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CHAPITRE II: L’ANALYSE DU CADRE JURIDIQUE DES PÊCHES


Ce chapitre aborde la manière dont le droit intègre en Méditerranée la dualité des pêches. En réalité, cette problématique affleure d’une façon non explicite dans les politiques publiques des pêches en Méditerranée: elle n’est perceptible dans le droit des pêches qu’à la condition d’y appliquer la grille d’analyse présentée au chapitre précédent. Ce «dualisme implicite» explique probablement les nombreuses contradictions que l’on peut relever dans les politiques des pêches des différents pays riverains de la Méditerranée.

Face à un droit et à des institutions sociétaux, construits spontanément au sein des communautés de pêcheurs de Méditerranée, le droit maritime des Etats s’est progressivement imposé sans effacer pour autant la tradition juridique communautaire qui «affleure» dans les différentes législations maritimes. Il est intéressant dans ces conditions de décrypter quel est aujourd’hui le produit syncrétique de ces deux sources juridiques. Nous serons amenés à utiliser des catégories juridiques dont nous rappellerons les définitions juridiques classiques; mais l’intérêt de ces développements est de les interpréter dans le cadre de notre problématique en utilisant le droit, non comme une norme, mais comme un révélateur.

SECTION 4. L’AMBIVALENCE DU PRINCIPE DE MARE LIBERUM

L’application du principe de liberté n’a de portée effective que depuis la phase d’industrialisation des pêches. Ce principe est à l’arrière plan des conflits opposant la communauté à l’industrie et de toutes les politiques des pêches. Malgré les évolutions et tendances restrictives du droit de la mer, la liberté demeure en principe la règle d’accès qui ne peut être suspendue que par des contorsions juridiques.

4.1 Le contenu du principe de mare liberum

Sur les bases du principe de liberté, s’est établie la compétence subrogée des Etats riverains en matière de police et d’autorisation d’occupation. C’est également le fondement de la réglementation internationale concernant la gestion des pêcheries.

4.1.1 Origine du principe

Le principe de la liberté des pêches maritimes est aujourd’hui reconnu par l’ensemble de la communauté internationale. Ce régime de liberté repose sur la définition de la haute mer en tant que res communis et qui fait que les espaces halieutiques ne font pas l’objet d’une propriété privée[43]. Pour l’ensemble des pays de la Méditerranée, le régime de l’espace maritime peut se traduire par le principe suivant: «la mer est à tout le monde et sert à tout le monde». Dans ces conditions, le droit de pêche appartient au public, car il est un accessoire du droit des gens sur les espaces maritimes. Depuis le XVIIème siècle, ce principe est le fondement d’un régime juridique de libre accès aux espaces maritimes pour de multiples activités[44]. Toutefois, les instruments internationaux récents[45] tendent à limiter le principe de liberté de pêche en haute mer; les Etats concernés par l’exploitation des stocks partagés doivent se mettre d’accord dans le cadre d’organisations ou arrangements internationaux ou régionaux, en particulier les commissions de pêche.

En deçà de la haute mer, les Etats riverains de la Méditerranée organisent un régime de droit particulier dans les zones maritimes côtières et sur certains biens collectifs: c’est la domanialité publique de la plupart des espaces halieutiques. Les eaux territoriales et les eaux intérieures font donc l’objet d’une propriété publique: soit pour assurer la liberté d’accès et de circulation, soit pour y réaliser des infrastructures. En principe, les rivages, les rades, les baies, les étangs salés, les embouchures de fleuves, le sol et le sous-sol des eaux territoriales, font l’objet d’une protection juridique contre une appropriation foncière des particuliers. Cela ne veut pas dire qu’il soit interdit d’en faire un usage, mais celui-ci est «non appropriatif».

Un principe commun également à l’ensemble des pays de la Méditerranée implique que les eaux de la mer sont des eaux publiques et courantes, elles mêmes res communis, et leur utilisation libre fait partie également du «droit des gens». De même, les ressources halieutiques sont considérées comme res nullius: elles appartiennent en général au premier occupant. Le poisson appartient donc en principe à celui qui le pêche. Mais si la ressource est acquise, l’occupation de la mer est non acquisitive car l’espace maritime est imprescriptible.

4.1.2 Les compétences exclusives des Etats riverains sur le droit de pêche

L’usage individuel de la mer par le public et les professionnels peut donc être défini comme «le droit de tirer de la mer toute l’utilité qu’elle peut fournir autant que cela ne gène pas l’usage du public». En conséquence et pour l’ensemble des pays concernés par cette étude cela signifie que la mer est un bien commun imprescriptible et inaliénable:

- l’occupation et la possession des territoires halieutiques n’ont pas d’effet d’usucapion pour les occupants;

- la propriété de la mer ne peut même pas être cédée par l’Etat qui n’en est pas le propriétaire, par le principe selon lequel «on ne peut céder plus de droit que l’on n’en a»[46].

La législation des Etats de la Méditerranée occidentale ne leur attribue pas la propriété du droit de pêche, car c’est un droit accessoire du res communis; mais pour la communauté internationale et la constitution de ces autorités, l’Etat riverain est responsable de l’exercice du droit de pêche dans sa juridiction. Selon ces principes, le droit de pêche sur la mer s’exerce au profit de l’Etat qui est donc «subrogé aux droits de tout le monde»[47]. Les missions des autorités sont à la fois de faciliter l’utilisation de la mer au profit du public, de régler l’usage de la mer pour en empêcher l’abus et de mettre en valeur les richesses de la mer pour en tirer le plus grand profit collectif.

A ce titre, l’Etat exerce sur la mer des pouvoirs de gestion et des pouvoirs de police spéciale (cf. infra). Les pouvoirs de l’Etat sont donc à la fois la possibilité de réglementer les activités maritimes et d’exercer certaines décisions opposables aux tiers, mais également de rétrocéder d’une façon limitée une partie des droits qui lui sont subrogés. Ces pouvoirs de gestion permettent à l’Etat de céder sous forme de concessions à titre précaire:

- le droit de prélever une certaine quantité de ressources,
- le droit d’occuper certains espaces,
- le droit d’utiliser certains engins.

4.2 Les conséquences de la mise en application du principe de mare liberum

Le principe de liberté des pêches a été mis progressivement en œuvre par les Etats riverains de la Méditerranée. Il a pour effet de débouter les communautés de leurs droits traditionnels au bénéfice de la pêche semi-industrielle.

4.2.1 L’inopposabilité des droits d’antériorité des communautés de pêcheurs

A partir du droit positif actuel, qui est le droit des Etats riverains, les territoires communautaires décrits plus haut ont comme base juridique celle du «premier occupant». La communauté fonde donc la légitimité de son territoire et des règles qui le délimitent et le protègent sur l’antériorité et la durée de l’occupation des sites halieutiques, qui constituent son bourg marin et son territoire de pêche.

