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Gestion des conflits fonciers dans le Nord ivoirien: droits, autorités et procédures de règlement des conflits

A. Coulibaly
Socio-anthropologue, Université de Bouaké (Côte d’Ivoire)

La politique ivoirienne de réforme foncière, amorcée en 1990, pose avec acuité le problème de la légitimité des chefferies de terre dans le Nord ivoirien. Elle apparaît en effet comme une opportunité pour certains acteurs pour revendiquer ou conforter la propriété foncière en jouant sur les marges de manoeuvre qu’offrent les contextes locaux caractérisés par un pluralisme institutionnel et juridique, et par des imprécisions des transactions foncières. Les procédures de règlement des conflits qui en résultent n’aboutissent pas souvent à des solutions définitives malgré la compétence relative des instances d’arbitrage en présence. Les raisons de cette situation semblent être liées aux stratégies mises en oeuvre par les différents acteurs lors des procédures, notamment lors de la présentation des argumentations reposant sur les ambiguïtés des normes et des transactions foncières, mais aussi dans le choix des instances à arbitrer les conflits, le tout accompagné parfois de pratiques corruptibles.

INTRODUCTION

Les conflits fonciers locaux deviennent aujourd’hui et depuis quelques années de plus en plus fréquents et difficiles à gérer dans de nombreux pays d’Afrique. Les causes de cette situation sont nombreuses, mais les deux facteurs suivants semblent jouer un rôle particulièrement important (Chauveau et Mathieu, 1998; Mathieu, 1996).

Les migrations massives, souvent anciennes, mettent en présence des populations migrantes qui sont demandeuses de terres et de droits durables sur les terres qu’elles cultivent, et des groupes autochtones qui, selon la coutume, ont des «droits» d’appropriation radicalement incontournables et incessibles sur ces mêmes terres. Les interférences entre autorités et règles foncières coutumières d’une part, et lois foncières étatiques modernes, d’autre part, sont complexes, confuses, évolutives; elles créent un espace de «gestion de la confusion» propice aux comportements opportunistes et rentiers, fortement influencé par les rapports de force locaux et la politisation de la compétition foncière.

Suivant les systèmes fonciers traditionnels en zone sahélienne, les migrants étaient accueillis par un «tuteur», propriétaire foncier autochtone qui leur fournissait des terres dans le cadre d’une relation interpersonnelle d’aide mutuelle et de la «reconnaissance» par le migrant de cette relation subordonnée. La sécurité de l’implantation foncière des migrants engageait donc virtuellement une très longue durée, mais de façon néanmoins conditionnelle car dépendante du maintien des «bonnes relations» entre la famille du tuteur et celle du migrant. L’accès à la terre des nouveaux venus se faisait ainsi à travers une relation sociale globale continuellement réaffirmée, plutôt que par une transaction spécialisée et ponctuelle (Chauveau, 2001; Mathieu, 1996).

Le contexte récent de la gestion foncière se caractérise aussi par des incertitudes croissantes qui contribuent à rendre les nouvelles transactions incertaines et plus souvent litigieuses. Pour faire face à ces incertitudes et aux conflits fonciers, le Gouvernement ivoirien a engagé un processus de réforme foncière qui vise à clarifier à terme les droits du domaine foncier rural. Les opérations de cadastrage menées dans les années 90 par le Plan foncier rural/Programme national de gestion des terroirs et de l’équipement rural (PFR/PNGTER[21]) dans les villages du Nord ivoirien ont eu pour effets immédiats l’émergence et la réactivation de conflits fonciers. Ces opérations produisent par conséquent de l’insécurité, contrairement à l’objectif visé par la réforme. Lors des conflits, les acteurs locaux se réfèrent à diverses autorités (de conciliation et d’arbitrage) et utilisent diverses procédures, qui combinent des ressources relevant de la coutume, d’autres relevant de l’administration et des projets, et d’autres, enfin, du circuit judiciaire étatique. Le présent article résume les résultats de plusieurs recherches empiriques qui ont été menées dans plusieurs villages du Nord ivoirien entre 1995 et 2001 (Coulibaly A., 1996; 1998; 2003). Il porte donc sur une période précédant les tensions Nord- Sud et la division de fait du pays depuis l’insurrection militaire de septembre 2002. L’article propose une approche synthétique des processus de règlement des conflits fonciers durant la période 1990-2001 en y situant les rôles joués aussi bien par les acteurs que par les institutions foncières.

DROITS ET PRATIQUES FONCIÈRES LOCALES

L’un des éléments les plus importants de la réforme foncière ivoirienne est la reconnaissance des droits fonciers coutumiers des populations locales. Cette reconnaissance implique, dans le règlement des conflits apparaissant suite à l’intervention du PFR/PNGTER, une tendance chez les populations à justifier leurs droits en se référant principalement au cadre normatif coutumier, même si le contexte actuel est caractérisé par un pluralisme normatif et institutionnel combinant les registres coutumier et moderne. La reconnaissance officielle des droits coutumiers a ainsi conforté le recours aux arguments ou justifications reposant sur les droits et pratiques coutumières. Il convient de ce fait de présenter les principales règles normatives et les conventions foncières locales pratiquées, ce qui permettra de comprendre, par la suite, les logiques et stratégies développées lors des règlements des conflits.

LES PRINCIPAUX DROITS FONCIERS COUTUMIERS

Les principaux droits fonciers que l’on rencontre dans le Nord ivoirien sont le droit de propriété, le droit de gestion ou d’administration et le droit d’accès au foncier, cités dans l’ordre du plus sécurisant au moins sécurisant.

L’acquisition de la propriété foncière dans les sociétés sénoufo et dioula[22] ne relève pas d’un droit individuel, mais plutôt d’un droit appartenant à un groupe, à un lignage ou à une communauté. Toutefois, ce droit est étroitement lié à la fonction de chef de terre qui incarne l’autorité foncière. En règle générale, l’acquisition de ce droit de propriété relève de deux principes de droit. Il s’agit du principe de l’occupation première de la terre et de celui de la cession de la terre par une convention de don. Outre ces deux principes, on note également l’acquisition de la propriété foncière à la suite de conquêtes guerrières entre des chefferies villageoises pendant la période précoloniale. Le chef de terre est le descendant en ligne matrilinéaire (dans les sociétés sénoufo) ou patrilinéaire (dans les sociétés dioula) de l’ancêtre qui a été le premier à occuper la terre après y avoir marqué sa présence par une activité quelconque (agriculture, chasse, extraction de minerais, etc.). Cet ancêtre est censé avoir tissé, par un pacte inaliénable, un lien spirituel entre son lignage et les génies de la terre, un pacte qu’il s’engage, au nom de son lignage, à revivifier périodiquement par des offrandes sur l’autel de la terre, lieu de résidence de ces génies. Le droit de propriété qui prend effet avec l’installation du premier arrivant est supposé être inaliénable.

