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FAUT-IL OU NON CONSIDERER LA TRYPANOSOMIASE COMME DIFFERENTE DES AUTRES MALADIES ANIMALES?

A.M. Jordan

INTRODUCTION

Dans les premières décennies du XXe siècle, de graves épidémies de trypanosomiase humaine ont sévi dans de nombreux pays d'Afrique. Les autorités coloniales de l'époque se sont efforcées de les combattre essentiellement par la mise au point de médicaments trypanocides et leur utilisation au cours de campagnes de traitement et de surveillance, accompagnées, dans certains pays, de recherches sur l'écologie du vecteur et suivies d'efforts pour lutter contre l'espèce en cause, essentiellement en éliminant la végétation qui constituait son habitat.

A l'époque, on prêtait peu d'attention à la trypanosomiase animale, mais à mesure que l'épidémie chez l'homme a reculé et que la population a augmenté, nécessitant un accroissement de la production du cheptel domestique, la maladie animale a pris plus d'importance. Les efforts faits pour combattre la trypanosomiase animale ont eux aussi été essentiellement fondés sur l'utilisation de médicaments trypanocides et sur la lutte contre le vecteur et, surtout en ce qui concerne ce dernier aspect, ils ont beaucoup bénéficié de l'expérience acquise dans la lutte contre l'épidémie de maladie du sommeil. En raison du caractère spécialisé des techniques employées, la lutte contre la maladie a été confiée dans de nombreaux pays à des unités spécialisées appartenant généralement aux services vétérinaires officiels et elle en est venue à être considérée comme un “cas spécial”. Cette distinction étaitelle - et, surtout, est-elle - justifiée et souhaitable? Ou bien s'agit-il d'une bizarrerie de l'histoire qui ne doit pas se perpétuer?

LE ROLE DE LA TRYPANOSOMIASE

On admet généralement que la trypanosomiase animale a eu une influence majeure sur l'histoire de l'Afrique tropicale. Il est certain que les zones fréquentées par des espèces du groupe Glossina morsitans ont eu une profonde influence sur les itinéraires suivis par les tribus qui introduisirent les bovins en Afrique au sud du Sahara à partir d'environ 5000 ans avant J. -C. Au cours des migrations successives, il fallait éviter les zones fortement infestées de mouches, car c'était le seul moyen d'empêcher des animaux totalement vulnérables du fait qu'ils n'y avaient jamais été exposés de mourir de trypanosomiase. Le pouvoir qu'a la maladie d'empêcher l'élevage de races vulnérables de bovins et d'autres types de bétail est encore apparente aujour'hui et de nombreuses cartes ont été publiées montrant que la distribution des bovins et celle de la mouche tsé-tsé étaient à peu près exactement l'inverse l'une de l'autre. Aujourd'hui, la distinction n'est plus aussi nette car les médicaments trypanocides peuvent permettre la coexistence des bovins et de la mouche tsé-tsé, mais les zones fortement infestées de mouches tsé-tsé restent encore maintenant pratiquement vides de bovins.

Bien que d'autres maladies animales puissent aussi provoquer de lourdes pertes dans le bétail domestique, rien ne montre que l'une quelconque d'entre elles ait eu la même profonde influence que la trypanosomiase sur la distribution du bétail en Afrique. La theilériose, également transmise par un arthropode, a indubitablement jouté un rôle important dans l'écologie africaine, mais cet aspect de la maladie, et en particulier ses interrelations avec la trypanosomiase, a été relativement peu étudié. Comme d'autres maladies importantes, telle que la peste bovine, sa principale différence par rapport à la trypanosomiase est peut-être qu'elle va et vient et que même si les épidémies provoquent de lourdes pertes, à d'autres moments ces pertes peuvent être minimes. La pandémie de la fièvre bovine de la fine du XIXe siècle a tué un nombre énorme de bovins (et d'animaux sauvages) mais en quelques années elle s'était éteinte et le cheptel avait commencé à se reconstituer. D'autres maladies telles que l'helminthiase peuvent provoquer de lourdes pertes et sont responsables du mauvais état de santé de nombreuses populations animales, mais il est rare qu'elles les éliminent ou les excluent de régions étendues. Beaucoup d'éleveurs traditionnels en Afrique aujourd'hui continuent de voir dans la trypanosomiase la menace la plus grave pour leur bétail.