C’est ainsi par exemple que les plages, les rades, les embouchures, les berges des fleuves et des étangs constituent aujourd’hui l’essentiel des espaces professionnels de la pêche communautaire de la Méditerranée. Celle-ci en tire avantage de l’usage gratuit de ces biens fonciers naturels: protection et tirage à terre des navires, construction navale, commerce et conditionnement des produits halieutiques, aires d’entretien, de stockage et de réparation des matériels, habitations.

Mais le droit domanial et le principe de la liberté des mers font que l’antériorité d’occupation, même de longue durée, ne suffit pas en elle-même pour créer des droits, en raison de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité. En droit positif, ces occupations collectives de territoire halieutique pourtant parfois immémoriales ne sont pas opposables aux autres usagers de la mer. A fortiori, ne sont pas non plus opposables les règles vernaculaires, la limitation de l’effort des engins de capture, les calendriers des pêches. Dans cette confrontation entre le droit traditionnel d’une part (souvent non écrit, vernaculaire, corporatif...), et le droit de l’Etat d’autre part (assis sur des principes internationaux), le droit des communautés n’a pu se maintenir que pour autant qu’il ne contrariait pas la liberté de l’industrie et que les richesses halieutiques étaient peu convoitées.

Lorsque ces groupes n’entrent pas en concurrence avec d’autres utilisateurs des espaces et des ressources, la règle des premiers occupants sur un res communis s’applique: ce n’est qu’une reconnaissance de fait. Mais l’application durable de cette règle n’est en rien une protection des droits des premiers occupants: les communautés sont souvent dépossédées de leurs espaces et de leurs ressources; soit au bénéfice de professionnels de l’industrie des pêches, soit au bénéfice d’emprises spatiales industrielles, touristiques ou urbaines.

4.2.2 Le principe de liberté mis en œuvre au bénéfice de la pêche semi-industrielle

En réalité comme dans beaucoup de situations similaires, le principe de liberté bénéficie aux grands opérateurs dont les capacités d’exploitation des ressources sont les plus importantes. L’activité de pêche en tant qu’activité industrielle et commerciale constitue initialement un droit économique individuel, dont l’accès ne peut être restreint que pour des motifs légitimes. Il est fondé sur les libertés économiques reconnues aux personnes. Dans l’ensemble des pays de la Méditerranée, les individus et les personnes morales ont en principe le droit de pratiquer l’activité économique qui leur plaît, comme il leur plaît et de s’installer où bon leur semble. Evidemment, ce droit est souvent réglementé, mais il est considéré comme un droit fondamental et les conventions internationales sur la liberté du commerce l’ont renforcé.

On note également qu’au Maroc et en Tunisie par exemple, dans la phase de développement des pêches, les pouvoirs publics ont encouragé les bailleurs de fonds à investir dans l’activité de pêche semi-industrielle. Cette catégorie sociale trouve normal que soit invoquée la double liberté d’investissement et d’accès à la ressource [48].

Dans la plupart des cas, la liberté professionnelle des industriels s’est imposée sans concertation mais également sans résistance des communautés: on a peu de traces de la mise en place des industries de la pêche au Maroc et en Tunisie, si ce n’est de nombreux témoignages des pêcheurs et de certains acteurs. Par contre nous disposons en France, par exemple, d’un véritable dossier juridique à travers l’épisode du Lamparo et de l’immigration algérienne du début des années soixante. Le Conseil d’Etat fut saisi par le ministre chargé des pêches pour briser la résistance des communautés: le principe de liberté des pêches fut alors rappelé sans ménagement[49].

4.3 Les concessions territoriales attribuées dans le cadre du principe de mare liberum

Les cessions de droits d’exploitation et d’occupation de la mer au profit des particuliers sont un phénomène que l’on rencontre souvent en Méditerranée. Nous avons été amenés à en examiner certaines. Mais l’ensemble de ces cessions précaires de droits individuels peut également répondre à notre problématique duale et être interprétées dans ou en dehors du cadre communautaire.

4.3.1 L’attribution par l’Etat de droits d’accès et d’occupation domaniaux

Le principe de propriété publique des espaces et des richesses maritimes a fait que les droits collectifs des communautés sur des territoires halieutiques n’ont jamais fait l’objet de reconnaissances si ce n’est sous des formes institutionnelles indirectes (cf. infra). Par contre les cessions de droits subjectifs au profit des particuliers sont un phénomène que l’on rencontre souvent en Méditerranée. Mais désormais, et dans l’ensemble du bassin, ce sont les services d’Etat qui, parce que l’Etat est subrogé dans les droits du public, déterminent les critères et les conditions de l’occupation et de l’utilisation privative de la mer. La procédure de concession domaniale d’établissement de pêche ou d’aquaculture constitue la base légale de ces occupations, mais leur contenu et leur objet, les procédures qui conduisent à autoriser l’occupation sont elles-mêmes très diverses selon les pays concernés.

La revendication patrimoniale sur la mer de la part des riverains et en particulier des propriétaires ou des pouvoirs politiques locaux n’est pas nouvelle[50]. En Espagne, en France et en Italie, et par contagion dans leurs colonies du Maghreb, les appareils d’Etat modernes se sont opposés au principe de cette appropriation, mais ils ont souvent modulé son application[51]. L’examen de ces diverses concessions fait apparaître la volonté des concessionnaires de stabiliser et de patrimonialiser leur occupation[52]. Malgré l’opposition des juridictions attachées aux principes de la domanialité, de nombreux textes et les pratiques administratives améliorent souvent les conditions de cette occupation.

C’est ainsi qu’en France, en Espagne, en Italie, en Tunisie et au Maroc se sont maintenues et parfois créées des thonaires et des madragues, attribuées à des riverains ou des industriels comme en Sicile. Sur les îles de Kerkennah (Tunisie), des charfias sont établies depuis le XVIIème siècle, et les occupations sont transmises de générations en générations[53]. Dans le golfe de Gabès, à Madhia, Chebââ, des occupations de postes de pêche fixes sont également organisées par l’administration de la marine. Sur la partie nord des îles de Kerkennah, les charfias à poissons ont été peu à peu remplacées par des concessions de pêche au poulpe (villages de Al Attaya et de Kraten). Aujourd’hui, les concessions conchylicoles et de pisciculture se sont multipliées dans tout le bassin et sont venues prendre le relais de ces occupations, dans les étangs domaniaux ou sous forme de concessions maritimes.

