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II. Une analyse anthropo-juridique novatrice

La problématique posée appelle une analyse en anthropologie et en droit afin d'appréhender à la fois les rapports juridiques entre l'homme et le milieu et le comportement des acteurs, à travers leurs représentations, leurs logiques et leurs stratégies. Nous allons être amenés à redéfinir les rapports fonciers dans une perspective de gestion environnementale, à repenser le droit à travers la relation de pouvoir sur l'espace et la ressource pour dégager des liens ou des faisceaux d'intérêts. L'analyse anthropo-juridique se propose de fonder de nouvelles bases pour une gestion viable à long terme des ressources naturelle et une conservation durable des écosystèmes.

1. La nécessité d'une construction juridique originale


1.1. Des niveaux de gestion traduits par des maîtrises foncière-environnementales
1.2. Une superposition des légitimités sur l'espace


La gestion viable à long terme des ressources naturelles dépend principalement de la prise en considération du droit endogène afin d'aboutir à un rapport plus fondé sur la responsabilité que sur la réglementation: «si on désire responsabiliser les populations dans la gestion de leur environnement, il faut leur laisser "faire leur droit" en fonction des besoins de sécurité qu'elles expriment»90. Or jusqu'à présent les rapports fonciers ont été définis sous un angle propriétariste. En effet, le mot "appropriation" s'est imposé, sans jamais avoir été remis en cause: «le rapport foncier est un rapport social déterminé par l'appropriation de l'espace»91. Cependant, si d'un point de vue didactique, le terme d'appropriation signifie «rendre propre à un usage, à une destination», d'un point de vue juridique, il concerne «l'action de s'attribuer la propriété de quelque chose» ou «l'action d'en faire sa propriété»92.

90 Etienne LE ROY: 1990:15.
91 Etienne LE ROY: 1991:11.
92 André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Ed. Quadrige/PUF, 1993.

Les auteurs ont considéré les deux aspects de la définition. Le foncier est d'abord défini comme la reconnaissance collective d'une affectation. Cette définition se conforme à la réalité, mais elle reste insuffisante sur le plan juridique et trop générique pour se suffire à elle-même. L'aspect juridique est présent dans la notion de propriété car l'appropriation de la terre est le type originel d'un fait juridique constituant. Elle crée le titre juridique le plus radical qui soit: «toute propriété et toute organisation juridique sont déterminées par le sol et découlent d'une appropriation originelle du sol de la terre entière (...) la première acquisition d'une chose ne peut être que celle du sol»93. Le système de l'appropriation est d'ailleurs critiqué en raison de son aspect absolu, ayant pour effet de condamner une partie de la population à la faim: «l'importance de la faim croît relativement et absolument avec le progrès culturel, car l'appropriation au regard de la nature est proportionnelle à l'expropriation au regard de l'homme»94.

93 Citation de KANT in SCHMITT: 1990:83.
94 SAHLINS, cité par GUILLE-ESCURET: 1989:83.

Finalement, Etienne Le Roy ne s'y trompe pas, l'appropriation se présente comme une affectation à un usage, avant d'être une attribution exclusive et absolue d'un bien95. A ce titre, on ne peut donc pas parler d'appropriation en l'absence de propriété quand on se situe dans une relation d'appartenance, où la chose est un bien, et non dans un cadre fonctionnel où n'est considérée que la vocation de la chose.

95 1990:14. En introduction de L'appropriation de la terre en Afrique noire (1991), Etienne LE ROY donne deux versions différentes du terme "appropriation": africaine, consistant dans «l'affectation à un usage» et celle du Code civil français de 1804, qui est «l'attribution du droit de disposer». Plus loin, il avoue «qu'en l'absence du droit de disposer, on ne peut, au moins juridiquement, parler de propriété privée» (p.35).

Les rapports fonciers doivent se définir dans le cadre d'une dynamique environnementale de gestion des ressources naturelles et de conservation des écosystèmes. Tous les systèmes d'exploitation ou de prélèvement sont pris en compte simultanément dans un rapport d'ensemble appelé foncier, puisque toutes les ressources sont assises sur un fonds. Ce rattachement exprime un rapport non pas d'accessoire, qui emporterait le même régime juridique du sol, mais de dépendance géosystémique lié à une vision écologique. Le lien entre le fonds et les éléments de superficie s'exprime par la notion d'espace-ressource.

Les rapports sociaux justifient l'accès des hommes à l'espace et à la ressource et s'expriment en termes de maîtrises de degrés différents. Ils se traduisent par une domination sur une chose, un bien ou un patrimoine. Une approche environnementale du foncier nous permet de dégager la définition suivante:

Les rapports fonciers-environnementaux sont les rapports entretenus entre les hommes, qu'ils soient exploitants ou usagers, dans un contexte agricole, pastoral, halieutique, forestier, cynégétique ou de conservation des écosystèmes, à propos de la gestion, de l'exploitation, du prélèvement des ressources naturelles renouvelables et de la préservation de la biodiversité. Le foncier-environnement exprime ainsi, à travers les paysages, la relation homme/nature en tant que reflet d'une conception du monde dépendante de l'ordre écologique établi.

Cette définition ne constitue pas une adaptation du foncier agraire, mais la formulation d'une conception environnementale des rapports fonciers. Notons que le Club du Sahel et le CILSS ont redéfini en 1993 le foncier comme étant «constitué à la fois par la terre et les ressources naturelles qui y sont directement attachées et l'ensemble des relations entre individus ou groupes pour l'appropriation et l'utilisation de ces ressources»96. En novembre 1995, Paul Mathieu dans ses travaux sur la participation des communautés locales aux actions d'environnement, comprend le foncier comme étant «constitué à la fois par la terre et les ressources naturelles qui y sont directement attachées (pâturages, eaux, arbres), et l'ensemble des relations entre individus et groupes pour l'appropriation et l'utilisation de ces ressources» (1995:46).

96 Cité par Samba SOUMARE, "Foncier et décentralisation" in Décentralisation, Journal d'information et de réflexion sur la décentralisation (Mali), février 1994, page 12.

Le souci de mener une approche respectueuse des réalités sahéliennes nous engage à ne plus parier d'appropriation. On ne s'approprie pas un espace, mais on justifie un pouvoir sur l'espace ou sur une ressource particulière qui, elle, est potentiellement appropriable. L'absence de considération des réalités foncières locales empêche toute construction opportune. Pourtant, bien souvent celles-ci ne sont pas prises en compte par les législations qui ne s'y accrochent pas.

Au nom du modernisme, parfois même du développement, ou sous couvert d'une idéologie quelconque, un certain temps marxisante (la collectivisation) et maintenant capitaliste (l'individualisation), l'ordre établi est souvent déconsidéré au profit de potentats locaux. De plus, le non-respect du droit endogène (pratiques et pensées locales) est susceptible, de façon l'extrême, donner lieu à terme à un "génocide" culturel. La logique de l'Etat, qui repose souvent sur un esprit de domination et d'affrontement, ne favorise pas la prise en compte des dynamiques locales. L'avènement de l'ère démocratique constitue justement l'occasion de se réconcilier avec la véritable réalité foncière des espaces ruraux.

L'étude du terroir villageois et de la province, leydi, a été abordée en réalisant un parcellaire foncier et une carte foncière qui ont permis de conceptualiser une gestion patrimoniale. Dans un premier temps, il faut définir les outils de l'analyse en élaborant un modèle matriciel des rapports fonciers, reposant sur la conception patrimoniale des maîtrises foncières, alternative à la propriété foncière, arcane essentielle du droit des biens. La réalité foncière s'appréhende localement avant d'être pensée globalement. Toutefois, comme on l'a vu dans le delta intérieur du Niger, où les spécificités locales sont fréquentes, une situation locale n'est pas toujours généralisable.

