«Perceptions de la forêt: rémanences actuelles des mythologies forestières»

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«Perceptions de la forêt: rémanences actuelles des mythologies forestières»

Alain Bouras 1


Résumé

L'ethnologie permet de mieux cerner «ce que l'on ressent au contact de la forêt», selon une dimension construite historiquement.

1) Ce qu'est une divinité de la forêt :
Les divinités sont des expressions d'une énergie psychique collective. Elles sont utilisées pour tel ou tel comportement d'adaptation du groupe. Scientifiquement, on ne peut pas énoncer qu'une divinité existe mais on peut analyser un culte. La «Mère des forêts» apparaît dans un contexte très précis dans toutes les traditions de l'Europe. Elle symbolise l'énergie de la forêt.

2) Caractéristiques de la «Mère des forêts»:
Personnage immense, en habits de bois, c'est la représentation de la forêt qui s'ouvre le ventre pour abriter, chauffer et nourrir les hommes.

3) Fonctions de ce personnage et rémanences actuelles:
«Au plus profond de la forêt» vivent les ogres, les forces incontrôlables, les loups... La forêt nous touche d'une façon profonde, viscérale. Nous sommes faits de symboles, et un symbole peut faire vivre ou mourir: il engendre des émotions, qui engendrent des comportements.

En zone tempérée, la forêt a permis la survie. Sans feu, l'animal humain n'y passe pas l'hiver. Le feu vient du bois, qui vient de la forêt: un symbole fort lui est associé. Les mythologies sont des messages de comportement: ils continuent à nous conditionner.

Le texte conclut sur la nécessité de groupes de travail mixtes, où psychosociologues, éthologistes, psychanalystes, ethnologues, collaborent avec les forestiers.


Introduction:

Toutes les sociétés ont des esprits, des divinités. A quoi cela sert- il ? Ce sont des expressions d'une énergie psychique collective, que l'on est maladroit à symboliser autrement que par un personnage. Cette énergie peut être utilisée pour tel comportement d'adaptation du groupe, ou tel autre. Ainsi, rendre un culte à Mars, c'est créer des ambiances guerrières (musiques, danses, paroles, masques, attitudes, idéaux), et prédisposer le groupe à la guerre. Rendre un culte à Vénus, c'est créer des ambiances différentes, et prédisposer le groupe à d'autres comportements, tout aussi indispensables à sa survie.

Scientifiquement, on ne peut pas énoncer qu'une divinité existe. Pas plus qu'on ne peut énoncer qu'elle n'existe pas. Par contre, scientifiquement, on peut observer un culte, objectiver des actes, et émettre des hypothèses quant à la fonction de ce culte. On peut dire «s'il y a divinité, c'est qu'il y a culte». Une divinité sans culte, même individuel, n'aurait pas d'existence. Voilà donc notre matériau d'étude posé

Dans l'Europe agricole, il y avait ainsi des divinités pour tout ce que l'on cherchait à domestiquer : il y avait «la Mère des pluies», la Lune, le Soleil, la Mère des forêts», et bien d'autres. La Mère des forêts est celle qui nous intéresse ici, et elle portait le nom de «Skogsra» en suèdois, «Meza meta» en letton, «Muma Padurii» en roumain .... Elle exprime donc l'énergie de la forêt. Quel est ce personnage, qui apparaît dans un contexte toujours précis, de façon répétitive, dans toutes les traditions de l'Europe ?

1) Qu'est ce qu'une divinité de la forêt :

Je vais commencer par commenter le titre : on sait qu'une rémanence: c'est une perception qui persiste après que la disparition du stimulus sensoriel.

La démarche est de cerner «ce que l'on ressent au contact de la forêt». On va aborder cette dimension construite. «Construite» signifie ici «construite historiquement», génération après génération.

2) Par quoi la «Mère des forêts» se caractérise-t-elle? :

Dans quels contextes ce personnage de la Mère des .Forêts apparaît-il? A la suite d'enquêtes ethnographiques, on le voit apparaître dans au moins 9 types de production culturelle différents: des proverbes, des rites de construction, des rites d'abattage, des rituels de naissance et de mort, une fête saisonnière, des légendes, des contes, des sorts, et des incantations de guérison:

Cette créature aux formes multiples a rapport avec les arbres qu'elle protège, les enfants qu'elle peut enfermer dans les arbres, et le feu, qu'elle craint. Il s'agit donc de tout ce qui est essentiel aux yeux du groupe... Elle est aussi grande que les arbres, et habillée d'écorces d'arbres.