Quelles qu’en soient les formes, nous assistons bien à un mitage de l’espace maritime et de l’attribution de ses richesses par la juxtaposition d’innombrables autorisations individuelles.

4.3.2 L’interprétation communautariste des autorisations domaniales

Depuis le XVIIème siècle en Méditerranée, l’attribution des droits d’accès aux ressources marines ne relevait théoriquement que de l’Etat garant de la liberté de pêche. Or, en contradiction avec le monopole de gestion de l’Etat, l’attribution de certains postes de pêche relève des communautés elles-mêmes qui organisent l’accès aux sites et aux ressources. C’est à travers cette contradiction juridique que l’on peut voir «affleurer» les droits communautaires dans le droit moderne de l’Etat centralisateur.

Les prud’homies en France, les cofradias en Espagne et dans la Méditerranée marocaine jusqu’à l’indépendance[54], se voient reconnaître le droit d’organiser le tirage au sort des postes de pêche des membres des communautés. Les fondements de ce pouvoir sont parfois confus; ainsi en France, la prud’homie est investie de cette compétence administrative par le décret-loi de 1859 sur la base de la prévention des rixes. Le tirage au sort de postes de pêche est une autorisation d’occupation temporaire, au bénéfice des seuls membres de la communauté: c’est un facteur de territorialisation particulièrement important, qui assure les revenus individuels tout en arpentant les espaces professionnels au bénéfice de l’ensemble de la communauté.

En Tunisie, à Madhia et Chebââ, l’attribution des charfias est réalisée sous la responsabilité d’un fonctionnaire de l’administration: mais les listes de bénéficiaires sont présentées par la communauté, en groupes familiaux ou claniques. A Kerkennah, en théorie, le bénéfice des charfias ne peut être transmis qu’à un pêcheur: celui-ci a toujours des liens avec les communautés du sud de l’île. Les concessions de pêche au poulpe, dans le nord de l’île, ne bénéficient qu’aux habitants des villages de Al Attaya et de Kraten. En fait, la procédure étatiste de concession ne semble être que le paravent de l’autorité communautaire des différents villages des îles. On voit que les modes de régulation «villageois» inscrits dans la tradition de la pêche côtière artisanale sont renforcés par les charfias. Cette emprise territoriale organisée sous forme de concessions pour les pêches de démersaux des posidonies, de poulpes et de muges, renforce la discipline professionnelle décentralisée.

Dans ces différents cas, les postes de pêche fixe ont une importance considérable pour les équilibres du milieu et le fonctionnement de la communauté: on observe que les droits individuels des postes de pêches renforcent la discipline globale du groupe:

- ils assurent un revenu individuel faible mais régulier: c’est un droit individuel reconnu par et dans la communauté (pêche aux mulets de Chebââ, postes de capéjades en étang en Languedoc-Roussillon, etc.);

- ils opèrent souvent comme des «réserves» car leur effort de pêche ritualisé reste faible et la concession individuelle tient au large les autres pêcheurs et les braconniers.

Les autorisations conchylicoles elles-mêmes peuvent faire l’objet d’une analyse communautariste identique. Ainsi sur l’étang de Thau en France, l’attribution des concessions conchylicoles fait l’objet de règles complexes: une coopérative de pêcheurs/conchyliculteurs, en cogestion avec l’administration d’Etat, contrôle l’attribution des concessions pour éviter la concentration économique, et pour réserver les autorisations aux seuls pêcheurs habitants des villages riverains.

SECTION 5. LES EFFETS ACQUISITIFS DU DROIT PROFESSIONNEL MARITIME

Ce que nous désignons ici sous le terme de droit professionnel maritime couvre le statut personnel des professionnels de la pêche. Il comprend également la définition et la réglementation des catégories professionnelles qui conditionnent les règles d’accès à la profession. L’ensemble de ces règles présente une grande importance dans la compréhension des politiques des pêches maritimes car il permet la lecture des orientations des pouvoirs publics.

5.1 L’appropriation des ressources par le biais du statut professionnel

Le principe de libre accès à la mer a donc été la base juridique sur laquelle s’est développée la pêche semi-industrielle de Méditerranée. Mais cette ouverture est ambiguë: elle a effectivement joué pour l’implantation des unités. Pourtant dans la période de crise de la ressource, elle a été fortement restreinte par le jeu du statut professionnel et par la police des pêches. Mais au total, par un effet pervers, ces mesures administratives de fermeture de la profession permettent que les unités les plus puissantes monopolisent l’accès à la majeure partie des ressources.

5.1.1 La mise en place d’une profession réglementée à travers le statut professionnel

Dans l’ensemble des pays de la Méditerranée occidentale, il existe un statut des gens de mer et plus spécialement un statut des pêcheurs: le pêcheur en mer est d’abord un marin, ce qui le distingue de l’armateur, (qui n’est que le propriétaire du navire et de ses équipements). Ce statut peut être défini comme «le régime juridique et administratif applicable aux personnes physiques exerçant effectivement la profession de pêcheur»[55].

Dans les faits, ce statut de pêcheur confère un droit d’accès privilégié à la ressource, qui se définit par le droit d’utiliser certains matériels pour la capture des espèces halieutiques: navires, engins spéciaux, etc. Ce statut permet donc de moduler l’accès à la profession, en limitant le nombre des engins les plus efficaces à une population réglementée. C’est un moyen de régulation dans la mise en œuvre de la politique des pêches: il influence les conditions d’accès à l’activité. On parle alors de profession réglementée.

Les pratiques administratives jouent ici un rôle fondamental: les statuts que nous avons examinés peuvent être invoqués comme un droit économique d’établissement par la personne qui réunit les conditions objectives prévues par les textes. Mais bien souvent, en fonction d’instructions internes, la bureaucratie d’Etat transforme ce droit en une procédure d'autorisation préalable[56].

5.1.2 La constitution de privilèges d’accès par l’attribution de licences de pêche

Pour les communautés, l’accès aux ressources est limité par le contrôle de l’apprentissage des savoirs vernaculaires: leur diffusion clanique permettait le contrôle de la démographie des pêcheurs opérant sur un territoire. Désormais, le contrôle de la démographie est effectué par l’administration. Malgré la proclamation du principe de liberté des pêches et de liberté d’établissement, les pays de la Méditerranée occidentale ont été amenés à limiter le nombre des navires autorisés à pratiquer la pêche semi-industrielle au chalut et à la senne tournante.[57] Initialement, ces mesures ont été prises pour limiter l’effort de pêche industriel mais elles ont eu pour effet objectif d’attribuer, par une décision administrative unilatérale, l’essentiel des ressources aux seuls titulaires de ces autorisations[58].

