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The evolution of land tenure in Egypt: from the reform of Mehemet Ali to the land reform laws of Gamal Abd El-Nasser

This is the first of two articles reviewing the evolution of land tenure in Egypt over the last two centuries and analysing the microeconomic and social impact of the recent liberalization of tenant farming and share cropping. (The second article will be published in the next edition of Land reform: land settlement and cooperatives.)

La evoluci�n de la tenencia de la tierra en Egipto: de la reforma de Mehemet Ali a la ley de reforma agraria de Gamal Abd El-Nasser

Este es el primero de dos art�culos que intentan trazar un cuadro de la evoluci�n de la tenencia de la tierra en Egipto en el curso de los dos �ltimos siglos, y analizar las consecuencias microecon�micas y sociales de la reciente liberalizaci�n del arriendo y la aparcer�a (en el pr�ximo n�mero se publicar� un segundo art�culo sobre el tema).

L'�volution de la tenure fonci�re en �gypte:
de la r�forme de Mehemet Ali aux lois de r�forme agraire de Gamal Abd El-Nasser

L. Roudart

Laurence Roudart est Ma�tre de conf�rences � l'Institut national agronomique,
Paris-Grignon

Cet article est le premier d'un ensemble de deux articles, dont l'objet est de rappeler l'�volution de la tenure fonci�re en �gypte au cours des deux derniers si�cles, et d'analyser les effets micro�conomiques et sociaux de la lib�ralisation r�cente du fermage et du m�tayage (Le second article para�tra dans le prochain num�ro de R�forme agraire: colonisation et coop�ratives agricoles).

En �gypte, o� l'on pratique l'agriculture depuis plus de 5 000 ans, la tradition a longtemps voulu que la terre cultivable f�t propri�t� �minente de Pharaon, et qu'elle f�t g�r�e par les communaut�s villageoises qui en redistribuaient p�riodiquement l'usufruit aux familles paysannes, chaque village s'acquittant solidairement de l'imp�t et de la corv�e. Cependant, d�s les temps pharaoniques, des terres furent conc�d�es en usufruit au clerg�, � de hauts fonctionnaires et � des soldats; et, les fonctions administratives ayant eu tendance � devenir h�r�ditaires, l'usufruit des terres ainsi conc�d�es s'est transform�, en fait sinon en droit, en une sorte de possession priv�e transmissible par h�ritage. Puis, sous les dominations grecque, romaine et byzantine, la propri�t� priv�e de la terre se d�veloppa quelque peu, le souverain vendant des domaines quand il avait besoin d'argent.

Mais c'est au XIXe si�cle que la propri�t� priv�e fut �tendue quasiment � toute la terre cultivable d'�gypte, et que se d�velopp�rent de fortes in�galit�s de r�partition de la terre. Ainsi, la question agraire se pose de mani�re aigu� dans ce pays depuis la fin du XIXe si�cle, et elle a trouv� des r�ponses diff�rentes suivant les �poques du XXe si�cle. Apr�s avoir rappel� comment la tenure fonci�re a �volu� de la r�forme de Mehemet Ali � l'instauration progressive de la propri�t� priv�e, nous verrons comment la question agraire a �merg� dans ce pays. Nous exposerons ensuite le contenu et les principaux effets des lois de r�forme agraire du Gouvernement de Nasser, ainsi que la mani�re dont la r�glementation du fermage et du m�tayage a �volu� au cours des ann�es 1970 et 1980.

DE LA R�FORME FONCI�RE DE MEHEMET ALI � L'�MERGENCE DE LA QUESTION AGRAIRE

Au d�but du XIXe si�cle, l'�gypte �tait depuis trois si�cles sous domination ottomane, et soumise au r�gime foncier de l'iltizam. Dans ce r�gime, le sultan ottoman se consid�rait comme propri�taire �minent de toute l'�gypte, et il avait r�parti les terres cultivables en grands domaines, qu'il conc�dait � des officiers mamelouks ou turcs, appel�s multazims. Chacun de ces domaines �tait divis� en deux parties: les terres du multazim, non imposables, cultivables par des corv�es paysannes, et les terres villageoises, soumises au pr�l�vement d'un lourd imp�t par le multazim. Chaque multazim devait reverser � l'�tat une partie de cet imp�t, sous la forme d'une redevance fixe payable d'avance (le miri), mais il en gardait la plus grosse part (le faiz) afin d'assurer divers services publics, dont l'entretien des ouvrages hydrauliques. Les multazims �taient donc en quelque sorte tout � la fois seigneurs fonciers et fermiers g�n�raux. Presque toujours absent�istes, ils faisaient g�rer leurs domaines et conduire les travaux d'int�r�t public qui leur incombaient par des intendants, et ils d�l�guaient la lev�e de l'imp�t et leurs pouvoirs de police � des commissaires.

