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3. QU’EST-CE QU’UN RÉGIME FONCIER


Régime foncier

3.1

Le régime foncier est le rapport, défini par la loi ou la coutume, qui existe entre des individus ou des groupes relativement aux terres. (Par souci de simplicité, le terme «terre», tel qu’utilisé ici, inclut aussi les autres ressources naturelles comme l’eau et les arbres.) C’est une institution, c’est-à-dire un ensemble de règles élaborées par une société pour régir le comportement de ses membres. Ces règles définissent la répartition des droits de propriété sur les terres, les modalités d’attribution des droits d’utilisation, de contrôle et de transfert des terres ainsi que les responsabilités et limitations correspondantes. Plus simplement, le régime foncier détermine qui peut utiliser quelles ressources pendant combien de temps et dans quelles conditions.



3.2

Le régime foncier est un élément important des structures sociales, politiques et économiques. Il est multidimensionnel puisqu’il fait entrer en jeu des facteurs sociaux, techniques, économiques, institutionnels, juridiques et politiques qui sont souvent négligés mais doivent être pris en considération. Les rapports régis par le régime foncier sont parfois clairement définis, et leur respect peut être assurés par un tribunal officiel ou les structures coutumières d’une société, mais il arrive aussi qu’ils soient relativement mal définis et entachés d’ambiguïtés que certains peuvent chercher à exploiter.



3.3

Le régime foncier est donc constitué d’un ensemble d’intérêts qui se recoupent, notamment:




  • Des intérêts prépondérants: lorsqu’une puissance souveraine (p. ex. une nation ou une collectivité) jouit du pouvoir d’attribuer des terres, de les exproprier, etc.).

  • Des intérêts se chevauchant: lorsque plusieurs parties jouissent de droits différents sur la même parcelle de terre (une partie peut détenir des droits d’affermage, une autre un droit de passage, etc.).

  • Des intérêts complémentaires: lorsque différentes parties partagent le même intérêt relativement à la même parcelle de terre (p. ex. lorsque des membres d’une même communauté possèdent en commun des droits sur les pâturages, etc.).

  • Des intérêts concurrents: lorsque différentes parties revendiquent les mêmes intérêts relativement à la même parcelle (p. ex. lorsque deux parties revendiquent indépendamment le droit à l’utilisation exclusive d’une parcelle de terre agricole. Une telle situation peut être à l’origine de conflits fonciers.).

3.4

On peut souvent caractériser les régimes fonciers comme suit:




  • Régime privé: l’attribution de droits à une partie privée pouvant être un particulier, un couple marié, un groupe d’individus ou une entité constituée, comme une société commerciale ou une organisation à but non lucratif. Par exemple, au sein d’une collectivité, différentes familles peuvent jouir de droits exclusifs sur des parcelles résidentielles, des parcelles agricoles et certains arbres. D’autres membres de cette même collectivité peuvent être privés du droit d’utiliser ces ressources sans le consentement des détenteurs des droits.

  • Régime communautaire: un droit communautaire peut exister au sein d’un groupe lorsque chaque membre de celui-ci a le droit d’utiliser de façon indépendante les biens détenus par la communauté, par exemple pour faire paître son bétail dans un pâturage collectif.

  • Régime d’accès libre: aucun droit spécifique n’est attribué à personne, et personne ne peut être exclu. Un exemple typique est celui des étendues marines, l’accès à la haute mer étant généralement libre à tous; cela peut s’appliquer également aux pâturages, aux forêts, etc., quand les ressources sont à la libre disposition de tous. (Une différence importante entre la liberté d’accès et un régime communautaire est que, dans ce dernier cas, les personnes n’appartenant pas à la communauté concernée ne sont pas autorisées à utiliser les terres mises en commun.)

  • Régime public: les droits de propriété sont attribués à une entité du secteur public. Par exemple, dans certains pays, les terres forestières peuvent être régies par l’État, qu’il s’agisse du gouvernement central ou d’un niveau décentralisé de celui-ci.