Ainsi, les droits des communautés n’ont pas été reconnus par les pouvoirs publics qui lui ont opposé le principe de mare liberum. Mais, par le système du statut professionnel et des autorisations administratives, l’Etat a créé un privilège d’accès au bénéfice d’un petit nombre d’opérateurs industriels. Le principe de liberté d’accès a été contourné pour favoriser la constitution des patrimoines industriels. Les autorisations d’exercer font donc désormais parti des actifs immatériels des entreprises semi-industrielles de pêche et ils font d’ailleurs l’objet de spéculations.

Un exemple intéressant dans ce cadre: depuis la fin des années quatre vingt, et dans le cadre des politiques de réduction de l’effort de pêche de l’Union européenne, la France utilise abondamment les mesures administratives restrictives vis à vis des petits métiers de l’artisanat[59]. Ce système abouti à une généralisation de l’autorisation administrative préalable, bien que sa légalité soit contestable et en contradiction avec les principes de liberté des pêches[60] et liberté d’établissement.

5.2 L’ambiguïté juridique des catégories professionnelles

Avec l’analyse des catégories professionnelles utilisées par l’administration des pêches dans les différentes législations, on peut facilement percevoir la complexité de la problématique dualiste. Leur caractère insatisfaisant peut être interprété comme la difficulté juridique de reconnaître l’existence des communautés de pêcheurs.

5.2.1 La distinction entre armateur et pêcheur

Dans les communautés de Méditerranée l’artisan pêcheur cumule entre autres fonctions multiples celles de patron de pêche et d’armateur. Cette situation est parfois complexe la propriété ayant le plus souvent une origine familiale, mais le patron est en général propriétaire de son navire. Ainsi dans le contexte communautaire le terme pêcheur désigne indifféremment le propriétaire de l’embarcation et le responsable des opérations de pêche.

Il faut également faire mention des armements collectifs réalisés au sein des communautés sous forme d’association ou de sociétés commerciales[61]. La constitution du capital des pêches collectives se réalise donc au sein du groupe lui-même. Dans ce cas et conformément au modèle vernaculaire, la communauté rassemble elle-même les investissements du groupe pour mieux les contrôler. Elle en répartit également les revenus par des systèmes de «parts», où travail et capital sont rémunérés.

Cette situation est beaucoup plus compliquée pour la pêche semi-industrielle. Dans de nombreux cas nous retrouvons ce cumul de fonction sur la même personne. Mais la divergence est fréquente et en particulier au Maroc, en Tunisie et en Espagne.

La profession d’armateur à la pêche est réglementée dans tous les pays de la Méditerranée occidentale, mais la complexité des systèmes de constitution de capital ne permet pas de définir une profession d’armateurs qui se distinguerait franchement des autres acteurs. En fait la constitution du capital industriel a multiplié les intervenants qui aujourd’hui participent à l’armement des navires, sans que les régimes juridiques en rendent compte expressément.

Les différents Etats riverains et les collectivités sont fortement impliqués dans l’armement à la pêche: à travers les subventions consenties dans les années soixante à quatre-vingt-dix, les organismes publics sont devenus en partie responsables des capitaux investis dans la pêche semi-industrielle. Ces financements ont transité par des organismes financiers publics ou parapublics, qui se trouvent désormais impliqués dans les résultats de la pêche semi-industrielle.

Les observations faites sur le terrain montrent que certains patrons de pêche semi-industrielle se spécialisent dans l’armement. Ils ne sont inscrits maritimes qu’à titre symbolique, pour bénéficier en particulier du statut de marin et pour pouvoir intervenir en tant que professionnel de la pêche.

Les Etats ont également encouragé dans les années soixante et soixante-dix les coopératives d’armateurs pour permettre aux pêcheurs artisans de constituer un capital semi-industriel (Tunisie et Maroc).

Parfois, les mareyeurs pratiquent également d’une manière souterraine l’armement des navires en contrepartie de contrats d’exclusivité sur les captures: on peut qualifier ces opérations d’armement clandestin, dont le but est d’intégrer les unités de pêche dans des filières commerciales. Dans ce cas, le mareyeur échappe au statut explicite d’armateur [62].

Ce n’est pas la reconnaissance formelle et explicite du statut d’armateur qui pose problème par elle-même. Par contre, l’existence d’intérêts financiers extra-professionnels pèse sur les politiques des pêches; ils ont tendance à s’opposer aux mesures de limitation des efforts de pêche, qui contrarieraient les amortissements, les remboursements d’emprunts, la survie des chantiers navals.

Ainsi, cette distinction n’est pas clairement établie dans le fonctionnement des chambres maritimes (Maroc), des cofradias (Espagne) et des comités des pêches (France): cette confusion est un handicap pour la constitution d’une fonction de discipline, car avec la domination des armateurs sur les institutions, les considérations économiques prévalent sur les considérations liées au milieu et aux territoires.

5.2.2 La distinction juridique difficile entre pêche artisanale et pêche industrielle

Cette distinction pose toujours problème dans l’organisation des catégories professionnelles et les pays de la Méditerranée concernés par cette étude ont des difficultés à donner une définition juridique satisfaisante des deux types de pêche identifiés.

On observe d’abord le refus de reconnaître l’existence d’une pêche «industrielle». Pour des raisons liées au statut fiscal et social maritime de la pêche industrielle, l’ensemble des flottes de la Méditerranée est classé dans la catégorie nébuleuse de «pêche artisanale», qui englobe la pêche à pied et des senneurs de 30 mètres.

Pour différencier nos deux catégories, les différentes administrations utilisent soit le critère de la taille du navire, soit la technique utilisée, soit la durée des opérations de pêches. Ainsi en Tunisie et au Maroc, la réglementation distingue au sein de la pêche artisanale la «pêche côtière». En Espagne et en Italie, la pêche artisanale se divise selon la technique utilisée. En Italie, la loi distingue la «petite pêche côtière» des chalutiers et grandes techniques de pêche aux grands pélagiques. En France, en Méditerranée la réglementation oppose les «petits métiers» aux navires titulaires d’une licence de chalutage ou de senne tournante. Un double critère s’applique puisque la pêche aux petits métiers est également celle pratiquée sur des embarcations de moins de 12 mètres.

5.2.3 La distinction entre pêcheurs professionnels et pêcheurs plaisanciers

Ce serait méconnaître les droits des usagers que d’interdire la pêche et la navigation de plaisance, car les espaces halieutiques et leurs dépendances sont considérés comme res communis. Lorsqu’il n’existe pas de réglementation de l’usage et de l’accès à la mer, ceux-ci sont en principe sous le régime juridique de la liberté. Les libertés de naviguer, d’aller, de venir, de pêcher, de circuler, d’utiliser, d’occuper (sans constitution de droit personnel ou réel), sont en principe reconnues à quiconque.

