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3. RENFORCEMENT ET PROTECTION DES COMMUNAUTÉS DE PÊCHEURS À PETITE ÉCHELLE


Le chapitre précédent a passé en revue les caractéristiques culturelles essentiellement internes des communautés de petits pêcheurs. Des notes et des observations ont par ailleurs été consacrées aux possibilités dont disposaient les responsables des pêches pour améliorer l’efficacité de la gestion grâce à la connaissance de ces caractéristiques. Le présent chapitre contient plusieurs autres suggestions à cet effet; pour la plupart, elles impliquent la prise en compte des influences externes suivantes qui peuvent contribuer à renforcer et à protéger les communautés de petits pêcheurs: (1) politiques et pratiques d’aménagement des pêches; (2) institution d’une gestion conjointe en coopération; (3) attribution de droits de propriété; (4) protection des communautés de petits pêcheurs contre les menaces extérieures; (5) gestion des conflits entre populations dont les orientations culturelles sont différentes; (6) protection des communautés de petits pêcheurs contre les rapports de force défavorables.

3.1 Politiques et pratiques des responsables des pêches

Les politiques et les pratiques d’aménagement des responsables des pêches contribuent d’ordinaire de façon décisive à renforcer et à protéger les communautés de petits pêcheurs; en règle générale, les politiques et les pratiques effectivement susceptibles de renforcer ces communautés sont celles qui mettent à profit leurs méthodes traditionnelles de pêche tout en protégeant leurs droits d’accès aux zones de pêche traditionnelles et à certaines espèces. La connaissance et la description de ces méthodes traditionnelles constituent une première étape non seulement importante, mais en outre décisive, si ces méthodes doivent en définitive être codifiées sous forme de politiques et de pratiques d’aménagement. Lorsque les efforts déployés dans ce sens sont couronnés de succès, on peut alors constater avec satisfaction un caractère plus opérationnel de l’aménagement, notamment une souplesse et une efficacité accrues de l’évaluation des stocks, de leur attribution et des mesures d’application correspondantes, ainsi qu’une plus grande fiabilité des moyens d’existence liés à la pêche au sein des communautés de pêcheurs.

Encadré 5
Communautés de petits pêcheurs qui prospèrent grâce à l’aide reçue des pouvoirs publics pour protéger leurs droits d’accès, par opposition à celles qui ont pratiquement disparu faute d’avoir bénéficié de cette aide: Golfe du Mexique(Etats-Unis)

Ces dernières années les communautés traditionnelles d’ostréiculteurs en Floride et en Louisiane (Etats-Unis) ont bénéficié de la protection des pouvoirs publics contre les intrusions de nouveaux pêcheurs concurrents venus de l’extérieur. Ce soutien a été à l’origine de la prospérité des économies de subsistance de ces communautés et de leurs traditions culturelles axées sur la production ostréicole. Cet heureux état de choses contraste singulièrement avec la situation de leurs homologues des Etats voisins de l’Alabama et du Mississipi dans lesquels les responsables publics n’ont pas mené une action résolue analogue visant à protéger les communautés traditionnelles d’ostréiculteurs. Dans ces Etats les communautés ostréicoles traditionnellement distinctes à leur culture ont pratiquement disparu (Dyer et Leard (1994)).


Encadré 6
Efficacité accrue de l’aménagement grâce à la reconnaissance des pouvoirs publics et à leur action en faveur des pratiques d’aménagement communautaire: exemple des Caraïbes, du Pacifique Sud et Ouest et de l’Arctique

Les pratiques traditionnelles d’une communauté rurale en matière d’activités de pêche dans certains sites récifaux ont fait l’objet d’un projet de recherche et de développement en République dominicaine. En dernier ressort, l’explicitation de ces pratiques a aidé la communauté à obtenir des droits officiels quant à la maîtrise de l’accès à des sites particuliers, ce qui a renforcé considérablement les anciennes pratiques de pêche traditionnelles au sein de la communauté proprement dite (Stoffle 1994). De manière analogue, l’acquisition de certaines «connaissances des coutumes populaires» d’une communauté du Pacifique Sud a fourni de précieuses indications pour la formulation de nouvelles politiques d’aménagement en compensant les carences du savoir scientifique traditionnel concernant les principaux stocks de poissons dans cette région (Ruddle, 1994).

De riches traditions d’aménagement communautaire ont par ailleurs été intégrées aux systèmes modernes d’aménagement des pêcheries de façon à répondre aux besoins à cet égard des communautés de petits pêcheurs au Japon, en Indonésie, en Micronésie, en Mélanésie et dans le nord de l’Australie. Là encore, il en a résulté non seulement une efficacité accrue des mesures d’aménagement, mais en outre un véritable renforcement des traditions et des pratiques culturelles mis à profit par les nouveaux systèmes élaborés (Ruddle et Akimichi et al. 1984).

Des résultats positifs analogues ont été obtenus par des projets de développement fondés sur des traditions sociales et culturelles et axés sur les dispositifs de concentration du poisson aux Philippines, en Indonésie, au Samoa Occidental et en Malaisie. Les efforts ainsi déployés ont permis d’améliorer les dispositifs traditionnellement employés en augmentant leur rendement, tandis que de nouveaux modes de financement ont été mis au point et que la localisation de la mise en oeuvre des droits de propriété a été rendue plus explicite. (Pollnac et Poggie et al. 1997).

Dans certaines communautés indonésiennes de petits pêcheurs les traditions sociales et culturelles proches des méthodes d’évaluation des stocks ont été intégrées aux systèmes modernes d’aménagement, autorisant de très importantes économies au niveau des activités d’aménagement dans cette région, dont les moyens disponibles à cet effet sont sinon limités. Grâce à la reconnaissance officielle des pratiques de pêche traditionnelles des pêcheurs, leurs communautés ont été renforcées et les mesures d’aménagement ont gagné en efficacité (Bailey et Zerner 1992).

En outre, après imposition d’un moratoire général de la pêche commerciale à la baleine au début des années 1980, les peuples autochtones de la région arctique de l’Alaska, du nord du Canada et du Groenland, ont lutté et ont obtenu en définitive la reconnaissance de leurs droits de récolter certains mammifères marins - activité occupant depuis longtemps une place importante dans leurs cultures traditionnelles; à présent, l’évolution récemment intervenue a conduit à intégrer leurs pratiques traditionnelles de chasse dans différents systèmes d’aménagement conjoints qui s’appuient sur leur participation à l’évaluation des stocks et aux décisions d’attribution. Ces nouveaux systèmes de gestion conjointe offrent des perspectives prometteuses, non seulement pour préserver certains stocks de mammifères marins, mais aussi pour conserver les traditions sociales et culturelles des populations autochtones qui les ont traditionnellement exploités. (Voir dans le document de l’annexe 10.3 préparé par M. Freeman et publié dans le présent rapport, une analyse approfondie de ces différents faits).