3.5

Dans la pratique, on peut trouver la plupart des formes de propriété au sein d’une société donnée, par exemple des droits communautaires de pâturage, la propriété privée de terrains résidentiels et agricoles et la propriété publique des forêts. Les droits coutumiers incluent souvent des droits collectifs concernant les pâturages et des droits privés exclusifs concernant les parcelles agricoles et résidentielles. Dans certains pays, de tels droits coutumiers sont officiellement reconnus et sont détenus par l’État ou le Président au nom de l’ensemble des citoyens.



3.6

Toute chose sur laquelle quelqu’un possède un droit peut être considérée comme sa propriété ou son bien. Cette notion a un champ d’application très vaste et inclut, par exemple, la propriété intellectuelle. Pour ce qui est du régime foncier, on parle parfois plus précisément des droits de propriété sur des terres. On établit souvent une distinction entre les «biens immobiliers/immeubles» et les «biens mobiliers/meubles». Au nombre des premiers figurent le sol et les biens accessoires (bâtiments, arbres, etc.) que l’on considère comme ne pouvant être déplacés; et au nombre des seconds, les biens considérés comme non fixés au sol (bétail, etc.).



3.7

Dans la pratique, diverses personnes ou divers groupes peuvent détenir des droits multiples, situation dans laquelle on parle parfois de «faisceau de droits». Des droits différents portant sur une même parcelle de terre, tels que le droit de la vendre, de l’utiliser en vertu d’un bail ou de la traverser, peuvent être représentés comme les branches regroupées dans ce faisceau. Chaque droit peut être détenu par une partie différente. L’ensemble du faisceau pourrait, par exemple, être partagé entre le propriétaire et un fermier dans le cas d’un contrat d’affermage ou de métayage établissant les conditions dans lesquelles le fermier ou le métayer peut utiliser la terre. Un tel contrat peut constituer un bail officiel portant sur une période pouvant atteindre 999 ans ou se limiter à une entente à l’amiable portant sur une campagne agricole. Si l’exploitation est hypothéquée, le créancier peut avoir le droit de vendre le bien hypothéqué en cas de défaut de remboursement du prêt, et un agriculteur voisin peut avoir le droit de traverser le terrain avec son bétail pour qu’il s’abreuve dans la rivière. Certains exemples de ces droits sont indiqués dans l’encadré 1.



3.8

Il peut être parfois utile de présenter une définition simplifiée des droits de propriété de la façon suivante:




  • Droit d’utilisation: le droit d’utiliser le terrain pour la pâture, la production de cultures de subsistance, le ramassage de produits forestiers d’importance mineure, etc.

  • Droit de disposition: le droit de décider comment un terrain doit être utilisé, notamment quant aux plantes pouvant y être cultivées, et de tirer un avantage financier de la vente de ces cultures, etc.

  • Droit de transfert: le droit de vendre ou d’hypothéquer un terrain, de s’en défaire au profit de tiers dans le cadre d’une redistribution intra-communautaire, de le transmettre à des héritiers par voie de legs, et de modifier l’attribution des droits d’utilisation et de disposition.


Au sein d’une collectivité, les pauvres ne possèdent souvent que des droits d’utilisation. Une femme peut, par exemple, avoir le droit de cultiver une parcelle pour produire de quoi nourrir sa famille tandis que son mari peut collecter le bénéfice résultant de la vente d’une partie de sa production sur le marché local. De telles simplifications peuvent être utiles, mais il convient de noter que les modalités exactes d’attribution et de jouissance des droits fonciers peuvent être très complexes.



3.9

De façon générale, on établit souvent une distinction entre les droits fonciers «formels» et «informels», ce qui peut toutefois donner lieu à certains problèmes étant donné que, par exemple, certains droits dit informels peuvent être tout à fait formels dans la pratique et dûment reconnus dans leur propre contexte. Une telle classification peut néanmoins être parfois utile.

ENCADRÉ 1

EXEMPLES DE DROITS

· Le droit d’utiliser un terrain.

· Le droit d’interdire l’utilisation d’un terrain à des personnes non autorisées.

· Le droit de déterminer le mode d’utilisation d’un terrain.