Un travail approfondi conduit sur un leydi oriental, Wuro Neema, permet de dégager une structure générale en tenant compte de l'existence de particularismes locaux, voire microlocaux. Situé sur la partie périphérique Nord-Est du delta, le leydi Wuro Neema comprend des espaces inondés et exondés. Depuis plus de vingt ans, les effets de la sécheresse et de la baisse des crues se gravent fortement sur le paysage. Ils entraînent la réduction de la couverture végétale et de la superficie des zones subissant l'inondation, ainsi que l'évolution régressive des écosystèmes et une très forte érosion éolienne. Concrètement, l'espace pastoral se trouve amputé des deux tiers de sa superficie, phagocyté par une agriculture expansionniste et par une désertification croissante. Les mares sont toutes progressivement mises en culture, alors que l'effectif du cheptel bovin, ovin et caprin augmente. La baisse des rendements des pêches de mares ou de cours d'eau oblige les pêcheurs à une diversification convergeant sur l'agriculture, l'exploitation de troupeaux de caprins, des activités diverses ou l'exode.

La dynamique rurale n'est pas immuable. Elle dépend de facteurs externes qui, ici, sont avant tout climatiques tels que le niveau des crues et la pluviométrie. La situation peut stationner, s'aggraver ou s'améliorer selon les années. Les rapports fonciers en sont dépendants et la lecture foncière du paysage, reflet de la socialisation du milieu, le rappelle. Une mare qui n'est plus alimentée en eau deviendra rapidement la proie des agriculteurs Nono-Marka et redeviendra le royaume des pêcheurs Sorogo l'année d'une pluviométrie abondante ou d'une forte crue. Si les éléments climatiques restent favorables, le burgu reprendra sa place et le pasteur Peul avec. La physionomie foncière du paysage demeure donc par essence mouvante et dépendante des configurations géo-hydrologiques. Cependant, il semble que cette inconstance foncière concerne surtout les espaces naturels. Notons que l'agriculture itinérante a disparu et que les finages villageois sont relativement bien ancrés dans la mémoire collective sinon individuelle des sédentaires. Le nomadisme pastoral est remplacé depuis Seeku Aamadu par une transhumance saisonnière, assise sur un système foncier institutionnalisé. Enfin, les Bozo (Tié, Sorogo, Fueno-Sorogo) et les Somono délimitent également leurs zones de pêche en territorialisant de plus en plus l'espace halieutique au détriment des pêcheries traditionnelles

L'adaptation du droit aux réalités contemporaines, particulièrement sahéliennes, oblige à sortir de la dichotomie tradition/modernité, sans tomber pour autant dans le travers systématique d'opposer la coutume à la loi, ou l'Ancêtre au Léviathan. L'obligation de respecter les règles de droit fonde le principe de légalité. La légalité constitue la référence juridique de circonstance, la loi, au sens large du terme, à laquelle on ne peut déroger.

Quelle est-elle en zone sahélienne, et notamment au Mali? La législation, dont la mise en application interroge des droits traditionnels de nature plurielle et particulariste ou encore un droit de la pratique, issu des confrontations entre acteurs et donc de rapports de force. L'alternative que nous proposons consiste à développer une autre voie, celle d'une gestion patrimoniale de l'environnement, en tirant les conséquences des failles des uns et des inadaptations des autres et en dégageant une série de niveaux de gestion traduits par des maîtrises foncière-environnementales. Cette construction va permettre de mettre en évidence les superpositions de légitimités qui s'exercent sur le même espace.

1.1. Des niveaux de gestion traduits par des maîtrises foncière-environnementales


1.1.1. Un système pour une gestion patrimoniale de l'environnement
1.1.2. Un régime juridique sui generis


L'espace sahélien et particulièrement celui du delta intérieur du Niger fait l'objet d'un faisceau d'intérêts, qui ne sont pas constitutifs de droits de propriétés, mais d'autres types de droits de nature différente, qui sont à définir. Nous considérerons en premier lieu l'objectif de gestion environnementale poursuivi, qui place les différents acteurs dans une situation caractérisée par un certain nombre de contraintes et d'obligations. La consécration d'un nouveau système, celui des maîtrises foncière-environnementales, doit se doubler de la construction d'un régime performant, sous peine d'être aussi inefficace que les systèmes auxquels elle prétend remédier.

1.1.1. Un système pour une gestion patrimoniale de l'environnement


A. Une gestion communautaire
B. Une gestion par les maîtrises foncière-environnementales


A priori, toute forme de gestion génère un processus dynamique mais la notion même de gestion ne préjuge pas de sa propre qualité, qui peut être soit positive, soit négative dans ses résultats. La gestion de l'environnement intègre souvent, ce devrait être toujours, un projet de conservation. Celui-ci ne vise pas à figer un état donné du milieu et des établissements humains, ni à stopper toute activité et dynamique économique, mais à rendre effective l'approche du développement durable. La gestion patrimoniale de l'environnement se définit à travers la convergence des objectifs individuels vers une effectivité représentative des intentions d'ensemble de la communauté. Ceci dit, de la relation entre système social et système écologique découle une coviabilité à laquelle une gestion par les maîtrises foncière-environnementales répond.

A. Une gestion communautaire

La gestion d'un patrimoine commun se traduit par des types de comportements individuels, où chacun est responsabilisé selon sa place et sa fonction au sein du groupe: «les acteurs, au lieu de s'en remettre à la collectivité pour tous les problèmes communs, s'attachent à les résoudre en agissant chacun selon sa place et sa responsabilité, dans le cadre d'un processus actif de communication et d'échanges»97. L'objectif est de réussir la convergence de la gestion intentionnelle de chacun vers une gestion effective qui traduise les intentions d'ensemble de la communauté98. La mise en oeuvre "effective" de la gestion communautaire environnementale n'est pas utopique en soi, mais sa concrétisation nécessite la mise en place d'un système juridique qui y réponde.

97 Ibidem, 179.
98 Ibidem, 180.

L'idée d'une responsabilité de chaque acteur doit s'associer à une répartition des droits, en fonction des actions intentionnelles des uns et des autres. Le passage prétendument innocent, le simple prélèvement, et l'exploitation relèvent d'une opérationalité de terrain qui permet aux acteurs économiques de subvenir à leurs besoins. Au dessus de ce rapport utilitaire immédiat, se trouvent deux types "d'acteurs d'environnement" qui exercent une gestion intentionnelle de l'environnement: celui qui contrôle l'accès à la ressource et celui qui se donne pour objet la conservation du milieu dans son ensemble.

Les droits des acteurs sur les ressources naturelles sont les suivants:

- le droit de passage, qui correspond à la circulation et au stationnement; c'est l'usage d'un espace comme voie d'accès (ex: droit de parcours) avec des arrêts temporaires éventuels (ex: droit de gîte);

- le droit de prélèvement d'une ressource naturelle spontanée ou de résidus de récolte, qui consiste dans une ponction réalisée sur le milieu pour des besoins viatiques, personnels et familiaux (cueillette, vaine pâture, pâture forestière, chasse et pêche, affouage, ébranchage, glanage,...);

- le droit d'exploitation, qui correspond à un faire-valoir de la ressource, dont l'objet économique est d'en tirer profit par le biais d'une production agricole, sylvicole, forestière, pastorale, halieutique ou cynégétique;

- le droit d'exclusion, qui permet le contrôle de l'espace et conduit à l'exclusion et à l'affectation de l'accès à la ressource;

- le droit de protection, consensuel, incitatif et réglementaire, qui organise la conservation des écosystèmes et de la biodiversité.

La gestion de l'environnement se répartit entre tous les acteurs en fonction de leurs droits respectifs de passage, de prélèvement, d'exploitation, d'exclusion, de protection. Les niveaux d'exclusion et de protection correspondent à des niveaux stratégiques en termes de gestion intentionnelle où les acteurs disposent d'une capacité relative d'action directe sur le milieu. Contrairement à la classification adoptée par E. Schlager et E. Ostrom, qui comprend un droit spécifique de gestion, la gestion du milieu est transversale dans la mesure où elle se répartit entre tous ceux qui interviennent sur lui. Aucun acte sur le milieu n'est innocent.