Les pays du Maghreb n’ont pour l’instant que peu de difficultés dans ce domaine, car le secteur de la plaisance n’est pas encore très développé. Le phénomène de navigation de plaisance est devenu particulièrement massif en France, Espagne et Italie: ainsi en France méditerranéenne, il y a 32 000 navires de plaisance pour 1 800 navires de pêche professionnelle.

Mais les pays européens de la Méditerranée réglementent sévèrement la pêche et la navigation de plaisance, par l’interdiction d’utiliser la plupart des engins de pêche qui sont réservés à la pêche professionnelle. L’interdiction de l’utilisation et de la détention d’engins réservés aux professionnels constitue en principe la mesure d’aménagement la plus courante. L’armement d’un navire de plaisance est aussi réglementé pour des motifs liés à la sécurité et à son identification.

Le cas particulier de Malte, mérite mention. La pêche y est un droit «populaire», exercé par toute la population qui y trouve des revenus, de l’alimentation et des loisirs. Dans ces conditions, il existe à Malte trois catégories de pêcheurs: les pêcheurs à «plein temps», les pêcheurs à «mi-temps» et les pêcheurs plaisanciers. Ces mesures très spéciales montrent que le statut professionnel doit tenir compte des traditions et des rapports de force.

SECTION 6. LES INTERVENTIONS DE L’ADMINISTRATION SUR L’ENVIRONNEMENT JURIDIQUE

Il faut, comme dernier aspect de ce chapitre, aborder la question de ce que produisent les administrations des pêches en Méditerranée. Il ne s’agit pas de faire une analyse quantitative ou une évaluation, mais de définir les tâches et les responsabilités pour situer les fonctions de décision des différents organes.

En théorie, l’action administrative est l’instrument de mise en œuvre d’une politique, mais cela ne se traduit pas d’une façon mécanique. Par ailleurs, l’ensemble des interventions constitue un catalogue assez hétéroclite.

6.1 L’intégration difficile des interventions administratives dans des politiques de durabilité

L’ensemble des gouvernements de Méditerranée occidentale se réclament aujourd’hui d’une pêche durable: mais cet affichage a des difficultés à trouver une traduction effective, au niveau des objectifs et des moyens déployés par les pouvoirs publics.

En théorie, les interventions de l’administration s’intègrent dans des politiques. Voici plus de trente ans que les responsables scientifiques alertent l’opinion publique et les décideurs sur la situation désastreuse des ressources halieutiques; depuis près de dix ans également à la suite en particulier de la Conférence de Rio[63], les Etats ont convenu d’une stratégie mondiale de gestion autour du concept de «durabilité» et plus précisément pour la pêche, autour des recommandations du code de conduite pour une pêche responsable de la FAO (1995). Il faut constater que ces orientations ont du mal à se concrétiser et que la destruction des ressources n’a été que sensiblement freinée par l’adoption formelle de ces nouvelles options en Méditerranée. Pour atteindre cette pêche durable, l’administration se heurte à plusieurs difficultés.

Tout d’abord, les objectifs assignés aux administrations des pêches sont multiples et on évite d'évoquer qu’ils sont souvent difficilement conciliables:

- s’agit-il de protéger la ressource pour préserver les droits des générations futures?

- s’agit-il de nourrir la population la plus pauvre et la plus vulnérable et de promouvoir la petite pêche?

- s’agit-il de moderniser un secteur, pour tirer la meilleure opportunité économique et monétaire d’une ressource disponible qui contribuerait au développement des pays investis de la responsabilité de la gestion des ressources?

En second lieu, le champ d’intervention administratif est difficile à définir quant au fait de savoir ce qui relève de la pêche durable:

- la politique des pêches se confond-elle à la police des pêches? Se limite-t-elle à la pêche ou englobe-t-elle l’élevage? Doit-on y relier également la police du littoral, la protection de l’environnement?

- la pêche durable doit-elle prendre pour base la seule biologie marine et l’efficacité économique? Doit-elle englober le produit et l’organisation du marché? Doit-elle se préoccuper du statut social des pêcheurs? Doit-elle jouer sur la construction et le statut juridique des bateaux?

- au niveau sectoriel, doit-on inclure les considérations sociétales dans ces politiques? Les revenus? Le niveau de l’emploi? La qualification de l’emploi? Les considérations démographiques?

La définition et l’efficacité des moyens engagés dans les politiques des pêches ne sont pas faciles à réaliser: les interventions sont hétéroclites et leur efficience est mal évaluable:

- il y a souvent une profusion d’institutions de régulation aux responsabilités et aux missions mal définies qui induisent une dilution de la décision politique[64];

- les investissements publics de modernisation, les aides sont également nombreuses: mais ils tendent à favoriser la concentration économique et le surinvestissement du secteur;

- les réglementations répressives et administratives sont abondantes mais mal connues, centralisées, souvent mal appliquées, voir non applicables.

L’ensemble de ces mesures fait rarement l’objet d’évaluations comme il serait naturel que soit mesurée l’intervention publique dans un secteur.

Enfin, malgré la grande qualité des fonctionnaires, ces politiques se heurtent à la culture administrative des instances chargées de les mettre en œuvre. Cette culture se révèle dans la littérature grise des administrations, dans les discours et dans les plans de développement. Certes aujourd’hui, les politiques des pêches affichent leur objectif de «durabilité» pour se conformer implicitement à ce modèle général d’organisation. Mais il n’en a pas toujours été ainsi; l’administration aujourd’hui responsable de ces nouvelles orientations était hier chargée de moderniser et développer les pêches: elle a encore souvent une conception industrielle, des réflexes centralisateurs et une culture technocratique. Durant plusieurs décennies, l’interventionnisme s’est confondu avec les transferts de technologie, les interventions financières, la centralisation: que faut-il faire aujourd’hui pour infléchir ces outils d’intervention?

La référence à la durabilité n’induit donc pas mécaniquement des interventions favorables à la décentralisation et à la responsabilisation des pêcheurs, même s’il y a unanimité du discours en faveur de cette responsabilisation.

6.2 Les tâches administratives de mise en œuvre des politiques des pêches

Ce paragraphe a pour objet de faire un inventaire rapide du travail administratif: aider à la décision du gouvernement, collecter et analyser de l’information, produire un ensemble de normes sont les principales activités de l’administration des pêches.

6.2.1 La définition des politiques nationales

Le premier travail de l’administration centrale est de définir pour le ministre une politique. Celle-ci se définit par exemple dans des «plans sectoriels nationaux»[65], dont la fonction est de développer une analyse par rapport à un constat, de déterminer les objectifs et de définir des moyens pour les atteindre.