· Le droit de tirer un revenu d’un terrain.

· Le droit d’être protégé contre une expropriation illégale du terrain.

· Le droit de transmettre les droits sur le terrain à des héritiers (c.-à-d. la possession par les descendants du droit d’hériter du terrain).

· Le droit d’aliéner tous les droits relatifs à la totalité de la propriété (p. ex. en la vendant) ou une portion de celle-ci (p. ex. en la subdivisant).

· Le droit d’aliéner seulement une partie de ces droits (p. ex. par un bail).

· Un droit résiduel sur le terrain, p.ex. quand des droits partiellement aliénés viennent à expiration (notamment à l’expiration d’un bail), ces droits sont à nouveau détenus par la personne qui les avait aliénés.

· Le droit de jouir des droits de propriété pendant une durée indéterminée, c.-à-d. que ces droits n’expirent pas à une date déterminée mais peuvent être valables à perpétuité.

· L’obligation de ne pas utiliser un terrain d’une façon pouvant porter préjudice aux autres membres de la société (ce droit est alors détenu par ceux qui ne jouissent pas du droit d’utiliser le terrain).

· L’obligation de renoncer aux droits sur un terrain lorsque ceux-ci sont retirés en vertu d’une procédure légale (p. ex. en cas d’insolvabilité, ces droits sont détenus par les créanciers ou, en cas de défaut de paiement d’un impôt, ils reviennent à l’État).

3.10

On peut considérer comme droits de propriété formels ceux qui sont explicitement reconnus par l’État et qui peuvent être protégés en invoquant des recours légaux.



3.11

Les droits fonciers informels sont ceux qui ne sont ni reconnus ni protégés officiellement. Il arrive même qu’ils soient illégaux, c’est-à-dire détenus en contravention directe de la loi. Un cas extrême est celui de squatters occupant un terrain en contravention d’un arrêté d’expulsion. Dans de nombreux pays, la possession de certains biens peut être illégale parce que les lois sont inadéquates. Par exemple, la loi impose parfois une superficie minimale pour les exploitations agricoles alors que, dans la pratique, celles-ci sont parfois beaucoup plus petites suite à des subdivisions intervenues de façon informelle entre des héritiers. Les droits fonciers peuvent aussi être illégaux en vertu de la façon dont ils sont utilisés, par exemple dans le cas d’une conversion illégale de terres agricoles en vue de leur urbanisation.



3.12

Dans d’autres cas, un droit peut être «extralégal», c’est-à-dire n’être pas reconnu par la loi sans pour autant être en contravention de celle-ci. Dans certains pays, les droits coutumiers détenus par les collectivités autochtones rurales relèvent de cette catégorie. On fait souvent une distinction entre les droits statutaires ou «droits formellement reconnus» et les droits coutumiers ou «droits traditionnels». Cette distinction s’estompe toutefois dans certains pays, en particulier en Afrique, où la loi reconnaît formellement les droits coutumiers.



3.13

Des droits formels et informels peuvent exister relativement à une même propriété. Ainsi, dans un pays interdisant le métayage ou l’affermage, il peut arriver que le détenteur des droits de propriété officiellement reconnus sur une parcelle afferme illégalement celle-ci à un sans-terre.



3.14

Ces différents modes de régime foncier peuvent créer un système complexe de droits et autres intérêts. La situation se complique tout particulièrement lorsque des droits statutaires sont accordés sans tenir compte des droits coutumiers existants (p. ex. pour l’agriculture et le pâturage). Une confrontation entre des droits de jure (existant en vertu des lois formelles) et des droits de facto (existant dans les faits) se produit souvent relativement à des terres de parcours ou d’agriculture pluviale marginales et déjà surexploitées. De même, dans les zones en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, l’arrivée de personnes déplacées est parfois source de grandes incertitudes quant au fait de savoir quels droits sont détenus ou devraient l’être par les nouveaux arrivants ou les résidents déjà installés sur place.



