A. Coulibaly
Socio-anthropologue, Université
de Bouaké (Côte dIvoire)
La politique ivoirienne de réforme foncière, amorcée en 1990, pose avec acuité le problème de la légitimité des chefferies de terre dans le Nord ivoirien. Elle apparaît en effet comme une opportunité pour certains acteurs pour revendiquer ou conforter la propriété foncière en jouant sur les marges de manoeuvre quoffrent les contextes locaux caractérisés par un pluralisme institutionnel et juridique, et par des imprécisions des transactions foncières. Les procédures de règlement des conflits qui en résultent naboutissent pas souvent à des solutions définitives malgré la compétence relative des instances darbitrage en présence. Les raisons de cette situation semblent être liées aux stratégies mises en oeuvre par les différents acteurs lors des procédures, notamment lors de la présentation des argumentations reposant sur les ambiguïtés des normes et des transactions foncières, mais aussi dans le choix des instances à arbitrer les conflits, le tout accompagné parfois de pratiques corruptibles.
INTRODUCTION
Les conflits fonciers locaux deviennent aujourdhui et depuis quelques années de plus en plus fréquents et difficiles à gérer dans de nombreux pays dAfrique. Les causes de cette situation sont nombreuses, mais les deux facteurs suivants semblent jouer un rôle particulièrement important (Chauveau et Mathieu, 1998; Mathieu, 1996).
Les migrations massives, souvent anciennes, mettent en présence des populations migrantes qui sont demandeuses de terres et de droits durables sur les terres quelles cultivent, et des groupes autochtones qui, selon la coutume, ont des «droits» dappropriation radicalement incontournables et incessibles sur ces mêmes terres. Les interférences entre autorités et règles foncières coutumières dune part, et lois foncières étatiques modernes, dautre part, sont complexes, confuses, évolutives; elles créent un espace de «gestion de la confusion» propice aux comportements opportunistes et rentiers, fortement influencé par les rapports de force locaux et la politisation de la compétition foncière.
Suivant les systèmes fonciers traditionnels en zone sahélienne, les migrants étaient accueillis par un «tuteur», propriétaire foncier autochtone qui leur fournissait des terres dans le cadre dune relation interpersonnelle daide mutuelle et de la «reconnaissance» par le migrant de cette relation subordonnée. La sécurité de limplantation foncière des migrants engageait donc virtuellement une très longue durée, mais de façon néanmoins conditionnelle car dépendante du maintien des «bonnes relations» entre la famille du tuteur et celle du migrant. Laccès à la terre des nouveaux venus se faisait ainsi à travers une relation sociale globale continuellement réaffirmée, plutôt que par une transaction spécialisée et ponctuelle (Chauveau, 2001; Mathieu, 1996).
Le contexte récent de la gestion foncière se caractérise aussi par des incertitudes croissantes qui contribuent à rendre les nouvelles transactions incertaines et plus souvent litigieuses. Pour faire face à ces incertitudes et aux conflits fonciers, le Gouvernement ivoirien a engagé un processus de réforme foncière qui vise à clarifier à terme les droits du domaine foncier rural. Les opérations de cadastrage menées dans les années 90 par le Plan foncier rural/Programme national de gestion des terroirs et de léquipement rural (PFR/PNGTER[21]) dans les villages du Nord ivoirien ont eu pour effets immédiats lémergence et la réactivation de conflits fonciers. Ces opérations produisent par conséquent de linsécurité, contrairement à lobjectif visé par la réforme. Lors des conflits, les acteurs locaux se réfèrent à diverses autorités (de conciliation et darbitrage) et utilisent diverses procédures, qui combinent des ressources relevant de la coutume, dautres relevant de ladministration et des projets, et dautres, enfin, du circuit judiciaire étatique. Le présent article résume les résultats de plusieurs recherches empiriques qui ont été menées dans plusieurs villages du Nord ivoirien entre 1995 et 2001 (Coulibaly A., 1996; 1998; 2003). Il porte donc sur une période précédant les tensions Nord- Sud et la division de fait du pays depuis linsurrection militaire de septembre 2002. Larticle propose une approche synthétique des processus de règlement des conflits fonciers durant la période 1990-2001 en y situant les rôles joués aussi bien par les acteurs que par les institutions foncières.
DROITS ET PRATIQUES FONCIÈRES LOCALES
Lun des éléments les plus importants de la réforme foncière ivoirienne est la reconnaissance des droits fonciers coutumiers des populations locales. Cette reconnaissance implique, dans le règlement des conflits apparaissant suite à lintervention du PFR/PNGTER, une tendance chez les populations à justifier leurs droits en se référant principalement au cadre normatif coutumier, même si le contexte actuel est caractérisé par un pluralisme normatif et institutionnel combinant les registres coutumier et moderne. La reconnaissance officielle des droits coutumiers a ainsi conforté le recours aux arguments ou justifications reposant sur les droits et pratiques coutumières. Il convient de ce fait de présenter les principales règles normatives et les conventions foncières locales pratiquées, ce qui permettra de comprendre, par la suite, les logiques et stratégies développées lors des règlements des conflits.
LES PRINCIPAUX DROITS FONCIERS COUTUMIERS
Les principaux droits fonciers que lon rencontre dans le Nord ivoirien sont le droit de propriété, le droit de gestion ou dadministration et le droit daccès au foncier, cités dans lordre du plus sécurisant au moins sécurisant.
Lacquisition de la propriété foncière dans les sociétés sénoufo et dioula[22] ne relève pas dun droit individuel, mais plutôt dun droit appartenant à un groupe, à un lignage ou à une communauté. Toutefois, ce droit est étroitement lié à la fonction de chef de terre qui incarne lautorité foncière. En règle générale, lacquisition de ce droit de propriété relève de deux principes de droit. Il sagit du principe de loccupation première de la terre et de celui de la cession de la terre par une convention de don. Outre ces deux principes, on note également lacquisition de la propriété foncière à la suite de conquêtes guerrières entre des chefferies villageoises pendant la période précoloniale. Le chef de terre est le descendant en ligne matrilinéaire (dans les sociétés sénoufo) ou patrilinéaire (dans les sociétés dioula) de lancêtre qui a été le premier à occuper la terre après y avoir marqué sa présence par une activité quelconque (agriculture, chasse, extraction de minerais, etc.). Cet ancêtre est censé avoir tissé, par un pacte inaliénable, un lien spirituel entre son lignage et les génies de la terre, un pacte quil sengage, au nom de son lignage, à revivifier périodiquement par des offrandes sur lautel de la terre, lieu de résidence de ces génies. Le droit de propriété qui prend effet avec linstallation du premier arrivant est supposé être inaliénable.
