lignagère.

75 Ibidem.

B. Une sécurisation foncière, base d'un système de gestion des ressources naturelles

L'objet de la sécurisation est de garantir le prélèvement ou l'exploitation d'une ressource, l'accès ou la gestion d'un espace à une personne ou à un groupe social. Cette garantie de maîtrise spatio-temporelle ne peut être assurée que par un droit qui responsabilise à l'égard des ressources, stabilise les rapports sociaux et, éventuellement, conforte et motive les investissements.

La sécurisation foncière a pour fonction d'harmoniser les rapports entre les différents systèmes d'exploitation et entre les usagers. En fait, elle a pour vocation de transformer une compétition dans l'accès aux ressources, traduite par une surexploitation ou une absence de considération de l'avenir même proche, en une gestion responsabilisante et policée. Cette gestion, que l'on veut durable puisque reposant sur un raisonnement à moyen et long terme, se constitue sur trois axes: institutionnel, réglementaire et décisionnel. Ce dernier est la pierre angulaire de toute stratégie de gestion.

La difficulté, en l'occurrence, consiste à trouver une construction juridique suffisamment opérationnelle. L'appropriation privative et publique ne se conforte pas dans une société où les rapports sociaux et fonciers s'organisent davantage entre groupes et au sein du groupe, qu'au niveau de l'individu ou de l'ensemble des citoyens. Les sociétés africaines sont, pour la plupart, essentiellement structurées sur un modèle lignager et elles semblent ne pouvoir constituer une société civile qu'à partir de ce même modèle.

3.4.2. De la synchronisation de la norme juridique à la norme sociale pour une reconnaissance de la légitimité locale


A. De la juridicisation des normes acceptées
B. La loi contre la coutume?


La coutume et, plus globalement, le droit traditionnel ne peuvent constituer qu'une source juridique pour le droit positif dans un Etat moderne. Et lorsque le droit écrit par l'Etat ne correspond pas aux règles juridiques en vigueur, il demeure dans l'ombre de normes sociales juridicisées. Se pose la question de savoir comment des textes, même adoptés par un corps législatif, peuvent prétendre "poser" le droit en niant l'existence des coutumes. Il semble bien que la norme juridique positive doive émaner de normes sociales et reconnaître les légitimités locales.

A. De la juridicisation des normes acceptées

La norme sociale fonde des conduites régulières qui ne se transforment pas toutes en droit, quoique la notion de "droit social" développée par Léon Duguit définisse «le rapport existant entre l'individu et le groupement social dont il fait partie»76. La société globalise cet ensemble de comportements, d'usages locaux, parmi lesquels certains sont juridicisés en fonction de leur importance pour la cohérence du groupe et sa reproduction. Les normes sociales ne deviennent également juridiques que lorsque «la masse des consciences individuelles est arrivée à comprendre que la sanction matérielle de cette norme peut être socialement organisée»77.

76 Traité de droit constitutionnel. Fontemoing-Boccard, 1927, p.73.
77 Léon DUGUIT, op. cit. p.81.

Le langage de la règle ne décrit pas l'univers social, car son énoncé ne rend compte que d'un aspect des pratiques de la société, ce qui veut dire que, en dehors du droit, on trouve dans la société des pratiques, des habitudes, des actes issus de l'expression de chacun et qui découlent d'une psychologie individuelle plus ou moins modulée par le groupe.

Cependant, le propre du droit consiste à mettre en forme des pratiques qui se conformeront à un réfèrent formalisé. Les conduites humaines sont guidées par des principes qui imposent l'ordre dans l'action, les "schèmes pratiques", et des principes de jugement, les "schèmes informationnels" (de classement, de hiérarchisation, de division, de vision) permettant d'opérer une perception diacritique, c'est-à-dire une distinction de la forme et du fond, de l'important et de ce qui ne l'est pas, du central et du secondaire, de l'actuel et de l'inactuel78 Le législateur ne va pas s'en prendre à toutes les conduites, mais uniquement à celles qui génèrent un risque, de telle sorte que "le degré de codification varie comme le degré de risque"79.