3.15

La complexité de la situation et les risques de litige peuvent prendre encore plus d’ampleur quand, par exemple, des terres sont déclarées de propriété publique et bénéficient de subventions ou sont affermées sans consultation préalable auprès des propriétaires coutumiers (dont les droits ne sont pas considérés comme illégaux), ou encore quand des squatters se sont installés illégalement sur un terrain (cf. figure 2).

Administration foncière

3.16

L’administration foncière est la façon dont les règles correspondant au régime foncier sont appliquées et rendues opérationnelles. Qu’elle soit formelle ou informelle, l’administration foncière couvre une vaste gamme de systèmes et de procédures:




  • Droits fonciers: la concession de droits sur des terres; la délimitation des limites des parcelles pour lesquelles ces droits sont concédés; le transfert des droits par la vente, l’octroi d’un bail ou d’un prêt, une donation ou un héritage; et le règlement des contestations et des différends concernant les droits ou la délimitation d’une parcelle.

  • Réglementation de l’utilisation des sols: planification de l’utilisation des sols et application des directives; règlement des conflits correspondants.

  • Évaluation et taxation foncières: collecte de revenus en vertu de différentes formes de taxation foncière, et règlement des différends correspondants.


FIGURE 2 Complexités et conflits résultant de différents types de régimes fonciers



3.17

La diffusion d’information sur les terres, les parties concernées et leurs droits est fondamentale pour une administration foncière efficace, étant donné que les droits fonciers n’ont pas d’existence matérielle concrète et doivent être représentés d’une façon ou d’une autre. Dans un contexte juridique formel, l’information sur les droits, qu’ils soient détenus par des particuliers, des familles, des collectivités, l’État ou encore des organisations commerciales ou autres, est souvent consignée au moyen d’un système d’enregistrement des terres et de cadastre. Lorsque les droits concernés sont coutumiers, l’information peut exister au sein de la mémoire collective d’un groupe déterminé sans être consignée par écrit et peut être avalisée par des témoins. À certains endroits, les détenteurs de droits informels peuvent détenir des «preuves informelles» de ces droits, c’est-à-dire des documents acceptés par leur entourage mais pas par l’administration publique formelle.



3.18

L’administration foncière ne peut être efficace que si elle inclut des dispositifs d’application et de protection des droits fonciers, étant donné que ces derniers n’ont de valeur que si on peut en faire respecter la jouissance. De tels dispositifs permettent de protéger les droits reconnus à une personne contre les actes de tiers. Cette protection peut être assumée par l’État ou par la collectivité par le biais d’un consensus social comme discuté plus loin dans la section «Sécurité des droits foncier». Un régime foncier est stable si les résultats des mesures de protection sont relativement faciles à prévoir. Dans un contexte juridique formel, le respect des droits peut être assuré par les autorités judiciaires, et le respect des droits coutumiers peut être assuré par les chefs coutumiers. Dans les deux cas, la reconnaissance des droits détenus par des tiers peut être encouragée par des mécanismes informels tels que la pression exercée par les pairs. Quiconque connaît ses droits et sait quoi faire s’ils ne sont pas respectés est mieux en mesure de les protéger qu’une personne moins bien informée.



3.19

L’administration foncière utilise diverses procédures pour gérer l’information sur les droits et leur protection, notamment:




  • Les procédures relatives aux droits fonciers incluent la définition des modalités régissant leur transfert par la vente, l’octroi d’un bail ou d’un prêt, la donation et le legs.

  • Les procédures relatives à la réglementation de l’utilisation des sols incluent la définition de la façon dont les mesures de contrôle pertinentes doivent être planifiées et dont leur respect doit être assuré.

  • Les procédures relatives à l’évaluation et à l’imposition foncières incluent la définition des méthodes utilisées pour réaliser l’évaluation et fixer le montant des impôts fonciers.


Si les procédures sont efficaces, les transactions peuvent se réaliser rapidement, à peu de frais et de façon transparente. Toutefois, dans de nombreuses parties du monde, les procédures administratives formelles sont lentes, coûteuses et nécessitent des démarches bureaucratiques complexes; de plus, elles manquent souvent de transparence, sont inaccessibles à une grande partie de la population rurale et sont traitées dans un langage et selon des modalités difficiles à comprendre. Dans un tel cas, le coût élevé des transactions peut avoir pour conséquence que les transferts et autres transactions sont effectués de façon clandestine ou informelle.