Pour des raisons diverses, le premier occupant pouvait céder une partie de ses terres au chef dun groupe arrivé après lui. Ainsi naissait une nouvelle propriété avec une autorité foncière autonome qui ne doit cependant pas remettre en cause la prééminence du donateur. Cette nouvelle autorité foncière prenait effet avec linstallation dun autre autel de terre pour le nouveau groupe car, par principe, il ne peut y avoir de propriété foncière sans autel de terre (Coulibaly S., 1978; Jacob, 2002).
Le droit dadministration, quant à lui, procède dune délégation de lautorité du chef de terre au profit dun tiers à qui il confie la gestion dune partie du patrimoine foncier de son lignage. Ce droit de gestion peut être acquis selon trois modes qui sont en fait des formes de conventions foncières: le prêt, le confiage et la mise en gage. Le bénéficiaire du droit dadministration - que lon peut appeler gestionnaire de terre - exerce, comme le chef de terre, les mêmes fonctions de gestion, notamment sur la portion de la terre qui lui a été attribuée, cest-à-dire quil régule les usages du foncier et des ressources naturelles. Il est donc habilité à céder (et aussi à rétrocéder) des portions de terre en usufruit à ceux qui lui en font la demande. En fait, le droit dadministration quil détient ne peut être assimilé à un droit de propriété dans la mesure où il est tenu de rendre compte de sa gestion au chef de terre; il ne possède pas dautel de terre et nest donc pas habilité à adorer les génies de la terre. Le gestionnaire de terre ne peut arbitrer que les conflits qui ont lieu entre les exploitants quil a installés. Mais les conflits portant sur les revendications de la propriété foncière proprement dite relèvent de la compétence du chef de terre qui intervient dans ce cas pour défendre ses intérêts et ceux de son lignage. La distinction entre le droit de propriété et le droit dadministration paraît assez significative car on verra que dans certains cas les conflits fonciers surviennent lorsque certaines personnes jouissant dun droit de gestion tentent de faire passer ce droit pour un droit de propriété.
Sans vouloir sattarder sur les définitions conceptuelles, le terme «droit daccès», tel quil est employé ici, renvoie également aux droits dusages, dextraction, de prélèvement et dexploitation du sol et des ressources naturelles. Procédant essentiellement dune convention de prêt de terre, il permet à son bénéficiaire de jouir de la ressource foncière quil a sollicitée et obtenue auprès dun détenteur de droit de propriété ou dun détenteur de droit de gestion. Toutefois, cette jouissance implique en contrepartie le respect de certaines clauses vis-à-vis de celui auprès duquel on a obtenu le droit. Les termes de «clauses sociales» et de «clauses foncières» empruntées à Chauveau (1997) permettent de distinguer clairement le contenu de cette convention. «Les clauses sociales» sont de type relationnel: elles prescrivent très peu de lignes de conduite que le bénéficiaire du prêt doit avoir envers son chef de terre et laissent plutôt une grande marge au respect des valeurs et des normes de la bienséance locale. A la différence des premières, les «clauses foncières» sont impératives: elles précisent les présents (en nature, en argent ou en travail) que le bénéficiaire du prêt doit offrir au chef de terre en contrepartie de lexploitation de la terre qui lui a été prêtée. Le non-respect de ces clauses est souvent source de conflits fonciers. Les droits de propriété, dadministration et daccès sont les principaux types de droits qui déterminent les diverses formes de conventions foncières qui régulent les rapports entre les individus à propos du foncier.
LES PRINCIPALES CONVENTIONS FONCIÈRES LOCALES
Les conventions foncières peuvent être simplement considérées comme des accords institués entre les individus ou groupes dindividus à propos de lusage du foncier et de son contrôle, peu importe, que ces accords soient consignés ou non sous forme écrite. On distingue plusieurs types de conventions dont les plus importantes seront exposées ci-dessous.
Le prêt
Il existe plusieurs types de conventions de prêt de terre. On distingue le prêt accompagné dun droit de contrôle sétendant sur la parcelle prêtée du prêt limité seulement au droit dusage de la parcelle. Le confiage et la mise en gage sont les principales conventions de prêt accompagnées dun droit de contrôle qui sont au coeur des disputes. Le confiage est une forme de délégation du droit dadministration par laquelle le chef de terre confie, pour des raisons diverses, la gestion dune partie de ses terres à un tiers. La mise en gage, quant à elle, est souvent conclue entre des lignages lorsque lun dentre eux a une dette ou une obligation envers lautre et se trouve dans lincapacité de la rembourser par faute de moyens. Parfois, pour éviter le déshonneur à son lignage, le chef de terre du lignage débiteur pouvait mettre en gage une partie de ses terres au profit du lignage créancier. Ce lignage créancier gérait alors la terre jusquà ce que la dette soit remboursée. La convention de mise en gage nest plus véritablement pratiquée, mais certaines terres sont encore régies par cette délégation de droit.
Le don
La convention de don permet dacquérir le droit de propriété foncière. Elle peut être conclue au profit dun groupe, dune communauté ou au profit dun individu. Dans la plupart des cas, le don collectif procède de conventions foncières qui ont été conclues lors de la création des villages. La cession de la propriété foncière est faite par les premiers occupants au profit de populations arrivées plus tard, comme précédemment décrit. A la différence du collectif, le don individuel nimplique pas forcément linstallation dun autel de terre. Destinée à lorigine à un seul individu, la terre offerte par don individuel finit par rentrer dans la ligne de transmission héréditaire de cet individu et devient par conséquent un bien familial. Il existe quatre principales conventions de don individuel: lépouse dun chef de terre peut bénéficier dun don de terre pour cause de stérilité et pour la «consoler»; le chef de terre peut également offrir une portion de terre à son fils en compensation du djafotcho[23]; le fils dun chef de terre issu dun mariage de type tiéporg[24] peut recevoir une portion de terre en don; et, enfin, le don peut être fait au profit dun tiers en reconnaissance dun bienfait.
