Previous PageTable Of ContentsNext Page

CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS

Succédant à nos travaux antérieurs sur l'organisation et le fonctionnement du commerce des PFNL de l'Afrique Centrale en France et en Belgique, cette étude vient confirmer l'appartenance du marché des produits forestiers non ligneux (PFNL) de l'Afrique subsaharienne en Europe au commerce ethnique, c'est-à-dire la distribution dans les réseaux spécialisés des aliments "porteurs d'identité" destinés à la consommation des immigrés. En effet, la majorité des produits importés dans les pays, où se sont déroulés nos enquêtes, sont destinés principalement à la diaspora africaine. Une seule exception : la France où une petite partie des produits est écoulée sur le marché des produits biologiques. Mais malgré cette exception, les épiceries restent le principal voire l'unique débouché des PFNL de l'Afrique subsaharienne en Europe.

Tenues aussi bien par les Africains que par d'autres immigrés et quelques Européens, les épiceries ne cessent d'être ouvertes dans chaque ville. A Château Rouge à Paris, leur nombre est passé de 1 en 1982 à 53 en 1999, ce qui correspond à une ouverture de 3 épiceries par année et témoigne d'une évolution de ce commerce. Dans toutes les villes visitées, nous avons observé la présence des épiceries des zones d'activités tropicales (EZAT) et des épiceries tropicales de proximité (ETP) sauf à Madrid où il n'y a pas de zones d'activités tropicales (ZAT). Ces dernières constituent la plaque tournante du commerce des PFNL de l'Afrique subsaharienne en Europe. Il y a Château Rouge à Paris, Matongué à Bruxelles ; Brixton et Peckham à Londres et Rossio à Lisbonne. C'est dans les EZAT qu'elles abritent que sont écoulés la majorité des PFNL importés : les PFNL principaux et les PFNL secondaires. Selon les acteurs du marché, les premiers sont importés régulièrement et constituent le noyau du commerce, alors que les seconds sont importés d'une façon irrégulière, souvent à la demande des clients. C'est pour cette raison que certains importateurs-détaillants les utilisent comme des produits d'appel. Nous avons identifié 21 PFNL principaux en France, 10 en Belgique, 15 au Royaume-Uni, 11 au Portugal et 6 en Espagne. Parmi ces produits, il y en a qui émergent dans les échanges. Il s'agit entre autres de l'igname ou yam (Dioscorea spp.), le kwanga (Manihot esculenta), le bitéku téku ou "épinard" (Amaranthus hybridus), le ngai ngai ou bissap ou baguitche (Hibiscus sabdariffa), l'attiéké (Manihot esculenta), le placali (Manihot esculenta), le fumbua ou okasi (Gnetum spp.), la mangue sauvage ou ogbono (Irvingia gabonensis), le ndolè ou bitter leaf (Vernonia spp.), le saka saka ou cassava leaves (Manihot esculenta), le veludo (Dialium guineense), le safou (Dacryodes edulis), le cabacera (Adansonia), le pepper soup, un mélange de plusieurs épices et condiments (Xylopia aethiopica, Monodora myristica, etc.) et l'egusi (ex : Cucurbita maxima).

Importés par avion sauf pour les ignames ou yam (Dioscorea spp.), les quantités échangées sont évaluées à 31 776 tonnes dont 22 920 tonnes sont importées par le royaume Uni, 8 565 tonnes par la France, 166 tonnes par la Belgique, 114 tonnes par le Portugal et 11 tonnes par l'Espagne. Les pays de l'Afrique de l'Ouest et de l'Afrique Centrale sont les principaux exportateurs de ces ressources. Les exportations de l'Afrique de l'Est restent mineures. Avec près de 28 299 tonnes, les pays de l'Afrique de l'Ouest sont les principaux exportateurs de l'Afrique subsaharienne vers l'Europe. Les pays les plus impliqués sont : le Nigeria, le Ghana, la Côte d'Ivoire, la Guinée Bissau et la Sierra Leone. Avec des exportations évaluées à 22 000 tonnes, le Ghana et le Nigeria apparaissent de loin comme les premiers exportateurs en Afrique de l'Ouest et dans toute l'Afrique subsaharienne, notamment à cause des exportations des ignames (frais et transformés). Quant à l'Afrique Centrale, nous avons évalué ces exportations à 3 475 tonnes dont les principaux exportateurs sont le Cameroun et le Congo-Kinshasa. Tous ces volumes échangés génèrent un chiffre d'affaires cumulé évalué à 96 424 251 $US dont 75 446 800 $ US sont générés par le marché du Royaume Uni, 19 221 667 $US par le marché français, 835 667 $US par le marché portugais, 772 148 $US par le marché belge et 147 969 $US par le marché espagnol.