3.20

Enfin, les procédures administratives foncières doivent être exécutées par des acteurs. Dans les régimes coutumiers, un rôle prépondérant revient aux chefs coutumiers, par exemple pour ce qui est d’attribuer les droits et de régler les différends. Dans un système plus officiel, les institutions de l’administration foncière peuvent inclure les registres fonciers, le bornage, la planification urbaine et rurale, l’évaluation et l’imposition foncières, ainsi que les instances judiciaires. Lorsque les droits coutumiers sont reconnus par l’État, des liens fonctionnels s’établissent entre les pouvoirs publics et les instances régissant l’administration foncière coutumière.



3.21

On considère souvent que la formalisation de l’administration des droits fonciers est une condition préalable du développement économique, car elle est censée notamment accroître la sécurité des droits fonciers et améliorer l’accès au crédit, ce qui encourage les agriculteurs à investir pour améliorer leurs terres et leur donne les moyens de le faire. On dit aussi que l’administration formelle peut faciliter le fonctionnement d’un marché foncier, permettant aux terres d’être utilisées de la façon la plus appropriée et la plus productive.



3.22

Certains contestent toutefois de telles affirmations et disent que, trop souvent, les projets de formalisation des droits fonciers sont conçus et mis en œuvre de façon inappropriée, ce qui se traduit par une réduction de la sécurité des droits fonciers du fait que les droits relatifs à une parcelle sont concentrés entre les mains d’une seule personne au mépris des revendications avancées par des tiers, en particulier des femmes et d’autres groupes vulnérables qui détiennent des droits partiels ou collectifs. Certains sont également d’avis que la formalisation ne permet pas d’améliorer l’accès au crédit étant donné que de nombreuses banques acceptent difficilement un terrain agricole comme garantie en vue de l’octroi d’un prêt.



3.23

De ce fait, il ne faudrait, selon certains, envisager l’enregistrement formel des droits fonciers individuels que dans les zones à forte densité de population où les systèmes coutumiers de droits fonciers et de règlement des différends sont faibles ou inexistants ou si le système de droits coutumiers a été gravement perturbé. Néanmoins, même lorsque ces conditions ne sont pas réunies, on s’intéresse de plus en plus dans certains pays à la formalisation des droits des populations locales pour les protéger contre les ingérences de la part de tiers (p. ex. des exploitations agricoles commerciales ou de l’État). Dans de tels cas, on établit la délimitation des terres communautaires, et le titre de propriété correspondant est enregistré au nom du groupe concerné. C’est à ce dernier qu’il incombe alors d’administrer lui-même son régime foncier, y compris en ce qui concerne l’attribution des droits fonciers sur son territoire.



3.24

Dans de nombreux pays, des administrations foncières formelle et informelle coexistent lorsque les droits enregistrés légalement ne se substituent pas aux droits coutumiers ou lorsque de nouveaux droits informels sont créés. Il peut exister des tensions entre les droits fonciers de jure et de facto. Les divergences entre les régimes fonciers de type formel, informel ou coutumier donnent lieu à des ambiguïtés que certains pourraient exploiter. Dans certains pays où les systèmes formels d’administration foncière ne fonctionnent pas très bien, il arrive que l’État octroie différents titres pour une même parcelle, ce qui complique le statut juridique de celle-ci en donnant lieu à des revendications concurrentes. Le simple fait d’établir et d’enregistrer les délimitations et le titre d’un terrain ne suffit pas, cela doit être fait de façon à ne pas empirer la situation. La population locale a un rôle crucial à jouer dans l’examen d’un tel cas, vu sa connaissance des modalités locales du régime foncier.