Pour des raisons diverses, le premier occupant pouvait céder une partie de ses terres au chef d’un groupe arrivé après lui. Ainsi naissait une nouvelle propriété avec une autorité foncière autonome qui ne doit cependant pas remettre en cause la prééminence du donateur. Cette nouvelle autorité foncière prenait effet avec l’installation d’un autre autel de terre pour le nouveau groupe car, par principe, il ne peut y avoir de propriété foncière sans autel de terre (Coulibaly S., 1978; Jacob, 2002).

Le droit d’administration, quant à lui, procède d’une délégation de l’autorité du chef de terre au profit d’un tiers à qui il confie la gestion d’une partie du patrimoine foncier de son lignage. Ce droit de gestion peut être acquis selon trois modes qui sont en fait des formes de conventions foncières: le prêt, le confiage et la mise en gage. Le bénéficiaire du droit d’administration - que l’on peut appeler gestionnaire de terre - exerce, comme le chef de terre, les mêmes fonctions de gestion, notamment sur la portion de la terre qui lui a été attribuée, c’est-à-dire qu’il régule les usages du foncier et des ressources naturelles. Il est donc habilité à céder (et aussi à rétrocéder) des portions de terre en usufruit à ceux qui lui en font la demande. En fait, le droit d’administration qu’il détient ne peut être assimilé à un droit de propriété dans la mesure où il est tenu de rendre compte de sa gestion au chef de terre; il ne possède pas d’autel de terre et n’est donc pas habilité à adorer les génies de la terre. Le gestionnaire de terre ne peut arbitrer que les conflits qui ont lieu entre les exploitants qu’il a installés. Mais les conflits portant sur les revendications de la propriété foncière proprement dite relèvent de la compétence du chef de terre qui intervient dans ce cas pour défendre ses intérêts et ceux de son lignage. La distinction entre le droit de propriété et le droit d’administration paraît assez significative car on verra que dans certains cas les conflits fonciers surviennent lorsque certaines personnes jouissant d’un droit de gestion tentent de faire passer ce droit pour un droit de propriété.

Sans vouloir s’attarder sur les définitions conceptuelles, le terme «droit d’accès», tel qu’il est employé ici, renvoie également aux droits d’usages, d’extraction, de prélèvement et d’exploitation du sol et des ressources naturelles. Procédant essentiellement d’une convention de prêt de terre, il permet à son bénéficiaire de jouir de la ressource foncière qu’il a sollicitée et obtenue auprès d’un détenteur de droit de propriété ou d’un détenteur de droit de gestion. Toutefois, cette jouissance implique en contrepartie le respect de certaines clauses vis-à-vis de celui auprès duquel on a obtenu le droit. Les termes de «clauses sociales» et de «clauses foncières» empruntées à Chauveau (1997) permettent de distinguer clairement le contenu de cette convention. «Les clauses sociales» sont de type relationnel: elles prescrivent très peu de lignes de conduite que le bénéficiaire du prêt doit avoir envers son chef de terre et laissent plutôt une grande marge au respect des valeurs et des normes de la bienséance locale. A la différence des premières, les «clauses foncières» sont impératives: elles précisent les présents (en nature, en argent ou en travail) que le bénéficiaire du prêt doit offrir au chef de terre en contrepartie de l’exploitation de la terre qui lui a été prêtée. Le non-respect de ces clauses est souvent source de conflits fonciers. Les droits de propriété, d’administration et d’accès sont les principaux types de droits qui déterminent les diverses formes de conventions foncières qui régulent les rapports entre les individus à propos du foncier.

LES PRINCIPALES CONVENTIONS FONCIÈRES LOCALES

Les conventions foncières peuvent être simplement considérées comme des accords institués entre les individus ou groupes d’individus à propos de l’usage du foncier et de son contrôle, peu importe, que ces accords soient consignés ou non sous forme écrite. On distingue plusieurs types de conventions dont les plus importantes seront exposées ci-dessous.

Le prêt

Il existe plusieurs types de conventions de prêt de terre. On distingue le prêt accompagné d’un droit de contrôle s’étendant sur la parcelle prêtée du prêt limité seulement au droit d’usage de la parcelle. Le confiage et la mise en gage sont les principales conventions de prêt accompagnées d’un droit de contrôle qui sont au coeur des disputes. Le confiage est une forme de délégation du droit d’administration par laquelle le chef de terre confie, pour des raisons diverses, la gestion d’une partie de ses terres à un tiers. La mise en gage, quant à elle, est souvent conclue entre des lignages lorsque l’un d’entre eux a une dette ou une obligation envers l’autre et se trouve dans l’incapacité de la rembourser par faute de moyens. Parfois, pour éviter le déshonneur à son lignage, le chef de terre du lignage débiteur pouvait mettre en gage une partie de ses terres au profit du lignage créancier. Ce lignage créancier gérait alors la terre jusqu’à ce que la dette soit remboursée. La convention de mise en gage n’est plus véritablement pratiquée, mais certaines terres sont encore régies par cette délégation de droit.

Le don

La convention de don permet d’acquérir le droit de propriété foncière. Elle peut être conclue au profit d’un groupe, d’une communauté ou au profit d’un individu. Dans la plupart des cas, le don collectif procède de conventions foncières qui ont été conclues lors de la création des villages. La cession de la propriété foncière est faite par les premiers occupants au profit de populations arrivées plus tard, comme précédemment décrit. A la différence du collectif, le don individuel n’implique pas forcément l’installation d’un autel de terre. Destinée à l’origine à un seul individu, la terre offerte par don individuel finit par rentrer dans la ligne de transmission héréditaire de cet individu et devient par conséquent un bien familial. Il existe quatre principales conventions de don individuel: l’épouse d’un chef de terre peut bénéficier d’un don de terre pour cause de stérilité et pour la «consoler»; le chef de terre peut également offrir une portion de terre à son fils en compensation du djafotcho[23]; le fils d’un chef de terre issu d’un mariage de type tiéporg[24] peut recevoir une portion de terre en don; et, enfin, le don peut être fait au profit d’un tiers en reconnaissance d’un bienfait.