Encadré 7
Renforcement des communautés de petits pêcheurs par intégration de leurs membres aux cadres de planification, de mise en oeuvre et d’orientation politique de l’aménagement des pêches

Si les organisations aux niveaux international, national, ainsi qu’au niveau des Etats et des provinces recrutent des pêcheurs professionnels pour travailler auprès de leurs équipes et sur différents projets, alors, les caractéristiques culturelles, les pratiques de pêche et les préoccupations fondamentales des pêcheurs seront plus largement prises en compte dans ce contexte institutionnel. Les experts recrutés au sein des communautés de pêcheurs peuvent apporter une expérience concrète, ainsi qu’une sensibilité à des préoccupations humaines difficiles à faire prévaloir loin de leurs communautés. Le Ministère canadien des pêches et des océans pour ne citer qu’une seule de ces organisations, fait maintenant appel à des pêcheurs professionnels en tant que participants aux tâches d’évaluation des stocks, comme pour améliorer les informations disponibles dans le cadre de la planification, de la mise en place et de la formulation des politiques en matière d’aménagement et de développement.

3.2 Mise en place d’activités de gestion conjointe en coopération

Plusieurs autres approches inédites en matière d’aménagement des pêches ont également été amorcées ces dernières années, donnant lieu à une intégration plus effective des pêcheurs à petite échelle aux systèmes d’aménagement institués par les pouvoirs publics. Au tout premier rang de ces initiatives figurent différentes approches participatives connues généralement sous le nom de «gestion conjointe en coopération».

La gestion conjointe en coopération doit être distinguée de la gestion consultative, laquelle comporte simplement la création de commissions et de comités consultatifs qui se concertent avec les pêcheurs et les organisations de pêcheurs avant d’établir des politiques et des règlements des pêches. Dans le cas de la gestion conjointe en coopération, les pêcheurs et leurs organisations sont régulièrement consultés, mais ils partagent en outre le pouvoir de prendre les décisions importantes. Simultanément, la gestion conjointe en coopération exige des pêcheurs une meilleure connaissance des préoccupations des gestionnaires et une collaboration avec ces derniers plus étroite et plus concertée (voir Jentoft, 1985, Jentoft et Kristoffersen 1989 et Pinkerton 1989).

La gestion conjointe en coopération repose sur l’hypothèse de base suivante: une fois celle-ci instituée, les pêcheurs verront leur intérêt commun dans le maintien des ressources halieutiques à des niveaux confortables et seront davantage motivés pour discipliner eux-mêmes l’effort de pêche. En outre, en déléguant nombre de tâches d’aménagement aux pêcheurs proprement dits, les conflits avec les responsables des pêches devraient normalement par ailleurs s’atténuer.

Plusieurs expérimentations ont démontré l’efficacité des méthodes de gestion conjointe en coopération. Jentoft et Kristoffersen (1989) par exemple rendent compte d’initiatives analogues couronnées de succès dans des pêcheries à petite échelle en Islande et en Norvège; McCay (1980) décrit des expériences prometteuses observées dans des pêcheries du centre du littoral Atlantique des Etats-Unis. Enfin, Goodlab (1986) présente différents projets prometteurs de gestion conjointe en coopération concernant des pêcheries voisines des îles Shetland.

La mise en place de systèmes de gestion conjointe en coopération a facilité le renforcement de nombre de communautés de petits pêcheurs grâce à une plus grande efficacité des mesures de conservation et à un meilleur accès aux ressources marines, une cohésion communautaire accrue, un renforcement de l’économie locale et une valorisation de la conscience de l’identité culturelle des pêcheurs, ainsi qu’un plus grand optimisme pour l’avenir. Ces systèmes fonctionnent mieux dans des communautés de petits pêcheurs culturellement homogènes et moins bien dans celles qui comptent divers types de pêcheurs. La faiblesse des liens avec les marchés extérieurs de fruits de mer lucratifs ou en croissance rapide de commercialisation des fruits de mer peut également contribuer à garantir la réussite des systèmes de gestion conjointe.

Encadré 8
Renforcement de l’aménagement des pêcheries par la mise en place de systèmes de gestion conjointe en coopération dans les communautés de petits pêcheurs

Grâce à l’intégration d’anciennes traditions et pratiques de pêche tant sociales que culturelles, en particulier en matière de droits d’accès et de répartition des droits, les systèmes de gestion conjointe en coopération adoptés en Islande ont entraîné une efficacité accrue de l’aménagement des pêcheries, un renforcement de la cohésion sociale et une augmentation de la prospérité économique des communautés (Durrenberger et Pálsson, 1987). Des résultats également positifs comparables ont aussi été observés dans des communautés de petits pêcheurs en Norvège (Jentoft, 1985). De façon analogue, des populations autochtones en Alaska ont obtenu la reconnaissance officielle d’importants droits d’accès établis sur la base de leurs droits traditionnels dans certaines pêcheries, ce qui s’est traduit par une efficacité renforcée des mesures de gestion et une prospérité accrue des membres de la communauté (Langdon, 1984). Un système satisfaisant de gestion conjointe a également été institué en Colombie britannique, permettant à des populations autochtones de participer à l’évaluation des stocks, à la détermination des niveaux d’exploitation durables, à la fixation et à la répartition des droits d’accès et enfin, à la mise en application d’une réglementation des pêches (Hilborn et Luedke, 1987). Enfin, à Terre Neuve, région qui a connu au début des années 1990 l’effondrement de ses principaux stocks de poissons, les pêcheurs à petite échelle participent à présent aux activités d’évaluation des stocks menées à bien par les pouvoirs publics. Il en a résulté non seulement une plus grande qualité de ces évaluations, mais aussi une meilleure prise en considération et une plus juste appréciation de la valeur des connaissances écologiques traditionnelles de ces pêcheurs dans le cadre de l’action des pouvoirs publics et de leurs activités de gestion.

En dépit de leurs possibilités prometteuses, la poursuite de l’élaboration de systèmes de gestion conjointe en coopération doit s’effectuer prudemment. Tel qu’indiqué plus haut, les chances de réussite de ces systèmes sont les plus élevées dans le cas de communautés de pêche culturellement homogènes, lesquelles se caractérisent par des niveaux élevés de cohésion sociale interne et des conflits intérieurs limités en conséquence. De fait, l’action en faveur des systèmes de gestion conjointe en coopération dans des communautés ne possédant pas ces caractéristiques risque d’introduire de nouveaux problèmes ou d’aggraver les problèmes existants, par exemple, en exacerbant des conflits et des différends internes anciens. Qui plus est, l’institution de systèmes de gestion conjointe en coopération ne garantit aucunement que les stocks de poissons ne seront pas surexploités à un moment donné.

Aussi, les responsables officiels des pêches auront-ils toujours un rôle important à jouer. Le plus souvent, ils devront continuer à faire office d’arbitres des programmes de gestion communautaire et de médiateurs des conflits apparus aussi bien dans le cadre de ces programmes qu’entre participants à des programmes différents (les lecteurs sont invités à examiner le document présenté à l’annexe 10.1 du rapport qui contient une description de réalisations prometteuses en matière de gestion conjointe communautaire au sein de communautés de petits pêcheurs dans la partie sud-ouest du Japon).