La «vente» de terre
Les pratiques foncières dans le Nord ivoirien dépendent encore largement des conventions dites coutumières, précédemment décrites. Cependant, on y rencontre des cas de conventions de «vente» de terre sous seing privé consignées sur des «petits papiers». Ces conventions foncières relativement nouvelles sont pratiquées surtout dans les zones à forte densité de population, notamment dans les centres urbains (Korhogo et Ferkessédougou) et leurs alentours. Ces conventions demeurent des pratiques informelles car elles ne sont pas officiellement reconnues de même que les conventions dites coutumières.
Les règles normatives et conventions foncières dites coutumières précédemment décrites demeurent encore prédominantes malgré lexistence de nombreuses réglementations modernes ou étatiques mises en oeuvre à travers les politiques de développement et de réformes foncières. Ces différentes règles peuvent être évoquées par les individus pour structurer leurs argumentations lors des règlements des conflits fonciers.
LA CONSTRUCTION DES ARGUMENTATIONS LORS DES RÈGLEMENTS DES CONFLITS
Les logiques et stratégies des acteurs dans les processus de règlement des conflits dépendent de la nature même des conflits et des droits revendiqués. On peut ainsi distinguer deux principaux types de conflits: les conflits opposant agriculteurs et éleveurs, et les conflits entre agriculteurs pour le contrôle du foncier et des ressources naturelles.
Argumentation dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs
Dans ce type de conflit, ce nest pas le droit de propriété du foncier ou des ressources naturelles qui est remis en cause. Les revendications portent plutôt sur les dommages commis par le bétail dans les exploitations agricoles. Elles relèvent par conséquent de conflits dintérêts économiques opposant des acteurs de différentes catégories professionnelles: agriculteurs et éleveurs. Lobjectif escompté par le plaignant est donc de se faire dédommager. A lexception des situations où léleveur (ou le bouvier) et ses troupeaux sont pris en flagrant délit dans le champ, il est parfois difficile de trouver le véritable coupable des dégâts. Car comment peut-on trouver un fautif parmi plusieurs troupeaux déleveurs installés dans les environs dun village, sachant que, notamment pendant la saison sèche, il y a également des troupeaux transhumants qui traversent les terroirs villageois pour joindre les pâturages plus au sud de la région.
La recherche du fautif est la première démarche que lagriculteur entreprend dans le but de poser sa plainte auprès de lune des commissions de règlement des litiges[25] (les commissions villageoise et sous-préfectorale sont les plus sollicitées). Cela consiste concrètement à repérer et à suivre les traces laissées par le bétail. Celles-ci peuvent le conduire à un troupeau errant ou à un parc. Dans ce cas, le propriétaire du troupeau est aussitôt incriminé. Lorsque les traces des bovins ne débouchent ni sur un troupeau errant, ni sur un parc établi, ce sont les éleveurs situés dans les environs du champ qui sont accusés, à charge pour eux de désigner le véritable fautif sinon la responsabilité devient alors collective. Parfois, les chasseurs Dozo[26] sont sollicités pour suivre les traces de troupeaux transhumants susceptibles davoir causé des dégâts. Dans tous les cas, la probabilité daccuser à tort un éleveur est importante compte tenu du grand nombre déleveurs et de troupeaux qui errent dans la région à la recherche de pâturages et de points deau.
Lors du règlement dun tel genre de conflit, largument qui est le plus souvent avancé par les agriculteurs est de dire que «le champ na pas de pied, cest lanimal qui se déplace». Cet argument paraît si vraisemblable quil ne permet pas demblée de débouter lagriculteur de sa plainte. Car le fait que le champ soit immobile et lanimal mobile apparaît comme une évidence ou une vérité irréfutable. La question ici est donc de savoir si léleveur incriminé est réellement le vrai coupable, autrement dit, si cest son bétail qui a effectivement causé les dégâts. En réalité, la plainte de lagriculteur ne met pas léleveur accusé en position de contester les faits qui lui sont reprochés même si (en dehors du flagrant délit) les traces de plusieurs troupeaux peuvent se recouper provoquant un flou sur lidentification des troupeaux ayant réellement causé les dégâts.
Dans la plupart des cas, après de vaines tentatives de nier les faits qui lui sont reprochés, léleveur plaide pour une responsabilité involontaire en ce sens quil cherche à montrer que les dégâts commis relèvent dun acte involontaire. Cela lui permet dune certaine manière datténuer le conflit, dans la mesure où certains agriculteurs ont tendance à considérer que les éleveurs introduisent de façon délibérée leurs animaux dans les exploitations agricoles. Pour justifier le caractère involontaire de la faute, léleveur se lance souvent dans des discours visant à montrer que les dégâts ont été commis à un moment dinattention du bouvier dû aux difficultés de la conduite du bétail. Mais, dune manière générale, les discussions lors des arbitrages des conflits tournent surtout autour de lévaluation des dégâts et du dédommagement de lagriculteur.
Pour les cas de règlement auprès de la Commission sous-préfectorale, lévaluation est effectuée par un agent technique de lagriculture qui établit un procès-verbal après constat des dégâts en présence des protagonistes[27]. La charge revient au sous-préfet, en qualité de président de la commission, de fixer la somme à payer par laccusé. Cette somme comprend les frais de déplacement de lagent technique préalablement payés par le plaignant. Dans le cas de la commission villageoise présidée par le chef de village, deux membres de la commission sont souvent désignés pour faire le constat en présence des protagonistes. Ces deux membres rendent compte de la situation au chef de village qui fixe le coût des dommages. Il arrive parfois que le chef de village laisse la possibilité aux protagonistes de négocier entre eux la somme à payer.
Lévaluation des dégâts par lagent technique de lagriculture repose sur des critères dits objectifs qui prennent en compte la surface endommagée, la culture concernée, la taille des plantes, la production quaurait donnée la surface endommagée, le prix de vente au kilogramme de la culture sur le marché. Quant à lévaluation faite par les collaborateurs du chef de village, elle repose sur leur expérience empirique, leur savoirfaire, leur connaissance des différentes cultures. Dans lun et lautre cas, il est fort possible que le coût des dommages relève dune estimation subjective de la part des personnes en charge de faire le constat.