Quelques faits: au village de Clopotiva (CONEA 1937) : «Si la femme est à la maison quand elle sent approcher l'accouchement, elle s'assied sur le foyer. A sa naissance, si l'enfant pleure beaucoup, il faut faire des incantations contre la «Mère des forêts» On a été appelé la vieille du village : elle enfouit un verre «là où les poutres se croisent. Il contient de l'eau, trois graines blanches, trois graines de chanvre, un clou de fer et de l'encens, le tout s'appelle «l'eau de la vieille». Elle en asperge le bébé. On va ensuite à l'église où le curé va le bénir avec son eau à lui».

La hache intervient dans des comportements rituels contre l'orage (PAMFILE 1906), contre la «Mère des forêts,: pour chasser les nuages, on disposait la hache d'abattage avec le tranchant vers le ciel, sur le seuil de la maison. Et pour tenir tête au personnage de la «Mère des forêts»on la jetait le plus loin possible de la maison.

Cette «ogresse de la forêt» est connue encore pour voler le caractère sage des enfants. Elle échange les enfants obéissants pour les siens, qui sont insupportables. Ouvrons une parenthèse pour signaler que beaucoup de petits roumains, selon les familles, se sont vus menacés d'être échangés contre des enfants d'une autre ethnie, nomade, s'ils n'étaient pas sages...

On traitait «les enfants désobéissants» ainsi (GOROVEI 1915),car ils considérés comme «possédés»: une bonne volée de noisetier ou de cornouiller bien souple devait leur permettre de voir le démon chassé en eux! Dans la région de Bukovine les enfants considérés comme échangés par la «Mère des forêts» étaient menés à la frontière du village et là, battus de trois verges de pommier, tandis que l'on appelait l'ogresse pour que les vrais enfants reviennent! Nul doute que ces derniers revenaient très vite...

«La Mère des forêts» sévit aussi en volant le sommeil des enfants. C'est un élément vital et ceux qui se sont occupés d'enfants savent combien le manque de sommeil peut être inquiétant et préoccupant.

.«Baba Coaja»: «la vieille de l'écorce», est un autre être démoniaque très proche (BÎRLEA, MUSLEA, 1970): elle tue les enfants non baptisés et enferme leur âme dans les buissons de sureau afin, qu'elle y pourrisse. «Pour cette raison, on ne bêche pas la terre où pousse un sureau, et on la laisse en place».

La Mère des Forêts a son jour de fête saisonnière: Il est rencontré dans la zone de Pādureni (BOURAS, 1982) sous le nom de «Ziua soarelui»: le jour du soleil. Dans la liturgie chrétienne, il est devenu le jour de la Transfiguration. Le nom populaire de la fête est «Probejenie ». Ce jour-là «Muma pādurese cache dans la forêt, et pleure. On peut d'ailleurs entendre ses plaintes jusqu'au village ...!

Une autre coutume concerne la mort (MARIAN 1893): dans la région de Vrâncea, à la veille de l'enterrement, le mort est sorti dans la cour. Un feu est fait, par dessus lequel on saute. Le cadavre est transporté par-dessus. Pendant ce temps, les jeunes se déguisent en vieillards (les «Mosii»), et la direction qu'ils prennent est révélatrice: ils viennent de la forêt vers le village.

Cette Mère des forêts est donc associée à tout ce qui est vital pour le village. On voit dans toute l'Europe, les anciennes divinités de la religion pré-chrétiennes être agrégées en une seule, protectrice, lorsqu'arrive la religion chrétienne. Dans la tradition catholique, La Vierge Marie est placée au pied de calvaires pour intercéder auprès de Dieu le Père, «faire remonter» les prières des accablés et des pauvres gens, et est en cela bien proche de l'arbre qui permettait de communiquer avec le monde divin. On la trouve au pied des arbres et près des sources. Ces autres divinités pré-chrétiennes, très présentes dans le folklore, sont « La mère des pluies» (Muma-ploii»), La mère l'écorce, («Baba-coaja»)«L'édentée» («Baba-cloantsa»), «La grande Jeudi» («Joimaritsa»), «La lune», etc.

C'est la représentation de la forêt qui participe à sa propre destruction, et de bon gré. La forêt est bonne, dans le sens où elle s'ouvre le ventre pour abriter, chauffer et nourrir les hommes. C'est sans doute là le mythe de fond: ce personnage maternel, à la fois puissant et pauvre, finalement malchanceux, et en habit de bois!