Le simple passage sur une piste génère non seulement une présence humaine mais aussi celle du bétail. A différents degrés, l'environnement s'en trouvera affecté, comme l'état des pistes de transhumance et de leurs abords le démontre en exhibant un sol dénudé, laminé et soumis à une forte érosion éolienne et/ou hydrique. La végétation des alentours dans un rayon de 20 à 30 mètres se trouve particulièrement rabougrie, sélectionnée (disparition des espèces les plus apêtées) et stressée. En ce qui concerne les espèces sauvages nidificatrices et celles qui répugnent au dérangement, les effets se traduisent par la fuite (susceptible d'affecter la reproduction en cours) ou par l'abandon du site (pour les espèces très craintives ou pour les migrateurs qui se nourrissent et se reproduisent).

Le prélèvement se confond avec la jouissance de la production naturelle du milieu. L'intervention des hommes, dans ce cas, n'est pas si limitative que cela peut paraître. Si la quantité des fruits naturels (produits spontanés) prélevée est ponctuellement faible, la régularité de l'action amplifie l'importance de la soustraction. La façon de procéder au prélèvement entraîne souvent de lourdes conséquences. Les différents critères de prélèvement sont l'époque (les effets des actes de prédation sont différents si l'on est en saison humide ou sèche), la répartition (concentration ou dissémination du prélèvement), et la qualité de l'acte, plus ou moins préjudiciable à la régénération (proportion de femelles chassées, nombre d'oeufs ramassés, pâturage arbustif trop proche du tronc, taille déséquilibrant l'arbre et étêtage stoppant son développement, etc.). L'intensité de la pression anthropique sur l'écosystème a des conséquences qui dépendent de la fragilité ou de la capacité de réaction du milieu, de sa résilience.

A la différence du prélèvement, l'exploitation exerce sur les écosystèmes une pression peut-être moins insidieuse, mais plus brutale et plus importante qui peut aller jusqu'à la transformation complète du milieu. Au plus fort de l'exploitation, l'écosystème subit une mutation orchestrée par l'homme: il est transformé en système de production et atteint un niveau d'artificialisation total. Les pâturages dans le delta intérieur du Niger correspondent en effet à l'écosystème zone humide (plaine inondée, mare), les pêcheries modifient peu le milieu, les petits barrages n'étant pas durables. En revanche, l'agriculture transforme souvent radicalement, par suppression, le biotope forestier, de savane ou la zone humide, en espace agraire. L'objectif économique de l'exploitation donne lieu à une commercialisation des fruits et produits. Le profit tiré de la vente du burgu, plante aquatique (fourragère pour l'élevage) vendue sur les marchés pour la stabulation urbaine ou villageoise, aboutit à une exploitation excessive et destructrice du biotope concerné.

L'exclusion est une attitude d'appropriation de l'accès à des ressources qui sont situées dans un espace défini. Le groupe s'organise par rapport aux autres en se réservant telle ressource de telle zone. Cette attitude qui élimine l'accès libre temtorialise inévitablement l'espace; elle le fait, non pas en fonction du fonds, mais de la ressource intéressée. Cette territorialisation de la ressource a donné lieu à la notion d'espace-ressource, précédemment définie. La qualité de membre de la communauté va être la condition d'un droit d'exploitation, voir de prélèvement.

La protection de l'environnement naturel consiste à préserver les éléments de la biosphère des effets néfastes des actions et activités humaines, par un ensemble de techniques, de mesures et d'actions. Elle intègre ainsi des dispositions de la réglementation forestière, cynégétique, halieutique et des aires protégées. La protection de l'environnement concerne, outre la préservation des biotopes, celle des espèces et particulièrement de leur diversité. Globalement, elle se traduit par une conservation de la diversité biologique.

L'ensemble des droits (passage, prélèvement, exploitation, exclusion, protection) caractérise le fondement d'un système de responsabilisation concernant chaque acteur vis-à-vis du milieu dans lequel il évolue.

B. Une gestion par les maîtrises foncière-environnementales

La gestion de l'environnement s'articule à l'origine autour d'un jeu d'obligations et de solidarités. L'objet d'un système de partition juridique est de dissocier les différents rapports de pouvoir, partant du simple passage jusqu'à la protection, afin d'appliquer à chaque niveau effectif (passage, prélèvement, exploitation) les règles de comportement adoptées et négociées au niveau intentionnel (exclusion, protection). Si chaque niveau dispose d'une certaine indépendance, en fait, les relations introduites par la gestion du patrimoine commun génèrent la nécessité de coordonner, d'orienter et de contrôler, voir parfois d'imposer, les pratiques et les méthodes d'action sur le milieu plus ou moins artificialisé. La gestion par les maîtrises foncière-environnementales délimite les actions des hommes au moyen d'un faisceau de maîtrises et d'un processus d'appropriation de la ressource.

B1. DES CONTRAINTES CRISTALLISEES DANS UN FAISCEAU DE MAITRISES

Les droits des acteurs se définissent dans des maîtrises foncière-environnementales qui cristallisent les contraintes afférentes au rapport homme/milieu pour une coviabilité sociétés/écosystèmes:

- la maîtrise appelée "minimale" est le reflet d'une situation de base: le passage et parfois le stationnement. Cette situation correspond au simple usage d'une voie ou d'une aire de repos (un gîte d'étape) permettant tout déplacement d'un point à un autre. La maîtrise minimale implique un droit de circulation ou de stationnement susceptible d'être limité dans le temps et délimité dans l'espace;

- la maîtrise est dite "prioritaire" sur toute ressource disponible à tous: le premier qui s'en saisit est prioritaire sur le suivant. La maîtrise prioritaire donne lieu à un prélèvement viatique ne devant pas s'effectuer au détriment de l'usage des autres et, surtout, réalisé de façon à ne pas nuire à la reconstitution de la ressource, en ponant atteinte à sa substance;

- la maîtrise dite "spécialisée" est relative à l'exploitation saisonnière de la ressource. L'intéressé dispose ainsi d'une possession "de fait" (de facto) du droit d'exploitation de l'espace ressource. Cette maîtrise est soit déléguée, soit attribuée, soit ordonnée. Les maîtrises spécialisées attribuée et déléguée se différencient en fonction du rapport existant entre le possesseur "en droit" (de jure) de l'espace-ressource (le titulaire du droit d'exclusion) et l'emprunteur exploitant, titulaire de la jouissance. Lorsque ce lien est familial ou intra-villageois, qu'il s'agisse d'une terre beitel (commune) ou familiale, le droit est délégué car la situation reste gérée au sein du groupe. Si l'emprunteur est étranger à la famille ou au village, le droit lui est attribué. La maîtrise spécialisée ordonnée concerne le cas où l'exploitation repose sur un ordre d'accès prédéterminé. La maîtrise spécialisée concerne une exploitation qui doit s'effectuer dans le souci de maintenir la capacité de régénération de la ressource à moyen terme (fertilité du sol, stock du poisson ou gibier, qualité et densité du pâturage, état et densité du couvert ligneux, etc.);

- celui qui contrôle l'exploitation de l'espace-ressource peut être considéré comme le possesseur "en droit" de la jouissance et un gestionnaire du patrimoine commun. Il dispose d'une maîtrise dite "exclusive" qui peut-être spécialisée ou générale. La maîtrise exclusive spécialisée fait référence à un système d'exploitation unique et saisonnier sur l'espace, tandis que la maîtrise exclusive générale désigne toute forme d'exploitation qui se réalise sur toute l'année. Les droits sur la ressource ne se pérennisent souvent pas sur un lieu toute l'année, mais seulement pendant une saison. C'est le cas de l'agriculteur qui utilise la terre du labour, des semailles, jusqu'à la récolte; du pasteur qui descend dans le burgu avec ses animaux à la décrue et qui y reste jusqu'aux pluies de juin-juillet à la montée des eaux. Il en va de même pour le pêcheur dépendant du cycle hydrologique et ichtyologique; pour les troupeaux transhumants qui utilisent les couloirs et pistes pour rejoindre et quitter leurs pâturages; enfin, pour les bergers qui font paître leur animaux dans les champs après les récoltes.