Une fois le coût des dégâts fixé, se pose dès lors le problème du paiement de la somme. Car si, par principe, léleveur dispose de huit jours pour dédommager le plaignant, dans la réalité, le délai et les modalités du paiement ne sont pas souvent précis. De ce fait, certains éleveurs ont tendance à rembourser en plusieurs versements étalés sur des semaines voire même des mois, ce qui provoque le mécontentement des agriculteurs qui sont davantage indignés surtout lorsque dautres dégâts interviennent entre-temps.
Argumentation dans les conflits portant sur le droit de propriété du foncier
Pour tenter de justifier leur droit à la propriété foncière, les acteurs en conflit développent des arguments ou construisent leurs discours en sappuyant sur des principes normatifs. Les règles, les normes ou les principes ne sont pas évoqués ou mobilisés de façon fortuite car ils répondent à des stratégies visant à construire une argumentation susceptible de convaincre linstance darbitrage en charge de laffaire. De ce fait, lexercice qui consiste à élaborer les argumentations repose sur diverses stratégies qui laissent apparaître deux principaux procédés: le premier est celui où les arguments visent à exploiter les indéterminations et les ambiguïtés des règles normatives et des conventions foncières, le second consiste à développer les arguments en fonction de ceux de ladversaire afin de mieux le contrecarrer.
La mise à profit des nuances et ambiguïtés des règles normatives et des conventions foncières
Il convient de noter quil existe une forte similitude du point de vue de lexercice effectif de leurs fonctions entre le chef de terre et le gestionnaire de terre (bénéficiaire dun droit dadministration ou de gestion). Cette similitude est telle que les gestionnaires de terre sont parfois considérés comme de vrais chefs de terre par ceux auxquels ils ont octroyé des droits dusage du foncier. De ce fait, la politique foncière visant à officialiser ou à reconnaître la propriété foncière coutumière est exploitée comme une opportunité par certains gestionnaires de terre qui cherchent à faire passer leur droit de gestion en un droit de propriété. Or, comme il est démontré précédemment, il existe une différence entre ces deux fonctions. Cette différence tire sa source dans lorigine ou le mode dacquisition de leurs droits fonciers respectifs. Le problème, ici, est que cest ce mode dacquisition qui se retrouve finalement au coeur des discussions. La confusion vient de ce quil existe, dune part, une diversité de modes dacquisition aussi bien du droit de propriété que du droit de gestion[28]; chacun de ces modes pouvant être mobilisé ou évoqué pour revendiquer le droit escompté. Dautre part, ces modes dacquisition des droits relèvent de conventions foncières qui ont été traditionnellement conclues dans lanonymat et sans preuves matérielles (écrites). Les clauses de ces conventions qui permettent justement de déterminer la nature ou le type des conventions, même si elles ont été précisées lors des négociations entre les parties, sont parfois ignorées, mal connues ou oubliées après plusieurs générations dindividus, ouvrant de ce fait le champ à des interprétations diverses des conventions. On peut donc dire que les individus tiennent compte des contradictions possibles des règles normatives et des imprécisions des conventions foncières dans lélaboration de leurs argumentations.
NEUTRALISER UN ARGUMENT PAR UN AUTRE
Lors des processus de règlement des conflits, les individus développent des arguments en fonction de ceux énoncés par leurs adversaires. Ils sélectionnent dans les répertoires normatifs les principes de droits susceptibles de leur faire valoir le droit revendiqué. Cette construction argumentaire nest pas figée, elle évolue en fonction des éléments nouveaux que chaque partie introduit dans sa plainte ou sa défense. On peut ainsi noter plusieurs types de scenarios dopposition: la revendication de la propriété coutumière par opposition à la propriété étatique; la revendication du droit du premier occupant; et les interprétations diverses des conventions de don et de prêt de terre.
La propriété foncière est-elle coutumière ou étatique?
Dans le cadre de ses interventions en milieu rural, ladministration étatique moderne, par lintermédiaire de certains de ses services, a souvent négocié avec les populations autochtones laccès au foncier pour la réalisation de projets de développement (aménagements, classement de forêt, etc.). La mise en oeuvre de ces projets a été quelquefois précédée de sacrifices rituels en accord avec les pratiques coutumières des sociétés locales, lesquels sacrifices sont censés avoir purgé les droits coutumiers de ces populations. En réalité, dans les sociétés sénoufo et dioula du Nord ivoirien, ces sacrifices considérés par ladministration comme ayant mis fin aux droits coutumiers, ne sont quune étape de la procédure de cession définitive du foncier. La terre nest définitivement cédée quaprès que le chef de terre cédant ait installé un autel de terre au profit du bénéficiaire du don, ce qui marque la naissance dune nouvelle chefferie de terre à part entière. Ce nouveau droit de propriété (coutumier) doit être conforté par des sacrifices réguliers sur le nouvel autel de terre et destinés aux génies de la terre. Lorsque linstallation de lautel de terre et ladoration régulière des génies de la terre ne sont pas effectués, le chef de terre - qui est contraint dadorer les génies au risque de voir des événements malheureux sabattre sur son lignage - considère la convention de cession comme un prêt, non comme un don de terre. Or, dans les cas où ladministration étatique est intervenue, elle na jamais fait établir un autel de terre à son compte et na jamais honoré le culte voué aux génies de la terre. Mais, elle considère néanmoins que les droits coutumiers ont été purgés et se fait établir, en conformité avec les règles dites modernes - ses propres règles - un droit de propriété dit positif quelle entend faire valoir sur le foncier.
On peut donc dire que la méconnaissance ou la négligence des pratiques effectives des populations locales en matière de contrat de cession définitive du foncier conduit à des interprétations divergentes des conventions foncières établies entre les populations locales et ladministration étatique sur les espaces retenus pour la mise en oeuvre des projets de développement. Par conséquent, il nest pas insensé quun chef de terre cherche à faire valoir sa propriété foncière coutumière sur une portion de terre qui est devenue une forêt classée faisant partie du domaine foncier privé de lÉtat. Dun autre côté, lEtat est également en droit de revendiquer la propriété du foncier au nom du «droit positif», dautant plus quil estime que les populations lui ont cédé la terre.