3.3 Attribution de droits de propriété

Les mesures gouvernementales conférant des droits de propriété sur certaines ressources halieutiques permettent dans nombre de cas d’améliorer l’efficacité de l’aménagement des pêches et de renforcer les communautés de petits pêcheurs. Certains membres de la collectivité plus vaste dont lesdites communautés font partie risquent de se prononcer contre l’institution de droits de propriété de ce type au motif qu’ils réduiront la participation, la concurrence et la distribution des avantages recueillis. Or, cela ne doit pas être considéré comme un défaut fatal: partout dans le monde les droits de propriété sont le principal moyen utilisé pour limiter l’accès aux ressources naturelles.

La réglementation des pêches par l’attribution de droits de propriété offre de vastes possibilités en termes de gestion de l’activité des pêcheurs à petite échelle, dont les effectifs importants et dispersés sont souvent difficiles à contrôler d’une autre façon. Normalement, lorsque des pêcheurs à petite échelle considèrent que certains stocks de poissons ou lieux de pêche leur appartiennent, ils sont alors susceptibles de limiter spontanément leur effort de pêche et de se préoccuper davantage de conservation et d’aménagement. Si tel est le cas, leur modération volontaire devrait limiter les dépenses consacrées par les pouvoirs publics aux mesures d’aménagement et de mise en application, parce que peu de pêcheurs devraient s’opposer à des systèmes qui leur confèrent un pouvoir décisif vis-à-vis des choix d’aménagement.

Dans les communautés où des droits de propriété ont été accordés aux pêcheurs à petite échelle, il en a résulté d’ordinaire une limitation volontaire de l’effort de pêche, la surexploitation des principaux stocks étant alors exceptionnelle. La majorité des pêcheurs qui bénéficient de droits de propriété et peuvent contrôler l’accès aux lieux de pêche ne sont pas contraints de se livrer une concurrence aussi intense et peuvent maintenir leur effort de pêche à des niveaux leur permettant de réaliser des profits acceptables et une production suffisamment régulière (Bell, 1978: pages 137-138). Tel a été le cas même dans certaines pêches à petite échelle faisant l’objet d’une forte demande et de prix élevés des captures - alors que nombre d’avis critiques avaient soutenu que les mécanismes de marché conduiraient inévitablement à une surexploitation.

Malheureusement, l’attribution de droits de propriété ne garantit pas systématiquement une limitation volontaire de l’effort de pêche et dans certains cas les pêcheurs à petite échelle qui en sont les bénéficiaires ont eu tendance à intensifier leur activité et en définitive à surexploiter leurs stocks. Aussi, tandis que l’attribution de droits de propriété conférera nombre de tâches d’aménagement à leurs détenteurs, les pouvoirs publics auront encore un rôle à jouer pour veiller à ce que ces mêmes droits ne soient pas abusivement exploités.

Les considérations de justice sociale sont également une préoccupation essentielle lors de l’institution de droits de propriété dans les pêcheries, puisque l’attribution même de ces droits à certains équivaut à les refuser à d’autres, eux-mêmes susceptibles d’avoir des intérêts légitimes vis-à-vis des pêcheries en question. Ce problème peut souvent être résolu en exigeant des bénéficiaires le paiement des droits qui leurs sont conférés, soit à l’issue d’une vente aux enchères, soit en payant des loyers ou des redevances visant à couvrir les différents coûts, notamment administratifs, à la charge des pouvoirs publics.

Il existe plusieurs solutions couramment adoptées pour instituer des droits de propriété au sein des communautés de petits pêcheurs. Il est possible notamment de conférer des droits d’une part pour exploiter une certaine espèce, et d’autre part, pour opérer dans des zones de pêche bien définies. Une pratique moins répandue consiste à conférer des droits sur le volume admissible des captures (VAC) ou encore un contingent individuel transférable (CIT). Ces derniers moyens sont peu utilisés dans les pêches à petite échelle, notamment dans les pays en développement, en raison surtout des coûts élevés d’administration et de mise en application.

En principe, les pêcheurs détenteurs de certains droits de propriété devraient se sentir moins contraints d’intensifier leurs activités et de surexploiter les stocks de poisson. Les fluctuations cycliques de la main-d’œuvre, comme des disponibilités de poisson sur les marchés, devraient également être régularisées et l’adoption d’engins plus efficaces ou encore de navires de pêche d’une puissance et d’un tonnage accrus, devrait alors présenter un moindre intérêt. Par ailleurs, la sécurité devrait s’en trouver renforcée, les pêcheurs se sentant moins contraints de travailler par mauvais temps. Au demeurant, quels que soient les avantages liés à l’octroi de droits de propriété, les préoccupations de justice sociale seront toujours au premier plan, ce qui fera assurément de leur mise en place une tâche délicate et complexe.

Une autre façon d’instituer les droits de propriété consiste à accorder aux pêcheurs de certaines communautés des droits d’usage territoriaux des pêcheurs (DUTP) (voir Christy, 1982; et Panayotou, 1984). L’institution de ces droits territoriaux peut renforcer notablement les communautés de petits pêcheurs qui éprouvent des difficultés pour défendre leurs pêcheries contre les intrusions d’autres pêcheurs. Les droits de ce type permettent essentiellement de neutraliser les problèmes posés par les systèmes de libre accès à un bien collectif en vigueur dans nombre de pêcheries.

Une collaboration étroite avec les membres de la communauté pour établir la carte de leurs principaux territoires, ainsi que la définition des limites à instituer par rapport aux communautés voisines, constituent généralement les premières mesures à prendre pour instituer des droits de ce genre. La quête de leur reconnaissance auprès des hauts responsables politiques et administratifs s’avérera dans nombre de cas une tâche encore plus difficile. En règle générale, le bon fonctionnement des systèmes d’aménagement fondés sur des droits territoriaux exige une définition précise de leurs limites géographiques, la faisabilité de leurs modalités d’application, le soutien des communautés de pêcheurs concernées et enfin, l’adhésion de la part des hauts responsables des pouvoirs publics (Christy, 1982; Beddington et Rettig, 1984, p.23).

A l’instar des bénéficiaires des systèmes de gestion conjointe en coopération, les bénéficiaires des systèmes de gestion de droits territoriaux sont normalement susceptibles de limiter spontanément leur effort de pêche et de se soucier davantage de conservation et d’aménagement. On peut s’attendre par ailleurs à ce qu’ils engagent plus volontiers des dépenses visant à améliorer les stocks et à ce qu’ils soutiennent des projets communautaires destinés à améliorer différentes ressources halieutiques (Beddington et Rettig, p. 22).