La «vente» de terre

Les pratiques foncières dans le Nord ivoirien dépendent encore largement des conventions dites coutumières, précédemment décrites. Cependant, on y rencontre des cas de conventions de «vente» de terre sous seing privé consignées sur des «petits papiers». Ces conventions foncières relativement nouvelles sont pratiquées surtout dans les zones à forte densité de population, notamment dans les centres urbains (Korhogo et Ferkessédougou) et leurs alentours. Ces conventions demeurent des pratiques informelles car elles ne sont pas officiellement reconnues de même que les conventions dites coutumières.

Les règles normatives et conventions foncières dites coutumières précédemment décrites demeurent encore prédominantes malgré l’existence de nombreuses réglementations modernes ou étatiques mises en oeuvre à travers les politiques de développement et de réformes foncières. Ces différentes règles peuvent être évoquées par les individus pour structurer leurs argumentations lors des règlements des conflits fonciers.

LA CONSTRUCTION DES ARGUMENTATIONS LORS DES RÈGLEMENTS DES CONFLITS

Les logiques et stratégies des acteurs dans les processus de règlement des conflits dépendent de la nature même des conflits et des droits revendiqués. On peut ainsi distinguer deux principaux types de conflits: les conflits opposant agriculteurs et éleveurs, et les conflits entre agriculteurs pour le contrôle du foncier et des ressources naturelles.

Argumentation dans les conflits entre agriculteurs et éleveurs

Dans ce type de conflit, ce n’est pas le droit de propriété du foncier ou des ressources naturelles qui est remis en cause. Les revendications portent plutôt sur les dommages commis par le bétail dans les exploitations agricoles. Elles relèvent par conséquent de conflits d’intérêts économiques opposant des acteurs de différentes catégories professionnelles: agriculteurs et éleveurs. L’objectif escompté par le plaignant est donc de se faire dédommager. A l’exception des situations où l’éleveur (ou le bouvier) et ses troupeaux sont pris en flagrant délit dans le champ, il est parfois difficile de trouver le véritable coupable des dégâts. Car comment peut-on trouver un fautif parmi plusieurs troupeaux d’éleveurs installés dans les environs d’un village, sachant que, notamment pendant la saison sèche, il y a également des troupeaux transhumants qui traversent les terroirs villageois pour joindre les pâturages plus au sud de la région.

La recherche du fautif est la première démarche que l’agriculteur entreprend dans le but de poser sa plainte auprès de l’une des commissions de règlement des litiges[25] (les commissions villageoise et sous-préfectorale sont les plus sollicitées). Cela consiste concrètement à repérer et à suivre les traces laissées par le bétail. Celles-ci peuvent le conduire à un troupeau errant ou à un parc. Dans ce cas, le propriétaire du troupeau est aussitôt incriminé. Lorsque les traces des bovins ne débouchent ni sur un troupeau errant, ni sur un parc établi, ce sont les éleveurs situés dans les environs du champ qui sont accusés, à charge pour eux de désigner le véritable fautif sinon la responsabilité devient alors collective. Parfois, les chasseurs Dozo[26] sont sollicités pour suivre les traces de troupeaux transhumants susceptibles d’avoir causé des dégâts. Dans tous les cas, la probabilité d’accuser à tort un éleveur est importante compte tenu du grand nombre d’éleveurs et de troupeaux qui errent dans la région à la recherche de pâturages et de points d’eau.

Lors du règlement d’un tel genre de conflit, l’argument qui est le plus souvent avancé par les agriculteurs est de dire que «le champ n’a pas de pied, c’est l’animal qui se déplace». Cet argument paraît si vraisemblable qu’il ne permet pas d’emblée de débouter l’agriculteur de sa plainte. Car le fait que le champ soit immobile et l’animal mobile apparaît comme une évidence ou une vérité irréfutable. La question ici est donc de savoir si l’éleveur incriminé est réellement le vrai coupable, autrement dit, si c’est son bétail qui a effectivement causé les dégâts. En réalité, la plainte de l’agriculteur ne met pas l’éleveur accusé en position de contester les faits qui lui sont reprochés même si (en dehors du flagrant délit) les traces de plusieurs troupeaux peuvent se recouper provoquant un flou sur l’identification des troupeaux ayant réellement causé les dégâts.

Dans la plupart des cas, après de vaines tentatives de nier les faits qui lui sont reprochés, l’éleveur plaide pour une responsabilité involontaire en ce sens qu’il cherche à montrer que les dégâts commis relèvent d’un acte involontaire. Cela lui permet d’une certaine manière d’atténuer le conflit, dans la mesure où certains agriculteurs ont tendance à considérer que les éleveurs introduisent de façon délibérée leurs animaux dans les exploitations agricoles. Pour justifier le caractère involontaire de la faute, l’éleveur se lance souvent dans des discours visant à montrer que les dégâts ont été commis à un moment d’inattention du bouvier dû aux difficultés de la conduite du bétail. Mais, d’une manière générale, les discussions lors des arbitrages des conflits tournent surtout autour de l’évaluation des dégâts et du dédommagement de l’agriculteur.

Pour les cas de règlement auprès de la Commission sous-préfectorale, l’évaluation est effectuée par un agent technique de l’agriculture qui établit un procès-verbal après constat des dégâts en présence des protagonistes[27]. La charge revient au sous-préfet, en qualité de président de la commission, de fixer la somme à payer par l’accusé. Cette somme comprend les frais de déplacement de l’agent technique préalablement payés par le plaignant. Dans le cas de la commission villageoise présidée par le chef de village, deux membres de la commission sont souvent désignés pour faire le constat en présence des protagonistes. Ces deux membres rendent compte de la situation au chef de village qui fixe le coût des dommages. Il arrive parfois que le chef de village laisse la possibilité aux protagonistes de négocier entre eux la somme à payer.

L’évaluation des dégâts par l’agent technique de l’agriculture repose sur des critères dits objectifs qui prennent en compte la surface endommagée, la culture concernée, la taille des plantes, la production qu’aurait donnée la surface endommagée, le prix de vente au kilogramme de la culture sur le marché. Quant à l’évaluation faite par les collaborateurs du chef de village, elle repose sur leur expérience empirique, leur savoirfaire, leur connaissance des différentes cultures. Dans l’un et l’autre cas, il est fort possible que le coût des dommages relève d’une estimation subjective de la part des personnes en charge de faire le constat.

Une fois le coût des dégâts fixé, se pose dès lors le problème du paiement de la somme. Car si, par principe, l’éleveur dispose de huit jours pour dédommager le plaignant, dans la réalité, le délai et les modalités du paiement ne sont pas souvent précis. De ce fait, certains éleveurs ont tendance à rembourser en plusieurs versements étalés sur des semaines voire même des mois, ce qui provoque le mécontentement des agriculteurs qui sont davantage indignés surtout lorsque d’autres dégâts interviennent entre-temps.

