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CHAPITRE 5
POLITIQUES FONCIÈRES1

5.1 INTRODUCTION

Peu de thèmes de politique économique ont suscité autant de controverses et de conflits au fil des siècles que les régimes fonciers agricoles. Cela n'a sans doute rien de surprenant puisque, dans la plupart des pays, la terre est la principale forme de richesse des régions rurales et parfois de l'économie toute entière. Elle peut également conférer un statut social et une influence politique. De ce fait, les politiques foncières influent fortement sur le niveau de revenu des ménages et la répartition de la fortune, et même sur les structures sociales et politiques. En outre, la terre étant une ressource productive majeure quel que soit le pays, les responsables nationaux se sont souvent sentis investis du devoir de définir une politique à cet égard, et même de veiller à l'efficacité de son utilisation et de décider de ses usages. Les formes coutumières de propriété et de gestion des terres exercent également une forte influence sur les politiques foncières. Il s'agit probablement du seul domaine de la politique économique où les pratiques traditionnelles plongent leurs racines aussi loin dans le temps. Par conséquent, les idéologies et concepts relatifs à l'orientation désirable de la politique économique se combinent à de longues traditions et aux intérêts personnels vitaux d'une grande partie de la population pour former la puissante mixture que constitue une politique foncière.

Un autre aspect de la Révolution française illustre bien les difficultés que pose l'élaboration de politiques foncières:

Pendant la Révolution française… les membres de la Convention ont hésité à concevoir et à mettre en œuvre des réformes agraires «parce qu'ils avaient tout simplement peur de l'immense complexité des problèmes ruraux concrets»2.

Dans ces circonstances, il ne faut pas s'attendre à ce qu'un manuel international sur les politiques foncières fournisse des prescriptions de valeur universelle. Plus que dans tout autre domaine de la politique agricole, les solutions doivent s'élaborer dans le contexte historique, social et politique de chaque pays. En revanche, il est possible de clarifier les objectifs, identifier les grands problèmes, étudier et évaluer différentes approches et proposer des exemples de politiques et de réformes viables. Les responsables chargés de définir les variantes adaptées à leur propre pays pourront trouver utile une discussion objective des problèmes illustrée par des exemples.

En matière de régimes fonciers, plus encore que dans de nombreux autres domaines de la politique agricole, il convient de garder à l'esprit l'avertissement lancé par Abhijit Banerjee dans son récent article sur les diverses approches possibles de la réforme foncière:

… nous avons besoin d'en savoir plus. Définir des politiques qui ont le pouvoir de changer la vie d'un grand nombre de personnes est toujours intimidant, mais davantage encore lorsque l'on s'appuie aussi lourdement sur [ce qui n'est que] des hypothèses3.

5.2 IMPORTANCE DU RÉGIME FONCIER

Avec la main d'œuvre, la terre est le facteur le plus important de la production agricole. Sans une définition claire des droits d'accès à la terre, ou régime foncier, la production est plus difficile à mener et l'exploitant hésite à investir à long terme dans les améliorations de productivité. Le régime foncier constitue également l'un des piliers de l'organisation des économies et des sociétés rurales et contribue à la définition des relations économiques et contractuelles, des formes de coopération et des relations sociales.

Paul Munro-Faure, Paolo Groppo, Adriana Herrera et David Palmer ont expliqué de manière convaincante l'importance du régime foncier. Ils se placent du point de vue de la conception et de la mise en œuvre de projets de développement rural, mais leurs observations s'appliquent à la politique agricole et alimentaire en général4:

Très souvent, les solutions visant à résoudre les problèmes de durabilité environnementale, de conflits sociaux et de sécurité alimentaire des populations vulnérables sont affectées par les régimes fonciers et ont un impact sur eux. Ne pas en tenir compte au début d'un projet a de fortes chances d'entraîner des résultats inattendus et d'empêcher le projet de générer des améliorations. Parfois même, il peut aggraver la situation, par exemple en dépossédant par inadvertance des personnes de leurs droits à la terre …
Pour éradiquer la faim, il faut augmenter les titres à de la nourriture [food entitlements] dont dispose l'individu ou la famille. La mesure dans laquelle ceux-ci sont à même d'obtenir davantage de titres dépend pour une grande part des opportunités qu'ils ont d'accéder à davantage d'avoirs. Lorsque l'on met l'accent sur la mise en place de dotations en avoirs, il faut tenir compte du régime foncier. Les possesseurs de droits à la terre ont plus de chances de disposer de moyens d'existence durables que les personnes qui n'y ont que des droits d'accès partiels; et ces dernières sont, à leur tour, mieux loties que celles qui ne possèdent pas de terres.
Les droits de propriété, qui assurent l'accès à la terre, et la main d'œuvre constituent les dotations en avoirs les plus fréquemment utilisées pour produire de la nourriture pour la consommation domestique, ainsi que des cultures commerciales permettant à la famille ou à l'individu de payer pour d'autres besoins (par exemple, santé, éducation, etc.). Les droits fonciers constituent donc l'une des ressources les plus puissantes pour augmenter et élargir leurs avoirs, au-delà de la terre et de la main d'œuvre, à l'ensemble des facteurs nécessaires à des moyens d'existence durables (c'est-à-dire ressources naturelles, capital social, humain et financier, en sus des avoirs physiques).

5.3 OBJECTIFS DES POLITIQUES FONCIÈRES

Pour l'essentiel, les grands objectifs des politiques foncières sont identiques à ceux qui guident la formulation des politiques relatives à n'importe quel secteur ou ressource. Cependant, historiquement, les discussions sur ce sujet ont particulièrement mis l'accent sur deux buts primordiaux: efficacité économique et équité et lutte contre la pauvreté. La durabilité environnementale et institutionnelle constitue une autre préoccupation croissante de ce type de politiques. En matière d'utilisation des terres, l'efficacité possède des dimensions à court terme - statiques - et à long terme - dynamiques. Si elle signifie affecter la terre aux usages qui génèrent actuellement la productivité économique la plus élevée, elle signifie aussi stimuler la gestion adéquate des ressources et des investissements fonciers afin de maintenir et d'améliorer la production dans le temps.