Mais les multazims n'�taient pas propri�taires de leurs domaines, qui �taient en fait des concessions, ni h�r�ditaires, ni viag�res, et m�me r�vocables � tout moment. C'est justement pour emp�cher le pouvoir d'exercer son droit de reprise, et aussi pour �chapper � l'imp�t, que beaucoup de multazims remettaient leurs domaines aux mains d'institutions religieuses, constituant ainsi des fondations inali�nables, exempt�es de taxes, que les �donateurs� et leurs descendants pouvaient exploiter jusqu'� l'extinction de leur lign�e. Apr�s quoi ces terres, dites de mainmorte (waqf), revenaient de plein droit � l'institution religieuse �b�n�ficiaire�. Ainsi, au d�but du XIXe si�cle, une partie importante de la terre d'�gypte se trouvait aux mains d'institutions religieuses.

Apr�s l'exp�dition napol�onienne (1798-1801), M. Ali, nouveau pacha de l'�gypte soumise derechef � la tutelle ottomane, dirigea le gouvernement de 1806 � 1847.

La r�forme fonci�re de Mehemet Ali

M. Ali voulait moderniser le pays, le doter d'une industrie et d'une arm�e bien �quip�e, capables de r�sister aux entreprises coloniales europ�ennes et d'entreprendre des conqu�tes territoriales. Mais, pour r�aliser ces vastes ambitions, il fallait de l'argent. C'est pourquoi M. Ali entreprit, entre autres mesures, de r�tablir la perception directe de l'imp�t agricole par l'administration, en d�mantelant l'iltizam.

Ainsi, peu de temps apr�s le d�but de son r�gne, il saisit les biens de mainmorte et d�cr�ta la nullit� de toute concession non consentie par ses soins. Puis il se chargea de redistribuer les terres: certaines rest�rent aux mains de leurs anciens multazims, en quasi-propri�t�, d'autres furent attribu�es � l'�tat, ou encore � M. Ali lui-m�me ou � sa famille, mais la plupart des terres cultivables furent enregistr�es au nom des communaut�s villageoises et l'usufruit en fut r�parti entre pr�s de 500 000 familles paysannes, � raison de 1,5 � 2,5 ha par famille. Il s'agissait l� d'un droit d'usage viager, non h�ritable, mais qui, dans les faits, se transmettait souvent de p�re en fils. Chaque communaut� villageoise �tait solidairement redevable du tribut et de la corv�e, qu'elle fournissait directement aux services de l'�tat1.

L'instauration progressive de la propri�t� priv�e de la terre

Progressivement, M. Ali engagea une politique qui allait conduire ult�rieurement � l'appropriation priv�e des terres. En 1829, au motif d'encourager la mise en valeur des terres incultes (terres dites ibadiya), il commen�a de conc�der l'usufruit de telles terres � des chefs b�douins, qu'il souhaitait s�dentariser, et � d'anciens hauts fonctionnaires ou officiers de l'arm�e, ainsi pensionn�s sans que cela pes�t sur le budget de l'�tat. Il attribua � lui-m�me, � des membres de sa famille et � certaines de ses relations personnelles, de vastes �tendues de terre, qui relevaient du domaine priv� de l'�tat (domaine dit jiflik).

Suite � cela, l'instauration de la propri�t� priv�e de la terre et la formation de grands domaines progress�rent � grands pas: en 1838, les concessions ibadiya devinrent h�ritables; en 1842, elles devinrent ali�nables; en 1858, la loi fonci�re de Sa�d, successeur de M. Ali, accorda aux concessionnaires de terres ibadiya un droit de propri�t� quasi pleine et enti�re sur celles-ci 2. D'un autre c�t�, � partir de 1846, le droit d'usage viager que les paysans d�tenaient sur les terres villageoises put �tre gag� et transf�r� � autrui et, en 1858 (loi fonci�re de Sa�d), les paysans devinrent quasi-propri�taires des terres qu'ils d�tenaient en usufruit, � condition qu'ils les aient cultiv�es r�guli�rement et se soient acquitt� de l'imp�t cinq ann�es durant. Toutefois, les nouveaux �propri�taires� n'avaient alors pas le droit de l�guer leurs terres en mainmorte, ce qui leur aurait permis de les soustraire � l'imp�t, et ils n'�taient pas indemnisables en cas de r�quisition. Mais ces derni�res restrictions au droit de propri�t� pleine et enti�re furent lev�es en 1891 et en 18933, quand l'�gypte �tait sous administration coloniale britannique.

L'origine de la grande propri�t� - terres ibadiya et jiflik - et celle de la petite propri�t� - tenures paysannes en usufruit viager - sont donc claires. Cependant, bien d'autres faits sont venus accro�tre les in�galit�s de r�partition de la terre.