Argumentation dans les conflits portant sur le droit de propriété du foncier

Pour tenter de justifier leur droit à la propriété foncière, les acteurs en conflit développent des arguments ou construisent leurs discours en s’appuyant sur des principes normatifs. Les règles, les normes ou les principes ne sont pas évoqués ou mobilisés de façon fortuite car ils répondent à des stratégies visant à construire une argumentation susceptible de convaincre l’instance d’arbitrage en charge de l’affaire. De ce fait, l’exercice qui consiste à élaborer les argumentations repose sur diverses stratégies qui laissent apparaître deux principaux procédés: le premier est celui où les arguments visent à exploiter les indéterminations et les ambiguïtés des règles normatives et des conventions foncières, le second consiste à développer les arguments en fonction de ceux de l’adversaire afin de mieux le contrecarrer.

La mise à profit des nuances et ambiguïtés des règles normatives et des conventions foncières

Il convient de noter qu’il existe une forte similitude du point de vue de l’exercice effectif de leurs fonctions entre le chef de terre et le gestionnaire de terre (bénéficiaire d’un droit d’administration ou de gestion). Cette similitude est telle que les gestionnaires de terre sont parfois considérés comme de vrais chefs de terre par ceux auxquels ils ont octroyé des droits d’usage du foncier. De ce fait, la politique foncière visant à officialiser ou à reconnaître la propriété foncière coutumière est exploitée comme une opportunité par certains gestionnaires de terre qui cherchent à faire passer leur droit de gestion en un droit de propriété. Or, comme il est démontré précédemment, il existe une différence entre ces deux fonctions. Cette différence tire sa source dans l’origine ou le mode d’acquisition de leurs droits fonciers respectifs. Le problème, ici, est que c’est ce mode d’acquisition qui se retrouve finalement au coeur des discussions. La confusion vient de ce qu’il existe, d’une part, une diversité de modes d’acquisition aussi bien du droit de propriété que du droit de gestion[28]; chacun de ces modes pouvant être mobilisé ou évoqué pour revendiquer le droit escompté. D’autre part, ces modes d’acquisition des droits relèvent de conventions foncières qui ont été traditionnellement conclues dans l’anonymat et sans preuves matérielles (écrites). Les clauses de ces conventions qui permettent justement de déterminer la nature ou le type des conventions, même si elles ont été précisées lors des négociations entre les parties, sont parfois ignorées, mal connues ou oubliées après plusieurs générations d’individus, ouvrant de ce fait le champ à des interprétations diverses des conventions. On peut donc dire que les individus tiennent compte des contradictions possibles des règles normatives et des imprécisions des conventions foncières dans l’élaboration de leurs argumentations.

NEUTRALISER UN ARGUMENT PAR UN AUTRE

Lors des processus de règlement des conflits, les individus développent des arguments en fonction de ceux énoncés par leurs adversaires. Ils sélectionnent dans les répertoires normatifs les principes de droits susceptibles de leur faire valoir le droit revendiqué. Cette construction argumentaire n’est pas figée, elle évolue en fonction des éléments nouveaux que chaque partie introduit dans sa plainte ou sa défense. On peut ainsi noter plusieurs types de scenarios d’opposition: la revendication de la propriété coutumière par opposition à la propriété étatique; la revendication du droit du premier occupant; et les interprétations diverses des conventions de don et de prêt de terre.

La propriété foncière est-elle coutumière ou étatique?

Dans le cadre de ses interventions en milieu rural, l’administration étatique moderne, par l’intermédiaire de certains de ses services, a souvent négocié avec les populations autochtones l’accès au foncier pour la réalisation de projets de développement (aménagements, classement de forêt, etc.). La mise en oeuvre de ces projets a été quelquefois précédée de sacrifices rituels en accord avec les pratiques coutumières des sociétés locales, lesquels sacrifices sont censés avoir purgé les droits coutumiers de ces populations. En réalité, dans les sociétés sénoufo et dioula du Nord ivoirien, ces sacrifices considérés par l’administration comme ayant mis fin aux droits coutumiers, ne sont qu’une étape de la procédure de cession définitive du foncier. La terre n’est définitivement cédée qu’après que le chef de terre cédant ait installé un autel de terre au profit du bénéficiaire du don, ce qui marque la naissance d’une nouvelle chefferie de terre à part entière. Ce nouveau droit de propriété (coutumier) doit être conforté par des sacrifices réguliers sur le nouvel autel de terre et destinés aux génies de la terre. Lorsque l’installation de l’autel de terre et l’adoration régulière des génies de la terre ne sont pas effectués, le chef de terre - qui est contraint d’adorer les génies au risque de voir des événements malheureux s’abattre sur son lignage - considère la convention de cession comme un prêt, non comme un don de terre. Or, dans les cas où l’administration étatique est intervenue, elle n’a jamais fait établir un autel de terre à son compte et n’a jamais honoré le culte voué aux génies de la terre. Mais, elle considère néanmoins que les droits coutumiers ont été purgés et se fait établir, en conformité avec les règles dites modernes - ses propres règles - un droit de propriété dit positif qu’elle entend faire valoir sur le foncier.

On peut donc dire que la méconnaissance ou la négligence des pratiques effectives des populations locales en matière de contrat de cession définitive du foncier conduit à des interprétations divergentes des conventions foncières établies entre les populations locales et l’administration étatique sur les espaces retenus pour la mise en oeuvre des projets de développement. Par conséquent, il n’est pas insensé qu’un chef de terre cherche à faire valoir sa propriété foncière coutumière sur une portion de terre qui est devenue une forêt classée faisant partie du domaine foncier privé de l’État. D’un autre côté, l’Etat est également en droit de revendiquer la propriété du foncier au nom du «droit positif», d’autant plus qu’il estime que les populations lui ont cédé la terre.

Les revendications de la propriété foncière par les populations locales se traduit souvent par la mise en valeur (indirecte et quelquefois directe) des terres qui ont déjà été cédées. Pour justifier ces pratiques, elles évoquent souvent le manque de terres fertiles ou cultivables auquel vient se greffer un ensemble d’arguments relevant des conditions de vie telles que la recherche de la subsistance alimentaire, la scolarisation des jeunes, les dépenses en santé.