Accès à la terre

3.25

L’accès des ruraux pauvres à la terre est souvent fondé sur la coutume. Dans les sociétés autochtones, par exemple, les droits fonciers coutumiers sont souvent déterminés selon les traditions et en fonction de la façon dont les chefs locaux attribuent les droits d’utilisation des terres aux membres du groupe. Ces droits d’accès peuvent faire suite à l’utilisation d’une terre pendant une longue période. Ils découlent souvent d’une occupation ancestrale et de l’utilisation ancienne d’une terre. Dans ces cas, la revendication des droits est fondée sur le fait que les ancêtres ont défriché le terrain et s’y sont installés.



3.26

Toute une gamme de stratégies peuvent être utilisées pour obtenir l’accès à des terres, notamment:




  • L’acquisition, souvent réalisée par des travailleurs migrants utilisant un capital constitué grâce à un emploi dans une zone urbaine.

  • La possession de fait ou prescription acquisitive (l’acquisition des droits en vertu de l’occupation pendant une période déterminée). Dans certains pays, c’est parfois la seule méthode permettant à un petit cultivateur d’obtenir officiellement un droit d’accès à des terres vacantes ou abandonnées et de les mettre en valeur.

  • Le fermage, c’est-à-dire l’obtention de l’accès à un terrain en versant un loyer à son propriétaire.

  • Le métayage, c’est-à-dire l’obtention de l’accès à un terrain en remettant en contrepartie au propriétaire un pourcentage de la production.

  • Un legs, c’est-à-dire l’obtention de l’accès à un terrain par voie d’héritage.

  • L’occupation illégale d’un terrain par des squatters.

3.27

Outre de telles stratégies individuelles, l’accès à la terre peut résulter de mesures de réforme foncière prises par un gouvernement national, souvent dans le cadre d’une politique visant à corriger systématiquement des injustices historiques et à répartir la terre plus équitablement. De telles réformes se produisent habituellement lorsqu’un nombre relativement faible de propriétaires possède une grande partie des terres et que celles-ci sont laissées en jachère ou sous-utilisées (encore convient-il de noter que la détermination d’une éventuelle sous-utilisation dépend des critères choisis pour l’évaluation). Dans certains pays, un mode important de réforme foncière est la restitution des terres. Parmi les autres interventions de ce type, on peut citer les programmes de redistribution des terres qui ont pour objet d’offrir un accès à la terre aux ruraux pauvres et de promouvoir l’efficacité et l’investissement dans l’agriculture. Ces programmes vont souvent, mais pas toujours, de pair avec l’offre de services agricoles subventionnés comme la vulgarisation et le crédit. L’État offre parfois l’accès à des terres publiques laissées à l’abandon ou sous-utilisées, mais les terres utilisées pour la réinstallation se trouvent le plus souvent dans des domaines fonciers privés.



3.28

Dans le cas des réformes foncières redistributives imposées par l’État, celui-ci confisque des terres aux grands propriétaires fonciers et les transfère à des cultivateurs sans terre ou qui ne possèdent que de faibles superficies, et les anciens propriétaires ne sont pas toujours indemnisés. Dans certains cas, les réformes sont pratiquées au bénéfice des fermiers qui travaillaient la terre sur place. Ces réformes changent la structure de la propriété foncière en transformant les fermiers en propriétaires sans modifier la possession opérationnelle. Dans d’autres cas, les réformes prévoient la réinstallation des bénéficiaires sur les terres expropriées et la création de nouvelles exploitations agricoles.



3.29

Certaines réformes agraires récentes ont été conçues de façon à permettre aux bénéficiaires de négocier avec les propriétaires terriens pour acheter des terres en utilisant des fonds fournis par l’État sous forme de dons ou de prêts. Les bénéficiaires doivent habituellement former un groupe qui identifie des terres appropriées, en négocie l’acquisition avec le vendeur, formule un projet pouvant bénéficier de dons ou de crédits de l’État et détermine comment les terres seront réparties entre les membres du groupe et quelles seront leurs obligations financières correspondantes.



3.30

Il est communément admis qu’une réforme foncière contribue fortement au développement rural lorsque la concentration foncière est élevée, mais le choix des mécanismes utilisés pour transférer des terres des grands propriétaires aux cultivateurs sans-terre ou qui ne possèdent que de faibles superficies suscite de vives controverses. C’est là toutefois un débat qui dépasse largement le sujet du présent ouvrage.