Comme les systèmes de gestion conjointe en coopération, les droits d’utilisation territoriaux sont également généralement plus faciles à mettre en place dans les communautés de petits pêcheurs culturellement homogènes. En revanche, ils risquent de ne pas bien fonctionner dans des communautés qui connaissent une croissance démographique rapide, caractérisées par des conflits sociaux ou une concurrence économique intense. Aussi, bien que la mise en place de systèmes de droits territoriaux puisse conférer à certains membres des droits exclusifs de pêcher dans certains territoires, et leur transférer par ailleurs maintes responsabilités d’aménagement, les pouvoirs publics continueront à exercer un rôle pour veiller à ce que ce type de système ne donne pas lieu à des abus.

Les pouvoirs publics seront tenus normalement de veiller à ce que ces droits soient transférés dans de bonnes conditions, tout en évitant la constitution de monopoles de propriété. Par conséquent, quels que soient les objectifs fondamentaux d’un système de gestion fondés sur des droits territoriaux, sa mise en oeuvre et l’évaluation de son efficacité resteront en règle générale une question particulièrement délicate (voir Pollnac, 1984, dans lequel figure un examen des difficultés liées à l’évaluation de l’efficacité des systèmes de gestion fondés sur des droits territoriaux).

3.4 Protection des communautés de petits pêcheurs contre les menaces extérieures

A l’avenir, l’aménagement efficace des communautés de petits pêcheurs exigera sans doute un élargissement du rôle joué par les responsables des pêches: ils seront vraisemblablement amenés à aider les communautés de petits pêcheurs à se protéger contre les menaces extérieures suivantes: la pollution marine et la dégradation des écosystèmes marins; le développement de l’aquaculture, l’établissement de relations avec des sphères commerciales plus étendues; le développement des industries du tourisme; et enfin, le mouvement mondial de protection des animaux.

Pollution marine et dégradation des écosystèmes marins

La pollution marine et la dégradation des écosystèmes marins ont rarement eu pour effet de renforcer les communautés de petits pêcheurs. Dans quelques régions, les rejets d’eaux usées dans la mer ont certes amélioré les écosystèmes marins en augmentant leur charge nutritive, mais cette pratique a eu plus souvent pour conséquence une pollution malencontreuse et préjudiciable. De manière analogue, les rejets d’eau chaude des centrales électriques et les rejets d’eau froide des barrages augmentent parfois la productivité marine, même si par ailleurs ils modifient radicalement les écosystèmes marins naturels. La plupart du temps la pollution marine et la dégradation des écosystèmes marins ont par contre affaibli les communautés de petits pêcheurs.

Suite à des épisodes de pollution et à la dégradation des écosystèmes marins, les communautés de petits pêcheurs sont parfois dans l’obligation d’interrompre provisoirement leurs activités de pêche et de trouver de nouveaux moyens d’existence. La persistance de la pollution et de la dégradation des écosystèmes peut par ailleurs déclencher des transformations culturelles radicales, voire en définitive la disparition pure et simple de certaines cultures. En réalité, hormis la surexploitation, aucune menace n’est sans doute plus grave pour la durabilité future des stocks marins et les moyens d’existence liés à la pêche que la pollution marine et la dégradation qui en résulte des écosystèmes marins.

L’altération de l’état de santé et de la bonne condition physique des membres des communautés de petits pêcheurs peut aussi figurer parmi les effets de la pollution marine, avec les répercussions correspondantes en termes d’aptitude à maintenir la productivité de leurs activités de subsistance, comme en termes de tensions et de difficultés supplémentaires aux niveaux domestique et familial comme à l’intérieur de cercles sociaux et économiques plus étendus. La pollution des écosystèmes marins traditionnellement exploités risque par ailleurs de susciter chez eux découragement, aliénation et pessimisme vis-à-vis de l’avenir, ainsi qu’une dévalorisation et une perte du sentiment d’identité de la communauté en rapport avec son environnement naturel; (les lecteurs sont invités à consulter les publications de Gill (1994) et celles de Dyer, Gill et Picou (1992) qui décrivent les répercussions sur les communautés traditionnelles de petits pêcheurs en Alaska, suite à la marée noire provoquée en 1989 par le naufrage de l’Exxon Valdez).

Dans de nombreux pays - aussi bien développés qu’en développement - l’aménagement des pêches et la protection de l’environnement relèvent d’administrations publiques distinctes. La difficulté tient souvent à leur défaut de coordination et de collaboration, au détriment des communautés de petits pêcheurs. A vrai dire, dans nombre de pays, ce défaut affecte même les différentes administrations publiques qui ont compétence dans les principaux domaines touchant aux pêches. Aussi, à l’avenir, une plus grande efficacité de l’aménagement des pêcheries exigera-t-elle des responsables oeuvrant dans les différents organismes publics qu’ils s’emploient à collaborer et à coopérer entre eux de façon plus étroite que cela n’a été le cas jusqu’à présent.

Développement de l’aquaculture

L’aquaculture offre depuis longtemps de réelles possibilités d’augmentation de la production de poisson partout dans le monde et sa contribution globale à la production totale de fruits de mer a augmenté remarquablement au cours des quatre ou cinq dernières décennies. Or, dans beaucoup de pays en développement, sa primauté a été un bienfait controversé du point de vue des communautés de petits pêcheurs. En effet, son développement ne s’est poursuivi que rarement à l’intérieur desdites communautés et ce pour différentes raisons.

Essentiellement, si les pêches de capture et l’aquaculture visent conjointement à produire des organismes marins, leur organisation, leurs activités de base et leurs caractéristiques s’avèrent fondamentalement différentes. L’aquaculture à petite échelle, comme on l’a souvent remarqué, a beaucoup plus de points communs avec l’agriculture, qu’avec les pêches de capture, tandis que l’aquaculture à grande échelle présente beaucoup plus de caractéristiques communes avec l’industrie moderne techniquement évoluée et à forte intensité capitalistique. Aussi, bien que son objectif soit la production d’organismes marins, l’aquaculture s’est développée pour l’essentiel à l’extérieur des communautés de petits pêcheurs. Qui plus est, comme le fait observer Pollnac (1990), ces répercussions ont été souvent préjudiciables pour les pêches de capture, notamment du fait de l’intensification de la production marine et de l’incidence des agents pathogènes marins, tout en ayant d’autres conséquences négatives sur d’autres secteurs socioéconomiques tels que navigation, agriculture, foresterie et tourisme.

Lorsque les aménagements aquacoles à petite échelle ont contribué de façon notable à l’alimentation des populations locales et régionales des pays en développement, ils ont d’ordinaire été intégrés à des communautés pratiquant l’agriculture et l’élevage à petite échelle, plutôt qu’à des communautés de petits pêcheurs (par exemple, en Chine, en Indonésie, aux Philippines et en Asie du Sud-Est). Ces systèmes d’aquaculture essentiellement dulcicole ont une longue tradition de productivité soutenue, en dépit de l’utilisation de techniques rudimentaires, et de nos jours, leur production ne cesse d’augmenter régulièrement. Mais sinon, rares sont les cas dans lesquels ces systèmes ont renforcé des communautés de petits pêcheurs. Aussi, bien que l’aquaculture à petite échelle présente apparemment un lien étroit avec la pêche à petite échelle, le plus souvent il n’en est rien.