Les revendications de la propriété foncière par les populations locales se traduit souvent par la mise en valeur (indirecte et quelquefois directe) des terres qui ont déjà été cédées. Pour justifier ces pratiques, elles évoquent souvent le manque de terres fertiles ou cultivables auquel vient se greffer un ensemble darguments relevant des conditions de vie telles que la recherche de la subsistance alimentaire, la scolarisation des jeunes, les dépenses en santé.
Ces arguments mettent en évidence les difficultés réelles et quotidiennes des populations, mais ils napparaissent pas comme une raison suffisante pour justifier la «réappropriation» de fait du domaine de lEtat. En effet, dans certains cas, le domaine foncier revendiqué nest pas directement mis en valeur par les populations autochtones elles-mêmes qui préfèrent y installer des migrants venus dautres origines. Il y a certes là un paradoxe à revendiquer le domaine foncier sous le prétexte dun manque de terre fertile ou cultivable et dy installer cependant des migrants venant dailleurs. De toute évidence, ces pratiques permettent aux populations autochtones de tirer profit, par des rentes[29] exigées des migrants, sur des domaines fonciers dont le droit de propriété est confus ou disputé. Outre les conflits qui mettent en opposition le droit coutumier et le droit étatique, la plupart des conflits portent essentiellement sur des revendications de droits coutumiers. Ces revendications portent en particulier sur le principe du droit du premier occupant et les interprétations diverses des conventions foncières de prêt ou de don de terre.
La revendication du droit du premier occupant
Dans les situations conflictuelles où la partie plaignante revendique le droit du premier occupant, la partie accusée revendique également le même droit. Cela se justifie par le fait que le droit du premier occupant apparaît comme le droit par excellence qui conforte laccès à la propriété foncière coutumière. De ce fait, il serait inopportun dopposer à quelquun qui revendique un droit du premier occupant, un autre droit qui serait dimportance inférieure. Les arguments pour revendiquer ce droit du premier occupant se construisent inéluctablement sur le mode dacquisition du foncier et plus précisément sur lhistorique du foncier. Cet historique remonte souvent à la création des villages, le peuplement et les migrations anciennes des populations, mais il est différemment présenté par les parties en conflit. Le problème est que les autorités coutumières (chefs de village, chefs de canton et leurs notables) qui sont censées connaître lhistoire locale estiment quelquefois navoir pas été bien informées par leurs ancêtres ou quelles ignorent les détails des événements et, dans le cas contraire, elles sont parfois accusées par lune des parties en conflit de falsifier lhistoire au profit de son adversaire. Dans ces conditions, il devient quasiment impossible de trancher un conflit en sappuyant sur les versions différentes de lhistoire de loccupation des terres.
Largument le plus évoqué dans ce cas de conflit est celui de la possession dun autel de terre. Cependant, cet argument tend à perdre sa crédibilité à partir du moment où chacun des protagonistes prétend rendre le culte aux génies de la terre. Aussi, plusieurs récits de faits historiques montrent que des autels de terre ont été déplacés à cause dincidents malheureux tels que la noyade de certaines personnes au cours de la traversée dun marigot pour se rendre au lieu du culte. De même, il arrive parfois que les génies qui résident à lendroit de lautel se déplacent deux-mêmes. Ils sont alors considérés comme étant perdus par le maître du culte (en loccurrence le chef de terre) qui engage dès lors des recherches à travers des procédés divinatoires dans le but de trouver leur nouvel emplacement. Ces recherches peuvent sétendre sur plusieurs années pendant lesquelles la terre reste donc sans lieu dautel! Les possibilités de «perte» des génies et de délocalisation de lautel de terre contribuent également à banaliser largument du culte des génies qui est pourtant considéré comme une preuve tangible de possession du droit de propriété.
Les interprétations diverses des conventions de don et de prêt de terre
Les conflits qui se manifestent de nos jours à propos de la propriété foncière coutumière procèdent principalement darrangements ou de conventions foncières conclus entre les générations précédentes et qui sont aujourdhui diversement interprétés par les protagonistes actuels. Il sagit notamment des conventions de dons et de prêts de terre qui sont évoquées de façon contradictoire par les parties opposées.
Le protagoniste, qui interprète la convention comme un prêt de terre, développe son argumentation autour dun des modes daccès au prêt tel que le confiage ou la mise en gage. Dans la plupart des cas, il se trouve alors dans une situation où il nexerce pas le contrôle sur la terre revendiquée et éprouve de ce fait des difficultés à convaincre les instances darbitrage que la délégation de droit procédait dune simple convention de prêt. Son adversaire, fort de lautorité quil exerce sur la terre, interprète la convention comme un don et parfois même revendique le droit du premier occupant. Dans ce dernier cas, son argumentation est construite sur lhistorique du foncier à travers laquelle il présente ses ancêtres comme étant les premiers arrivés. Dans le premier cas, il cherche à montrer que son lignage a obtenu la terre par un don définitif, ce qui lui permet davoir une propriété foncière à part entière. Il cherche par conséquent à décrire de façon plus ou moins précise les circonstances dans lesquelles la délégation de droit a été effectuée. En dautres termes, on note la reconnaissance plus ou moins explicite de sa part du fait que le camp protagoniste détenait la propriété foncière avant la conclusion de la convention dont linterprétation prête à confusion.
Cette mobilisation dargumentations contradictoires autour du don et du prêt résulte des nuances qui existent, du point de vue pratique, entre la fonction de chef de terre et celle de gestionnaire de terre. Les gestionnaires de terre sont en fait des bénéficiaires de droit dadministration qui exercent, comme les chefs de terre, le contrôle et lallocation des terres aux demandeurs du droit daccès au foncier. Ces demandeurs les considèrent souvent comme leurs véritables chefs de terre, ce qui justifie la reconnaissance sociale dont ils jouissent dans les villages au même titre que les chefs de terre. Doù les stratégies mises en oeuvre par certains dentre eux pour conforter leur autorité foncière en tentant de faire passer leur droit de gestion en un droit de propriété.
Les interprétations divergentes des conventions foncières reposent surtout sur des stratégies opportunistes qui consistent à manipuler les différents répertoires normatifs eux-mêmes constitués de règles parfois ambiguës, imprécises ou contradictoires. Dans ce contexte où les preuves formelles (écrits) des conventions foncières sont quasi inexistantes, les procédures de règlement des conflits se noient généralement dans une logique de «ta parole contre la mienne» compliquant davantage le règlement définitif des conflits. Les stratégies développées par les acteurs à travers lélaboration des argumentations saccompagnent souvent de stratégies plus pragmatiques.