78 BOURDIEU: 1986:41.
79 Ibidem.

Le droit n'est donc pas une abstraction mais une réponse à un besoin d'organisation formelle de la société. Il part de schèmes élaborés sur la base de données culturelles pour aboutir à la règle juridique. A ce niveau s'effectue la synchronisation entre les normes juridiques et sociales. Quelle que soit la règle codifiée, notamment le nouveau droit législatif, elle doit provenir du fond culturel. Ceci signifie que le droit et la société sont en relation d'interdépendance nous conduit à nous interroger à la fois sur l'opportunité et sur l'impact de l'apport d'un droit exogène.

Le droit peut-il être cet instrument qui transforme ou bouleverse les comportements sociaux? Comment une loi peut-elle s'appliquer sans tenir compte des réalités et des diversités locales? L'origine de la formation du droit répond à ces questions. Actuellement, il apparaît que les textes adoptés par le législateur malien amplifient l'insécurité des rapports que les populations rurales nourrissent avec la terre et, globalement, avec l'ensemble des ressources naturelles renouvelables.

La société moderne transforme la plupart des choses en biens monnayables et les responsables politiques subissent l'attrait de l'uniformisation dont le modèle demeure toujours le Nord. Mais que deviennent les légitimités locales dans les sociétés qui accordent une importance patrimoniale à la terre, à l'eau et au monde végétal et animal? Les instances reconnues localement demeurent pourtant incontournables, selon Cheibane Coulibaly, dont «le constat amer montre en effet que les Etats au Sahel n'ont réellement conçu les autorités locales que comme simple prolongement des administrations centrales. Ils ont le plus souvent dénié toute reconnaissance aux institutions locales qui ne servent pas directement les besoins et les intérêts de l'administration, même dans les cas où ces institutions remplissent un rôle essentiel dans la production et la gestion locale des richesses. Il s'en est suivi anarchie et gaspillage et avec la pénurie de plus en plus grande des ressources, la nécessité s'est vite fait sentir de faire appel aux institutions locales pour faire face aux problèmes. La reconnaissance de la légitimité locale devient indispensable pour une résolution efficace et durable des problèmes»80.

80 THOMSON & COULIBALY: 1994:45.

La norme juridique émane de la norme sociale dont elle constitue la codification des pratiques. C'est pourquoi la réalité culturelle est une donnée que le droit ne peut occulter puisqu'il la recouvre. La sociologie du droit souligne, à ce propos, que le droit émane bien des hommes qui le plient à leurs intérêts mais aussi à leur prudence81. Flexible est le droit soumis à la volonté des hommes, sans quoi le vent continuel de la dynamique sociale ne cesserait de le briser en remettant perpétuellement en cause l'armistice social.

81 Cf. CARBONNIER: 1988.

B. La loi contre la coutume?

Etrange question que de vouloir opposer la loi à la coutume. Elle se justifie cependant dans le contexte particulier de l'Afrique sahélienne, où l'on se demande s'il ne faudrait pas codifier le droit traditionnel pour l'intégrer dans le droit écrit. Bien sûr, cela rappelle les "coutumiers" de la colonisation et de sa législation foncière, et de façon plus contemporaine, le Code domanial et foncier malien de 1986 qui renvoie à la coutume sans du tout la préciser82, évitant ainsi d'intégrer explicitement les données coutumières.

82 Section 7, art. 127 à 134.

Il semble d'ailleurs plus judicieux de renoncer à cette idée d'intégration, qui serait susceptible de faire autant d'effet que celui du mélange de l'huile dans l'eau. Dans la mesure où le législateur opte pour les lois d'une société marchande dans le cadre d'une société patrimoniale, l'incompatibilité reste de taille et perdurera tant que le monde rural ne sera pas pris tel qu'il est, dans toute ses dimensions culturelle, économique et écologique. Or, les droits issus des systèmes juridiques autochtones ne s'harmonisent ni spontanément, ni intégralement avec les institutions étatiques existantes. On est dès lors en droit de s'interroger sur la pertinence des renvois expresses que les législations nationales ou les textes internationaux font aux coutumes, sans définir leur contenu. Et l'on en arrive à se demander, tout comme Norbert Rouland, s'il ne s'agit pas finalement d'une vaste illusion.