Dans les zones côtières, des formules de développement aquacole à plus grande intensité capitalistique et techniquement plus évoluées ont par contre aidé parfois à maintenir l’emploi dans les secteurs de la transformation et de la distribution du poisson, au profit de communautés de petits pêcheurs. Tel est semble-t-il le cas par exemple de communautés de petits pêcheurs du littoral occidental de l’Écosse, dont la description figure dans la publication de Thomson reproduite à l’annexe 10.6 du présent rapport. Sinon, l’aquaculture à forte intensité de capital a rarement ouvert d’importantes possibilités supplémentaires d’emplois pour les membres des communautés de petits pêcheurs vivant dans les régions où elle s’est développée.

Le développement de cette aquaculture capitalistique en zone côtière risque par ailleurs d’entraîner la dégradation des écosystèmes marins, avec des répercussions préjudiciables pour les communautés de petits pêcheurs qui vivent des pêches de capture. Dragage des sites et des canalisations, capture des juvéniles de stocks sauvages en vue de leur élevage en milieu artificiel, et enfin rejet d’effluents toxiques et d’agents pathogènes biologiques dans les écosystèmes marins naturels sont autant d’altérations couramment observées, qui comportent des risques d’affaiblissement de ces communautés et entraînent conjointement une diminution générale des disponibilités locales et régionales de fruits de mer (voir Bailey, 1988, Larsson, Folke et Kautsky, 1994; McGoodwin, 1991; et 1994 et Wille, 1993).

De plus, les exploitations aquacoles des régions côtières cherchent parfois à éliminer les autres espèces de la faune - par exemple, les divers types de reptiles et d’oiseaux de mer, qui risquent de se nourrir des stocks marins d’élevage. Là encore, les populations locales de ces régions risquent non seulement de faire l’expérience d’un recul ou d’un effondrement des stocks des pêcheries dont elles sont tributaires, mais aussi d’une détérioration des valeurs écologiques et esthétiques qui occupent de longue date une place importante dans leurs cultures.

Comme en ce qui concerne le problème susmentionné relatif à la pollution marine, les différentes administrations publiques ne coordonnent pas toujours bien leurs activités en matière d’aménagement et de développement de l’aquaculture et des pêches. Aussi, les responsables des pêches devront-ils à l’avenir souvent jouer un rôle plus vigilant afin d’atténuer pour les populations de pêcheurs à petite échelle les coûts du développement de l’aquaculture, tout en augmentant autant que possible leur participation à ses retombées positives.

Rapports avec de nouveaux marchés

Les communautés de petits pêcheurs qui produisent des fruits de mer pour les besoins des marchés communautaires et régionaux peuvent être renforcées à la faveur des rapports établis avec de nouveaux débouchés. Tel est particulièrement le cas lorsque leur production fait l’objet d’une demande importante de ces marchés, à des prix élevés, et que ces avantages sont largement répartis dans toute la communauté. Ainsi, l’exportation, comme la distribution de fruits de mer dont la consommation est entourée d’un certain prestige, peuvent s’avérer particulièrement lucratives pour les communautés de petits pêcheurs.

Toutefois, pour que les nouveaux rapports ainsi établis soient généralement bénéfiques, la production qu’ils génèrent doit par ailleurs être durable; qui plus est, ils entraîneront presque toujours des transformations culturelles radicales au sein des communautés concernées, et risquent par ailleurs de réduire les disponibilités locales de fruits de mer. La plupart des membres de la communauté sont néanmoins susceptibles de considérer ces changements comme souhaitables, dans la mesure où leur niveau de vie général augmente, et tant que la perte de leurs anciennes traditions culturelles n’est pas une source de difficultés et de tensions internes.

Encadré 9
Problèmes rencontrés par les communautés de petits pêcheurs en raison du défaut de collaboration des administrations publiques: Louisiane (Etats-Unis)

Les membres plus anciens et d’origine ethnique différente des communautés côtières de pêche à petite échelle en Louisiane aux Etats-Unis sont en conflit depuis plusieurs décennies avec des arrivants plus récents, qui s’emploient à développer l’aquaculture le long du littoral marécageux de cet Etat. La complexité du conflit a été encore accrue par l’intervention de plusieurs autres parties, notamment différentes administrations publiques qui ne relèvent pas des mêmes juridictions et poursuivent des objectifs distincts. Ainsi, tandis qu’une administration est responsable de la production des écosystèmes côtiers, une autre est chargée de la gestion des pêches et une autre encore du développement de l’aquaculture dans les zones côtières, sans que les unes ni les autres ne collaborent de façon satisfaisante, selon une approche conjointe, coopérative et intégrée. Il en a résulté une aggravation des incertitudes entourant les activités de pêche présentes et futures des communautés traditionnelles de petits pêcheurs (Herke, 1995). Au demeurant, cette situation ne reflète pas un cas isolé, mais elle est également présente dans beaucoup d’autres régions du monde, aussi bien dans les pays développés que dans les pays en développement.

Malheureusement, l’expérience de communautés de petits pêcheurs mises en rapport avec de nouveaux marchés n’a pas toujours été favorable. Le renchérissement des coûts de production par exemple a, en maintes circonstances, entraîné un renchérissement du coût de la vie, ayant en définitive pour effet d’éroder la prospérité récente de la communauté. De plus, compte tenu de l’accroissement des exportations de fruits de mer, ces produits ont souvent fait l’objet d’un renchérissement sur les marchés locaux où ils sont devenus relativement moins abondants. En outre, les producteurs tournés vers l’exportation sont en outre devenus tributaires de structures externes des prix des produits de base, qu’ils ne sont pratiquement pas en mesure d’influencer, et donc vulnérables aux inversions et aux fluctuations de prix sur ces marchés. Cette vulnérabilité peut être particulièrement grande dans le cas de produits de prestige et de fruits de mer préparés, dont les prix font souvent l’objet de fortes fluctuations imprévisibles. Enfin, les nouveaux rapports ainsi établis peuvent par ailleurs aboutir à la dégradation des écosystèmes marins et à l’épuisement des espèces exportées, provoquant alors un effondrement du marché à l’exportation au niveau de la communauté locale.

Une fois les transformations décrites ci-dessus venues à leur terme, les communautés tournées vers l’exportation risquent de devoir constater la destruction des systèmes traditionnels de subsistance qui autrefois leur permettaient de vivre. D’importantes connaissances écologiques et techniques de pêche traditionnelles n’ont vraisemblablement pas été transmises aux membres plus jeunes de la communauté, tandis que des engins de pêche autrefois essentiels ont peut-être été vendus depuis longtemps ou bien ont perdu de leur valeur. Enfin, ayant été accoutumés à des revenus plus élevés et à un mode de vie plus moderne, rares sont probablement les membres de la communauté désireux de revenir à leur existence traditionnelle antérieure. Ils ont subi en réalité un préjudice culturel important, pour lequel il est sans doute impossible de les dédommager.