Il est bon de rappeler que, dans tous les pays, cet exercice d’orientation a fait l’objet d’importants retournements.

D’abord absente de l’agenda des gouvernements, la pêche a fait l’objet d’une politique de développement et d’industrialisation. Ensuite, pendant près de vingt ans, la politique des pêches a souvent consisté dans le traitement des crises de ce secteur. Enfin il lui est aujourd’hui assignée l’objectif de la «durabilité». Mais on rencontre des éléments important des politiques de développement et d’industrialisation qui voisinent avec des intentions de modération de l’effort de pêche[66]. En fait, rares sont les plans de durabilité qui expriment clairement des objectifs de désindustrialisation[67]. Par ailleurs, la durabilité sonne souvent comme un slogan dans les discours politiques sans qu’il soit possible de lui donner un contenu opérationnel, alors qu’il exprime clairement la nécessité de réduire l’effort de pêche. On est donc d’accord sur le principe de cette réduction mais on l’exprime d’une façon très générale sans heurter les intérêts de telle ou telle catégorie. C’est la «pratique administrative» qui sur le terrain devra affronter la réalité sociale.

6.2.2 Le recueil des informations

L’administration est avant tout un système d’informations qui doivent être recueillies et analysées pour permettre la prise de décisions des autorités politiques chargées des pêcheries. Elles permettent également de confectionner le système de normes qui va s’imposer au secteur.

Dans le cadre de leurs missions de tutelle sur les pêcheurs et les autres acteurs du secteur, les administrations chargées des pêches recueillent évidemment un grand nombre de données à caractère social, économique, professionnel, technique. Il y a ici encore une forte similitude des méthodes et des sources d’information entre les différents pays visités.

L’administration suit et contrôle la démographie maritime, le nombre et les caractéristiques techniques des navires. Après bien des années d’efforts et avec encore bien des mystères, le recueil des données sur les apports et les revenus de la pêche est désormais assez bien effectué. Ces données permettent aux ministres de connaître le secteur.

Mais le plus caractéristique et le plus remarquable dans le recueil des informations sur la pêche est probablement l’évaluation des ressources halieutiques qui, dans tous les pays visités, mobilise l’essentiel de la recherche publique. Ces données halieutiques sont recueillies pour permettre aux pouvoirs publics de réaliser une gestion scientifique des pêcheries: les observatoires de ressources sont désormais admis comme une des composantes de la politique de durabilité[68].

Mais lorsqu’elle n’est pas appuyée sur une détermination politique forte, la recherche scientifique peut être le mirage de l’action administrative. Si l’on examine l’utilisation de ces données en Méditerranée occidentale, on doit admettre que ces informations n’impliquent pas mécaniquement des décisions de gestion. L’expérience montre que celles-ci relèvent plus de considérations socio-économiques du moment et des rapports de force que de considérations scientifiques. Cela tient probablement à ce qu’il est difficile d’aborder les problèmes de répartition des richesses entre les différents acteurs.

Les informations sur l’évolution des richesses halieutiques n’impliquent les autorités responsables que d’une façon implicite: elles servent souvent plus d’alarme que de moyen de décision.

Par comparaison, les informations sur les hommes et sur les sociétés maritimes sont bien plus faibles et disparates: leur utilisation semble peu prioritaires dans le capital d’information pourtant nécessaire au décideur[69].

6.2.3 La production de normes de police et d’interventions économiques

Pour les responsables administratifs des pêches maritimes, on peut ainsi formuler le cadre de la police des pêches: «édicter des règles qui encadrent le droit universel de pêche pour empêcher les abus». Les administrations doivent être expressément habilitées par la loi pour édicter ainsi des interdictions qui contreviennent au principe de mare liberum.[70]

Il faut d’abord indiquer que la police des pêches n’est qu’une des polices spéciales exercées par l’Etat sur la mer: police de la navigation, police du statut des gens de mer, de l’environnement, des ports, du commerce maritime, des douanes; police de la sécurité en mer, lutte contre la piraterie et le trafic de stupéfiants, police des frontières, police du domaine de l’Etat et de l’urbanisme, etc. La police des pêches n’est pas toujours une priorité et elle est souvent considérée par les services de contrôle comme secondaire, par comparaison avec le contrôle des frontières maritimes.

Le contrôle administratif de la population et de l’activité économique

Il s’agit d’abord de contrôler la démographie professionnelle à travers les statuts des pêcheurs et des navires. Sur le plan formel, la police de la profession s’effectue dans toute la zone selon les procédures de la «police administrative»: procédure unilatérale et centralisée qui consiste à habiliter le gouvernement et les services administratifs à contrôler la profession. Dans ce cadre légal, l’administration centralisée est habilitée à interdire ou à autoriser par des actes individuels de nombreuses décisions des entreprises de pêche. Aujourd’hui, la tendance de certains pays de la zone est plutôt de limiter cette population[71]:

- inscription des marins, de leur embarquement et des conditions de naviguer;
- enregistrement des navires et de leurs mouvements, contrôle des rôles de pêche;
- autorisations d’exercer la profession, attribution de licences;
- contrôle technique des navires et limitation des puissances motrices;
- contrôle des concessions domaniales.

Il s’agit également d’un interventionnisme économique par le contrôle des investissements et des infrastructures publiques:

- contrôle des investissements et des mises en chantiers de navires;
- aide à la modernisation des exploitations;
- encouragement d’activités connexes pour valoriser les produits[72];
- décisions de procéder à des investissements publics et à réaliser des infrastructures;
- financement des déficits d’exploitation de certaines entreprises de pêche[73];

Il s’agit ici d’un interventionnisme financier, qui consiste à utiliser des budgets publics ou à réglementer les investissements selon une orientation. Les règles d’attribution des aides sont établies au niveau central, pour appliquer les principes dégagés à l’occasion de la définition des plans de pêche[74].

Les administrations déconcentrées pour leur part, ont pour tâche de proposer et de fournir aux acteurs locaux ce cadre d’intervention; ils vérifient l’utilisation des moyens fournis au niveau central. On doit souligner que les autorités locales sont impliquées de plus en plus dans l’interventionnisme économique des pêches; les régions, les gouvernements régionaux, les «generalitades», les «wilayas», prennent une part de plus en plus grande dans les investissements et les aides aux entreprises de pêches[75].