Sécurité des droits fonciers

3.31

La sécurité des droits fonciers est la certitude que les droits d’une personne seront reconnus par les tiers et protégés en cas de contestation spécifique. Si cette sécurité n’est pas garantie, les droits correspondants risquent d’être menacés par des revendications concurrentes et même d’être perdus par suite d’une expulsion. Sans sécurité des droits fonciers, la capacité des ménages à produire de quoi s’alimenter et à bénéficier de moyens de subsistance durables est fortement compromise.



3.32

La sécurité des droits fonciers n’est pas directement mesurable et, à bien des égards, tout dépend de la façon dont elle est perçue. Ses caractéristiques peuvent changer selon le contexte. Par exemple, si une personne a le droit d’utiliser une parcelle pendant les six mois de la période de végétation et ne risque pas d’être expulsée pendant ce temps-là, elle bénéficie de la sécurité des droits fonciers. Par extension, la sécurité des droits fonciers peut dépendre de la durée de ceux-ci, compte tenu du temps nécessaire pour recouvrer les coûts d’investissement. Ainsi, quelqu’un qui a des droits d’utilisation pour une période de six mois ne plantera pas d’arbres, n’investira pas dans des travaux d’irrigation ou ne prendra aucune mesure préventive contre l’érosion du sol, puisque ce laps de temps est trop court pour assurer la rentabilité de tels investissements; on peut alors parler de sécurité des droits fonciers pour les investissements à court terme, alors que ces mêmes droits sont précaires relativement aux investissements à long terme.



3.33

Certains sont d’avis que, vu l’importance de sa durée, une véritable sécurité des droits fonciers n’est possible que quand un bien est détenu en pleine propriété et que la validité des droits n’est pas limitée dans le temps (régime du type «freehold»). Seuls les droits d’un propriétaire offriraient véritablement la sécurité, tandis que les détenteurs de droits plus limités, tel que les fermiers, n’auraient qu’une sécurité des droits fonciers limitée, celle-ci étant dépendante des décisions du propriétaire. Il en découlerait donc que la sécurité des droits fonciers n’est assurée qu’à quiconque détient les droits de transfert tels que le droit de vendre et d’hypothéquer. S’il en est bien ainsi dans certaines parties du monde, cela n’est pas vrai partout. Là où existe un régime foncier communautaire bien établi, la sécurité des droits fonciers est possible, même pour qui ne dispose pas du droit de vendre un terrain ou n’a à cet égard que des droits strictement limités (p. ex. lorsque ces droits ne peuvent être transférés par héritage ou qu’un terrain ne peut être vendu qu’à d’autres membres du groupe).



3.34

Les sources de la sécurité des droits fonciers peuvent également varier en fonction des aspects suivants:




  • Une source importante de sécurité foncière est constituée par la collectivité et les associations regroupant ses membres, comme les utilisateurs d’eau, ou les organisations locales d’agriculteurs. La sécurité des droits fonciers est accrue quand les voisins reconnaissent les droits et veillent à leur respect. Dans de nombreux systèmes fonciers coutumiers, les membres d’un groupe social possèdent des droits fonciers en vertu de leur appartenance à celui-ci. L’exercice des droits fonciers valide l’appartenance au groupe dans la même mesure que cette appartenance facilite l’acquisition et la protection de ces droits.

  • Les pouvoirs publics représentent une autre source de sécurité dans la mesure où ils peuvent assurer la reconnaissance politique de certains droits. Par exemple, un gouvernement peut accepter un empiétement illégal et l’installation d’un groupe sur des terres forestières publiques et s’engager à ne pas l’expulser. Toutefois, dans un tel cas, le gouvernement reconnaît généralement le droit du groupe à occuper la terre, mais ne va pas jusqu’à reconnaître ce même droit aux membres du groupe à titre individuel.

  • Une autre source peut être l’administration publique et le système juridique formel. L’État peut en général fournir une sécurité foncière en affirmant la validité des droits détenus par des particuliers ainsi qu’en prenant des mesures spécifiques comme assurer une protection contre l’accès non autorisé. Les systèmes d’enregistrement foncier et de cadastre sont souvent considérés comme protégeant la sécurité de jouissance, les différends étant alors soumis aux tribunaux.