Au total, les faits sembleraient corroborer l'idée que seule la trypanosomiase a eu un effet majeur sur la distribution des bovins en Afrique, même si d'autres maladies sont parfois directement responsables d'un plus grand nombre de décès. Il est possible que de ce point de vue la trypanosomiase doive être considérée comme différente des autres maladies, mais cela justifie-t-il une approache différente de la lutte contre cette maladie?

MISE EN OEUVRE DE LA LUTTE CONTRE LA TRYPANOSOMIASE

1. Races de bétail trypanotolérantes

Exploiter la trypanotolérance de certaines races de bétail domestique est essentiellement une solution “passive” de lutte, qui n'exige aucune intervention directe. Aussi ne nous étendrons-nous pas sur ce sujet dans le présent document. Il est cependant intéressant de noter que même si ces races sont surtout considérées comme importantes en raison de leur tolérance à la trypanosomiase, certaines, telles que les bovins de N'Dama, présentent aussi une plus grande tolérance à d'autres maladies, comme l'helminthiase, que des races de bovins plus vulnérables à la trypanosomiase dans les écosystèmes où ils prédominent.

2. Chimiothérapie

A l'exception du Botswana et du Zimbabwe, l'utilisation de médicaments trypanocides est la principale méthode de lutte contre la trypanosomiase dans tous les pays où sévit cette maladie. On peut prétendre que les bovins ne se recontrent dans de nombreuses parties de l'Afrique que parce qu'on dispose de ces médicaments. Dans l'idéal, ils devraient être appliqués sous le contrôle d'autorités vétérinaires qualifiées - soit par l'intermédiaire de l'administration soit, comme c'est de plus en plus le cas, par l'intermédiaire de vétérinaires privés. Mais dans la pratique, c'est rarement le cas, et la plupart des médicaments trypanocides sont appliqués par les éleveurs eux-mêmes, généralement en l'absence de diagnostic sûr de la maladie. A cet égard, les médicaments trypanocides ne sont pas différents des autres produits vétérinaires qui sont également administrés, lorsqu'ils sont disponibles, par les éleveurs traditionnels. Parfois la trypanosomiase est la plus importante des maladies présentes, parfois non.

On admet généralement que cette situation n'est pas satisfaisante, car elle aboutit souvent à un mauvais usages des médicaments, à un sous-dosage et à l'apparition d'une résistance à ces médicaments. Tout en reconnaissant que ce n'est pas satisfaisant, ne serait-il pas réaliste d'accepter le système actuel plutôt que, comme c'est souvent le cas, de faire comme s'il n'existait pas, et d'essayer de le prendre pour base tout en encourageant les vulgarisateurs à enseigner aux éleveurs les traitements “corrects”, du moins jusqu'à ce que puissent être mis en place des services vétérinaires efficaces même dans les zones rurales éloignées? Quels que puissent être les scénarios présents et futurs, il n'y a aucune raison de considérer la lutte journalière contre la trypanosomiase par les médicaments comme différente de la lutte journalière contre toute autre maladie animale. Quiconque administre des trypanocides doit aussi administrer des traitements contre d'autres maladies.

3. Lutte contre le vecteur

Bien que la lutte contre la tsé-tsé ait un grand potentiel et qu'elle ait à la fois d'ardents défenseurs et de farouches opposants, si l'on veut être réaliste on doit reconnaître que, sauf dans quelques pays, elle a eu un impact minime sur la trypanosomiase animale comparée aux médicaments trypanocides. Les campagenes visant à l'éradication permanente du vecteur dans de vastes zones ont suscité de vifs débats, mais certaines de ces campagnes ont été très efficaces. Les techniques employées ont été et restent extrêmement spécialisées, sans commune mesure avec la lutte contre toute autre maladie animale, et exigent un personnel spécialement formé pour les appliquer. Dans ces conditions, il faut, comme par le passé, considérer la lutte contre la trypanosomiqase comme distincte de celle visant d'autres maladies animales.