Il est vrai que la coutume peut être vue sous deux angles différents, dépendants de sa représentation et des mécanismes de son évolution. On peut soit lui trouver une légitimité contemporaine avec ses capacités d'adaptation, soit lui dénier tout esprit constructif et progressiste en l'assimilant à un passé révolu, ou à une structure figée. Le droit traditionnel apparaît à la fois décomposé, stratifié et pluriel: tout dépend du contexte dans lequel il est saisi et, surtout, de ce qu'on veut lui faire dire. Conformément à la belle expression de Norbert Rouland, «la coutume appartient à l'univers chatoyant des "signifiants flottants"»83.

83 ROULAND: 464.

La réalité présente ne correspond plus à cette situation d'abondance d'espaces et de ressources autour de laquelle s'organisaient le prélèvement et l'exploitation des ressources. Les facteurs environnementaux, démographiques et socio-économiques ont trop rapidement bouleversé les données. L'entre-deux dans lequel nous nous trouvons apparaît désordonné et laisse parfois penser à la réalité de l'opposition tradition-modernité. Les luttes d'intérêts s'en donnent d'autant plus à coeur joie qu'elles ont le prétexte de tabler sur des droits sans réfèrent.

S'agit-il de réhabiliter ou de réinventer la coutume? Certains suggèrent de redéfinir sa logique sociale, comme le passage d'un système d'encadrement à un système d'entraînement économique. La stratégie ne consiste pas à opposer la coutume au droit étatique, mais de partir de la logique sociale existante et des modalités de régulation de la tradition pour lui adjoindre des règles responsabilisatrices, en investissant chacun des acteurs d'une fonction proécologique qu'il s'approprierait. Au lieu de redéfinir la coutume et de prétendre à un quelconque retour impossible à la tradition, il s'agit de trouver un nouveau droit (droit positif écrit) légitimé par les populations et adopté par l'Etat, en innovant à partir du passé.

La prise en compte des droits traditionnels par l'Etat devrait se concevoir comme une évidence. En effet, le fondement du droit positif demeure d'abord conditionné par la nature des choses. Dans l'esprit des lois, selon Montesquieu, le droit dépend de la population, de son environnement (dont la situation géographique et le climat) et de son histoire particulière. Dans son discours préliminaire devant le Conseil d'Etat, lors de la présentation du projet de Code civil, Portails affirmait que «les lois ne sont pas de purs actes de puissance; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu'un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois; qu'elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites (...)»84.

84 EWALD: 1989:38.

Au sens du droit naturel, le droit repose sur un «ensemble de principes d'équité, que Dieu a gravés au fond du coeur de l'homme, pour son bonheur, de façon si évidente qu'on ne peut les violer impunément»85. Ensuite, les lois positives résultent de la volonté du législateur, «voix autorisée de l'intérêt général, étant juge de l'opportunité comme de la forme des lois qu'il porte»86. Mais Portails considère que la loi doit, quel que soit son fondement, «dans les détails se conformer aux moeurs et aux localités de chaque peuple»87. La loi en elle-même ne constitue pas le droit, car elle demeure telle qu'elle a été écrite, et il est nécessaire de la mettre en application afin de répondre à une variété de situations qui diffèrent dans l'espace et le temps. C'est la raison pour laquelle la loi ne peut pas se passer de textes d'application, tels que les décrets, et surtout pas du concours des hommes: de leur raison, de leur analyse scientifique (la doctrine) et de la jurisprudence des tribunaux.