Parvenir à utiliser efficacement l'une des ressources de base du secteur est une condition essentielle de la croissance agricole. Une équation simple mais complète de la croissance agricole indique que le taux d'augmentation de la production est égal à la somme du taux d'expansion des terres cultivées et du taux d'augmentation de la productivité par unité de terre. Ce dernier facteur comprend à la fois les changements d'assolements et l'augmentation du rendement des cultures.

Compte tenu de la raréfaction croissante des terres agricoles convenables dans toutes les régions du monde et des risques suscités par la déforestation et la dégradation des sols, le facteur productivité va peser encore plus lourd dans la croissance future du secteur. D'où la nécessité absolue d'utiliser les terres avec davantage d'efficacité. En outre, les effets multiplicateurs de l'expansion agricole génèrent des bénéfices dans toute l'économie. De ce fait, si la croissance agricole durable ne résoudra pas nécessairement le problème de la pauvreté, elle pourra apporter une précieuse contribution en ce domaine dans les zones rurales et urbaines.

Il faut noter que, lors de l'élaboration des politiques nationales de distribution des terres, l'adoption de l'objectif d'équité ne signifie pas nécessairement rechercher l'égalité de distribution. En termes pratiques, on met d'habitude l'accent sur la mise en place de mécanismes permettant l'accès à la terre du plus grand nombre de familles rurales possible, sur des parcelles d'une taille suffisante pour assurer ce que l'on considère comme le niveau de vie minimum acceptable, assorti de conditions raisonnables d'accès à des terres supplémentaires pour ceux capables de les exploiter.

La pertinence de l'accès aux terres en matière de lutte contre la pauvreté tient en partie au fait que celle-ci est souvent plus largement présente dans les zones rurales que dans les zones urbaines, mais aussi au fait que la distribution des propriétés foncières, ou de l'accès aux terres, constitue l'un des principaux facteurs déterminant le degré de pauvreté rurale. Par extension, elle devient aussi un déterminant de la pauvreté urbaine, quand les mauvaises conditions économiques des campagnes contraignent de nombreuses familles à migrer vers les villes sans certitude d'emploi.

Pour citer Vijay Vyas:
Les pays, et les régions des grands pays, où l'éradication de la pauvreté a le moins progressé, souffrent souvent d'une structure agraire non-équitable ou de ressources marginalisées ou appauvries, ou des deux… Les difficultés des petites exploitations sont atténuées lorsqu'il existe un marché de l'affermage ou que des opportunités d'emploi non-agricole sont présentes et se développent. En l'absence de l'une de ces deux conditions, on observe une forte corrélation entre l'inégalité de la propriété foncière et l'importance de la pauvreté, comme en Asie méridionale, en Afrique du Sud et dans de grandes parties d'Amérique latine5.

Des sections ultérieures du présent chapitre abordent les problèmes relatifs à la location et à l'affermage des terres agricoles, aux droits fonciers collectifs et à la validité d'un accès assuré aux terres comme substitut à la propriété, mais la corrélation avec la pauvreté indiquée par Vyas s'applique également à la distribution des droits effectifs d'utilisation des terres, qu'ils soient liés ou non à la propriété.

L'inégalité des conditions d'accès aux terres, avec pour conséquence l'appauvrissement de la majorité de la population, n'est pas un phénomène propre aux sociétés contemporaines. Dans le cas du Mexique précolombien, par exemple, on a observé que:

Les terres étaient clairement allouées… [selon] diverses catégories de possession et de droits d'usufruit; mais dans l'ordre réel des choses, elles étaient concentrées entre quelques mains; sur elles se fondaient la prééminence sociale, la richesse et l'influence politique d'un groupe trié sur le volet. Le roi, les nobles et les guerriers étaient les grands propriétaires terriens de l'époque… Les conquêtes, les relations commerciales et politiques entre différents peuples et la poussée démographique envoyèrent dans les villes et les bourgs de nombreuses personnes sans terres, qui n'avaient pas le droit d'en acquérir. Cette situation conduisit à la formation de masses de déshérités. Comment vivaient-ils? Orozco y Berra le décrit sans ambiguïté: «°… en tant que masse méprisable, des céréales qu'ils récoltaient, on leur donnait une mesure sur trois, une sur trois qu'ils cultivaient; ils travaillaient pour le despote du Mexique; ils étaient les esclaves de la terre, et quand ils mangeaient des œufs, il leur semblait que le roi leur accordait une grande faveur et ils étaient si opprimés, que presque tout ce qu'ils mangeaient était rationné et le reste était pour le roi».6
Il existait un grand nombre de travailleurs salariés dont la condition était aussi mauvaise que celle des ouvriers agricoles d'aujourd'hui, peut-être pire, parce que ces derniers ont la possibilité légale de devenir propriétaires de terres… Les masses acceptaient et respectaient la répartition inégale des terres parce qu'elles acceptaient et respectaient les inégalités sociales. Le système juridique faisait respecter les droits de propriété d'une manière très stricte, puisque la modification des clôtures ou des bornes de propriété était punie … de la peine de mort»7.

L'inégalité d'accès aux terres cultivables n'est pas le seul facteur qui rende difficile la lutte contre la pauvreté rurale. Des politiques foncières inadaptées, ainsi que de mauvaises pratiques et réglementations en matière de gestion des sols, peuvent saper les efforts des ruraux pauvres pour améliorer leur situation et entraîner une utilisation inefficace des terres pour les agriculteurs de toutes les tranches de revenus. La distribution initiale des terres et la nature des régimes et des politiques fonciers exercent une influence directe sur l'étendue de la pauvreté rurale.