Pendant la phase d’industrialisation, cet interventionnisme a profité aux grandes entreprises, qui ont bénéficié de subventions et d’infrastructures publiques. L’interventionnisme financier essaye aujourd’hui d’intégrer la dimension de durabilité en modifiant les priorités. Ainsi, dans le cadre de l’Union européenne, la «modernisation» n’est plus désormais à l’ordre du jour[76]. En Tunisie, le code des investissements essaye par des incitations financières de relancer la petite pêche côtière[77], au Maroc les investissements collectifs en faveur de la petite pêche se traduisent par la politique dite des «villages de pêcheurs»: c’est la mise à disposition d’infrastructures collectives bien ciblées pour la petite pêche.

Le contrôle des opérations de pêche

Il s’agit ensuite de contrôler les opérations de pêche, en interdisant certaines pratiques. Cette police administrative des pêches englobe la réglementation et les opérations de contrôles:

- réglementation des périodes de pêche (repos biologiques, etc.);

- réglementation des zones (en particulier la zone d’interdiction des chalutiers et des senneurs à plusieurs miles nautiques, etc.);

- interdiction et réglementation d’engins (maillage, gréement, taille, etc.);

- contrôle des apports (taille marchande, hygiène alimentaire, etc..).

Sur le plan du contenu des dispositions, cette police n’a que peu de lien avec la discipline des pêches des communautés que l’on a pu décrire supra comme une réglementation intime. La police des opérations de pêches mise en place par l’Etat est d’abord conçue pour la pêche semi-industrielle: c’est un ensemble d’interdictions très générales et décousues. Elle est assez mal adaptées à une conception territoriale de la gestion du milieu. Ainsi en est-il de l’interdiction très générale de certains engins traînants ou dérivants, qui témoigne d’une indifférence aux territoires halieutiques et aux calendriers des pêcheries. Ces exemples soulignent l’impossibilité de gérer l’effort à un niveau trop centralisé, autrement qu’à partir d’algorithmes en définitive assez simplistes[78].

Sur le plan juridique, le non respect des interdictions des opérations de pêches sont des infractions et supposent donc un contrôle judiciaire selon des procédures pénales. En pratique, l’application d’une politique répressive est extrêmement délicate. Outre son coût, son manque de commodité pratique, la répression est mal adaptée à la petite pêche. Et surtout la répression par les services de l’Etat a pour conséquence perverse de déresponsabiliser les communautés et les membres de la profession. Le contrôle de l’effort de pêche, (la loi et son respect) ne sont plus l’affaire des pêcheurs collectivement, c’est désormais l’affaire de l’Etat c’est à dire l’affaire de personne, car les fonctionnaires chargés des contrôles ne sont pas toujours les plus concernés par l’avenir du milieu naturel.

Ainsi, le développement des infractions et des polices économiques spéciales, est largement lié au développement de la pêche semi-industrielle, et son objet n’est pas de contrôler les pêcheries côtières. Celles-ci sont le plus souvent marginalisées dans le processus de contrôle. La plupart des systèmes de police tendent d’ailleurs à être juridiquement répressifs, bureaucratiques et centralisés: mais cette vision autoritaire est bien relative, car peu d’administrations sont aujourd’hui en mesure de limiter sérieusement l’effort de pêche des unités semi-industrielles.

En second lieu, cette police spéciale est liée à une administration technique et/ou scientifique, qui est chargée de l’élaboration et de l’application des réglementations techniques. Egalement, ces administrations sont la source principale d’information des autorités politiques et en particulier ministérielles[79].

Au total l’interventionnisme de l’Etat est très important dans le secteur des pêches, tant en raison de ses contrôles de tutelle sur les gens de mer, qu’en raison de ses pouvoirs de police, ce qui correspond à un interventionnisme régalien remontant au XVIème siècle. Cette intervention régalienne est complétée depuis quatre ou cinq décennies par l’interventionnisme économique. Ce qui se traduit essentiellement par des aides individualisées aux entreprises industrielles et par des efforts d’infrastructures. Il se manifeste également par l’intervention d’une administration scientifique, chargée de recueillir des informations. Si l’équipement industriel des pêcheries de la Méditerranée s’est effectué sans mal durant trois décennies, il faut constater la difficulté de réduire aujourd’hui une surcapitalisation. Cette réduction contrarie l’ensemble du secteur: les industries de la pêche ou les secteurs connexes, les administrations elles-mêmes, qui vivent avec difficulté le passage à un nouveau paradigme politique.