Développement des industries du tourisme

Le développement du tourisme peut influer notablement sur la gestion des communautés de petits pêcheurs; au cours des quatre décennies passées, maintes régions côtières ont connu un développement rapide des initiatives à vocation touristique. Lorsque les communautés de petits pêcheurs ont elles-mêmes joué un rôle moteur à cet égard, lorsque ces initiatives sont nées d’un large consensus parmi leurs membres et enfin, lorsque ces derniers étaient les propriétaires ou les principaux bénéficiaires des nouvelles réalisations, les résultats ont souvent été bénéfiques.

Encadré 10
Crise culturelle dans une communauté nicaraguayenne de petits pêcheurs, suite à sa mise en rapport avec des marchés à l’exportation

Le cas des indiens Miskito du Nicaragua est bien connu: ils ont décimé la population locale de tortues de mer - qui constituait depuis longtemps leur principale source de protéines - en échange de sommes d’argent payées en espèces par les entreprises de conserveries de tortues. Avant de se lancer dans l’exportation de tortues, les indiens Miskito étaient dotés d’un système de valeurs sociales et économiques égalitaires, prescrivant que toute capture de tortues de mer devait être distribuée dans la communauté locale de façon à respecter les différents devoirs sociaux, notamment parentaux et en particulier, afin de promouvoir les principales règles en vigueur mettant en avant un devoir permanent de réciprocité. Les tortues de mer étaient en fait la pierre angulaire de leur économie locale de subsistance avant l’arrivée des entreprises de conserveries de tortues; or, dès que les Miskito ont commencé à les capturer pour en obtenir des revenus en espèces - en les vendant pour approvisionner les filières à l’exportation - leur système de valeurs égalitaires, privilégiant le partage et la réciprocité communautaires s’est effondré, laissant la place à l’individualisme et aux rivalités. Dans cette nouvelle situation, peu de tortues capturées étaient consommées sur place, et la quasi-totalité des prises étaient vendues et expédiées. Mais en définitive, faute de contrôle d’une production accrue ininterrompue, le stock de tortues s’est effondré, privant les Miskito de cette importante source de nourriture et de revenus. Entre temps, leur système de valeurs s’était transformé et au lieu de donner une nouvelle impulsion à leur ancienne forme égalitaire de société et d’économie, ils se mirent subrepticement à la recherche de nouvelles possibilités de participation à cette économie nationale individualiste fortement concurrentielle et fondée sur l’argent avec laquelle ils avaient été mis en rapport (Nietschmann, 1974).

Même amorcé de l’extérieur, le développement de l’industrie du tourisme a souvent été à l’origine de nouvelles possibilités bien accueillies par les communautés de petits pêcheurs. Les pêcheurs locaux peuvent alors en effet bénéficier de revenus accrus en fournissant des fruits de mer aux hôtels et aux restaurants nouvellement créés ou en offrant des services d’affrètement de bateaux ou de guides aux touristes désireux de se livrer à des activités de pêche récréative ou de plongée. Par ailleurs, d’autres membres de la communauté peuvent profiter de nouvelles possibilités d’emploi dans les activités de services liées aux besoins de l’industrie touristique locale.

Or, dans la plupart des cas, les avantages économiques tirés des aménagements touristiques nés d’initiatives extérieures et réalisés au sein de communautés de petits pêcheurs n’ont pas été bien répartis et ont habituellement profité uniquement à une minorité de leurs membres. Plus généralement, le développement du tourisme amorcé de l’extérieur a entraîné des perturbations sociales et économiques, provoqué une hausse du coût de la vie, réduit l’accès aux stocks de poissons et à différentes ressources halieutiques et, dans certains cas extrêmes, a été responsable de la destruction totale de la culture de ces communautés.

La plupart du temps, l’incidence du développement du tourisme sur les pêcheurs à petite échelle s’est manifesté par une perte d’espaces autrefois importants, par exemple des plages de débarquement, des sites de mouillage des navires de pêches ou encore des zones de pêche investies par des activités de plongée sportive. De plus, lorsque ces aménagements ont impliqué la création d’un secteur important de pêche récréative, les pêcheurs locaux se sont souvent trouvés dans une situation de concurrence de plus en plus vive pour l’accès aux ressources halieutiques qui ont traditionnellement assuré leur subsistance.

De fait, dans certaines régions - la côte sud de la Floride (Etats-Unis) par exemple - où la pêche récréative a pris une place prédominante dans l’économie régionale, les pêcheurs à petite échelle ont été éliminés par des politiques d’aménagement des pêches favorables aux intérêts de la pêche récréative. Paradoxalement, dans les régions où cette transformation a eu lieu, les hôtels, les restaurants qui accueillent des touristes ont néanmoins d’importants besoins de fruits de mer, dont la satisfaction, suite à la disparition des communautés locales de petits pêcheurs, est tributaire des importations en provenance de régions plus éloignées.

Encadré 11
Répercussions du développement de l’industrie du tourisme sur les communautés espagnoles de petits pêcheurs: d’abord défavorables et en définitive bénéfiques

Pi-Sunyer (1976) décrit la situation de pêcheurs locaux à petite échelle de la Costa Brava (Espagne) qui avaient traditionnellement utilisé certaines plages pour procéder au débarquement, à la transformation et à la distribution de leurs prises, pour amarrer en sécurité leurs navires de pêche et aussi comme lieux de rencontre pour s’entretenir des activités liées à la pêche. Or, après le début du développement généralisé de l’industrie touristique dans cette région de l’Espagne dans les années 1960, les pêcheurs à petite échelle locaux ont été rapidement chassés de ces sites traditionnellement importants, et il en a résulté la dislocation de leur organisation sociale traditionnelle, comme des réseaux habituels de relations sociales et économiques. Cependant, après avoir mis en forme et fait valoir leurs revendications auprès du gouvernement national, ils ont obtenu des droits sur certains sites du littoral, qui leur ont permis non seulement de poursuivre la pêche comme auparavant, mais en outre de renforcer leur solidarité en soulignant les aspects traditionnels de leur société et de leur culture de pêcheurs. Enfin, le maintien des communautés de petits pêcheurs est devenu une préoccupation importante pour l’industrie touristique proprement dite, lorsqu’elle a commencé à comprendre le rôle des pêcheurs à petite échelle, à titre d’attraction touristique, comme pour l’approvisionnement en fruits de mer des hôtels et restaurants nouvellement créés.

Encadré 12
Bouleversement culturel au sein des communautés de petits pêcheurs entraîné par le développement du tourisme: côte Pacifique du Mexique

La publication de McGoodwin (1986) montre comment le développement touristique survenu dans une communauté de pêche rurale au Mexique a provoqué l’apparition des difficultés, des épreuves et des transformations suivantes de la culture locale communautaire: abandon des fêtes traditionnelles et perte d’intérêt pour les traditions religieuses et folkloriques, perte d’intérêt et désaffection à l’égard des moyens traditionnels de subsistance; intensification des conflits au sein des familles et des ménages; développement de l’alcoolisme, de la consommation de drogue et des vols; éviction des pêcheurs à petite échelle des sites de débarquement et de distribution traditionnellement importants; et désir d’adopter le style de vie dont les touristes semblaient être les représentants, avec peu de possibilités de concrétiser cette aspiration. Différentes communautés de petits pêcheurs au Mexique ont connu des épreuves culturelles similaires en rapport avec le développement de l’industrie du tourisme, près de Puerto Vallarta par exemple comme le signale Evans (1979) ou dans la région voisine de Zihuatanejo dont la situation est décrite par Reynoso y Valle et de Regt (1979).