Les idées évoluent cependant aujourd'hui; on tend à abandonner le concept d'éradication du vecteur sur de vastes zones et à lui préférer une réduction du risque par la lutte contre le vecteur dans des zones souvent relativement circonscrites. Le but ici n'est pas de discuter des avantages ou des inconvénients de cette nouvelle approche, mais il n'est pas inutile de souligner que l'une des répercussions de ce changement d'orientation est que la lutte contre le vecteur - comme l'utilisation des médicaments - doit être poursuivie dans l'avenir prévisible et n'est plus une opération limitée dans le temps comme c'est le cas pour une campagne d'éradication (réussie). Cela a-t-il des incidences pour l'application des mesures de lutte? Les techniques restent hautement spécialisées, l'accent étant mis aujourd'hui sur l'utilisation de pièges ou de cibles. On insiste cependant de plus en plus sur la participation des éleveurs locaux aux opérations de lutte. Il faut pour cela que des spécialistes leur dispensent une formation initiale et, l'expérience le montre, un certain soutien permanent si l'on veut que les activités de lutte se poursuivent au-delà de la première période d'enthousiasme. La participation des éleveurs peut ne pas convenir, surtout lorsque les animaux se déplacement sur de grandes distances à la recherche d'eau et/ou de pâturages. Avec ou sans cette participation, la lutte contre la tsé-tsé reste une activité spécialisée qui exige une organisation tout à fait différente de celle des mesures de lutte contre toute autre maladie animale. Il ne s'agit pas en effet de faire une simple piqûre à une vache, opération qui exige à peu près les mêmes compétences quel que soit le contenu de la seringue.

LES IMPLICATIONS DE LA LUTTE CONTRE LA TRYPANOSOMIASE

Les faits montrent à l'évidence qu'une multitude de maladies frappent le bétail domestique en Afrique et que la lutte contre l'une quelconque d'entre elles n'aboutit pas nécessairement à des améliorations significatives de la santé et de la productivité animales. A cet égard, la trypanosomiase animale n'est pas différente des autres maladies importantes et il y aurait donc de fortes raisons de considérer la lutte contre cette maladie dans le cadre d'une stratégie zootechnique globale comprenant la lutte contre les maladies et l'optimisation de la nutrition. Il faut cependant commencer quelque part; or, les campagnes internationales de lutte contre des maladies importantes comme la peste bovine et la trypanosomiase exigent des approches spécialisées et doivent inévitablement être abordées comme des problèmes particuliers.

Là où trypanosomiase semble être différente de toutes les autres grandes maladies (section 1), c'est dans son aptitude à éliminer les bovins de larges zones. Ce sont les conséquences de l'éradication de la trypanosomiase au plan de la conservation des ressources et du changement de mode d'utilisation des terres dans ces régions qui justifient le plus de considérer la trypanosomiase comme différente des autres maladies. Si cela est frappant surtout lorsqu'on a réussi à éradiquer le vecteur sur de vastes zones - ce qui ouvre immédiatement des terres au bétail domestique -, il faut aussi aborder la question dans le contexte d'une lutte permanente contre la maladie, que ce soit par les médicaments ou par la lutte contre le vecteur. Les médicaments trypanocides ont déjà permis d'ouvrir aux bovins d'énormes superficies, soulevant tous les problèmes de conservation des ressources, de surcharge et de dégradation des terres que l'on évoque généralement dans le contexte de l'éradication des vecteurs. Le fait qu'il s'agit d'un processus moins spectaculaire que l'élimination instantanée du vecteur n'en diminue pas l'urgence. De même, le fait que le processus pourrait être inversé si l'on abandonne la lutte, dans une certaine mesure, n'est pas un argument. Ces questions particulières doivent être abordées à la fois par des experts de la trypanosomiase et par ceux qui sont responsables de la protection et de l'utilisation optimum des ressources naturelles. Il faut qu'ils abordent ces questions non seulement dans le contexte des actuelles et futures campagnes organisées de lutte contre la trypanosomiase animale mais surtout dans le contexte d'une lutte généralisées mais mal comprise contre la maladie par les éleveurs traditionnels d'Afrique et des pressions auxquelles ils sont soumis, en raison surtout de la croissance démographique, pour ouvrir de nouvelles terres à leur bétail.


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