STRATÉGIES PRAGMATIQUES DES ACTEURS DANS LE RÈGLEMENT DES CONFLITS
Les stratégies pragmatiques mises en oeuvre par les acteurs dans le règlement des conflits portent sur le choix des instances darbitrage, la formation de groupes stratégiques et les pratiques de corruption.
Le choix des instances darbitrage et la complexité des trajectoires des conflits
Dune manière générale, le processus de règlement dun conflit implique plusieurs instances darbitrage. Il nest pas rare quun même conflit passe plusieurs fois auprès dune même instance darbitrage après avoir été soumis à dautres instances. La trajectoire des conflits auprès des instances darbitrage est donc très complexe. Cette complexité serait liée en partie au pluralisme institutionnel du contexte qui offre aux acteurs plusieurs possibilités de recours pour larbitrage de leurs différends. Les trajectoires des conflits combinent à la fois les instances darbitrage coutumières et étatiques sans pour autant garantir leur résolution définitive.
La décision dun acteur ou dun groupe dacteurs de porter un conflit à larbitrage dune institution juridictionnelle donnée plutôt quà telle autre juridiction ne se fait pas de façon fortuite. En effet, les acteurs ont tendance à solliciter, dans un premier temps, la juridiction auprès de laquelle ils espèrent obtenir satisfaction à la suite du processus darbitrage. Ce choix dépend des ressources dont dispose le plaignant, à savoir son capital économique, son capital relationnel (les liens sociaux) et son capital cognitif. Le capital cognitif désigne tout simplement les connaissances théoriques et empiriques que possède un individu sur le fonctionnement dune instance darbitrage donnée. Cela implique, notamment pour un agriculteur analphabète qui sadresse à une instance darbitrage étatique, sa capacité de pouvoir affronter une telle institution dont les règles de fonctionnement, les codes et les référents normatifs sont différents de ceux de sa société dorigine. En fait, déposer une plainte auprès dune telle instance darbitrage est en soi une confrontation de cultures, de manière de voir, de mesurer et danalyser les problèmes, dautant plus que ce ne sont pas forcément les mêmes référents qui vont servir lors des discussions. Au moment même où il dépose sa plainte, lagriculteur peut se douter que la transcription et la traduction de ses propos quelles quelles soient, ne peuvent exprimer exactement ses idées et encore moins ses sentiments. Ainsi, le fait de choisir une instance donnée pour larbitrage de son conflit suppose demblée que lon ait une certaine connaissance du fonctionnement de cette instance, et plus particulièrement de lautorité en charge de cette institution. Cest donc au regard des ressources dont il dispose et dune analyse personnelle du fonctionnement des instances darbitrage en présence que lindividu juge plutôt raisonnable de sadresser à lune dentre elles, celle auprès de laquelle il pense avoir mobilisé le plus datouts possibles pour obtenir satisfaction. Cela est également vrai pour le choix des instances darbitrages des conflits entre agriculteurs et éleveurs.
Le fait de choisir une instance susceptible de bien arbitrer le conflit ne signifie pas forcément que le verdict sera en faveur du plaignant. Lorsquil nobtient pas satisfaction, soit parce que le verdict a été finalement à son détriment, soit parce que la juridiction a été incapable de trancher laffaire, le conflit est alors transféré à dautres juridictions. Même en ayant obtenu satisfaction auprès de linstance darbitrage sollicitée, le conflit peut encore être réactivé car le protagoniste perdant peut à son tour solliciter une autre instance darbitrage. Mais, parfois, ce sont les instances darbitrage elles-mêmes qui renvoient les protagonistes vers dautres instances.
Les procédures de règlement des conflits laissent ainsi apparaître deux types de processus. Le premier processus, qui correspond à la notion «dinstitution shopping» (Lund, 2002), renvoie aux choix délibérés des acteurs sur les institutions sollicitées pour arbitrer leurs conflits. Dans le second processus, ce ne sont pas les parties en conflit qui sélectionnent les instances darbitrage, mais les instances elles-mêmes qui favorisent le pluralisme juridique. En effet, dans certains cas de conflits, les chefs des juridictions étatiques (maire, sous-préfet, préfet) ont plutôt tendance à renvoyer les protagonistes vers la juridiction coutumière (chef de village, chef de canton) bien que, parfois, celle-ci ait été déjà sollicitée pour arbitrer le même conflit. En revanche, on observe également des situations où le chef de village recommande aux protagonistes de se rendre à la souspréfecture après un échec de résolution.
Outre le choix des instances darbitrage qui entraîne une complexité des trajectoires des conflits, la formation de groupes stratégiques fait aussi partie des comportements pragmatiques des acteurs dans les processus de règlement de leurs différends.
La formation de groupes stratégiques
Le terme «groupe stratégique» correspond ici à la définition que lui donne Olivier de Sardan (1995) à savoir «une agrégation dindividus qui ont globalement, face à un "problème", une même attitude, déterminée largement par un rapport social similaire à ce problème (il faut entendre ici "rapport social" au sens large, qui peut être un rapport culturel ou symbolique comme politique et économique)». Concrètement, la formation des groupes stratégiques dans les conflits consiste, pour chacun des protagonistes directement concernés par le conflit, de mobiliser le plus grand nombre de personnes possible dans le but de montrer aux instances darbitrage quil jouit dune reconnaissance sociale. Outre le nombre, limportance des personnes mobilisées est aussi déterminante. Cette importance se mesure par le poids politique ou linfluence que ces personnes ont dans larène villageoise et même au-delà. Limplication des hommes politiques locaux dans certains conflits trouve ici son sens, leur intervention se faisant souvent sous le sceau dun clientélisme politique.