En dépit de nouvelles lois européennes d'immigration, freinant l'arrivée importante de nouveaux immigrés africains en Europe, le chiffre d'affaires total et celui généré dans chaque pays devraient progresser dans les prochaines années. Ceci en raison des possibilités d'extension du marché vers d'autres types de consommateurs dont les Européens à la recherche de nouvelles saveurs. Aussi, assiste-t-on en Europe à une croissance constante de la demande des aliments ethniques, c'est-à-dire des aliments "porteurs d'identité" et étrangers à la culture alimentaire européenne. Sept pays se distinguent dans ce nouveau modèle de consommation. Il y a le Royaume-Uni, la France, l'Espagne, la Suède, l'Italie et les Pays-Bas.

Avec un chiffre d'affaires évalué à 6 milliards de FF en 1997, le Royaume-Uni est le premier marché des aliments ethniques, ce qui confirme nos résultats sur la primauté du marché anglais dans le commerce des PFNL de l'Afrique subsaharienne. En effet, le Royaume-Uni a été le premier pays où s'est développé en Europe le concept d'aliments ethniques traduit de l'expression anglo-saxonne d'ethnic food en Europe, après sa genèse aux Etats Unis et au Canada. Les produits qui séduisent de plus en plus les consommateurs européens sont : les aliments asiatiques, les aliments indonésiens, les aliments indo-Pakistanais et les aliments tex-mex. Les aliments africains sont pour l'instant absents sur ce créneau dont le développement se fait à travers la Grande Distribution. En dépit de leur absence, les professionnels rencontrés pensent qu'ils peuvent intégrer ce segment de marché. Ceci en raison de leur pluralité, de leur diversité et au vu du succès des aliments des autres communautés d'immigrés.

Au nombre de 370 millions de personnes, les Européens, consommateurs ou non d'aliments ethniques, constituent une cible intéressante pour les exportateurs des PFNL de l'Afrique subsaharienne. En passant des EZAT ou des ETP à la Grande Distribution, les PFNL emprunteraient le même parcours commercial que de nombreux produits, comme le couscous venu du Maghreb. Dans le cas des PFNL alimentaires, ce passage exige au préalable une identification des produits susceptibles d'intéresser les Européens. Cette identification doit être précédée par la segmentation PFNL alimentaires de l'Afrique subsaharienne présents ou pas encore en Europe. Selon l'organisation actuelle du marché des produits tropicaux en Europe, on peut distinguer les PFNL alimentaires exotiques et les PFNL alimentaires ethniques. Les premiers sont des produits ayant moins de "marquage identitaire". C'est le cas des fruits dont le goût et la saveur ne sont pas inconnus des consommateurs européens. Quant aux seconds, ce sont des produits à très fort " marquage identitaire ou culturel", leur goût et leur saveur sont inconnus des consommateurs européens. Ils sont constitués des PFNL alimentaires ethniques authentiques et les PFNL alimentaires ethniques standards. Les premiers ont un "degré d'identité" très élevé ; leur consommation exige une longue expérience et un séjour dans les pays exportateurs. C'est le cas des chenilles qui, pour des raisons culturelles, n'ont aucune chance de séduire les consommateurs européens. Quant aux PFNL alimentaires ethniques standards, ce sont des aliments dont les caractéristiques sont telles qu'elles peuvent répondre aux attentes de la Grande Distribution et des consommateurs européens. C'est le cas des produits surgelés faciles et prêts à être consommés par les européens. Ainsi, dans la perspective d'accès dans la Grande Distribution, seuls les PFNL alimentaires ethniques standards et les PFNL exotiques peuvent intégrer la Grande Distribution et la restauration hors foyer.

Outre le commerce ethnique (épiceries africaines) et la Grande Distribution (Supermarchés et Hypermarchés), les PFNL de l'Afrique subsaharienne peuvent être destinés à d'autres marchés internationaux sur lesquels s'échangent les PFNL. On peut distinguer les marchés anciens (ex : marché des huiles essentielles et le marché des peaux de reptiles) et les marchés émergents, suite aux nouveaux modèles de consommation des Européens (ex : le marché des produits biologiques et le marché des aliments santé ou alicaments, c'est-à-dire dire des aliments cumulant les effets thérapeutiques et nutritionnels). Ce sont des marchés où l'Afrique subsaharienne est paradoxalement absente, malgré la richesse de sa biodiversité (plantes à huiles essentielles, plantes aromatiques, fruits spontanés, fruits des vergers villageois, de nombreux reptiles, etc.).

L'accès à ces différents débouchés peut se faire selon plusieurs stratégies. Tout dépend des objectifs et de la qualité de produits dont disposent les exportateurs. Mais deux d'entre elles nous paraissent adaptées aux exportateurs africains des PFNL, notamment dans le cas des PFNL alimentaires. Premièrement, les pays africains peuvent exporter des ingrédients entrant dans la fabrication des aliments ethniques. Deuxièmement, ils peuvent exporter directement des aliments prêts à être consommés aux centrales d'achats des différentes entreprises de la Grande Distribution européenne ou aux importateurs des aliments ethniques. Cette seconde stratégie concerne les pays disposant d'un tissu agro-industriel conforme aux normes européennes.