On demande parfois pourquoi les responsables devraient se soucier de fournir aux familles pauvres des terres, plutôt qu'une assistance et des subventions d'une autre nature. Comme l'a exprimé Banerjee:

Sur la question de savoir s'il vaut mieux redistribuer des terres ou de l'argent, la réponse instinctive des économistes est qu'il est préférable de redistribuer de l'argent puisque, toutes choses étant égales, les bénéficiaires peuvent toujours l'utiliser pour acheter des terres … si la pauvreté était la seule raison pour laquelle les ruraux pauvres n'achètent pas de terres, ils utiliseraient tous l'argent distribué pour acheter des terres et les gains de productivité escomptés de la réforme foncière seraient acquis. L'argument en faveur de la redistribution des terres pourrait ainsi s'appuyer sur la conviction que tous les bénéficiaires veulent des terres et que redistribuer les terres directement éliminerait certains coûts de transactions. Dans tous les autres cas, pourrait-on arguer, il vaut mieux distribuer de l'argent.
La redistribution d'argent n'est cependant pas toujours la meilleure solution, pour plusieurs raisons. L'une en est que la réforme agraire peut contribuer à maintenir les populations dans les régions rurales au lieu de les déplacer dans les villes… Un argument encore plus convaincant est que les terres peuvent être une source permanente de revenus pour les familles pauvres. Les chefs de famille n'agissent peut-être pas toujours dans l'intérêt collectif de leurs familles8. Si il existe des conflits d'intérêt au sein de la famille ou entre générations actuelles et futures, le but de redistribution pourra être mieux servi en donnant à la famille un avoir plutôt que de l'argent. Par exemple, cela pourra éviter qu'un mari décampe avec des avoirs financiers… Par ailleurs, les terres peuvent constituer un héritage particulièrement intéressant parce qu'il faut moins de compétences pour les utiliser que d'autres immobilisations, telles que des usines ou des boutiques…
De toute évidence, ces arguments sont hautement spéculatifs. En l'absence de faits plus probants, ils constituent au mieux une tentative de justification de l'avantage de la redistribution des terres pour les ruraux pauvres9.

Outre les arguments de Banerjee, il est maintenant largement reconnu que les transferts budgétaires ne peuvent pas suffire à résoudre les problèmes de pauvreté, surtout parce que l'administration fiscale de la plupart des économies en développement

et de transition n'est pas suffisamment forte pour assumer ce fardeau10. Par ailleurs, lorsque l'on élargit la définition du problème de la notion de propriété à celle d'accès à la terre, on voit que la redistribution des terres est loin d'être la seule politique capable à la fois de participer à la lutte contre la pauvreté et d'encourager la croissance du secteur (améliorer l'efficacité économique).

Il est largement admis que l'accès à la terre est le déterminant le plus fondamental des possibilités de revenu dans les zones rurales des pays en développement et en transition. Par conséquent, ignorer la dimension équité lors de la formulation des politiques foncières risque de générer de graves tensions sociales et politiques et d'exacerber la pauvreté. La reconnaissance implicite et universelle de cet impératif est fournie par la pratique coutumière de nombreuses sociétés villageoises d'Afrique et d'Asie, qui accorde des droits d'utilisation des terres à toutes les familles appartenant au village11, ainsi que par l'approche consistant à «donner la terre à ceux qui la cultivent» qui a caractérisé les mouvements de réforme agraire, de Taiwan et de la République de Corée jusqu'au Pérou et à l'Amérique centrale en passant par l'Afrique du Sud, et qui sous-tend également le Homestead Act américain du XIXe siècle. Quelle méthode adopter pour élargir l'accès à la terre de manière efficace constitue un thème majeur des politiques foncières.

La sécurité des droits fonciers est aussi importante que l'accès à la terre. Sans elle, les agriculteurs hésitent à investir dans des améliorations qui augmentent la productivité, ils risquent de ne pas pouvoir obtenir de financement pour apporter ces améliorations et se procurer les intrants nécessaires à la production annuelle et les veuves et les enfants peuvent se voir refuser les droits à ces mêmes terres. Comme discuté plus loin, la propriété foncière directe avec titres enregistrés ne constitue pas l'unique moyen d'assurer la sécurité foncière.

Par conséquent, dans le cas de la politique foncière agricole, les grands objectifs d'équité et d'efficacité prennent la forme des trois objectifs opérationnels suivants: équité de l'accès à la terre, sécurité des droits fonciers et bon fonctionnement des marchés fonciers et autres mécanismes d'allocation. Cette dernière condition permet de réaffecter les terres avec souplesse et rapidité à ceux qui sont capables d'en tirer un meilleur rendement, ce qui améliore l'efficacité d'allocation dans le temps.

Au sens propre, le sol agricole se «construit» progressivement … comme le montre l'histoire du développement agricole en Europe, en Asie et en Amérique latine pré-colombienne. Sur ces continents, des multitudes de familles et de main d'œuvre villageoise ont dressé des clôtures de pierres, dessouché, construit des digues contre les inondations, nivelé et terrassé la terre, drainé l'eau, etc. … Tout aussi important, il faut également continuer à investir du travail dans l'entretien des infrastructures foncières mises en place. De fait, si l'on peut «construire» le sol, on peut également le détruire et le processus de destruction des sols est particulièrement rapide dans les pays - comme ceux d'Afrique - où des phénomènes tels que le lessivage, l'érosion par le vent ou l'eau et les inondations constituent des menaces permanentes (Extrait de J.-P. Platteau, 1992, p. 111).

Dans le monde entier, la durabilité environnementale est un objectif de plus en plus important des politiques foncières. Traditionnellement, la terre était considérée comme une ressource entièrement renouvelable: il suffisait de la laisser en jachère, d'appliquer des engrais organiques, de la terrasser pour piéger les nutriments, etc., et elle se régénérait. Ce processus peut fonctionner dans certaines conditions, mais si les sols sont surexploités, ils perdent quasiment pour toujours leur capacité à se régénérer. Les dégâts risquent de devenir irréversibles et le sol peut se transformer en une ressource non-renouvelable, au moins pendant plusieurs générations. Un regard aux collines dénudées et rocailleuses de Haïti, autrefois recouvertes de terre et de végétation, confirme la fragilité des sols en ce sens. Même si la capacité des sols n'est pas réduite à cet extrême, la perte des couches arables risque d'être suffisamment importante pour que leur reconstitution demande plusieurs décennies. Dans certaines régions d'Asie du sud-est, du bassin de l'Amazone, d'Amérique centrale et d'autres parties du monde, les taux de perte de sol sont très élevés. On a estimé qu'au taux de perte actuel dans certaines régions d'El Salvador, les couches arables auront totalement disparu dans 19 ou 20 ans12. Avec le mode actuel d'utilisation des terres tropicales, le sacrifice de la couverture forestière au profit des cultures annuelles fait peser une lourde menace sur les sols. Ces tendances mettent également en danger l'alimentation en eau, la biodiversité et les climats locaux et peut-être mondiaux. L'entretien inadapté et la surexploitation des terres agricoles existantes, surtout du fait du surpâturage, constituent une autre grave menace.