Ces arguments mettent en évidence les difficultés réelles et quotidiennes des populations, mais ils n’apparaissent pas comme une raison suffisante pour justifier la «réappropriation» de fait du domaine de l’Etat. En effet, dans certains cas, le domaine foncier revendiqué n’est pas directement mis en valeur par les populations autochtones elles-mêmes qui préfèrent y installer des migrants venus d’autres origines. Il y a certes là un paradoxe à revendiquer le domaine foncier sous le prétexte d’un manque de terre fertile ou cultivable et d’y installer cependant des migrants venant d’ailleurs. De toute évidence, ces pratiques permettent aux populations autochtones de tirer profit, par des rentes[29] exigées des migrants, sur des domaines fonciers dont le droit de propriété est confus ou disputé. Outre les conflits qui mettent en opposition le droit coutumier et le droit étatique, la plupart des conflits portent essentiellement sur des revendications de droits coutumiers. Ces revendications portent en particulier sur le principe du droit du premier occupant et les interprétations diverses des conventions foncières de prêt ou de don de terre.

La revendication du droit du premier occupant

Dans les situations conflictuelles où la partie plaignante revendique le droit du premier occupant, la partie accusée revendique également le même droit. Cela se justifie par le fait que le droit du premier occupant apparaît comme le droit par excellence qui conforte l’accès à la propriété foncière coutumière. De ce fait, il serait inopportun d’opposer à quelqu’un qui revendique un droit du premier occupant, un autre droit qui serait d’importance inférieure. Les arguments pour revendiquer ce droit du premier occupant se construisent inéluctablement sur le mode d’acquisition du foncier et plus précisément sur l’historique du foncier. Cet historique remonte souvent à la création des villages, le peuplement et les migrations anciennes des populations, mais il est différemment présenté par les parties en conflit. Le problème est que les autorités coutumières (chefs de village, chefs de canton et leurs notables) qui sont censées connaître l’histoire locale estiment quelquefois n’avoir pas été bien informées par leurs ancêtres ou qu’elles ignorent les détails des événements et, dans le cas contraire, elles sont parfois accusées par l’une des parties en conflit de falsifier l’histoire au profit de son adversaire. Dans ces conditions, il devient quasiment impossible de trancher un conflit en s’appuyant sur les versions différentes de l’histoire de l’occupation des terres.

L’argument le plus évoqué dans ce cas de conflit est celui de la possession d’un autel de terre. Cependant, cet argument tend à perdre sa crédibilité à partir du moment où chacun des protagonistes prétend rendre le culte aux génies de la terre. Aussi, plusieurs récits de faits historiques montrent que des autels de terre ont été déplacés à cause d’incidents malheureux tels que la noyade de certaines personnes au cours de la traversée d’un marigot pour se rendre au lieu du culte. De même, il arrive parfois que les génies qui résident à l’endroit de l’autel se déplacent d’eux-mêmes. Ils sont alors considérés comme étant perdus par le maître du culte (en l’occurrence le chef de terre) qui engage dès lors des recherches à travers des procédés divinatoires dans le but de trouver leur nouvel emplacement. Ces recherches peuvent s’étendre sur plusieurs années pendant lesquelles la terre reste donc sans lieu d’autel! Les possibilités de «perte» des génies et de délocalisation de l’autel de terre contribuent également à banaliser l’argument du culte des génies qui est pourtant considéré comme une preuve tangible de possession du droit de propriété.

Les interprétations diverses des conventions de don et de prêt de terre

Les conflits qui se manifestent de nos jours à propos de la propriété foncière coutumière procèdent principalement d’arrangements ou de conventions foncières conclus entre les générations précédentes et qui sont aujourd’hui diversement interprétés par les protagonistes actuels. Il s’agit notamment des conventions de dons et de prêts de terre qui sont évoquées de façon contradictoire par les parties opposées.

Le protagoniste, qui interprète la convention comme un prêt de terre, développe son argumentation autour d’un des modes d’accès au prêt tel que le confiage ou la mise en gage. Dans la plupart des cas, il se trouve alors dans une situation où il n’exerce pas le contrôle sur la terre revendiquée et éprouve de ce fait des difficultés à convaincre les instances d’arbitrage que la délégation de droit procédait d’une simple convention de prêt. Son adversaire, fort de l’autorité qu’il exerce sur la terre, interprète la convention comme un don et parfois même revendique le droit du premier occupant. Dans ce dernier cas, son argumentation est construite sur l’historique du foncier à travers laquelle il présente ses ancêtres comme étant les premiers arrivés. Dans le premier cas, il cherche à montrer que son lignage a obtenu la terre par un don définitif, ce qui lui permet d’avoir une propriété foncière à part entière. Il cherche par conséquent à décrire de façon plus ou moins précise les circonstances dans lesquelles la délégation de droit a été effectuée. En d’autres termes, on note la reconnaissance plus ou moins explicite de sa part du fait que le camp protagoniste détenait la propriété foncière avant la conclusion de la convention dont l’interprétation prête à confusion.

Cette mobilisation d’argumentations contradictoires autour du don et du prêt résulte des nuances qui existent, du point de vue pratique, entre la fonction de chef de terre et celle de gestionnaire de terre. Les gestionnaires de terre sont en fait des bénéficiaires de droit d’administration qui exercent, comme les chefs de terre, le contrôle et l’allocation des terres aux demandeurs du droit d’accès au foncier. Ces demandeurs les considèrent souvent comme leurs véritables chefs de terre, ce qui justifie la reconnaissance sociale dont ils jouissent dans les villages au même titre que les chefs de terre. D’où les stratégies mises en oeuvre par certains d’entre eux pour conforter leur autorité foncière en tentant de faire passer leur droit de gestion en un droit de propriété.

Les interprétations divergentes des conventions foncières reposent surtout sur des stratégies opportunistes qui consistent à manipuler les différents répertoires normatifs eux-mêmes constitués de règles parfois ambiguës, imprécises ou contradictoires. Dans ce contexte où les preuves formelles (écrits) des conventions foncières sont quasi inexistantes, les procédures de règlement des conflits se noient généralement dans une logique de «ta parole contre la mienne» compliquant davantage le règlement définitif des conflits. Les stratégies développées par les acteurs à travers l’élaboration des argumentations s’accompagnent souvent de stratégies plus pragmatiques.

STRATÉGIES PRAGMATIQUES DES ACTEURS DANS LE RÈGLEMENT DES CONFLITS

Les stratégies pragmatiques mises en oeuvre par les acteurs dans le règlement des conflits portent sur le choix des instances d’arbitrage, la formation de groupes stratégiques et les pratiques de corruption.

Le choix des instances d’arbitrage et la complexité des trajectoires des conflits

D’une manière générale, le processus de règlement d’un conflit implique plusieurs instances d’arbitrage. Il n’est pas rare qu’un même conflit passe plusieurs fois auprès d’une même instance d’arbitrage après avoir été soumis à d’autres instances. La trajectoire des conflits auprès des instances d’arbitrage est donc très complexe. Cette complexité serait liée en partie au pluralisme institutionnel du contexte qui offre aux acteurs plusieurs possibilités de recours pour l’arbitrage de leurs différends. Les trajectoires des conflits combinent à la fois les instances d’arbitrage coutumières et étatiques sans pour autant garantir leur résolution définitive.