  • Dans certains pays, la sécurité peut être également fournie par des structures coercitives tel que les «seigneurs de la guerre» qui assument localement le pouvoir lorsque des troubles civils empêchent l’État d’exercer son autorité. Bien entendu, une telle situation n’est pas souhaitable, car elle risque à son tour d’empêcher la mise en place de solides collectivités et des systèmes juridiques nécessaires pour une bonne gestion des affaires publiques.

3.35

La sécurité totale des droits fonciers dont bénéficie un individu est la somme de tous les éléments de sécurité fournis par l’ensemble des sources. Le renforcement de la sécurité foncière par une ou plusieurs sources complémentaires accroîtra la sécurité totale. Dans de nombreux projets de développement, on considère l’existence d’une sécurité légale ou son amélioration comme la meilleure façon d’accroître la sécurité des droits fonciers. Le régime foncier peut être modifié de diverses façons: par exemple en accordant une reconnaissance légale aux droits informels, en reconnaissant une valeur légale aux permis émis par l’État et en les transformant en baux assurant une protection plus grande aux utilisateurs de terre; en prenant des dispositions permettant aux membres d’un groupe de devenir les propriétaires légaux de leurs biens fonciers traditionnels dont les droits étaient auparavant détenus par l’État; et en améliorant les systèmes formels d’administration foncière pour mieux définir les droits de propriété.



3.36

La sécurité des droits fonciers peut être menacée de diverses façons. Paradoxalement, les efforts entrepris pour accroître la sécurité des droits fonciers de certaines personnes peuvent se traduire par la perte des droits détenus par d’autres. Par exemple, les projets d’établissement de titres et d’enregistrements fonciers, s’ils sont mal conçus, peuvent réduire la sécurité des droits fonciers de nombreux résidents ruraux si certains droits, souvent détenus par des femmes ou des pauvres, ne sont pas reconnus et se retrouvent inclus dans des «droits de propriété» définis de façon trop simpliste. Les droits concernant d’importantes utilisations du sol, par exemple celui de collecter les produits forestiers d’importance secondaire ou d’obtenir de l’eau, peuvent n’être pas reconnus par le système légal et être donc éliminés. Bien entendu, d’autres types de projets de développement peuvent également entraîner la perte des droits fonciers.



3.37

Les droits peuvent également être réduits ou éliminés si l’État se met à faire respecter des règles existantes interdisant l’accès à certaines ressources. Par exemple, une application plus stricte de la politique gouvernementale relative à la protection des forêts peut avoir pour conséquence que des villageois soient expulsés de terres qu’ils utilisaient pour la culture et l’élevage.



3.38

La sécurité de jouissance peut également devenir précaire suite à des changements sociaux. C’est ainsi que le VIH/sida peut réduire la sécurité foncière des femmes dans certaines parties de l’Afrique. Elles peuvent perdre juridiquement l’accès à des terres si elles ne sont pas en mesure d’hériter des droits détenus par leur mari et, dans la pratique, si elles sont forcées à abandonner leur exploitation par des hommes de la famille.



3.39

Ceux qui détiennent des droits peuvent les perdre si d’autres refusent de respecter les règles du régime foncier. Si, au sein d’un groupe, les rapports de force sont déséquilibrés, certains membres peuvent, par exemple, exploiter cette situation en clôturant une partie des terres communautaires à leur usage exclusif, refusant ainsi l’accès des pâturages collectifs à d’autres membres du groupe.



3.40

La situation de ceux qui ne possèdent aucune terre n’est, bien entendu, pas nécessairement due à la précarité des droits fonciers. Certains peuvent se retrouver contraints de vendre leurs terres pour survivre à une crise comme une famine, une maladie ou un autre événement tragique. Une vente peut également être due à d’autres raisons, par exemple la nécessité de s’acquitter d’obligations sociales telles que la constitution d’une dot pour les filles devant se marier.


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