Les problèmes de durabilité et de pauvreté sont liés. La bonne gestion des terres, qui nécessite habituellement d'investir du capital et/ou du travail, ou de laisser la terre se reposer pendant quelque temps, qu'il s'agisse de plantations ou de rotations avec jachère, implique de sacrifier les bénéfices immédiats au profit de bénéfices à plus long terme. Ainsi, la gestion durable des terres nécessite souvent de repousser à plus tard certaines possibilités de consommation présente, ou d'y renoncer. Nombre de familles pauvres n'ont pas les moyens d'épargner ainsi et sont contraintes de tirer un bénéfice immédiat maximum de la terre, au détriment de sa capacité future. L'agriculture sur brûlis constitue l'exemple classique de ce phénomène. Un cercle vicieux se crée: la pauvreté aggrave la dégradation des terres et, à leur tour, les terres dégradées exacerbent la pauvreté dans l'avenir.

La durabilité environnementale ne concerne pas seulement les sociétés pauvres. En fait, elle va prendre de l'importance dans la politique foncière des économies en développement et de transition à mesure de leur croissance, comme l'illustre l'expérience de l'Europe occidentale:

Au moins dans les pays de l'Union européenne, la politique foncière (rurale) se transforme de plus en plus en politique environnementale, dont le maître mot est la «multifonctionnalité» de l'agriculture, laquelle justifie la poursuite des subventions aux zones rurales. Certaines des nouvelles fonctions émergentes de la terre sont étroitement liées à la fourniture de biens et de services environnementaux: air et eau propres, sols moins intoxiqués, fixation de l'oxyde de carbone, etc. … basées, non seulement sur les priorités des politiques nationales, mais aussi sur les exigences de conventions et de régimes internationaux contraignants relatifs au climat, à la biodiversité et à la désertification, par exemple13.

L'efficacité et la durabilité institutionnelles peuvent être considérées également comme un objectif opérationnel, c'est-à-dire un moyen d'atteindre des buts plus larges. Leur poids augmente à mesure que les régimes fonciers passent progressivement de systèmes informels et coutumiers à des systèmes formalisés avec enregistrement de droits et procédures bureaucratiques. Pour les pays en développement, dont les institutions publiques nationales sont souvent faibles, le défi que posent la mise en œuvre et l'entretien de systèmes d'émission de titres de propriété et de cadastres modernes, par exemple, peut être considérable. David Atwood l'a exprimé avec force:

L'attribution, les systèmes d'enregistrement sophistiqués, la définition précise des limites et les exigences cartographiques de l'enregistrement de biens fonciers ou de l'octroi de titres de propriété coûtent très cher en termes de compétences juridiques, techniques et de gestion. Dans de nombreux pays d'Afrique, d'autres domaines à haute priorité tendent à avoir besoin de ces compétences. Compte tenu des contraintes qui pèsent sur les ressources humaines et financières dont la plupart des pays africains disposeront au cours des prochaines années, la décision d'affecter du personnel qualifié à l'enregistrement des terres revient implicitement à priver de ces compétences un autre secteur ou une autre activité important(e)s14.

Klaus Deininger et Hans Binswanger ont souligné l'importance pratique de ce problème:

Le processus d'émission de titres de propriété nécessite une base juridique claire et une infrastructure institutionnelle rationalisée, capable de le gérer avec efficacité. Un grand nombre de projets de la Banque mondiale ont, soit sous-estimé la complexité des problèmes techniques soulevés par l'émission de titres de propriété, soit supposé que celle-ci pourrait être lancée, même sans accord sur des points de politique complexes. Dans de nombreux pays, une multitude d'institutions, de programmes et de projets - souvent caractérisés par des recouvrements de compétence et de responsabilité, des approches contradictoires et de forts besoins en ressources - empêche de gérer efficacement un programme d'émission de titres de propriété ou d'inspirer confiance dans les titres émis15.

Les coûts initiaux importants de l'émission de titres de propriété pourraient être supportés en partie par des organismes de développement internationaux, mais un système d'émission de titres fonciers non tenu à jour perd l'essentiel de sa valeur. Ceci pose problème en particulier en Afrique, où de nombreux régimes coutumiers continuent à prévaloir, mais aussi en Amérique latine et dans de nombreuses régions d'Asie. D'autres types de réglementation foncière, dont les impôts et les restrictions sur l'usage des terres, imposent également des exigences administratives qui soulèvent des difficultés potentielles. Aujourd'hui, les responsables reconnaissent de plus en plus que les politiques foncières ne doivent pas imposer de fardeaux administratifs trop lourds par rapport aux capacités institutionnelles et qu'il faut prêter toute l'attention nécessaire au besoin de renforcement institutionnel en ce domaine.

L'efficacité institutionnelle est indispensable à l'efficacité de l'allocation des terres, que celle-ci passe par les marchés fonciers ou d'autres mécanismes. Pour atteindre cette efficacité, il faut un cadre juridique et réglementaire adapté, ainsi que la capacité institutionnelle de l'administrer. Les réglementations régissant la location et la vente des terres, par exemple, essentielles à une allocation efficace, sont traitées de manière approfondie plus loin dans ce chapitre. La capacité institutionnelle constitue une condition sine qua non de l'égalité d'application des règles d'accès aux terres à toutes les familles, quels que soient leur niveau de revenus et leur appartenance politique.