La maîtrise exclusive organise une gestion de la ressource sur le long terme. Elle permet une limitation de la pression sur le milieu, la fixation des périodes de chasse, de pêche, la décision de l'entrée du bétail dans les pâturages, le type d'engins cynégétiques et halieutiques utilisables, la création d'aires de mise en réserve ou de mise en défens, etc. En cela, les droits de jouissance sont cristallisés par la communauté qui les restreint, en fonction de l'état des ressources. Elle dispose donc d'un genre de pouvoir réglementaire propre. Ainsi, la maîtrise exclusive donne-t-elle lieu à une obligation de résultat consistant pour le titulaire de cette maîtrise à transmettre le patrimoine aux générations suivantes, en tant que "conservateur patrimonial", gestionnaire du patrimoine commun familial (lignage, fraction, clan) ou villageois.

Chacune de ces maîtrises autonomise l'acteur en le responsabilisant au sein du groupe. La maîtrise confère, en même temps qu'un droit, une fonction sociale, traduite par le comportement du titulaire vis-à-vis de la ressource. Le groupe est, à son niveau, responsabilisé par un pouvoir sur son capital ressources99; il conditionne par sa propre gestion à la fois son avenir immédiat et lointain, ce dernier étant lié à son potentiel de reproduction qui dépendra des ressources disponibles. Cette réalité relève d'une conception subjective et relationnelle du patrimoine développée par H. Ollagnon et reposant sur trois principes100: 1) tout groupe doté d'un degré d'identité autonome détient un patrimoine qui lui assure sa survie; 2) le maintien d'une identité autonome exige une conduite générale (uniforme); 3) cette conduite s'exprime dans une gestion d'ensemble du patrimoine à laquelle chaque membre est intéressé.

99 Constitutif d'un attribut du groupe qui l'a investi.
100 Tiré de MONTGOLFIER & NATALI: 1987:52.

On peut en retenir la définition suivante, qui exprime bien la logique patrimoniale dans laquelle se situent les maîtrises (minimale, prioritaire, spécialisée et exclusive): le patrimoine est «l'ensemble des éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l'identité et l'autonomie de son titulaire par adaptation en milieu évolutif»101. Les maîtrises foncière-environnementales citées relèvent donc d'une gestion de l'environnement plus utilitaire qu'éthique;

101 Ibidem.

- la maîtrise dite "intentionnelle", quant à elle, intéresse la conservation du milieu, non pas conçu uniquement en tant que ressource, mais surtout en tant qu'écosystème. Elle se superpose aux autres maîtrises dans la mesure où elle s'étend sur les ressources renouvelables qui ne constituent que des éléments de l'écosystème. Ce type de maîtrise découle de la gestion intentionnelle de l'environnement. Son objet consiste à orienter et à contenir l'ensemble des actions humaines dans une gestion viable à long terme de l'environnement, avec des objectifs de préservation de la biodiversité, de lutte contre la désertification et la déforestation.

La maîtrise intentionnelle correspond ainsi à une conception patrimoniale plus "objective", moins utilitariste que les autres, en intégrant un souci de préserver les libertés de choix des générations futures et en évitant de s'engager dans des perspectives qui mèneraient à des impasses. Le patrimoine qui doit être géré actuellement constitue le potentiel de survie des générations futures; il est «un ensemble d'éléments susceptibles, moyennant une gestion adéquate, de conserver dans le futur des potentialités d'adaptation à des usages non prévisibles aujourd'hui»102.

102 Ibidem, 240.

La maîtrise intentionnelle ne se justifie que par rapport aux autres maîtrises, car elle en dépend. Les autorités traditionnelles constituent de véritables acteurs de l'environnement, puisqu'elles disposent d'un droit de protection, en tant que gestionnaires désignés par le droit traditionnel et susceptibles de devenir le relais capital d'une maîtrise intentionnelle plus globale, détenue par une personne publique. En effet, les maîtres de terre, des pâturages, des eaux et de chasse et, souvent, les chefs de village ont, au sein du groupe, une fonction pilote par rapport à l'environnement. Leur rôle ne se limite pas, traditionnellement du moins, à pratiquer les sacrifices de début de la pêche ou de la culture, ni même à représenter la communauté d'habitants, mais il est en fait souvent un rôle de gestion intentionnelle. Si ces différents maîtres exercent au nom du groupe qui en dispose la maîtrise exclusive, ils disposent également d'une maîtrise intentionnelle en tant que responsables de la gestion du milieu.

Avec sa politique de collectivisation et de domanialisation, l'Etat a perturbé les données à travers une législation et une déconcentration de ses pouvoirs. La décentralisation devrait en principe modifier à nouveau le système de gestion de l'environnement. La gestion de l'environnement ne peut être concentrée dans les mains de l'Etat, situation qui tend à prévaloir jusqu'à présent au Sahel. Les conséquences de la mainmise de l'Etat sur la forêt, le poisson, le gibier et la biodiversité sont négatives et une certaine unanimité règne sur la nécessité de confier la gestion des ressources renouvelables aux principaux intéressés, notamment locaux. La décentralisation relève de cette préoccupation, face au constat d'un Etat déficient. Il ne s'agit pas cependant de tomber dans un extrême inverse: l'Etat a un rôle à jouer, mais il est à circonscrire. La maîtrise foncière-environnementale intentionnelle se situe en partie au niveau de la puissance publique, en ce qui concerne les législations relatives au milieu. D'autres personnes publiques sont aussi susceptibles de disposer de cette maîtrise, qui doit aller se situer jusque dans les mains de celui qui dispose d'une maîtrise exclusive. La protection des écosystèmes et de la biodiversité n'est le monopole de personne et elle s'effectue à tous les niveaux des rouages socio-politiques et de prise des décisions.

B.2. DE LA MAITRISE FONCIERE-ENVIRONNEMENTALE A L'APPROPRIATION DES FRUITS ET PRODUITS, SOUS COUVERT D'UNE GESTION RESPONSABLE

Le rapport de pouvoir que l'homme, individu ou groupe, entretient sur un espace halieutique, agraire, pastoral, cynégétique ou forestier se traduit par une emprise sur la ressource. Ce pouvoir sur l'espace et la ressource dépend d'une synergie d'interrelations socio-économiques et politiques et s'exprime juridiquement par une maîtrise. L'appropriation des fruits et des produits par l'accès aux ressources se réalise au moyen de maîtrises foncière-environnementales. Cette lecture de la réalité s'ouvre à tous les éventails de situations possibles. Le rapport de l'homme à la ressource n'est pas seulement un rapport avec des chose-biens, dont la seule occupation la transforme en bien, mais aussi avec des chose-patrimoines, impliquant un lien social et un transit par l'espace. L'arbre par exemple peut être considéré comme un bien, une ressource susceptible d'appropriation, mais il peut aussi constituer un patrimoine soumis à une maîtrise exclusive.

La conjonction de la dynamique (foncière) espace-ressource nous fait entrer dans une complexité souvent déroutante. Ce n'est pas l'appréhension de la ressource en tant que telle qui est compliquée, mais son processus d'appropriation. La compréhension de cette dynamique ne peut supporter une séparation de ses composantes puisque les interrelations s'organisent dans un ensemble coordonné. L'explicitation des relations systémiques du foncier-environnement conduite à présenter schématiquement des articulations essentielles qu'il convient de bien souligner. Le schéma suivant synthétise les niveaux d'accès à la ressource avant son appropriation.

Figure n°1: De l'espace à la ressource: les niveaux d'accès à la ressource avant son appropriation

L'appropriation de la ressource par l'homme transite toujours nécessairement par un processus d'interrelations sur les plans social, juridique et politique et elle ne se résume pas à une relation duelle entre un sujet et un objet de perception ou de représentation. L'appropriation même de la ressource se situe à l'issue d'un processus global et constitue en soi une finalité, donnant lieu à un partage effectif ou non au sein du groupe et à la consommation.