La formation des groupes stratégiques commence avant tout par le souci de mobiliser les personnes les plus proches, appartenant à un même groupe social ou à une même organisation sociale (la famille, le quartier dhabitation, les usagers de la terre, le groupe ethnique, la communauté dune même origine, la coopérative, le parti politique). Lobjectif recherché par lacteur est de prouver quil jouit dune légitimité qui est mesurée par sa reconnaissance sociale dans larène villageoise. De toute évidence, le nombre de personnes qui soutiennent un protagoniste dans un conflit influence parfois les instances dautorité en charge du règlement du conflit. Cela est dautant plus vrai pour les instances dautorité étatiques qui ont tendance à donner plus dimportance à la notion de «majorité» supposée être un indicateur crédible dobjectivité. Or, ce nest pas parce quun individu est soutenu par un grand nombre de personnes quil est forcément le vrai propriétaire de la terre revendiquée car il se peut que cet individu possède, contrairement à son adversaire, dimportantes ressources (économiques, politiques et relationnelles) pour mobiliser ce grand nombre de personnes.
Les pratiques de corruption
Les pratiques de corruption dans les processus de règlement des conflits sont ici considérées dans un sens large. Elles concernent toute attitude dun acteur ou dun groupe dacteurs directement ou indirectement concernés par le conflit, visant à entraver ou à biaiser lobjectivité de la procédure de résolution du conflit. La corruption se présente sous diverses formes; on peut y regrouper les cadeaux, les présents, les dons, le copinage, le clientélisme, ainsi que le trafic dinfluence, la menace et lintimidation.
LA COMPÉTENCE RELATIVE DES INSTANCES DARBITRAGE DES CONFLITS
Dans la plupart des cas, les conflits fonciers ne sont jamais définitivement résolus. Cette situation traduit dune certaine façon les insuffisances ou les limites des instances darbitrage dans le règlement des conflits. Ces insuffisances ne doivent pas pour autant occulter leurs compétences et les efforts mis en oeuvre dans certaines situations pour maintenir lordre social.
Les insuffisances des instances darbitrage dans le règlement des conflits
Ces insuffisances sont de deux ordres. Il sagit des limites structurelles et des situations de jugement arbitraire. On entend par limites structurelles les insuffisances qui relèvent des attributs des instances darbitrage quil sagisse des instances coutumières ou des instances étatiques.
Les limites des institutions étatiques sont pour une part importante liées à leur incompétence à résoudre les conflits car ceux-ci relèvent généralement de revendications foncières sappuyant sur des normes et pratiques locales dites coutumières, lesquelles sont souvent ignorées par les autorités politico-administratives qui dirigent ces institutions. Le cadre normatif étatique existant, en loccurrence la nouvelle loi foncière, ne peut être opérationnel quaprès la réalisation des opérations de cadastrage qui rencontrent dénormes difficultés dordre économique, social et politique[30]. En clair, cette situation de quasi-inexistence de cadre normatif étatique et dignorance du droit foncier coutumier par les autorités politico-administratives justifie lincompétence des instances darbitrage étatiques à résoudre les conflits fonciers.
Quant aux instances coutumières - qui sont supposées connaître les normes et les pratiques coutumières évoquées pendant les règlements - leurs insuffisances à résoudre définitivement les conflits semblent liées au fait quelles ne disposent pas (ou plus) dautorité suffisante pour imposer leurs décisions aux individus, lesquels mobilisent constamment et de façon stratégique les réseaux sociaux multiples dans lesquels ils sont insérés. En ce qui concerne les situations de jugement arbitraire, elles apparaissent lorsquil y a un parti pris de la part de lautorité en charge du jugement en faveur de lune des parties en conflit, sans que cette position soit fondée sur des principes ou des faits objectifs. Ces situations sont souvent étroitement liées à des pratiques de corruption mises en oeuvre par des acteurs pour influencer le point de vue de lautorité en charge de laffaire. Parfois, le parti pris dérive également denjeux sociopolitiques sous-jacents entre des tendances politiques sopposant autour dun pouvoir traditionnel ou étatique. Ainsi, par exemple, un jugement peut être fait en faveur dun protagoniste pour la simple raison quil est de la même famille ou de la même tendance politique que lautorité en charge darbitrer le conflit.
Le pragmatisme des instances darbitrage
Le pragmatisme des instances darbitrage repose ici sur leur quête de lobjectivité dans le règlement des conflits et leur gestion plus ou moins efficiente des tensions sociales.
La neutralité des instances darbitrage comme quête dobjectivité
Les processus de règlement des conflits fonciers mettent en jeu la légitimité ou du moins limage des institutions sollicitées pour les arbitrer et plus particulièrement limage des chefs de ces institutions. Il y a vraisemblablement le souci pour la plupart des chefs dinstitutions darbitrer avec objectivité les conflits. Il ne faut donc pas croire que tout conflit est une occasion pour les instances darbitrage den tirer profit par des manoeuvres irrégulières en complicité avec des acteurs du conflit. De ce point de vue, lattitude dune institution consistant à renvoyer le jugement dun conflit vers une autre institution peut apparaître comme un indice de neutralité ou dobjectivité. En effet, le rejet ou le renvoi dun conflit par une instance darbitrage donnée intervient souvent lorsque celle-ci se rend compte de ses difficultés à résoudre le conflit. Dans bien des cas, les institutions étatiques (notamment la sous-préfecture, la mairie) ont souvent renvoyé les protagonistes vers la chefferie de village après avoir qualifié le problème de «coutumier». Cela est dautant plus vrai que ces protagonistes construisent leurs argumentations à partir de référents normatifs qui leur sont inconnus. Dun autre côté, les instances darbitrage coutumières recommandent parfois aux protagonistes de sadresser aux institutions étatiques dans la mesure où elles narrivent pas à leur imposer le respect du verdict des jugements.
On peut donc affirmer que le fait quune instance darbitrage avoue son incapacité à résoudre un conflit et le renvoie vers une autre instance darbitrage susceptible de bien trancher laffaire apparaît en soi comme une position dobjectivité, même si lon peut autrement interpréter ce renvoi comme une stratégie de dérobade.
Une gestion efficiente des conflits fonciers
Lune des compétences des instances darbitrage est de réussir à contenir les conflits pour éviter les affrontements violents. Quil sagisse des institutions étatiques ou coutumières, lun des objectifs principaux de leurs interventions dans les conflits est de maintenir lordre social et de rechercher par la négociation une solution consensuelle entre les protagonistes. De ce point de vue, les institutions locales témoignent de leur efficacité à gérer les conflits dans la mesure où les affrontements violents entre les protagonistes sont insignifiants contrairement à la situation qui prévaut dans les zones forestières du sud du pays.