Un proverbe roumain dit: la forêt est la moitié de la maison». De fait, sans arbre pas de toit, pas de mur, pas de mobilier, pas de feu, pas de berceau, pas de cercueil, pas d'outils ... Pas de vie, pas de confort.

Il y a encore une coutume dans le village de Moisei dans la région du Maramures, qui se pratiquait jusque 1935 (PETRESCU, 1961): les ouvriers qui man_uvraient les troncs en forêt se rendaient «quelque part dans la forêt» une fois par an. Et autour d'un grand sapin «qui était comme un symbole des arbres qu'on avait abattus pendant une année», ils déposaient «en signe de paix et peut-être de remord» de la nourriture, avec les gâteaux, et de l'alcool de prune, ainsi que les sapinettes, l'outil de leur profession. On mangeait, buvait, comme on peut le faire pour les morts. Voici la justification qui est donnée de la coutume:

Une pratique de sortilège, recueillie en Bukovine en 1937 (BUTURA, 1976) contient cette idée «d'abattre sans tuer» un bois, afin qu'il garde tout son pouvoir. Il s'agir de confectionner un «piquet de sortilège».

Tout se passe comme si on avait voulu qu'un «esprit» de l'arbre reste dans le bois et se conserve jusque dans l'objet.

3) Voilà ce qu'était ce personnage, et à quoi il «servait». Qu'en reste-il ?

Premièrement, de façon intuitive, on sait que les sorcières, les ogres, vivent dans la forêt, et «qu'au plus profond de la forêt», sont des dangers, des forces incontrôlables : enchanteurs, sorciers,etc.), qu'il y a là des loups, des Bêtes du Gévaudan, bref : le non-humain.

Deuxièmement, et de façon plus scientifique, un comportement peut-il être hérité ? La réponse est multifactorielle. Voici trois des éléments de réponse:

- Un comportement peut être inné, transmis génétiquement. Le comportement de parade de l'oiseau mâle «chevalier-combattant» sera le même que l'oiseau ait eu un modèle parental ou non.. Les comportements de fuite ou d'agression sont innés et n'ont pas eu besoin d'être appris. Il ne faudrait pas toutefois tomber dans un excès qui serait de minimiser les comportements acquis (appris). Cette phrase d'un humoriste résume la situation : «entre l'inné et l'acquis, on a trop souvent tendance à sous-estimer les deux». ...

La deuxième partie de réponse, est soufflée par Didier Dumas (DUMAS, 2001) et tient dans la notion d'«inconscient transgénérationnel».Ce qui est porté par l'inconscient du père ou de la mère, et par les ascendants plus ou moins éloignés, peut concerner également l'individu. Comment cela se transmet-il ? Il s'agit d'une hypothèse, mais que je crois important de retenir.

La troisième facette de la réponse à notre question est que les mythologies, les systèmes de valeur, sont transmis dès le plus jeune âge : par le biais des contes, des histoires, des jeux d'enfants qui mettent en scène les personnages signifiants, donc, ces énergies émotionnelles. Ces messages passent «dans le biberon», et seront différents pour un enfant éduqués en zone polaire, un autre éduqué au Sahara, ou en zone de forêt tempérée. Ces messages - de comportement acquis - résistent à l'usure du temps.

En zone tempérée, c'est la forêt qui a permis la survie. Sans feu, l'animal humain ne passe pas l'hiver, ne peut pas conserver ses aliments. Le feu vient du bois. Le bois vient de la forêt. Si la forêt a eu, pendant tant de millénaires, un rôle technologique protecteur et nourricier, il était inévitable qu'un symbole ad hoc lui soit associé, et qu'il persiste.

Conclusion:

Qu'en déduire? Que la forêt nous touche: on le savait.

On comprend mieux pourquoi elle nous touche ainsi de façon viscérale, incontrôlable, profonde : nous sommes faits de symboles, mus par des symboles : le symbole de la patrie, ou celui de la famille, correspond à des réalités, économiques et affectives, tout comme la forêt. Un symbole peut faire vivre, ou mourir.

Il reste des études à mener, sur les modalités selon lesquelles la forêt a une place en nous : et nous avons besoin pour cela de psychosociologues, d'ethologistes, de psychanalystes, d'ethnologues, conjointement aux forestiers et aux autres gestionnaires.

Des groupes de travail sont sans doute à organiser à l'issue du Congrès mondial, sur la «perception de la forêt», et il serait sans doute utile qu'ils soient en lien avec les acquis du programme européen LIFE sur le «Patrimoine Bioculturel».

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1 docteur en ethno-écologie,
Ingénieur au Ministère de la culture et de la Communication,
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