Le passage des maîtrises foncière-environnementales à l'appropriation de la ressource ne s'effectue pas sans que soient responsabilisés les acteurs en jeu. En effet, étant donné que le rapport aux ressources n'est pas et ne doit pas être dissocié du rapport aux hommes, l'accès à la ressource génère des obligations responsabilisatrices. L'adoption du système des maîtrises constitue la réponse à la nécessité d'un droit légitimé et permet un contrôle permanent sur l'usage des ressources et sur la conservation de la biodiversité.

On peut parler de responsabilisation en raison des rapports sociaux d'exploitation qui entourent la ressource. L'appropriation de celle-ci ne s'effectue qu'exceptionnellement de façon directe, libre et ouverte, sans aucun contrôle. Très souvent l'impression de libre-accès à tous s'avère trompeuse car elle ne tient pas compte des contours d'une territorialisation bien marquée. Les maîtrises minimale et prioritaire sont inféodées à des comportements normatifs auxquels il ne faut pas déroger, sous peine de prendre conscience de l'existence d'une maîtrise exclusive qui se manifeste par un rappel à l'ordre ou par une exclusion.

Quelle que soit l'emprise de l'homme sur le milieu, tout droit octroyé génère des obligations vis à vis des autres membres de son groupe ou d'autres groupes. Cette dichotomie (droit/devoir) bien connue joue un rôle fondamental dans la gestion des ressources naturelles renouvelables. Toute maîtrise implique donc des obligations. La responsabilisation se situe dans la "redevabilité" qui consiste à entretenir une relation non préjudiciable avec la ressource eu égard aux autres utilisateurs. Dans le delta intérieur du Niger, la démonstration est flagrante dans le cas où les chevriers, les Bella ou les Peul Fulinkriyaabe semi-sédentaires sont mis à l'index à cause d'une part de leurs pratiques de coupe abusive sur des ligneux et d'autre part de leur irrespect des règles locales d'accès aux ressources. La subsistance des hommes étant rivée aux ressources naturelles renouvelables, les rapports sociaux se trouvent grandement liés aux processus écologiques dont dépend également la reproduction du groupe. On notera que plus le droit sur la ressource est élevé, plus la responsabilité de celui qui en a la maîtrise augmente: le simple respect cède la place à la gestion à court terme, qui précède la gestion à long terme.

Conclusion

En définitive, le recours aux maîtrises foncière-environnementales comme clefs de détermination des droits sur le milieu permet: 1) d'éviter le régime réducteur de la propriété (foncière); 2) d'adopter une approche qui satisfait les intérêts communautaires et individuels; 3) d'intégrer l'ensemble des interactions où le rapport homme/milieu s'inscrit sous forme de droits; 4) de sécuriser chaque mode d'exploitation en tenant compte de ses particularités. Etant donné qu'elles ne correspondent pas à un régime juridique préexistant, il faut tenter de définir juridiquement les maîtrises foncière-environnementales qui sont d'un nouveau genre.

1.1.2. Un régime juridique sui generis


A. Le système des maîtrises foncière-environnementales pour un régime juridique original
B. La nature juridique des droits d'une gestion patrimoniale


Le système des maîtrises foncière-environnementales tente de répondre au besoin d'un nouveau droit que la colonisation n'a pas su trouver: «Les communautés (africaines) fonctionnent par le principe d'endo-régulation et, jusqu'à une période récente, l'ensemble de ces mécanismes pouvait fonctionner de façon satisfaisante. La colonisation a cependant voulu intervenir dans ce système et s'est efforcée de le faire par une ouverture des rapports fonciers à l'extérieur des communautés pour mettre la terre sur le marché et généraliser sa conception de la propriété foncière. Or, elle a échoué: ainsi se pose le problème actuel d'un régime juridique tout à fait original»103.

103 Etienne LE ROY in Collectif: 1989:149 "Débats".

La propriété n'est ni une fatalité, ni un élément rédhibitoire. L'impossibilité d'appliquer en Afrique sahélienne rurale la théorie générale du droit des biens, dont l'appropriation constitue l'arcane essentielle, mène à l'évidence de la nécessité de trouver un autre régime juridique. Les travaux considérables du Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris (LAJP) et de l'Association pour la promotion des recherches et études foncières en Afrique (APREFA) sur les questions foncières en Afrique, et particulièrement ceux du professeur Etienne Le Roy, nous ont permis d'orienter nos propres recherches de terrain et d'aboutir à quelques éléments de réponses à la problématique du besoin d'une originalité juridique, bien démontré dans la réalité malienne locale et nationale.

Cependant, notre approche a juxtaposé l'aspect environnemental aux préoccupations foncières. La gestion des ressources naturelles et la préservation de la biodiversité nous paraissent, en effet, présenter une dynamique conjointe et intrinsèquement dépendante des rapports fonciers. L'intégration de la dynamique environnementale à la recherche foncière donne lieu au concept de foncier-environnement traduit par l'élaboration d'un système de maîtrises foncière-environnementales pour un régime juridique original.

Nous voilà confrontés à un problème de taille. Si le régime civiliste de la propriété foncière ne peut être appliqué, comment est-il possible de s'exprimer face aux situations qui font instinctivement appel à des références du droit des biens. Le droit anglais apporte une ouverture différente et l'histoire française reste aussi riche d'enseignements. Mais c'est surtout une lecture anthropojuridique (la moins ethnocentrique possible) qui nous a permis d'accéder à la compréhension des réalités locales. Le professeur Le Roy énonce bien la gageure en ce qu'il «existe des difficultés de terminologie: dans un système qui ne connaît pas la propriété, on ne peut parler ni de propriété collective ni de démembrement du droit de propriété, d'usage, d'usufruit ou de la nue propriété. Il est extraordinairement difficile de se comprendre, lorsque l'on a des références non seulement terminologiques mais des logiques fondamentalement divergentes. Dans les droits fonciers coutumiers (...) on ne reçoit pas la possibilité d'intervenir sur le sol par un bail de longue durée, mais on exerce des maîtrises qui sont liées à la place que l'on occupe à l'intérieur du groupe. Le rapport de l'homme et du groupe assure la sécurité (...) la place de l'individu dans le groupe marque la possibilité d'exercer une maîtrise foncière, dans la perspective de relations entre une pluralité de groupes sur des espaces qui sont eux-mêmes considérés dans leur multiplicité»104.

104 Ibidem, 160.

La remise en cause du traditionnel et l'inadaptation du moderne (souvent exogène) entraînent des perturbations sérieuses, à tel point que l'individu revendique parfois une autonomie vis-à-vis du groupe. Les conflits foncier-environnementaux traduisent fort bien cette situation dans les cas de revendication de champs, de pêcheries ou de bourgoutières. Les règles intérieures du groupe s'effritent. De même, entre groupes différents - villages ou lignages ou unités d'exploitation - il est nécessaire de recréer le droit assurant la cohésion et l'agencement de l'ensemble. Le système des maîtrises foncière-environnementales devrait y répondre de par son articulation. La définition de sa nature juridique permet de constater que son caractère n'est réductible à aucune catégorie juridique préexistante et qu'il se trouve être constitutif d'une espèce nouvelle, un "genre en soi", au service d'une gestion patrimoniale.

A. Le système des maîtrises foncière-environnementales pour un régime juridique original

Si la gestion effective met à jour les relations entre un système social et un système écologique, les maîtrises foncière-environnementales les fixent dans un cadre structurel. L'organisation des droits sur le milieu permet, en théorie du moins, de "piloter" les comportements humains et dans tous les cas d'opérer un contrôle assorti d'une responsabilisation du jeu des acteurs. La qualification des pratiques autorisées jalonne le lien entre les sociétés et leur nature. C'est pourquoi l'intégration des deux dimensions sociale et écologique dans une construction juridique originale génère un régime juridique spécifique.

Le système des maîtrises foncière-environnementales, rouage de la coviabilité des systèmes sociaux et écologiques, n'est pas une «boite à outils contractuels, consensuels ou réglementaires», mais il se veut lui-même un régime juridique au même titre que celui de la propriété. Le régime des maîtrises foncière-environnementales reste dépendant d'un système juridique, au sein duquel il permet une régulation des comportements sociaux vis-à-vis de l'environnement. Le système proposé s'articule autour de cinq types de droits définissant respectivement cinq maîtrises, qui ont été présentées précédemment. Le tableau suivant nous rappelle le canevas d'ensemble.