[43] Certains droits patrimoniaux halieutiques sont assimilés à tord à des droits de propriété, ils ne sont que des concessions dont les droits personnels sont transférables sous condition: cas des établissements de pêche de Kerkennah en Tunisie et une longue controverse juridique engagée lors de la colonisation par l’administration chargée de la marine marchande.
[44] Cf. la controverse ouverte au XVIIème siècle entre la thèse de Selden (Mare clausum) et celle de Grotius (Mare liberum) qui s’est aujourd’hui imposée en droit international public.
[45] En particulier: le Code de conduite pour une pêche responsable de la FAO adopté en 1995 et l’Accord aux fins de l’application des dispositions de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982 relatives à la conservation et à la gestion des stocks chevauchants et des grands migrateurs, ouvert à signature en 1995.
[46] Le rappel de ces deux règles permet de relativiser l’étendue des droits patrimoniaux reconnus aux personnes sur les espaces maritimes. Certains auteurs voient aujourd’hui dans le reconnaissance des droits des entreprises et des communautés une remise en cause du principe de mare liberum (Collet S., Sobrino J.M.).
[47] C’est en particulier sur cette base juridique que la juridiction de l’Etat riverain s’est étendue à 200 miles, sauf en Méditerranée.
[48] Cf. sur la liberté économique des entreprises de pêche, Sobrino J.M., Otero Lastre J.M., Ruiz Garcia J.R, 2000,
[49] Sur cet épisode Féral F. 1986 et Tempier E. 1992.
[50] S. Collet évoque en Sicile et Calabre les « fiefs halieutiques » des seigneurs normands, institués sous forme de madragues ou de maniguières, et leur prétention de contrôler toute activité de pêche « aussi loin que le regard puisse porter ».
[51] Pour la construction de l’Etat moderne, chaque pays bien sûr à sa propre histoire: en Italie et dans le Maghreb, les féodalités viennent en contrariété de ces prétentions étatiques; mais au XIXème siècle le principe est reconnu partout même s’il n’est pas appliqué. L’unité italienne et la colonisation du Maghreb feront triompher les thèses maritimes étatistes.
[52] Cf. la loi française de 1992 qui autorise la transmission des exploitations conchylicoles en garantissant une patrimonialisation familiale de la concession. Cf. également l’ambiguïté de la nature juridique des charfias de Kerkennah (Tunisie) considérées par les familles comme de véritables propriétés privées contre l’avis de l’administration coloniale. Sur ces deux point Mamontoff C. 1998.
[53] Cf. Louis A. 1952 et Audit Y. 1956.
[54] Témoignage recueilli à Nador révélant que des cofradias étaient implantées sur la lagune et à Al Hoceima jusqu’en 1956.
[55] Ce régime administratif comporte une liste des conditions à remplir pour bénéficier de ce statut spécial: qualification professionnelle, aptitude physique, moralité, propriété de certains équipements, contrat d’embarquement sur un navire, etc. La constitution des équipages organise des catégories maritimes définies sur la base de l’ancienneté, de la qualification, de la spécialisation dans un type de pêche ou de navigation. Ce statut comporte également un régime social maritime et des obligations professionnelles.
[56] Cf. par exemple en France, les Permis de Mise en Exploitation qui n’ont pas de véritable base légale.
[57] Par exemple, en France par arrêté du 11 avril 1997 « portant fixation du nombre de licences pour la pêche professionnelle du thon rouge ».
[58] Cf. par exemple la situation d’accaparement des chalutiers et senneurs du Golfe du Lion, (Cf. Meuriot E., Dremière PY) de la région de Nador ou du golfe de Gabès.
[59] Nombreux témoignages des pêcheurs et des prud’hommes à propos de ces politiques lors de la journée mondiale de la pêche artisanale. Six-Fours les Plages novembre 2000.
[60] Annulation par le Conseil d’Etat de l’arrêté du 14 mai 1993 prévoyant un système d’attribution de licence aux petits métiers en Méditerranée française.
[61] Madragues collectives de Sicile, sociétés de seinche de Provence et du Languedoc: systèmes complexes où se trouvent associé pour certaines opérations un capital collectif et une somme de capitaux individuels.
[62] Pratiques fréquentes au Maroc et en Tunisie qui posent problème aux communautés pour discipliner leurs membres. La création de la coopérative de Kerkennah s’explique par ce problème.
[63] Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED), Rio de Janeiro, 3-4 juin 1992.
[64] Instances nationales, locales et internationales, mise en place d’instances ministérielles de tutelle, création de comités scientifiques, organisation de réunions internationales... Nous verrons que les organisations professionnelles sont nombreuses mais elles sont plus revendicatives que responsables et sont souvent perverties au niveau de leur représentativité.
[65] Plans triennaux des pêches en Italie par exemple.
[66] Cf. le cas de la Tunisie qui a engagé une action courageuse et exemplaire de désindustrialisation du golfe de Gabès, mais qui proclame parfois son intention de « développer » le secteur. Voir aussi la situation de l’Espagne où le discours sur la durabilité des cofradias a inspiré l’a création d’une zone économique espagnole. Dans un même temps la modernisation de la flotte espagnole s’intensifie. Bien souvent on a le sentiment que les flottes étrangères jouent le rôle de « bouc émissaire », et la durabilité celui de cheval de bataille contre les artisans et les pêcheurs étrangers.
[67] C’est ainsi que l’objectif de réduction des capacités flottes de pêche, assigné par l’Union européenne à ses Etats membres s’est exprimé en termes de réduction de la puissance exprimée en kW: ce furent les unités artisanales les plus petites et les moins nuisantes qui en furent les premières victimes (exemple du plan Mellick en Méditerranée française).
[68] L‘Institut espagnol océanographique définit ainsi sa mission dans son rapport d’activité de 1997 « ... connaître l’état des stocks (...) pour indiquer à l’administration des mesures pour une exploitation rationnelle des ressources renouvelables... ».
[69] Dans le dernier plan triennal de l’Italie les dépenses de recherche publique en sciences sociales représentent environ 2% des crédits de recherche pour la pêche et l’aquaculture; c’est une des meilleures performances de la région.
[70] Exemple du Maroc le dahir portant loi n°1-73-255 du 23 novembre 1973, « formant règlement sur la pêche maritime » constitue la base légale des interventions de l’administration; en France c’est un décret loi du 9 janvier 1852 qui constitue cette base légale (modifiée en particulier en 1992 et en 1997); en Italie, loi 963 du 14 juillet 1965, à Malte, loi du 27 juillet 1953 (modifiée en 1979).
[71] Ainsi en France malgré la crise démographique de la pêche artisanale l’attribution des Permis de Mise en Exploitation est pratiquement gelée. En Tunisie une étude sur les villages du Golfe de Gabès fait apparaître une forte réduction de cette population d’artisans: un programme d’encouragement vient d’être engagé alors que seront au contraire limitées les autorisations pour les senneurs et les chalutiers. Au Maroc, on note une régression de 3500 à 2500 marins dans la zone d’Al Hoceima entre 1985 et 1998.
[72] Ligne budgétaire de plus en plus importante dans les projets gouvernementaux et régionaux: politique de « label » et de valorisation agro-alimentaire (France en Région, Italie plan triennal).
[73] Subvention des carburants et prise en charge des charges sociales en France durant l’été 2001; primes d’étude, d’investissement et prime additionnelle du code des investissements tunisiens (loi du 27 décembre 1993), etc.
[74] Un double centralisme en Europe puisque les Etats–membres appliquent dans leurs règlements nationaux des orientations définies par l’Union européenne et qu’ils répercutent au niveau déconcentré des instructions nationales.
[75] Services spécialisés créés à cet effet: CEPRALMAR en Languedoc. Le ministère chargé des pêches en Sicile, les Services de la Généralité de Catalogne rattachés au ministère de l’Agriculture élaborent de véritables politiques des pêches à travers des plans régionaux, etc.
[76] Cf. par exemple « Geen paper » de la Commission, plan triennal Italien, gel des investissements productifs en France à l’exception des investissements en matière de sécurité.
[77] Code d’incitation aux investissements Loi du 27 décembre 1993. L’installation des activités de pêche côtière est encouragée au bénéfice des fils de pêcheurs et des pêcheurs (financement de micro projets de personnes physique ) et pour certaines zones « aux ressources insuffisamment exploitées » (essentiellement la zone septentrionale).
[78] Par exemple, mesures centralisées qui consistent à interdire certaines pratiques génériques pour toute l’Europe: ainsi en est-il pour le filet dérivant, alors que l’on aurait pu réglementer sa taille, son gréement et ses périodes d’utilisation, au cas par cas pour chaque territoires halieutiques. Nous avons là une illustration bien triste de l’application du principe de subsidiarité.
[79] Cette situation se retrouve également dans d’autres secteurs: ainsi en est-il dans le domaine de l’agriculture, de la santé, de la répression des fraudes commerciales, de la police vétérinaire, de la police de l’environnement, de la police de l’industrie extractive ou de transformation. (Féral F. 1996).

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