La décision d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs de porter un conflit à l’arbitrage d’une institution juridictionnelle donnée plutôt qu’à telle autre juridiction ne se fait pas de façon fortuite. En effet, les acteurs ont tendance à solliciter, dans un premier temps, la juridiction auprès de laquelle ils espèrent obtenir satisfaction à la suite du processus d’arbitrage. Ce choix dépend des ressources dont dispose le plaignant, à savoir son capital économique, son capital relationnel (les liens sociaux) et son capital cognitif. Le capital cognitif désigne tout simplement les connaissances théoriques et empiriques que possède un individu sur le fonctionnement d’une instance d’arbitrage donnée. Cela implique, notamment pour un agriculteur analphabète qui s’adresse à une instance d’arbitrage étatique, sa capacité de pouvoir affronter une telle institution dont les règles de fonctionnement, les codes et les référents normatifs sont différents de ceux de sa société d’origine. En fait, déposer une plainte auprès d’une telle instance d’arbitrage est en soi une confrontation de cultures, de manière de voir, de mesurer et d’analyser les problèmes, d’autant plus que ce ne sont pas forcément les mêmes référents qui vont servir lors des discussions. Au moment même où il dépose sa plainte, l’agriculteur peut se douter que la transcription et la traduction de ses propos quelles qu’elles soient, ne peuvent exprimer exactement ses idées et encore moins ses sentiments. Ainsi, le fait de choisir une instance donnée pour l’arbitrage de son conflit suppose d’emblée que l’on ait une certaine connaissance du fonctionnement de cette instance, et plus particulièrement de l’autorité en charge de cette institution. C’est donc au regard des ressources dont il dispose et d’une analyse personnelle du fonctionnement des instances d’arbitrage en présence que l’individu juge plutôt raisonnable de s’adresser à l’une d’entre elles, celle auprès de laquelle il pense avoir mobilisé le plus d’atouts possibles pour obtenir satisfaction. Cela est également vrai pour le choix des instances d’arbitrages des conflits entre agriculteurs et éleveurs.

Le fait de choisir une instance susceptible de bien arbitrer le conflit ne signifie pas forcément que le verdict sera en faveur du plaignant. Lorsqu’il n’obtient pas satisfaction, soit parce que le verdict a été finalement à son détriment, soit parce que la juridiction a été incapable de trancher l’affaire, le conflit est alors transféré à d’autres juridictions. Même en ayant obtenu satisfaction auprès de l’instance d’arbitrage sollicitée, le conflit peut encore être réactivé car le protagoniste perdant peut à son tour solliciter une autre instance d’arbitrage. Mais, parfois, ce sont les instances d’arbitrage elles-mêmes qui renvoient les protagonistes vers d’autres instances.

Les procédures de règlement des conflits laissent ainsi apparaître deux types de processus. Le premier processus, qui correspond à la notion «d’institution shopping» (Lund, 2002), renvoie aux choix délibérés des acteurs sur les institutions sollicitées pour arbitrer leurs conflits. Dans le second processus, ce ne sont pas les parties en conflit qui sélectionnent les instances d’arbitrage, mais les instances elles-mêmes qui favorisent le pluralisme juridique. En effet, dans certains cas de conflits, les chefs des juridictions étatiques (maire, sous-préfet, préfet) ont plutôt tendance à renvoyer les protagonistes vers la juridiction coutumière (chef de village, chef de canton) bien que, parfois, celle-ci ait été déjà sollicitée pour arbitrer le même conflit. En revanche, on observe également des situations où le chef de village recommande aux protagonistes de se rendre à la souspréfecture après un échec de résolution.

Outre le choix des instances d’arbitrage qui entraîne une complexité des trajectoires des conflits, la formation de groupes stratégiques fait aussi partie des comportements pragmatiques des acteurs dans les processus de règlement de leurs différends.

La formation de groupes stratégiques

Le terme «groupe stratégique» correspond ici à la définition que lui donne Olivier de Sardan (1995) à savoir «une agrégation d’individus qui ont globalement, face à un "problème", une même attitude, déterminée largement par un rapport social similaire à ce problème (il faut entendre ici "rapport social" au sens large, qui peut être un rapport culturel ou symbolique comme politique et économique)». Concrètement, la formation des groupes stratégiques dans les conflits consiste, pour chacun des protagonistes directement concernés par le conflit, de mobiliser le plus grand nombre de personnes possible dans le but de montrer aux instances d’arbitrage qu’il jouit d’une reconnaissance sociale. Outre le nombre, l’importance des personnes mobilisées est aussi déterminante. Cette importance se mesure par le poids politique ou l’influence que ces personnes ont dans l’arène villageoise et même au-delà. L’implication des hommes politiques locaux dans certains conflits trouve ici son sens, leur intervention se faisant souvent sous le sceau d’un clientélisme politique.

La formation des groupes stratégiques commence avant tout par le souci de mobiliser les personnes les plus proches, appartenant à un même groupe social ou à une même organisation sociale (la famille, le quartier d’habitation, les usagers de la terre, le groupe ethnique, la communauté d’une même origine, la coopérative, le parti politique). L’objectif recherché par l’acteur est de prouver qu’il jouit d’une légitimité qui est mesurée par sa reconnaissance sociale dans l’arène villageoise. De toute évidence, le nombre de personnes qui soutiennent un protagoniste dans un conflit influence parfois les instances d’autorité en charge du règlement du conflit. Cela est d’autant plus vrai pour les instances d’autorité étatiques qui ont tendance à donner plus d’importance à la notion de «majorité» supposée être un indicateur crédible d’objectivité. Or, ce n’est pas parce qu’un individu est soutenu par un grand nombre de personnes qu’il est forcément le vrai propriétaire de la terre revendiquée car il se peut que cet individu possède, contrairement à son adversaire, d’importantes ressources (économiques, politiques et relationnelles) pour mobiliser ce grand nombre de personnes.

Les pratiques de corruption

Les pratiques de corruption dans les processus de règlement des conflits sont ici considérées dans un sens large. Elles concernent toute attitude d’un acteur ou d’un groupe d’acteurs directement ou indirectement concernés par le conflit, visant à entraver ou à biaiser l’objectivité de la procédure de résolution du conflit. La corruption se présente sous diverses formes; on peut y regrouper les cadeaux, les présents, les dons, le copinage, le clientélisme, ainsi que le trafic d’influence, la menace et l’intimidation.