Tableau n°4: Système des maîtrises foncière-environnementales

DROITS

MAITRISES PRINCIPALES

SOUS-MAITRISES

Passage (accès & stationnement)

Minimale

-

Prélèvement (ponction)

Prioritaire

-

Exploitation (faire valoir & gestion)

Spécialisée

Déléguée/Attribuée/ Ordonnée

Exclusion (contrôle & gestion)

Exclusive

Spécialisée / Générale

Protection (consensuelle & réglementaire)

Intentionnelle

Chaque maîtrise sur la ressource renouvelable intègre une prérogative spécifique (passage, prélèvement, exploitation, exclusion) assortie de l'exigence d'un comportement favorable au maintien et au développement de la ressource sur un long terme. La maîtrise foncière constitue une relation de pouvoir sur l'espace-ressource qui sous-entend des droits et des devoirs. En cela, elle correspond à un véritable pouvoir de droit et non pas à un simple pouvoir de fait. Elle peut être définie de la façon suivante:

La maîtrise foncière-environnementale est un droit qui exprime un rapport de pouvoir entre un homme ou un groupe et un milieu considéré à la fois comme espace-ressource et écosystème. Ce droit se traduit par le contrôle de l'espace, l'accès à la ressource (élément naturel renouvelable), l'appropriation de la ressource (élément économique) et la préservation de la biodiversité. Chacun de ces niveaux fait partie d'un processus de gestion patrimoniale de l'environnement, porteur de la coviabilité des systèmes d'exploitation et des systèmes écologiques.

Le système des maîtrises foncière-environnementales ne s'oppose pas au régime de la propriété foncière. Tous deux doivent être considérés comme complémentaires puisqu'ils ne sont pas compétitifs, dans la mesure où chacun d'eux a ses propres caractéristiques correspondant à une représentation spécifique du monde.

Le droit de disposition du fonds donne lieu à l'existence d'une propriété foncière. Ce droit offre la faculté de disposer librement et souverainement du sol et permet le transfert de la possession en droit du fonds par la vente, le don, la dévolution successorale, ou l'échange. Dans ce cas, il nous ramène au régime général du droit des biens. La construction proposée autour de la gestion patrimoniale ne s'oppose pas à ce qu'elle coexiste au sein d'un droit positif avec le système propriétariste (privé et public), bien qu'elle en soit radicalement différente. Cependant, il nous semble que l'harmonisation devrait essentiellement tabler sur une "régionalisation" bien déterminée de son espace géographique d'application (comme par exemple les zones periurbaines qui peuvent faire l'objet de droits de propriété) au lieu de s'effectuer de façon dispersée dans l'espace. Le critère du type d'exploitation peut éventuellement, sous toute réserve, se révéler opérant.

L'imbrication simultanée des régimes sur un même lieu risquerait toutefois de poser un problème juridique de taille, à savoir l'incompatibilité de la partialité avec le principe de l'égalité des citoyens devant la loi, qui doit s'appliquer uniformément. Les acteurs pourraient réclamer, selon leurs intérêts et leurs stratégies, le régime de leur choix. Notons cependant que le principe cité se rencontre dans des situations identiques. Or il convient d'aboutir à une application adaptée aux situations, afin d'intégrer la diversité culturelle en présence dans la loi (au sens général du terme). La notion de cogestion que nous développerons plus loin entre dans cette perspective.

B. La nature juridique des droits d'une gestion patrimoniale

Chaque droit constitutif d'une maîtrise foncière-environnementale s'exerce non pas sur un fonds, mais sur un espace (espace-ressource et espace écologique) non susceptible d'appropriation et considéré comme un patrimoine commun au groupe concerné, qu'il soit lignager ou villageois. Si l'on se réfère aux catégories juridiques du droit romain, l'espace-ressource se rapproche de la notion de chose commune, mais pas dans l'énumération qui en est donnée en droit français ancien ou moderne. En premier lieu, la communauté n'est ici pas universelle, mais elle est bien délimitée à un groupe social particulier, un corps moral des générations passées, présentes et futures.

Ensuite, la chose en question (une pêcherie, un pâturage, un champs, etc.) n'est pas un élément insaisissable en régime propriétariste puisqu'elle peut faire l'objet d'une appropriation, alors que la caractéristique de la res commuais est justement son impossible appropriation. La fiction de "l'appropriation" de l'espace dépasse l'entendement des sociétés africaines rurales. En dehors du régime de la propriété foncière, la définition de la chose commune parait donc pouvoir être appliquée aux espace-ressources, d'autant plus que le droit international a sacralisé la chose commune en l'intégrant dans la notion de patrimoine commun de l'humanité. Le pas franchi dans le droit international peut l'être aussi dans le droit africain: la res communis définit le patrimoine d'une communauté.

Les cinq maîtrises présentées se superposent mais ne se cumulent pas. En effet, il ne s'agit pas d'un pouvoir absolu sur une chose qui se démembre en une pluralité de droits, mais d'une partition juridique entre tous les acteurs qui interviennent sur l'environnement. Un droit n'englobe pas les autres: celui qui dispose du droit de protection ne possède pas forcément celui de l'exclusion, de même entre l'exclusion et l'exploitation, entre l'exploitation et le prélèvement, et entre le prélèvement et le passage. Les maîtrises expriment des droits indépendants les uns aux autres, même s'ils sont interrelationnels.

Le rapport de l'homme envers le milieu naturel se présente comme un rapport de dépendance. Cette dépendance subsiste même dans une société industrielle où elle est cependant de nature différente et peu comparable avec le cas sahélien. Cette relation de dépendance génère pour le groupe un rapport patrimonial créateur d'un lien entre le passé et le futur. La communauté présente bénéficie de moyens de vie et de développement qui reposent en grande partie sur le legs des ascendants. Dans un objectif de reproduction sociale, l'idée d'une situation de redevabilité par rapport aux futurs membres de la communauté peut en être déduite.

Le support d'existence transmis aux générations à venir se compose des espace-ressources et d'une biodiversité. La qualité "écologique" de ce legs constitue le capital de la communauté qui doit être pérennisé et développé. Le véritable héritage qui est transmis et dont est responsable la génération présente se situe dans l'état de l'environnement, la richesse écologique du milieu, offrant certaines potentialités d'usage, d'exploitation et de profit pour chaque individu. Ce capital nature est quant à lui "appropriable", en ce qu'il peut être réduit, conservé en l'état ou augmenté.

Le capital nature présente soit un intérêt commun, soit un intérêt général. Dans le cadre d'un patrimoine "subjectif", le groupe est en position de créancier face aux individus débiteurs de l'obligation de conserver la substance même des éléments naturels utilisés et la préservation de la diversité biologique. Ce genre de relation (des droits contre des devoirs) repose sur l'impérieuse nécessité qu'a le groupe de conserver ses moyens de survie, de vie, de développement et de reproduction. Dans le cadre d'un patrimoine "objectif, le groupe intègre un dynamique d'intérêt général de protection de l'environnement dans lequel tout rapport avec le milieu est soumis à des règles et fait l'objet de conventions.

Le rapport avec le milieu se traduit non pas par des droits de possession, mais par des droits de ponction, d'exploitation et de conservation. L'individu, la famille restreinte (le couple) et le groupe sont respectivement titulaires de droits sur la chose commune, qui se confondent avec celle-ci. En effet, le droit s'assimile avec la chose, en s'incrustant en elle. Les maîtrises foncière-environnementales sont donc des droits réels en ce qu'elles expriment ce «pouvoir juridique selon lequel une personne peut retirer directement tout ou partie des utilités économiques d'une chose»105 (dans le fait de pâturer, chasser, pêcher, cultiver, couper du bois, etc.).