CONCLUSIONS
Les processus de règlement des conflits fonciers dans le Nord ivoirien combinent à la fois les procédures coutumières, administratives et judiciaires. Toutefois, les droits revendiqués et les arguments développés pour justifier laccès à ces droits relèvent largement du droit coutumier, doù les difficultés, notamment pour les instances darbitrage étatiques, de résoudre les conflits. Dun autre côté, les difficultés des instances darbitrage coutumières de résoudre les conflits à cause de leur faible autorité conduisent les institutions locales à rechercher les solutions pouvant éviter les affrontements violents entre les parties protagonistes.
La nouvelle politique foncière amorcée au début des années 1990 à travers les opérations pilotes du Plan foncier rural, est supposée pouvoir clarifier le flou juridique sur la propriété du domaine foncier rural. Le PFR a été mis en oeuvre sur le terrain de 1990 à 1996. Malgré la reconnaissance par le PFR des droits coutumiers longtemps négligés depuis lindépendance, cette approche a rencontré dénormes difficultés dans sa mise en application. En effet, contrairement à lobjectif escompté, les opérations denregistrement des droits fonciers (coutumiers et modernes) engendrent linsécurité. Cette insécurité se traduit par lémergence et la résurgence de nombreux conflits sur la propriété foncière (Chauveau, 2000).
BIBLIOGRAPHIE
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J.-P. COLIN
Côte dIvoires land reform policy, initiated in 1990, challenges the legitimacy of chiefdom land in the north. Some actors use it to claim or consolidate land ownership, tapping the latitude inherent in local contexts of institutional and legal pluralism and imprecise land transactions. Resulting dispute settlement procedures rarely produce conclusive solutions, despite the specific competence of the arbitration bodies involved. The reasons for this seem to stem from the procedural strategies that are used by the parties, especially the presentation of arguments that rest on the ambivalence of land regulations and transactions, but also the choice of arbitration bodies, with the whole situation sometimes compounded by practices open to corruption.
La política de reforma del régimen de tierras de Côte dIvoire, iniciada en 1990, plantea con agudeza el problema de la legitimidad del sistema vinculado a los jefes de tierras en el norte del país. Efectivamente, algunos agentes sociales aprovechan esta política para reivindicar o consolidar la propiedad de la tierra, basándose en el margen de maniobra que ofrecen unos contextos locales caracterizados por el pluralismo institucional y jurídico así como por imprecisiones en las transacciones sobre tierras. Los procedimientos de solución de los conflictos resultantes no suelen desembocar en soluciones definitivas, pese a la competencia relativa de las instancias arbitrales que intervienen. Esta situación parece deberse a los procedimientos que utilizan los diferentes agentes sociales, especialmente cuando presentan argumentos que descansan sobre la ambigüedad de las normas y las transacciones relacionadas con las tierras, pero también a las estrategias de elección de las instancias de arbitraje de los conflictos, a lo que, en algunas ocasiones, se añade la práctica de corruptelas.
[21] PFR/PNGTER: le projet
pilote Plan foncier rural a été reconduit en 1998 dans le cadre du
Programme national de gestion des terroirs et de léquipement rural.
Cette intervention consiste en somme à enregistrer les droits fonciers
existants (modernes et coutumiers) et à identifier leurs
détenteurs (individuels ou collectifs). [22] Les Sénoufo et les Malinké (communément appelés les Dioula) sont les deux entités ethniques qui détiennent le droit de propriété coutumière des terres dans le Nord ivoirien. [23] Djafotcho est une forme dalliance matrimoniale où le père a le devoir de trouver une épouse pour son fils. Lorsquil est chef de terre et quil narrive pas à honorer ce devoir, le père peut offrir à son fils une portion de terre en compensation de lépouse. [24] Dans la société sénoufo caractérisée par le système matrilinéaire, le mariage tiéporg est celui par lequel la femme et ses enfants font désormais partie du lignage de son époux. De ce fait, ce type de mariage implique, de la part du lignage de lépoux, beaucoup de dépenses en richesses qui sont censées compenser la perte de la femme et de ses enfants par leur lignage dorigine. Les enfants issus de ce mariage ne peuvent ni hériter de leur oncle maternel, ni de leur père (qui a pour héritiers ses neveux utérins). Cest pourquoi, de son vivant, lorsquil était chef de terre, le père offrait une portion de terre à ses enfants dont il confiait la gestion au fils aîné. La transmission héréditaire de cette terre suivait, contrairement à la norme, la succession patrilinéaire (Roussel, 1965; A. Coulibaly, 2003). [25] En 1973, un arrêté interministériel a permis la création des commissions locales de règlement à lamiable des litiges entre agriculteurs et éleveurs. Ainsi, une commission villageoise fut établie dans chaque village, une commission sous-préfectorale au niveau des sous-préfectures et une commission préfectorale à léchelle des départements. [26] La confrérie des Dozo (chasseurs traditionnels) très structurée et présente dans la quasi-totalité des villages était également sollicitée pour la recherche de bétail perdu et pour les services de sécurité (contre les grands bandits qui attaquaient les villages après la vente des produits agricoles, mais aussi par des personnes et sociétés privées établies dans les villes du pays). Elle sest ralliée à la rébellion militaire suite à linsurrection du 19 septembre 2002. [27] Le constat des dégâts doit seffectuer en principe dans les trois jours qui suivent le dépôt de la plainte. [28] A noter que lacquisition du droit de propriété peut se faire par le principe du premier occupant, par les différents types de dons et même par une victoire guerrière. Lacquisition du droit de gestion se fait par les divers types de délégations de droits, tels que le confiage, le prêt, la mise en gage. [29] Ces rentes peuvent être de diverses formes: économique (en nature ou en argent), sociale (devoir de reconnaissance vis-à-vis du chef de terre, entraide) ou politique (éventuellement clientélisme politique ou électoraliste). [30] Le problème de la nouvelle loi foncière fait partie des revendications des groupes qui contrôlent le Nord ivoirien depuis la tentative de coup dEtat du 19 septembre 2002. Cependant, déjà avant 2002 lexécution du programme de cadastrage conduit par le Plan foncier rural était confrontée à des difficultés de fonctionnement dues, dune part, aux retards et à larrêt des subventions des bailleurs de fonds, et dautre part, à lémergence des conflits fonciers. |