Comme on le voit, cette étude vient de rendre compte de la valeur du commerce des PFNL et de montrer les nombreuses autres opportunités qui s'offrent aux producteurs africains des PFNL. Reste à savoir maintenant comment ceux-ci peuvent-ils satisfaire les attentes des acteurs en Europe? autrement dit comment peuvent-ils approvisionner régulièrement les marchés sans compromettre à la survie des espèces exploitées? D'abord, ils doivent lever le principal obstacle identifié par les importateurs actuels à savoir : le manque de professionnalisme des exportateurs actuels. Celui-ci est illustré par la qualité inconstante des produits, l'irrégularité d'envois de marchandises, l'envoi des produits non conformes à la réglementation européenne, l'absence d'étiquetage des produits, l'absence d'informations (nom du produit, date de fabrication, composition, nom de l'exportateur, etc..). A travers ces freins, il apparaît une inadéquation entre l'offre et la demande des PFNL de l'Afrique subsaharienne sur le marché européen. C'est au rétablissement de cet équilibre entre l'offre et la demande que doivent s'atteler les futurs exportateurs des PFNL, notamment dans les perspectives d'un accès à la Grande Distribution et d'autres débouchés des PFNL identifiés au cours de cette étude. Etant donné les exigences de la Grande Distribution et de l'Union Européenne, notamment sur la traçabilité, le problème de l'organisation de la production et de l'exportation des PFNL devient indispensable et obligatoire. Se pose alors le problème de savoir comment les petites unités (villageoises, périurbaines ou urbaines) productrices des petits volumes de PFNL peuvent-elles s'impliquer dans cette organisation?

La réponse à cette question passe par l'imagination de plusieurs modèles d'organisation de la production. Ils doivent quels qu'ils soient respecter, de notre point de vue, cinq critères : maintenir la structure sociale, assurer l'amélioration des revenus des paysans, protéger l'environnement, contribuer à la création de nouveaux emplois, contribuer à la production des PFNL conformes aux attentes des marchés européens et contribuer à l'émergence des acteurs plus professionnels). Au vu des échecs passés (ex : mise en place des coopératives), nous proposons le développement du modèle traditionnel. Pour y arriver, nous suggérons l'utilisation de l'ingénierie des savoirs, des savoir-faire et des activités traditionnels. En combinant l'ethnoscience et le marketing, cet outil mobilise plusieurs champs disciplinaires en amont et en aval avec trois objectifs : produire et exporter des PFNL de qualité conformes au codex alimentaire, atteindre les objectifs des acteurs en Europe et en Afrique et développer un maillon du système actuel capable de faire le lien entre les paysans et les marchés (nationaux ou régionaux et internationaux). Au vu de nos recherches sur la commercialisation du safou au Congo et les travaux d'autres chercheurs sur l'organisation des marchés des PFNL en Afrique subsaharienne, il ressort qu'il existe des petites entreprises (individuelles ou familiales) qui travaillent avec les paysans depuis plusieurs années. C'est le cas des bayam sallam au Cameroun et des transporteurs grossistes au Congo-Brazzaville et au Congo-Kinshasa. En s'inspirant de leurs activités actuelles, nous focalisons l'organisation de l'exportation des PFNL à travers ces personnes physiques ou morales. Celles-ci devront à leur tour orienter la production des paysans en fonction des attentes du marché européen, comme ils l'ont toujours fait pour les marchés nationaux ou régionaux. Dans le souci de lier modernité et tradition et rendre lisible notre modèle d'organisation auprès des acteurs européens, nous proposons la création d'un label CENDEXPPA (Centrale de Distribution, d'Exportation et de Promotion de des Produits des Paysans Africains) garantissant l'origine paysanne des produits, la traçabilité de ceux-ci et l'utilisation des méthodes de protection de l'environnement. Géré par la FAO, par exemple, ce label va être utilisé dans l'élaboration d'une politique de communication en Europe, voire en Amérique du Nord. Il sera délivré aux entreprises qui, depuis toujours, travaillent avec les paysans et veulent se diversifier. Celles-ci, après formation au commerce international par exemple, pourront exporter les PFNL soit sous formes d'ingrédients, soit sous formes de produits prêts à être consommés. Ainsi, elles pourront contribuer à répondre aux défis de l'Afrique (amélioration des revenus des paysans, maintien et création des emplois en milieu ruarl, valorisation les agricultures familiales, protection de l'environnement, etc.).

Previous PageTable Of ContentsNext Page