105 CARBONNIER: 1995:78.

Cependant, l'assujettissement de la chose au titulaire du droit n'est pas total en raison de l'absence d'un droit de disposition et de l'obligation d'un comportement patrimonial. La communauté dispose d'un pouvoir juridique qui lui permet d'exiger des membres de son groupe et des étrangers un comportement conservateur de la ressource renouvelable et ne portant pas atteinte à la biodiversité. On peut assimiler ce rapport de droit à une situation de créancier à débiteur où l'utilisateur de l'environnement est assujetti aux intérêts de la communauté vis-à-vis de son environnement. A ce titre, la maîtrise foncière-environnementale est un droit personnel.

L'intérêt commun du groupe exprime donc des droits sur l'environnement qui sont à la fois réels et personnels. Chaque membre dispose d'un droit ut singuli, faisant penser au droit subjectif proposé par M. Bourjol à propos du droit acquis des habitants. Pour notre part, nous pensons effectivement à un droit subjectif de ponction et d'exploitation in solidum de nature sui generis, réel et personnel en même temps. Au sein même du groupe lignager ou villageois, l'acquisition d'un droit de culture, de pâture ou de pêche dépend de sa position sociale et des relations de pouvoirs.

Les étrangers sont aussi assujettis aux impératifs d'une jouissance précautionneuse dans le cadre d'un passage limité dans le temps et l'espace et d'un prélèvement parcimonieux. Le terroir villageois subit un accès libre au passage et au prélèvement, qui donne lieu à une sorte de servitude réelle de type servitude d'utilité publique, c'est-à-dire dépourvue d'un fonds dominant. Cette servitude est soumise au contrôle de la communauté villageoise qui dispose d'une maîtrise exclusive sur son terroir.

L'intérêt général de protection de l'environnement, proclamé par la loi ou la Constitution, donne lieu à un droit de protection, une maîtrise intentionnelle, dont l'effet d'ubiquité se répercute à tous les niveaux de gestion. L'objet de cette maîtrise est d'initier et d'accompagner une gestion environnementale. Elle se répercute sur les autres maîtrises par l'application d'une réglementation environnementale, forestière, halieutique, cynégétique, d'aires protégées et de protection d'espèces, d'urbanisme, ainsi éventuellement de lutte contre les pollutions et nuisances. La maîtrise intentionnelle est à l'origine de conventions de gestion, de forums, de campagnes d'information et de sensibilisation, afin de promouvoir une protection plus consensuelle que répressive de l'environnement.

La gestion intentionnelle agit sur la gestion effective de l'environnement grâce au relais opérationnel de la maîtrise exclusive des communautés sur leur milieu. Celle-ci a pour effet de régenter non seulement les comportements (les méthodes, les techniques), mais aussi les engins employés, tels que les engins de pêche et de chasse. Le droit exclusif du groupe permet surtout de déterminer les usages admissibles en fonction de l'état des écosystèmes. La maîtrise exclusive constitue ainsi un droit de gestion patrimoniale, associé à l'accaparement de l'espace-ressource ou de l'espace géographique (terroir villageois) par la communauté.

La Constitution malienne du 25 février 1992 intègre plusieurs articles exprimant la volonté et la nécessité de protéger l'environnement et amenant la possibilité de considérer que la protection de l'environnement est une activité d'intérêt général: «le peuple souverain du Mali (...) s'engage à assurer l'amélioration de la qualité de la vie, la protection de l'environnement et du patrimoine culturel» (Préambule); et «toute personne a droit à un environnement sain. La protection, la défense de l'environnement et la promotion de la qualité de la vie sont un devoir pour tous et pour l'Etat» (article 15). Cet intérêt général se trouve donc susceptible d'être érigé en Etablissement public qui disposerait de la maîtrise intentionnelle.

Le modèle des maîtrises foncière-environnementales présenté correspond à un régime juridique original dont la logique reste très éloignée du droit des biens du Code civil français. De fait, il ne nous semble guère possible sur le plan juridique de rassembler dans une même construction des droits appartenant à des systèmes opposés, alors que la sphère du droit positif peut tout à fait intégrer une pluralité de sources de droits. Nous pensons qu'il serait peut-être préférable, dans notre problématique, de mettre côte à côte deux régimes juridiques qui répondent à des situations bien caractéristiques d'un contexte socio-économique et culturel, au lieu de les fondre artificiellement dans un moule métisse. Cette solution répondrait, bien entendu, au besoin de développer le régime de la propriété foncière dans certaines zones, notamment urbaines ou de cultures d'exportation (?), par exemple.

1.2. Une superposition des légitimités sur l'espace


1.2.1. La dichotomie fondamentale entre espace et ressource
1.2.2. La matrice foncière-environnementale du delta intérieur du Niger
1.2.3. De la superposition de maîtrises foncière-environnementales sur un même espace


Les maîtrises foncière-environnementales replacées dans un contexte particulier font apparaître une construction qui permet à différents centres de gestion de s'exercer sur un même espace, de façon responsable et légitime. La possibilité d'une telle superposition trouve d'abord son origine dans la création d'une fiction nécessaire pour l'articulation des rouages juridiques, la dichotomie entre l'espace et la ressource. Ensuite, les spécificités locales, géographiques, hydrologiques et humaines, donnent lieu à des rapports de gestion variés et multiples ressortant de la matrice foncière-environnementale du delta intérieur du Niger, néanmoins amputée de sa maîtrise intentionnelle. Ce parcours initiatique dans la dynamique du foncier-environnement nous permettra de présenter la situation de superposition des droits dans le delta, qui est plus significative que spectaculaire.

1.2.1. La dichotomie fondamentale entre espace et ressource

Si le droit foncier intéresse le sol, le droit foncier-environnement concerne aussi les éléments qui s'y rattachent, la ressource ne peut être appréhendée isolément de son support. La relation espace-ressource est essentielle, car l'élément naturel en tant que tel ne constitue pas une ressource, il le devient sans qu'il y ait forcément une appréhension physique. Le chemin juridique conduisant à la ressource nécessite toujours, en effet, une maîtrise préalable sur l'espace. Toute forme de prélèvement transite par un accès et toute exploitation d'une ressource par une relation exclusive à l'espace-ressource.

Apparaissent alors des maîtrises foncières spécifiques, selon qu'il s'agit d'espace ou de ressource. Pour l'espace, la maîtrise sera minimale ou exclusive, tandis qu'elle sera prioritaire et spécialisée pour la ressource avant son appropriation, définie par une libre disposition du bien (l'occupation de la ressource la transforme en bien). La maîtrise sur la ressource implique donc avant tout une maîtrise sur l'espace.

Figure n°2: Les droits corrélés aux espaces et aux ressources naturelles renouvelables

Chaque espace réunit une certaine quantité d'éléments naturels. Ceux-ci ne deviennent des ressources qu'en entrant dans un processus économique et sont alors susceptibles d'une appropriation. Le cas de la récolte agricole ou sylvicole en est un exemple. Produites par le travail de l'homme sur la terre, les ressources agraires et sylvicoles sont par essence privativement appropriées et supportent un droit de disposition. Ce droit absolu sur la ressource apparaît de façon moins évidente pour les éléments naturels qui ne sont pas issus d'une production humaine comme l'arbre qui a poussé naturellement dans l'espace agraire (cultivé ou en jachère). Cependant ici l'homme s'est rendu possesseur jaloux de l'espace sur lequel il travaille avec les éléments précieux qu'il comporte, arbres et fruits intéressants.

L'arbre constitue bien un signe foncier puisque l'emprunteur ne peut jamais en planter de sa propre initiative. Par contre il peut laisser pousser tout arbre provenant d'une régénération naturelle. L'arbre planté traduirait donc davantage l'idée d'un signe foncier106 que d'un réel investissement. En effet, l'emprunteur possède l'entière liberté de mettre en valeur la terre, que ce soit au moyen de gros investissements financiers ou par son simple travail. Ce travail peut consister à protéger la terre contre l'érosion éolienne en construisant des diguettes de pierres ou de tiges de mil, à lutter contre le ruissellement et à "récupérer" la terre dont la couche meuble superficielle a été remplacée par une croûte de battance.