Les organes et les procédures de résolution des litiges constituent une autre dimension institutionnelle du problème foncier. Souvent ces institutions sont faibles ou inexistantes de fait pour la plupart des agriculteurs, car il peut s'agir de tribunaux souvent trop éloignés pour des personnes qui ne disposent ni du temps, ni de l'argent nécessaires pour s'y rendre et qui, dans tous les cas, sont intimidées par leurs procédures. Composante importante de la sécurité foncière, la résolution rapide, impartiale et financièrement abordable des litiges constitue aussi un rempart contre les abus et mérite que l'on en fasse un objectif prioritaire des politiques et des programmes en matière de régimes fonciers.

5.4 PROBLÈMES ET TENDANCES EN MATIÈRE DE RÉGIME FONCIER

Comme l'illustre la discussion ci-dessus, les régimes fonciers ruraux soulèvent des problèmes aussi nombreux que complexes, et où domine la dimension institutionnelle. En dépit de leurs points communs, ils diffèrent selon les régions du monde et les pays, et nécessitent des solutions adaptées à chaque contexte. On trouvera ci-dessous quelques-uns des problèmes les plus fréquents, tirés en partie d'un article récent de Liz Alden Wily16:

5.4.1 Principaux problèmes des politiques foncières

  1. Problèmes relatifs à la nature des droits fonciers

  2. Problèmes relatifs aux marchés fonciers et à leur réglementation

  3. Problèmes relatifs à la durabilité environnementale

Le reste du chapitre revient sur la plupart de ces problèmes, et d'autres, mais auparavant, un bref résumé du contexte historique pertinent va permettre de planter le décor.

5.4.2 Tendances historiques des droits à l'utilisation des terres

Les droits fonciers prennent de nombreuses formes et la propriété privée inconditionnelle n'est que l'une d'entre elles. Dans leur quasi totalité, les systèmes coutumiers de gestion des terres désignent à la fois des zones collectives où, par exemple, toutes les familles d'un village peuvent faire paître leur bétail, et des zones où une parcelle est réservée à la culture indépendante par chaque famille. Dans les deux cas, on définit des droits d'usufruit, mais pas des droits de propriété, qui permettraient aux propriétaires de céder les terres. La propriété de la terre, quelle qu'en soit la forme, revient à la collectivité (en général, le village).

La société aztèque précolombienne nous rappelle là encore l'antiquité de ces pratiques:

Le calpulli [village] était le propriétaire inconditionnel de ses terres [désignées], mais le droit de les utiliser appartenait aux familles qui en détenaient des parcelles parfaitement délimitées… le droit d'usufruit était transmissible de père en fils, sans restrictions, ni durée, mais il était assujetti à deux conditions essentielles: la première était de cultiver la terre sans interruption; si la famille en interrompait l'exploitation pendant deux années consécutives, le chef du village la convoquait [pour en discuter] et si l'année suivante [la situation] n'avait pas changé, la famille perdait son droit d'usufruit de manière irrémédiable.
La seconde condition était de rester dans le village auquel les terres appartenaient… [en outre] seuls les descendants de villageois avaient le droit d'utiliser la propriété collective.
Lorsqu'une partie des terres d'un calpulli demeurait inutilisée pour une raison quelconque, le chef … avec l'accord des anciens, la répartissait entre des familles nouvellement formées17.

Dans le monde entier, on a vu le droit à des parcelles individuelles évoluer parallèlement à l'augmentation de la pression des populations sur les terres (c'est-à-dire à mesure que la valeur des terres augmentait par rapport à la valeur de la main d'œuvre). Quand la terre abonde, les droits sont généraux au sens où une famille n'a pas nécessairement accès à la même parcelle chaque année, mais bénéficie plutôt d'un accès garanti à des terres situées quelque part dans le domaine du village. Dans un schéma type, une famille cultivera une parcelle pendant deux années consécutives, puis la laissera en jachère - elle deviendra une terre collective - et toutes les familles pourront y faire paître leur bétail. À la fin de la période de jachère, la parcelle sera éventuellement affectée à une autre famille et la première famille recevra des droits sur une autre parcelle.

Du fait de l'accroissement de la pression démographique, les terres sont devenues relativement rares. Cette situation a incité les familles à conserver les terres qu'elles exploitaient, car elles n'étaient plus sûres d'obtenir d'autres terres de qualité et en quantité équivalentes. C'est ainsi que les droits d'utilisation des terres tendent à devenir spécifiques à certaines parcelles. De la même manière, lorsque le système juridique de régime foncier le permet, les familles tendent à demander la propriété privée des terres qu'elles ont cultivées.

Ainsi, Daniel Cotlear a constaté les tendances suivantes dans les régimes fonciers des communautés indigènes des montagnes du Pérou:

La forme originelle de la propriété foncière dans les communautés andines était collective; les familles des membres de la communauté avaient le droit de cultiver et de faire paître leurs troupeaux sur les terres de la collectivité, ce qui était interdit à toutes les autres. Chaque famille bénéficiait du droit général de recevoir périodiquement des terres «fraîches» à cultiver et ne conservait ses droits exclusifs à certaines parcelles que pendant le cycle de culture; ces droits disparaissaient à la remise en jachère…
Le système d'origine était fondé sur l'abondance des terres. Le changement a été la conséquence de la pression croissante sur les terres. Quand les parcelles ont commencé à se raréfier, les membres de la communauté ont voulu les remettre en culture avant la fin normale de la période de jachère… Chaque année, la superficie de la zone cultivée augmentait… dans ces conditions, il devint de plus en plus difficile de trouver des parcelles de bonne terre qui n'étaient pas déjà prises par une autre famille… C'est ainsi que la pression croissante sur les terres a entraîné une réduction de la période de jachère et que les membres de la communauté ont pris davantage conscience de la nécessité de mettre en place des droits spéciaux pour certaines terres. À partir de là, l'apparition de droits de propriété informels a rapidement suivi l'intensification de la culture18.