LA COMPÉTENCE RELATIVE DES INSTANCES D’ARBITRAGE DES CONFLITS

Dans la plupart des cas, les conflits fonciers ne sont jamais définitivement résolus. Cette situation traduit d’une certaine façon les insuffisances ou les limites des instances d’arbitrage dans le règlement des conflits. Ces insuffisances ne doivent pas pour autant occulter leurs compétences et les efforts mis en oeuvre dans certaines situations pour maintenir l’ordre social.

Les insuffisances des instances d’arbitrage dans le règlement des conflits

Ces insuffisances sont de deux ordres. Il s’agit des limites structurelles et des situations de jugement arbitraire. On entend par limites structurelles les insuffisances qui relèvent des attributs des instances d’arbitrage qu’il s’agisse des instances coutumières ou des instances étatiques.

Les limites des institutions étatiques sont pour une part importante liées à leur incompétence à résoudre les conflits car ceux-ci relèvent généralement de revendications foncières s’appuyant sur des normes et pratiques locales dites coutumières, lesquelles sont souvent ignorées par les autorités politico-administratives qui dirigent ces institutions. Le cadre normatif étatique existant, en l’occurrence la nouvelle loi foncière, ne peut être opérationnel qu’après la réalisation des opérations de cadastrage qui rencontrent d’énormes difficultés d’ordre économique, social et politique[30]. En clair, cette situation de quasi-inexistence de cadre normatif étatique et d’ignorance du droit foncier coutumier par les autorités politico-administratives justifie l’incompétence des instances d’arbitrage étatiques à résoudre les conflits fonciers.

Quant aux instances coutumières - qui sont supposées connaître les normes et les pratiques coutumières évoquées pendant les règlements - leurs insuffisances à résoudre définitivement les conflits semblent liées au fait qu’elles ne disposent pas (ou plus) d’autorité suffisante pour imposer leurs décisions aux individus, lesquels mobilisent constamment et de façon stratégique les réseaux sociaux multiples dans lesquels ils sont insérés. En ce qui concerne les situations de jugement arbitraire, elles apparaissent lorsqu’il y a un parti pris de la part de l’autorité en charge du jugement en faveur de l’une des parties en conflit, sans que cette position soit fondée sur des principes ou des faits objectifs. Ces situations sont souvent étroitement liées à des pratiques de corruption mises en oeuvre par des acteurs pour influencer le point de vue de l’autorité en charge de l’affaire. Parfois, le parti pris dérive également d’enjeux sociopolitiques sous-jacents entre des tendances politiques s’opposant autour d’un pouvoir traditionnel ou étatique. Ainsi, par exemple, un jugement peut être fait en faveur d’un protagoniste pour la simple raison qu’il est de la même famille ou de la même tendance politique que l’autorité en charge d’arbitrer le conflit.

Le pragmatisme des instances d’arbitrage

Le pragmatisme des instances d’arbitrage repose ici sur leur quête de l’objectivité dans le règlement des conflits et leur gestion plus ou moins efficiente des tensions sociales.

La neutralité des instances d’arbitrage comme quête d’objectivité

Les processus de règlement des conflits fonciers mettent en jeu la légitimité ou du moins l’image des institutions sollicitées pour les arbitrer et plus particulièrement l’image des chefs de ces institutions. Il y a vraisemblablement le souci pour la plupart des chefs d’institutions d’arbitrer avec objectivité les conflits. Il ne faut donc pas croire que tout conflit est une occasion pour les instances d’arbitrage d’en tirer profit par des manoeuvres irrégulières en complicité avec des acteurs du conflit. De ce point de vue, l’attitude d’une institution consistant à renvoyer le jugement d’un conflit vers une autre institution peut apparaître comme un indice de neutralité ou d’objectivité. En effet, le rejet ou le renvoi d’un conflit par une instance d’arbitrage donnée intervient souvent lorsque celle-ci se rend compte de ses difficultés à résoudre le conflit. Dans bien des cas, les institutions étatiques (notamment la sous-préfecture, la mairie) ont souvent renvoyé les protagonistes vers la chefferie de village après avoir qualifié le problème de «coutumier». Cela est d’autant plus vrai que ces protagonistes construisent leurs argumentations à partir de référents normatifs qui leur sont inconnus. D’un autre côté, les instances d’arbitrage coutumières recommandent parfois aux protagonistes de s’adresser aux institutions étatiques dans la mesure où elles n’arrivent pas à leur imposer le respect du verdict des jugements.

On peut donc affirmer que le fait qu’une instance d’arbitrage avoue son incapacité à résoudre un conflit et le renvoie vers une autre instance d’arbitrage susceptible de bien trancher l’affaire apparaît en soi comme une position d’objectivité, même si l’on peut autrement interpréter ce renvoi comme une stratégie de dérobade.

Une gestion efficiente des conflits fonciers

L’une des compétences des instances d’arbitrage est de réussir à contenir les conflits pour éviter les affrontements violents. Qu’il s’agisse des institutions étatiques ou coutumières, l’un des objectifs principaux de leurs interventions dans les conflits est de maintenir l’ordre social et de rechercher par la négociation une solution consensuelle entre les protagonistes. De ce point de vue, les institutions locales témoignent de leur efficacité à gérer les conflits dans la mesure où les affrontements violents entre les protagonistes sont insignifiants contrairement à la situation qui prévaut dans les zones forestières du sud du pays.

CONCLUSIONS

Les processus de règlement des conflits fonciers dans le Nord ivoirien combinent à la fois les procédures coutumières, administratives et judiciaires. Toutefois, les droits revendiqués et les arguments développés pour justifier l’accès à ces droits relèvent largement du droit coutumier, d’où les difficultés, notamment pour les instances d’arbitrage étatiques, de résoudre les conflits. D’un autre côté, les difficultés des instances d’arbitrage coutumières de résoudre les conflits à cause de leur faible autorité conduisent les institutions locales à rechercher les solutions pouvant éviter les affrontements violents entre les parties protagonistes.

La nouvelle politique foncière amorcée au début des années 1990 à travers les opérations pilotes du Plan foncier rural, est supposée pouvoir clarifier le flou juridique sur la propriété du domaine foncier rural. Le PFR a été mis en oeuvre sur le terrain de 1990 à 1996. Malgré la reconnaissance par le PFR des droits coutumiers longtemps négligés depuis l’indépendance, cette approche a rencontré d’énormes difficultés dans sa mise en application. En effet, contrairement à l’objectif escompté, les opérations d’enregistrement des droits fonciers (coutumiers et modernes) engendrent l’insécurité. Cette insécurité se traduit par l’émergence et la résurgence de nombreux conflits sur la propriété foncière (Chauveau, 2000).