106 Paul PELISSIER: 1980.

En ce qui concerne les ressources animales, telles que poisson et gibier (anatidés, limicoles, mammifères aquatiques et terrestres), la maîtrise n'existe que par la capture, "l'occupation".

Le cas de l'herbe mérite d'être précisé. Une des grandes richesses du delta consiste dans les immenses bourgoutières essentiellement situées autour du Jaka, ainsi que dans les lacs Debo et Walado et sur leurs pourtours. Là, la ressource pastorale est intrinsèquement Hé à l'espace: plaine mondée, mare, lac, dépression, bordure de cours d'eau. Le jowro peut "vendre" l'herbe de son pâturage lignager, tandis qu'en principe, le chef de village doit refuser tout étranger dans le hariima d'accès libre et gratuit pour les animaux des villageois, et spécialement pour les vaches laitières. Le maître des pâturages ne possède pas un droit de disposition absolue sur l'herbe, mais un droit exclusif dont il tire profit en monnayant l'accès à la ressource.

1.2.2. La matrice foncière-environnementale du delta intérieur du Niger

Rappelons le fait que le foncier ne peut s'appréhender sous un angle unique parce qu'il s'intègre dans une dynamique d'ensemble et qu'il résulte d'une synergie de conjonctions et de relations. Dans cette optique, les systèmes fonciers se caractérisent par une série de corrélations entre les espaces, les acteurs et les modes de production et d'usage, qui donnent lieu aux maîtrises foncière-environnementales afférentes.

Le tableau 5 présentant le système matriciel du régime foncier du delta intérieur du Niger a une triple vocation. D'abord, il présente une vue synoptique des situations juridiques rencontrées dans le delta. Ensuite, il permet de lire le paysage foncier sur plusieurs dimensions: sociale, spatiale et économique (en termes d'exploitation). Enfin, il restitue la réalité à trois échelles: celle du terroir, celle du leydi et, par extrapolation, celle du delta. Par la suite, deux tableaux plus spécifiques issus de cette vue synoptique sont présentés.

Par souci de lisibilité nous n'avons pas inclus les sous-maîtrises (spécialisée déléguée, attribuée, ordonnée, ou exclusive spécialisée, générale) dans le premier tableau afin de dégager les éléments essentiels. En lignes, le tableau comporte la liste des acteurs identifiés comme ayant un pouvoir décisionnel à propos de la ponction et de l'exploitation des ressources naturelles. En colonnes, se trouve recensée la série des types d'espaces fonciers rencontrés. L'unité d'exploitation se définit comme l'ensemble des personnes qui décident de l'activité, de son organisation et de la gestion des éléments naturels recueillis ou produits.

Le foncier halieutique présente une spécificité car la pêche s'exerce sur un espace déterminé, selon une technique spécifique, une pratique de capture de la ressource poisson, à un moment donné. La technique de piégeage de la ressource animale constitue le réfèrent en termes de foncier halieutique. De ce fait, traditionnellement, un espace peut devenir le siège de plusieurs pêcheries, réunissant ainsi plusieurs acteurs fonciers, ce que la tendance à l'exclusivité annuelle sur l'espace-ressource fait disparaître. Le pêcheur exerce sur l'espace une maîtrise soit exclusive spécialisée, ou seulement spécialisée, dans les plaines et les mares, soit exclusive générale dans les fleuves et chenaux, et parfois une maîtrise prioritaire.

Bien que partis de l'exemple du leydi Wuro Neema, nous avons tenu compte des données absentes dans cette zone et présentes en d'autres points du delta, afin de présenter un système matriciel représentant au mieux la réalité des rapports fonciers deltaïques. Nous avons inclus l'activité cynégétique, sachant que les données présentées ont uniquement été recueillies dans notre zone d'étude et n'ont pas fait l'objet de recoupements avec les données d'autres leyde, et qu'elles ne sont donc pas généralisables à l'ensemble du delta.

Tableau n°5: Essai d'un système matriciel du régime foncier, simplifié, du delta intérieur du Niger

Actuellement le delta n'a pas un régime foncier homogène, mais il est plutôt sous l'emprise d'une série de règles locales et parfois micro-locales, liées à des rapports de forces interethniques, fruits d'une histoire plus ou moins lointaine. A travers ce tableau, nous essayons de dégager un schéma foncier global traduisant cette hétérogénéité représentative des situations entre leyde, et offrant une lecture d'ensemble du système foncier.

Nous pouvons par la suite présenter isolément la superposition des maîtrises sur un même espace et mettre en évidence des droits détenus par les acteurs sociaux.

1.2.3. De la superposition de maîtrises foncière-environnementales sur un même espace

Un même espace peut faire l'objet de plusieurs exploitations non antinomiques, simultanées ou successives. Dans ce cas, l'espace en question supporte une série de maîtrises foncières différentes. Certains espaces sont plus ou moins susceptibles de supporter plusieurs usages à la fois, tandis que d'autres ne peuvent répondre qu'à un seul usage. Pour ce dernier cas, on peut prendre l'exemple de la mare aménagée en pisciculture, ou la saline et les infrastructures pastorales de passage et de gîte temporaire. Concernant les cours d'eau et les chenaux, leur triple vocation, pastorale, agricole et sylvicole, s'explique par l'élément ressource en eau. Ceci se traduit par l'abreuvement des troupeaux, par l'exhaure de l'eau, par pompage ou par dérive physique de l'eau pour l'irrigation et l'arrosage de cultures agricoles (périmètres irrigués, maraîchage ou verger) ou sylvicoles.

Tableau n°6: Superposition de maîtrises foncière-environnementales sur un même espace

ESPACES

Pastoral

Agricole

Forestier

Halieutique

Cynégétique

USAGES






Cultivés ouverts

P

E-s + S-d + S-at

P

P

Agraires en repos (jachères)

P

E-s

P

P

Cultivés clos

E-g + S-d + S-at

Forêts

P

E-s

P

P

Prairies inondées

E-s + S-o + S-at

E-s + S-at

E-s + S-d + S-at

P

Mares ouvertes

E-s + S-o + S-at

E-s + S-d + S-at

E-s + S-d + S-at

P

Mares piscicoles

E-g

Cours d'eau & Chenaux

P

P

E-g + S-at

P

Salines

P + E-g

Infrastructures pastorales: couloirs, pistes, gîtes, gués

E-g + S-o + M

Légende des maîtrises foncières:

M = Minimale
S-o = Spécialisée-ordonnée
S-at = Spécialisée-attribuée
P = Prioritaire
S-d = Spécialisée-déléguée
E-s = Exclusive-spécialisée
E-g = Exclusive-générale

Il convient enfin ici de dégager le rôle de chacun vis-à-vis des ressources naturelles, à partir du système matriciel du régime foncier du delta. Comment s'effectue la répartition des droits en fonction des statuts des acteurs sociaux? Nous partons de l'acteur indifférencié pour parvenir aux décideurs traditionnels, avant d'arriver à l'Etat qui tente, au moyen du droit étatique foncier (concession rurale, immatriculation), forestier (réglementation normative) et halieutique (permis de pêche et réglementation normative), de se substituer aux gestionnaires traditionnels du milieu.

Tableau n°7: L'affectation des droits

DROITS

Accès

Prélèvement

Exploitation

Exclusion

ACTEURS





Tous

XXXXX

XXXXX

Etranger

XXXXX

XXXXX

Femme mariée

XXXXX

Suivistes

XXXXX

Groupe d'Exploitants

XXXXX

Chef d'Unité d'Exploitation

XXXXX

XXXXX

Chef de famille (lignage)

XXXXX

XXXXX

Chef de Village

XXXXX

Maître de terre

XXXXX

Maître des eaux

XXXXX

Maître des pâturages

XXXXX

Etat

XXXXX

Le droit foncier deltaïque comprend un pôle de décision à chaque niveau de la strate sociale, ces niveaux étant l'unité de production, la famille, le village, et à chaque type d'espace-ressource, qu'il soit halieutique (maître des eaux), pastoral (maître des pâturages) ou agraire (chef de village ou maître des pâturages ou maître de terre).


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