Un schéma similaire d'évolution des droits fonciers coutumiers a été observé en Zambie:

La plupart des Zambiens mènent leurs activités dans le cadre de la loi coutumière… Deux points de vue s'affrontent concernant le régime foncier coutumier dans la loi coutumière. L'un d'entre eux suggère que la terre et les droits fonciers ne sont pas individuels mais collectifs. L'autre, de plus en plus partagé, reconnaît l'individualisme dans les relations et les régimes fonciers… Les deux points de vue sont valables parce qu'ils émanent du dynamisme du régime foncier coutumier, qui a évolué de droits fonciers partagés collectivement à l'individualisation des terres cultivées avec maintien de droits collectifs sur les pâturages, les forêts et les pêcheries. L'individualisation des terres cultivées est une conséquence de l'intensification de l'agriculture, de l'augmentation de la pression démographique et de la commercialisation de l'agriculture19.

Dans son travail fondateur, Boserup a vu dans cette tendance l'une des composantes d'un schéma quasi universel d'évolution des régimes fonciers:

Les physiocrates et les économistes classiques britanniques ont fondé leurs idées des effets de la croissance démographique en agriculture sur l'hypothèse que la propriété foncière privée émerge quand les terres agricoles se raréfient sous l'effet de la pression des populations … qu'une classe de propriétaires terriens privés apparaîtrait dès que les bonnes terres agricoles deviendraient rares… La disparition progressive des droits généraux de défrichage de nouvelles parcelles et de pâture libre des animaux dans les jachères et les terres communales et le remplacement de ces droits par le droit permanent sur certaines terres de chaque famille exploitante, ne sont qu'un des maillons de la chaîne d'événements qui modifie progressivement la structure agraire de telle manière que la propriété privée des terres en devient le trait dominant20.

Les droits fonciers définis par la loi islamique sont similaires sur certains points, mais pas tous, à ceux d'autres systèmes traditionnels:

Comme dans d'autres systèmes indigènes, les terres appartiennent à «la personne qui les a vivifiées» … l'acte de culture ou de forage et de clôture de cours d'eaux souterrains en a donné le droit de propriété à son auteur. Mais la loi islamique diffère d'autres règles indigènes à deux titres: tout d'abord, une fois que les terres sont devenues la propriété de quelqu'un, ne pas les utiliser n'entraîne pas la perte de leur propriété, qui ne peut survenir que par conquête ou vente. Ensuite, la loi islamique a défini des règles d'héritage pour les hommes et les femmes… (Gershon Feder et Raymond Noronha, Land rights systems and agricultural development in Sub-Saharan Africa, the World Bank Research Observer, vol. 2, № 2, juillet 1987, p. 147).

Bien qu'il ne soit pas d'accord qu'une telle évolution conduise nécessairement à la propriété privée, Platteau a observé que «la croissance démographique et la commercialisation de l'agriculture ont toujours débouché sur un processus d'individualisation du régime foncier. Cela signifie, globalement, que les droits des individus ou des familles nucléaires (par opposition à élargies) ont progressivement augmenté aux dépens des prérogatives d'un groupe plus large»21 (op. cit., pages 133–134). Dans son travail approfondi sur l'Afrique subsaharienne, il cite des études dont les résultats confirment cette tendance dans les sociétés antérieures à l'Indépendance au Ghana, au Niger, au Nigéria, au Rwanda, au Burundi, à Madagascar, en Tanzanie et au Sénégal (bien que cette tendance ait progressé à des rythmes différents selon les régions au Sénégal).

Aujourd'hui en Afrique, dans la plupart des cas, les droits individuels aux terres agricoles dominent sur les droits collectifs. Atwood, citant plusieurs études, commente que «l'agriculture africaine repose le plus souvent sur des unités individuelles de ménages ou de familles, et non sur des activités agricoles collectives plus larges. Les droits d'utilisation des terres, la plupart du temps sur une parcelle donnée, sont détenus par des individus ou des ménages»22.

Néanmoins, les droits fonciers traditionnels peuvent faire preuve d'une grande complexité et d'une grande imagination pour assurer l'accès aux ressources dans le but de satisfaire les besoins élémentaires. Comme l'ont documenté Tidiane Ngaido et Michael Kirk en s'appuyant sur de nombreuses observations de sociétés africaines et asiatiques, les systèmes traditionnels ont su faire preuve d'une considérable souplesse dans la définition d'ensembles de droits fonciers:

… notre définition large des parcours suggère l'existence parallèle de différents régimes de droits de propriété. Par exemple, les communautés peuvent détenir des droits de propriété collectifs sur leurs pâturages locaux, des droits d'utilisation sur les itinéraires et les corridors de pâturage, des droits d'accès, en général basés sur des arrangements réciproques avec des communautés avoisinantes, et des droits privés sur les champs cultivés dans les zones à fort potentiel de leurs pâturages… Ngaido (199823), propose donc de classer les droits de propriété des parcours comme suit:

5.4.3 L'ère des grands domaines fonciers

Dans certains cas, les droits fonciers coutumiers n'ont pas été transformés directement en exploitations individuelles, mais sont plutôt passés par une étape intermédiaire de création de grands domaines appartenant aux classes sociales ascendantes. Cette étape a souvent été suivie d'une réforme agraire. Boserup et Binswanger, Deininger et Feder ont bien documenté cette tendance, ainsi que les interventions sur les marchés de la main d'œuvre et des produits qui y sont associées et qui ont eu pour principal effet de créer divers types de main d'œuvre asservie. Selon Binswanger et al, «à mesure que la densité de la population augmente, les droits fonciers privés émergent dans un processus lent et progressif d'une grande régularité»26. Ces auteurs présentent une utile vision schématique du processus, dont la première étape était en général un système de type féodal, dans lequel les paysans cultivateurs, détenteurs de leurs propres droits d'usufruit sur des portions du domaine, devaient payer un tribut et/ou fournir des services de main d'œuvre à leur seigneur.

Compte tenu des coûts de supervision entraînés par l'exploitation de vastes superficies de terres, il fallait recourir à des mesures coercitives pour que les grands domaines soient concurrentiels par rapport aux petites exploitations gérées par leur propriétaire, qui n'utilisaient que de la main d'œuvre familiale. Si cette coercition est parfois allée jusqu'au travail sous contrat formel, à la servitude et l'esclavage, elle pouvait aussi prendre la forme d'interventions sur les marchés de produits (restrictions sur le droit de vendre certains produits, réservé aux seigneurs).