Les responsables des pêches peuvent contribuer dans une large mesure au renforcement et à la protection des communautés de petits pêcheurs dans les régions côtières où un développement de l’industrie du tourisme semble probable. Par exemple, ils peuvent encourager la participation des communautés au développement en question, de façon à ce qu’elles puissent mettre à profit des possibilités équitables d’influer sur cette évolution et d’en profiter de façon légitime. Il incombe par ailleurs à celles-ci de faire preuve de vigilance quant à l’impact d’un secteur touristique en pleine croissance, et en particulier d’un sous-secteur de la pêche récréative, sur les stocks de poissons d’une région, compte tenu des répercussions correspondantes sur la mortalité due à la pêche; toujours à cet égard, elles peuvent par ailleurs participer activement à l’élaboration des politiques concernant la répartition des ressources halieutiques entre les communautés de petits pêcheurs et le secteur de la pêche récréative. Enfin, les communautés peuvent intervenir dans la mise en place de zones marines protégées dont peuvent profiter non seulement les activités de pêche récréative et de plongée, mais aussi la pêche commerciale (voir Agardy, 1997 et Gubbay, 1995).

Le mouvement mondial de protection des animaux

Dans un petit nombre de cas l’action du mouvement mondial pour la protection des animaux a joué en faveur de l’aménagement des pêches et des communautés de petits pêcheurs en attirant l’attention sur les pratiques destructrices: par exemple, lorsque l’attention de l’opinion mondiale a été dirigée sur les pêcheurs à grande échelle qui déployaient d’immenses filets maillants dérivants dans des eaux également exploitées par les pêcheurs à petite échelle. D’autres composantes de ce mouvement ont oeuvré en faveur de l’aménagement des pêches et des communautés de petits pêcheurs en posant le problème de la pollution marine et de différents types de détérioration du milieu marin.

Plus souvent toutefois, certaines composantes de ce mouvement ont déconcerté les gestionnaires des pêches et compromis l’équilibre économique des pêcheurs à petite échelle en faisant campagne pour le désengagement à l’égard de certaines espèces traditionnellement récoltées. Les conflits entre les différentes composantes du mouvement de protection des animaux et certaines communautés de petits pêcheurs se résument pour l’essentiel à un affrontement de deux cultures très différentes, fondées l’une et l’autre sur des valeurs radicalement différentes et parfois opposées concernant les rapports entre l’homme et l’animal. Or, ce conflit n’a nulle part été aussi âpre que vis-à-vis des pêcheurs à petite échelle pour lesquels la capture de mammifères marins est une activité traditionnelle.

Les populations autochtones des régions arctiques et subarctiques ont été particulièrement touchées par les conflits. Selon les croyances fréquemment répandues dans ces populations, les mammifères marins ont des vies parallèles ou entremêlées à celles des hommes. Des «sociétés» imaginaires constituées de mammifères marins figurent souvent dans les mythes et les chants sous forme de métaphores ou d’images des sociétés humaines, tandis que les mythes créateurs de certaines cultures font valoir que les premiers hommes sont nés de mammifères marins. Les indiens Nootka de la côte nord-ouest de la Colombie Britannique (Canada) (Arima, 1988), les chasseurs de phoques esquimaux vivant au voisinage du détroit de Béring (Ellanna, 1988) et les populations esquimaudes inupiates très dispersées de North Slope (Alaska) (Chance, 1990) et enfin, les Inuits, également dispersés de l’Est du Canada et du Groenland (Einarsson, 1990; Reeves, 1992 et Sweeney, 1992), sont autant d’excellents exemples de cultures fondées sur ce type de croyances.

Tandis que ces animaux ont joué un rôle de premier plan dans la mythologie de ces peuples, ils ont en outre apporté une contribution essentielle à leurs économies de subsistance, en fournissant une part notable de l’alimentation, ainsi que différents produits à vendre ou à échanger. De fait, les mammifères marins conservent aujourd’hui «à l’intérieur des économies hétérogènes» de nombreuses populations arctiques une importance comparable à ce qu’elle était dans l’antiquité (Nowak 1988). Aussi, la perte des droits autorisant les populations arctiques et les autres à capturer ces animaux, a-t-elle eu pour effet d’affaiblir leurs économies de subsistance et de compromettre conjointement des aspects essentiels de leurs cultures.3

De plus, dans plusieurs régions où les groupes de protection des animaux ont atteint leurs objectifs de protection de certains mammifères marins, ces actions ont entraîné de façon non intentionnelle des déséquilibres écologiques qui ont porté préjudice aux économies de différentes communautés de petits pêcheurs. Un exemple type à cet égard est celui de la protection renforcée de la loutre de mer le long de la côte californienne aux Etats-Unis, qui a provoqué une baisse des stocks d’ormeaux et, par voie de conséquence, un affaiblissement des communautés de petits pêcheurs qui en tiraient depuis longtemps leur subsistance. Un autre exemple se rapporte à la disparition de la chasse au phoque près de Terre-neuve qui a entraîné une très forte croissance des populations de phoques exceptionnellement nombreuses, laquelle a eu pour effet de ralentir la constitution des stocks de morues autrefois abondants dans cette région.

Ces dernières décennies les conflits entre populations de pêcheurs à petite échelle et membres du mouvement de protection des animaux ont été souvent extrêmement intenses et particulièrement litigieux, avec apparemment peu de positions intermédiaires ouvrant la voie à des solutions de compromis. Aussi, tandis que nombre de groupes de protection des animaux revendiquent un arrêt absolu de la destruction ou de la capture de certains animaux marins pour des motifs essentiellement moraux et philosophiques, beaucoup de communautés de petits pêcheurs attirent l’attention sur l’excellent niveaux des stocks de ces mêmes animaux et réclament le droit de poursuivre durablement leur exploitation à un rythme plus intense.

Les gestionnaires des pêches se trouvent donc parfois confrontés à des problèmes impossibles à résoudre simplement. Au fond, ils doivent s’efforcer de concilier au mieux les préoccupations en faveur des communautés de pêcheurs dont ils assurent la gestion, veiller au bon état des écosystèmes marins placés sous leur responsabilité, et simultanément rester à l’écoute des demandes parfois contradictoires qui leur sont adressées par les mouvements de protection des animaux; de fait, ils sont susceptibles de jouer un rôle très constructif dans les conflits: en dégageant le sens des préoccupations en faveur des communautés de pêcheurs, des objectifs concernant les écosystèmes marins qu’ils gèrent, et enfin des buts poursuivis par les mouvements de protection des animaux, ils peuvent ainsi faire valoir la nécessité de trouver des solutions de compromis.