BIBLIOGRAPHIE

Chauveau, J.-P. 1997. Jeu foncier, institutions d’accès à la ressource et usage de la ressource: une étude de cas dans le Centre-Ouest ivoirien. Dans B. Contamin et H. Memel-Fote (éds). Le modèle ivoirien en questions: crises, ajustements, recompositions, p. 325-360. Karthala/ORSTOM, Paris.

Chauveau, J.-P. 2000. Question foncière et construction nationale en Côte d’Ivoire: Les enjeux silencieux d’un coup d’État. Politique africaine, 78: 94-125.

Chauveau, J.-P. 2001. La loi ivoirienne de 1998 sur le domaine foncier rural et l’agriculture de plantation villageoise: une mise en perspective historique et sociologique. Réforme agraire, colonisation et coopératives, 2002/1: 62.

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Lund, C. 2002. Negotiating Property Institutions: on the Symbiosis of Property and Authority in Africa. Dans K. Juul et C. Lund. Negotiating property in Africa, p. 11-43. Heinemann.

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Olivier de Sardan J.-P. 1995. Anthropologie et développement. Essai en socioanthropologie du développement social. Hommes et Sociétés, APAD et Karthala, Paris, 221 p.

J.-P. COLIN


Rights, responsibilities and procedures for the settlement of land disputes in northern Côte d’Ivoire

Côte d’Ivoire’s land reform policy, initiated in 1990, challenges the legitimacy of chiefdom land in the north. Some actors use it to claim or consolidate land ownership, tapping the latitude inherent in local contexts of institutional and legal pluralism and imprecise land transactions. Resulting dispute settlement procedures rarely produce conclusive solutions, despite the specific competence of the arbitration bodies involved. The reasons for this seem to stem from the procedural strategies that are used by the parties, especially the presentation of arguments that rest on the ambivalence of land regulations and transactions, but also the choice of arbitration bodies, with the whole situation sometimes compounded by practices open to corruption.


Gestión de conflictos sobre tierras en el norte de Côte d’Ivoire: derechos, autoridades y procedimientos para la solución de conflictos

La política de reforma del régimen de tierras de Côte d’Ivoire, iniciada en 1990, plantea con agudeza el problema de la legitimidad del sistema vinculado a los jefes de tierras en el norte del país. Efectivamente, algunos agentes sociales aprovechan esta política para reivindicar o consolidar la propiedad de la tierra, basándose en el margen de maniobra que ofrecen unos contextos locales caracterizados por el pluralismo institucional y jurídico así como por imprecisiones en las transacciones sobre tierras. Los procedimientos de solución de los conflictos resultantes no suelen desembocar en soluciones definitivas, pese a la competencia relativa de las instancias arbitrales que intervienen. Esta situación parece deberse a los procedimientos que utilizan los diferentes agentes sociales, especialmente cuando presentan argumentos que descansan sobre la ambigüedad de las normas y las transacciones relacionadas con las tierras, pero también a las estrategias de elección de las instancias de arbitraje de los conflictos, a lo que, en algunas ocasiones, se añade la práctica de corruptelas.


[21] PFR/PNGTER: le projet pilote Plan foncier rural a été reconduit en 1998 dans le cadre du Programme national de gestion des terroirs et de l’équipement rural. Cette intervention consiste en somme à enregistrer les droits fonciers existants (modernes et coutumiers) et à identifier leurs détenteurs (individuels ou collectifs).
[22] Les Sénoufo et les Malinké (communément appelés les Dioula) sont les deux entités ethniques qui détiennent le droit de propriété coutumière des terres dans le Nord ivoirien.
[23] Djafotcho est une forme d’alliance matrimoniale où le père a le devoir de trouver une épouse pour son fils. Lorsqu’il est chef de terre et qu’il n’arrive pas à honorer ce devoir, le père peut offrir à son fils une portion de terre en compensation de l’épouse.
[24] Dans la société sénoufo caractérisée par le système matrilinéaire, le mariage tiéporg est celui par lequel la femme et ses enfants font désormais partie du lignage de son époux. De ce fait, ce type de mariage implique, de la part du lignage de l’époux, beaucoup de dépenses en richesses qui sont censées compenser la perte de la femme et de ses enfants par leur lignage d’origine. Les enfants issus de ce mariage ne peuvent ni hériter de leur oncle maternel, ni de leur père (qui a pour héritiers ses neveux utérins). C’est pourquoi, de son vivant, lorsqu’il était chef de terre, le père offrait une portion de terre à ses enfants dont il confiait la gestion au fils aîné. La transmission héréditaire de cette terre suivait, contrairement à la norme, la succession patrilinéaire (Roussel, 1965; A. Coulibaly, 2003).
[25] En 1973, un arrêté interministériel a permis la création des commissions locales de règlement à l’amiable des litiges entre agriculteurs et éleveurs. Ainsi, une commission villageoise fut établie dans chaque village, une commission sous-préfectorale au niveau des sous-préfectures et une commission préfectorale à l’échelle des départements.
[26] La confrérie des Dozo (chasseurs traditionnels) très structurée et présente dans la quasi-totalité des villages était également sollicitée pour la recherche de bétail perdu et pour les services de sécurité (contre les grands bandits qui attaquaient les villages après la vente des produits agricoles, mais aussi par des personnes et sociétés privées établies dans les villes du pays). Elle s’est ralliée à la rébellion militaire suite à l’insurrection du 19 septembre 2002.
[27] Le constat des dégâts doit s’effectuer en principe dans les trois jours qui suivent le dépôt de la plainte.
[28] A noter que l’acquisition du droit de propriété peut se faire par le principe du premier occupant, par les différents types de dons et même par une victoire guerrière. L’acquisition du droit de gestion se fait par les divers types de délégations de droits, tels que le confiage, le prêt, la mise en gage.
[29] Ces rentes peuvent être de diverses formes: économique (en nature ou en argent), sociale (devoir de reconnaissance vis-à-vis du chef de terre, entraide) ou politique (éventuellement clientélisme politique ou électoraliste).
[30] Le problème de la nouvelle loi foncière fait partie des revendications des groupes qui contrôlent le Nord ivoirien depuis la tentative de coup d’Etat du 19 septembre 2002. Cependant, déjà avant 2002 l’exécution du programme de cadastrage conduit par le Plan foncier rural était confrontée à des difficultés de fonctionnement dues, d’une part, aux retards et à l’arrêt des subventions des bailleurs de fonds, et d’autre part, à l’émergence des conflits fonciers.

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