Avec le développement économique, les cultivateurs ont vu s'ouvrir des opportunités d'emplois non-agricoles et il devint de plus en plus coûteux pour le seigneur d'utiliser leurs services pour cultiver ses propres terres (le domaine). C'est ainsi que de nombreux domaines, ou haciendas, sont devenus des propriétés entièrement louées. Ce phénomène s'est produit en Europe occidentale, en Éthiopie, dans l'est de l'Inde, en Iran, en Chine, en Corée et au Japon. À l'inverse, le système de l'hacienda, qui a continué à imposer des restrictions aux agriculteurs et dans lequel le propriétaire cultivait directement une portion des terres, est devenu le modèle dominant en Amérique latine, ainsi que dans certaines régions de l'est et du nord de l'Afrique et de l'Europe de l'est27. Une variante de ce modèle, baptisée junker estate28 par Binswanger et al., comptait davantage sur l'embauche d'ouvriers extérieurs au domaine, surtout pour éviter la menace de réforme agraire que tendait à faire peser la détention par les paysans de droits d'usufruit bien définis sur la propriété. Apparu d'abord en Prusse, ce type de domaine s'est également développé dans d'autres parties du monde.

À une époque plus tardive, les junker estates se sont souvent spécialisés dans les cultures industrielles et ont tendu à se transformer directement en grandes exploitations mécanisées et, en Europe de l'est comme au Nicaragua sous le régime sandiniste, en fermes d'État. À l'inverse, la transformation des haciendas et des grands domaines, souvent en exploitations collectives en Amérique latine et en petites exploitations gérées par leur propriétaire en Asie orientale, a presque toujours été le fait de réformes agraires. À présent, les exploitations collectives et étatiques subissent elles-mêmes une transformation. Elles cèdent souvent la place à des droits fonciers individualisés en Amérique latine, et deviennent parfois des coopératives privées, mais le débat sur leur avenir en Europe de l'est, en Chine et dans d'autres pays n'est pas clos.

5.5 NATURE DES DROITS FONCIERS

5.5.1 Types de droits fonciers

Les formes très diverses de propriété foncière qui existent aujourd'hui dans le monde peuvent être ramenées à six types de base29:

Des régimes fonciers de diverses formes se recouvrent parfois. Par exemple, des terres appartenant à l'État peuvent être distribuées à des familles exploitantes sur la base de baux négociables de longue durée, qui constituent une forme de droits fonciers privés.

La propriété des terres est rarement totale. En général, les droits fonciers qui se sont développés ne sont pas aussi absolus que ceux concernant d'autres biens. Les lois qui allouent les droits de propriété sont souvent complexes et impliquent plusieurs autorités juridictionnelles. La propriété foncière peut être considérée comme un faisceau de droits plutôt que comme un contrôle absolu sur la ressource agraire31:

… quand un agent détient un droit de propriété sur une ressource, cela ne signifie pas nécessairement qu'il détient tous les droits. Un droit de propriété dénué de toute restriction qui impliquerait qu'un autre agent détient également des droits sur la ressource semble rare. C'est souvent l'État qui impose des restrictions sur certains comportements, mais celles-ci proviennent également d'autres sources (famille, groupe d'appartenance, religion)… même le concept de «propriété» des sociétés occidentales, où les droits complets sur une ressource appartiennent à un individu après prise en compte de certaines réserves gouvernementales… reconnaît qu'au moins deux parties ont des droits sur la ressource32.

Le fait que des droits de location et de propriété puissent coexister sur une même parcelle illustre l'omniprésence de plusieurs types de droits ou de «branches dans le fagot des droits». Les éleveurs, par exemple, auront le droit de faire traverser certaines terres privées à leur bétail; l'État pourra se réserver le droit de bâtir des routes ou de poser des lignes électriques comme servitude sur une propriété privée. Une communauté pourra se réserver le droit de définir les types d'activités autorisés sur des terres privées, sous la forme de règlements de zonage ou autres réglementations.

Des banques pourront éventuellement avoir le droit conditionnel de réclamer la propriété d'une parcelle en cas de défaillance. Dans certaines sociétés traditionnelles, des personnes pourront acheter ou louer des arbres sur une terre sans détenir pour autant

de droits sur la terre elle-même. À Haïti, par exemple, les familles d'agriculteurs louent encore fréquemment un arbre à pain pendant une saison pour obtenir des droits sur sa récolte.

Les droits de propriété sont extrêmement divers. Le point fondamental, c'est qu'ils sont rarement absolus. C'est pourquoi les conditions imposées à leur usage risquent d'être plus importantes que l'individu ou l'institution qui les détient.

Exemples d'aspects des droits de propriété

(Adapté de: Service des régimes fonciers, FAO, 2001, p. 7).

1 Des remerciements particuliers sont dus à Adriana Herrera et David Palmer qui ont commenté avec grand soin et pertinence une version antérieure de ce chapitre.

2 Extrait de A. Moulin, Les paysans dans la société française de la Révolution à nos jours, Éditions du Seuil, Paris, 1988, cité dans J.-P. Platteau, Land Reform and Structural Adjustment in Sub-Saharan Africa: Controversies and Guidelines, Études FAO: Développement économique et social № 107, FAO, Rome, 1992, p. 291.

3 Abhijit Banerjee, Prospects and Strategies for Land Reform, Annual World Bank Conference on Development Economics, 1999, éd. par Boris Pleskovic et Joseph E. Stiglitz, Banque mondiale, Washington, D.C., 2000, p. 272.

4 P. Munro-Faure, Paolo Groppo, Adriana Herrera et David Palmer, Land Tenure and Rural Development Projects, Études FAO: Régimes fonciers, Rome, 2002, pages 2–3 (souligné par nous).