3.5 Gestion des conflits entre populations dont les orientations culturelles sont différentes

Les missions incombant aux responsables des pêches sont rarement aussi redoutables que celles qui consistent à élaborer des politiques et des pratiques équitables et réalistes en matière de gestion de communautés de pêche rivales, caractérisées par des cultures et des pratiques de pêche très différentes. En pareille circonstance, ils peuvent être amenés par exemple, à arbitrer des conflits acharnés entre pêcheurs résidents de longue date et nouveaux arrivants dont les caractéristiques culturelles sont radicalement différentes et qui exercent des pressions accrues sur les ressources halieutiques.

C’est précisément ce qui s’est produit dans la période consécutive au retrait des Etats-Unis du Viet Nam en 1975, date à partir de laquelle un flux d’émigrants vietnamiens s’est déversé aux Etats-Unis, une forte proportion d’entre eux entreprenant alors une activité de pêcheur côtier dans le Golfe du Mexique. Or, les caractéristiques culturelles et les pratiques de pêche coutumières des immigrants pêcheurs vietnamiens étaient radicalement différentes de celles des pêcheurs établis de longue date dans la région, de telle sorte que leurs incursions notables à l’intérieur des pêcheries du Golfe du Mexique fut à l’origine de graves conflits (voir Arden, 1981).

Pendant plusieurs années, ce conflit est resté particulièrement intense, se manifestant parfois par de graves violences. Il a fini néanmoins par diminuer d’intensité, atténué dans une large mesure par les efforts des responsables des pêches pour améliorer la connaissance mutuelle des cultures des groupes concurrents, et pour aider les vietnamiens récemment arrivés à comprendre les lois, les politiques et les traditions sur lesquelles s’appuient depuis longtemps les systèmes d’aménagement des pêches. Grâce à ces efforts, les pêcheurs immigrants vietnamiens se sont en définitive intégrés tant sur le plan économique que politique à la région, et la paix a été rétablie.

Un autre cas d’incompatibilité culturelle à l’origine de graves problèmes pour les communautés de petits pêcheurs a donné lieu à différentes observations le long du littoral Pacifique de la Colombie Britannique (Canada) et de l’Alaska (Etats-Unis). Dans une grande partie de cette zone côtière, les industries du bois d’œuvre et de la pêche correspondent à des sous-cultures économiquement importantes mais tout à fait distinctes, dont les traditions et les identités respectives remontent dans chaque cas loin dans le passé. Or, elles sont en conflit depuis longtemps, en raison de l’interdépendance des écosystèmes exploités. Ainsi, nombre des principaux stocks de saumons de cette région ont été gravement réduits, à cause de l’industrie du bois d’œuvre, responsable de la détérioration imputable à des habitats fluviatiles dont le rôle est essentiel pour la reproduction du saumon. Tandis que les pêcheurs cherchent à s’opposer aux opérations de coupe qui détériorent les écosystèmes marins, les forestiers font résolument obstacle à ces tentatives qui selon eux risquent de porter préjudice ou de compromettre leurs moyens d’existence.

Selon la description de cette région présentée par Gatewood (1989), pêche et exploitation forestière représentent des cultures professionnelles «de base». Il fait néanmoins observer par ailleurs que les pêcheurs - exerçant une activité nettement plus saisonnière et étant eux-mêmes beaucoup plus mobiles et «de passage» - ont une visibilité relativement moindre par comparaison aux exploitants forestiers. Aussi, les citadins et les touristes assistent-ils rarement à des démonstrations de savoir-faire des pêcheurs, alors que les concours de démonstration des savoir-faire traditionnels de bûcherons sont depuis longtemps une pratique courante. Par conséquent fait-il observer, «les citadins, pour autant qu’ils prennent un parti, se rangent plutôt du côté des bûcherons que des pêcheurs à la senne.» De plus, contrairement aux pêcheurs de la région, les forestiers sont soutenus par de puissantes multinationales, comme par des politiciens locaux et régionaux.

Les responsables des pêches de ces régions travaillent à présent de plus en plus en collaboration avec les responsables des forêts, dans une volonté de concilier les intérêts de ces deux sous-cultures rivales. Bien que l’industrie locale du bois d’œuvre ait bénéficié historiquement d’un soutien politique plus marqué, les pêcheurs bénéficient actuellement de nouveaux appuis, non seulement de la part des responsables des pêches, mais aussi de la part de groupes de défense de l’environnement et de pêche récréative. En s’associant à ces groupes, qui jusqu’ici avaient souvent été considérés comme hostiles, les communautés de pêcheurs militent non seulement pour une régénération des stocks de poissons, mais aussi pour une utilisation plus durable du bois d’œuvre, et des principales ressources naturelles de la région.

Puisque les responsables des pêches sont tenus de chercher à concilier les besoins de gestion d’intérêts concurrents, l’action en faveur d’une gestion conjointe en coopération est sans doute une approche fructueuse, même si cela impose parfois de concilier les intérêts concurrents des populations de pêcheurs et de non-pêcheurs. En fait, les deux exemples susmentionnés, le premier concernant la côte du Golfe du Mexique aux Etats-Unis, et le second le littoral Pacifique du Canada et des Etats-Unis, laissent entendre qu’il importe d’élargir le champ d’action des responsables régionaux des pêches, ainsi que leurs pouvoirs et leurs responsabilités: davantage que cela n’a été le cas jusqu’à présent, nombre de responsables régionaux devront non seulement concilier les intérêts concurrents de sous-cultures différentes, mais aussi oeuvrer en collaboration plus étroite, avec des responsables d’administrations publiques autres que celles des pêches.

3.6 Protection des communautés de petits pêcheurs contre les rapports de force défavorables

Les influences extérieures susceptibles d’affaiblir les communautés de petits pêcheurs donnent souvent lieu à des conflits dans lesquels ces communautés se trouvent nettement défavorisées par les moyens politiques et économiques dont elles disposent. En réalité, puisque la faiblesse de ces mêmes moyens caractérise la plupart des communautés de petits pêcheurs, celles-ci sont particulièrement vulnérables face à de puissants intérêts extérieurs.

Par conséquent, les responsables des pêches auxquels certains pouvoirs et certaines compétences sont normalement conférés, peuvent être appelés à élargir leur mission pour contribuer à protéger les communautés de petits pêcheurs contre de puissants intérêts extérieurs. Ils devront sans doute à l’avenir s’employer davantage à garantir une application plus scrupuleuse de la législation publique visant à renforcer les pêches à petite échelle; or, pour réussir dans cette tâche ils devront eux-mêmes se doter de pouvoirs accrus. Par ailleurs et d’un point de vue plus général, il importera que les pays dans lesquels les pêches à petite échelle jouent un rôle majeur, en particulier les pays en développement, fassent plus explicitement du maintien de la vitalité des communautés de petits pêcheurs une pierre angulaire de leur politique des pêches considérée dans son ensemble.


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