85 ADOLPHE: 1936:251.
86 Ibidem.
87 Ibidem.

Le Mali se situe dans une phase de transition, marquée par un processus démocratique dont la décentralisation est le corollaire. L'association de l'oralité et de l'écrit aboutit non pas à une opposition mais à une complémentarité. La remise en cause de cette opposition est nécessaire pour donner au monde rural les moyens de s'organiser efficacement: «La majorité de la société est organisée sur la tradition orale et l'erreur que nous a apportée la tradition écrite, c'est d'organiser l'Etat sur la base de la tradition écrite. L'association de ces deux traditions, c'est l'association du cheval et du cavalier. Evidemment, à partir du moment où on commence à changer, le cavalier commence à avoir peur que son cheval se rebiffe et il a peur de tomber. C'est lui qui parle de fragilité parce que c'est lui qui est fragilisé. Il n'y a aucune fragilité (...) Ce qui se passe, c'est que cela va fragiliser les échelons de l'Etat qui refusent d'entrer dans le vrai système du pays, c'est-à-dire ceux qui refusent d'accepter que les coutumes ont beaucoup de poids. Quand même, il ne faut pas se faire d'illusions, nous n'allons pas retourner aux anciennes choses (...) Aujourd'hui il y aura des acteurs qui seront fragilisés. Mais ce sont ceux qui gèrent la tradition écrite qui sont fragilisés et ce sont eux qui parlent de fragilisation»88.

88 Boubacar Sada SY, Ministre du développement rural, octobre 1993, Bamako, in DECENTRALISATION, Journal d'information et de reflexion sur la décentralisation, février 1994, page 7.

Conclusion

II semble que la patrimonialisation de la terre est indispensable afin d'éviter la consécration d'un caractère vénal, susceptible de donner naissance à un marché foncier dont les effets sociaux seraient désastreux. La problématique de la gestion viable à long terme des ressources naturelles renouvelables se heurte à un choix entre l'aliénation de la terre ou sa patrimonialité. Nous n'avons peut-être pas à procéder a un choix définitif, mais simplement à concevoir, de façon circonstancielle, lequel des deux est le plus opportun pour chaque société spécifique, tout en considérant la possibilité d'un système mixte où seules certaines terres (péri-urbaines, par exemple) font l'objet d'un marché foncier.

Le besoin d'un droit garantissant la coviabilité à long terme des écosystèmes et des modes d'exploitation se fait actuellement cruellement ressentir dans tous les pays du CILSS, et il constitue aussi une conclusion de la conférence régionale sur la problématique foncière et la décentralisation qui s'est tenue à Praia (Cap Vert) du 20 au 24 juin 1994. Quatre principes fondamentaux ont été énoncés par la déclaration de Praia: 1) la reconnaissance de la légitimité des structures locales par les pouvoirs publics; 2) l'élaboration d'un cadre de définition et de partage des pouvoirs et des compétences entre l'Etat, les collectivités décentralisées et les organisations volontaires et associatives; 3) la nécessité de sécuriser les citoyens et leur redonner confiance, tant à l'égard des institutions publiques, que des ONG et des groupements associatifs; 4) la mise en place de structures décentralisées.

La résolution de la problématique foncière passe par les structures locales et par une légalisation des pratiques locales selon la déclaration de Praia. Les conflits pour la gestion et le contrôle des ressources naturelles sont pris en considération par la conférence parce qu'ils risquent de compromettre la paix sociale et le développement.

Finalement la question du droit à appliquer revient toujours, mais cette fois-ci, elle est posée à un niveau international: «l'Etat a beau dire que la source du droit est la législation officielle, le paysan continuera à se référer à ses propres normes sociales et culturelles.

L'intériorisation d'une loi ne se fait pas du jour au lendemain. Bref, les effets d'une nouvelle loi foncière dépendent plus de la motivation des acteurs que des intentions du législateur»89.

89 Boubakar Moussa BA, consultant du CILSS, interviewé par Vincent Leclercq, "Gestion des ressources naturelles: affrontement ou dialogue?" in CAURIS Dossier, n°l, décembre 1994, Spécial décentralisation, p. 10.

Une nouvelle approche foncière s'impose donc afin de répondre aux exigences de la gestion viable à long terme des ressources naturelles et de la conservation des écosystèmes.


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