5 Vijay S. Vyas, Agrarian Structure, Environmental Concerns and Rural Poverty, Elmhirst Memorial Lecture dans: G. H. Peters et B. F. Stanton, éd., Sustainable Agricultural Development: The Role of International Cooperation, Comptes rendus de la 21ème Conférence internationale des économistes agricoles, Dartmouth Publishing Co., Royaume-Uni, 1992, p. 11.

6 Orozco y Berra, Historia antigua y de la conquista de México, 1880, volume I, p. 371.

7 Lucio Mendieta y Núñez, El problema agrario de México y la Ley federal de reforma agraria, 19ème édition mise à jour, Editorial Porrúa, S.A., México, 1983 (1ère édition, 1923), pages 28–29 [traduction].

8 Voir le chapitre 7 pour les faits montrant que, en général, les femmes des ménages ruraux gèrent les finances de manière plus responsable que les hommes.

9 A. V. Banerjee, 2000, pages 261–262.

10 Albert Fishlow souligne également que «La portée de l'imposition progressive est nécessairement limitée quand [on veut faire] progresser simultanément l'épargne et l'investissement privé» et observe que «De toutes les possibilités de redistribution des richesses, la terre apparaît comme la variable la plus puissante utilisée dans le passé» (dans Inequality, Poverty, and Growth: Where Do We Stand?, Annual World Bank Conference on Development Economics, 1995, édité par Michael Bruno et Boris Pleskovich, Banque mondiale, Washington, D.C., 1996, pages 32 et 29).

11 Dans presque tous les systèmes tribaux d'Asie et d'Afrique, «seul un membre formellement expulsé du groupe peut perdre son droit à la culture des terres» (Ester Boserup, The Conditions of Economic Growth: the Economics of Agrarian Change under Population Pressure, George Allen & Unwin Ltd., Londres, 1965, p. 79).

12 Roger Norton, Ricardo Arias et Vilma Calderón, Una estrategia de desarrollo agrícola para El Salvador, 1994–2000, FUSADES, San Salvador, 1994, p. 9.

13 Michael Kirk, Review of Land Policy and Administration: Lessons Learnt and New Challenges for the Bank's Development Agenda, évaluation par des pairs fournie sur le forum électronique consacré aux problèmes de politique foncière et de développement durable, coordonné par la Banque mondiale, Washington, D.C., 5 mars au 1er avril 2001, p. 5.

14 David A. Atwood, Land registration in Africa: the impact on agricultural production, World Development, vol. 18, № 5, 1990, p. 666.

15 Klaus Deininger et Hans Binswinger, The evolution of the World Bank's land policy: principles, experience, and future challenges, The World Bank Research Observer, vol. 14, № 2, août 1999, pages 260–261.

16 Liz Alden Wily, Land Tenure Reform and the Balance of Power in Eastern and Southern Africa, ODI Natural Resource Perspectives, № 58, juin 2000, en particulier p. 2.

17 L. Mendieta y Núñez, 1983, p. 17 [traduction].

18 Daniel Cotlear, Desarrollo campesino en los Andes: cambio tecnológico y transformación social en las comunidades de la sierra del Perú, Instituto de Estudios Peruanos, Lima, 1989, pages 48–49 [traduction].

19 Vernon R. N. Chinene, Fabian Maimbo, Diana J. Banda et Stemon C. Msune, A comparison of customary and leasehold tenure: agriculture and development in Zambia, Land Reform, FAO, Rome, 1998/2, p. 91.

20 E. Boserup, 1965, pages 78 et 86.

21 J.-P. Platteau, 1992, pages 133–134.

22 D. A. Atwood, 1990, p. 661.

23 Tidiane Ngaido, Can pastoral institutions perform without access options?, intervention au International Symposium on Property Rights, Risk and Livestock Development, Feldafing, Allemagne, 27–30 septembre 1998.

24 Ici, Ngaido aurait pu dire: «maîtrise totale dans la mesure permise par la loi, formelle ou informelle».

25 Tidiane Ngaido et Michael Kirk, Collective Action, Property Rights, and Devolution of Rangeland Management: Selected Examples from Africa and Asia sur le réseau Land Policy Network (www.worldbank.org/landpolicy), s. d., environ 2000.

26 Hans P. Binswanger, Klaus Deininger et Gershon Feder, Power, distortions, revolt and reform in agricultural land relations, dans: J. Behrman et T. N. Srinivasan, éd., Handbook in Development Economics, vol. 3B, 1995, p. 2666, avec l'autorisation de Elsevier.

27 Op. cit., p. 2678.

28 Le terme «junker estate» a été inventé par le sociologue de la ruralité russe, A. V. Chayanov, au XIXe siècle.

29 Cette liste est un développement de la discussion du sujet figurant dans: Service des régimes fonciers, FAO, Land tenure, natural resource management and sustainable livelihoods, rapport préparé pour le Programme alimentaire mondial, FAO, Rome, 2001, p. 6.

30 Les exploitations d'État se distinguent des exploitations collectives par le fait que les terres appartiennent à l'État. Dans ce cas, les cultivateurs sont des employés de l'État. Cependant, en pratique, les cultivateurs des exploitations collectives ne jouissent pas, en général, de droits de propriété proprement dits et l'État réglemente strictement les opérations, si bien que la distinction opérationnelle entre les deux formes est relativement faible. Sauf indication contraire, l'expression ‘exploitations collectives’ s'appliquera aux deux. En Amérique latine, les exploitations collectives possèdent souvent le statut juridique de coopératives de production, tel que défini par la législation de la réforme agraire, mais leurs membres ne détiennent pas de droits de propriété complets sur les actifs de l'exploitation. C'est pourquoi il faut clairement faire la distinction entre cette catégorie de coopérative et les coopératives privées (la plupart du temps, de services) créées dans le cadre du code commercial d'un pays.

31 Gerald A. Carlson, David Zilberman et John A. Miranowski, Agricultural and Environmental Resource Economics, Oxford University Press, New York et Oxford, 1993, p. 406.

32 Bruce A. Larson et Daniel W. Bromley, Property rights, externalities, and resource degradation, Journal of Development Economics, vol. 33, 1990, pages 237–238, avec l'autorisation de Elsevier.


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