Sous les r�gnes de M. Ali et de son successeur Sa�d, de nombreux paysans furent conduits � s'enfuir de leurs villages pour �chapper � la conscription, � la corv�e et � l'imp�t devenus trop lourds. Pour tenter de pr�lever le plus de ressources possible, l'ancien syst�me d'affermage de l'imp�t fut r�tabli durant quelques ann�es4, et de nouveaux multazims en profit�rent pour se constituer de vastes domaines en expulsant ou en d�poss�dant des paysans endett�s, incapables de payer leurs arri�r�s d'imp�ts. De plus, une partie des terres abandonn�es par les paysans fut conc�d�e aux possesseurs de grands domaines.

D'un autre c�t�, la population augmentant, les exploitations familiales se sont subdivis�es et amenuis�es � chaque g�n�ration. Ainsi, les descendants de paysans �moyens� se sont retrouv�s �petits� paysans, et les descendants de �petits� paysans se sont retrouv�s minifundistes ou m�me, en cas de saisie de leurs lopins, paysans �sans terre� n'ayant que leur force de travail � vendre. En effet, � partir des ann�es 1860, et surtout dans les ann�es 1880, le m�canisme classique de l'endettement de la petite paysannerie a abouti � la saisie des terres mises en gage (pratique autoris�e depuis 1846), et donc � l'agrandissement des propri�t�s fonci�res des pr�teurs d'argent.

L'�mergence de la question agraire

Ainsi, � la fin du XIXe si�cle (1896), les 2,1 millions d'hectares de terres enregistr�es �taient r�partis de mani�re tr�s in�gale entre 914 000 propri�t�s, parmi lesquelles on comptait:

Mais ces cat�gories de propri�t� recoupent mal, en fait, les cat�gories d'exploitations, car une partie des moyennes et des grandes propri�t�s �taient, d�j� � cette �poque, lou�es � des m�tayers ou � des fermiers.

Dans ces conditions, � la fin du XIXe si�cle, on trouvait en �gypte des grands propri�taires exploitant leurs terres en faire-valoir direct avec des salari�s (r�gisseurs, chefs de culture, salari�s permanents et journaliers), et une multitude de tr�s petits exploitants, tr�s pauvres car disposant de trop peu de terres pour employer pleinement leur main-d'oeuvre familiale et subvenir � leurs besoins. Parmi eux, il y avait des fermiers et aussi des m�tayers au cinqui�me � propos desquels J. Barois a �crit: �Le propri�taire prend � sa charge l'imp�t, les frais d'irrigation, les semences, le b�tail et le mat�riel agricole (c'est-�-dire le capital fixe et le capital circulant de l'exploitation, travail non compris). Pour son travail, le fellah re�oit le cinqui�me de la r�colte d'�t� (coton et l�gumes), le quart de la r�colte de ma�s (d'automne); il n'a droit � rien sur les r�coltes d'hiver; un demi-hectare de terre est aussi allou� � chaque p�re de famille pour cultiver du tr�fle6�. Il y avait �galement beaucoup d'ouvriers agricoles, le plus souvent durement exploit�s et extr�mement mis�rables.

Mais on trouvait aussi des paysans �patrons� employant tout � la fois de la main-d'œuvre familiale et des salari�s, ainsi que des paysans moyens employant pleinement leur main-d'œuvre familiale et poss�dant la totalit� ou la plus grande partie de leurs terres. C'est pourquoi la question agraire en �gypte � la fin du XIXe si�cle ne saurait �tre r�duite � une opposition entre quelques grands propri�taires capables d'investir et une multitude d'exploitants minifundistes condamn�s � vendre leur force de travail et � rester tr�s pauvres, � l'instar de la situation lati-minifundiste qui pr�valait en Am�rique latine et dans les r�gions p�riph�riques du sud et de l'est de l'Europe industrialis�e.

Il n'en reste pas moins que les in�galit�s d'acc�s � la terre et � l'eau ont conduit � des conflits ouverts dans les campagnes � la fin du XIXe si�cle. Ces conflits ont m�me pris un tour violent au d�but du XXe si�cle, quand l'�viction des petits exploitants incapables de rembourser leurs dettes a pris une ampleur sans pr�c�dent du fait des bas prix agricoles et des d�g�ts caus�s par le ver du coton, et les conflits ont alors souvent d�g�n�r� en batailles rang�es entre paysans d'un c�t�, forces de l'ordre, police et arm�e anglaise de l'autre7.

Conscient des risques sociaux qu'impliquait le processus d'endettement et d'exclusion de la petite paysannerie, conscient aussi que l'�limination des petites propri�t�s au profit des grandes n'allait pas dans le sens de la maximisation de la production de coton, le gouvernement, domin� par les Britanniques, adopta en 1905 une loi interdisant l'expropriation pour dettes des paysans poss�dant moins de 2,1 ha (loi Kitchener, dite loi des cinq feddans)8.

Malgr� cette loi, le processus de minifundisation et d'exclusion a continu� dans la premi�re moiti� du XXe si�cle, et il a m�me pris des proportions consid�rables. Ainsi, le nombre de familles paysannes sans terre, qui �tait d�j� de 697 000 en 1929 soit 37 pour cent des familles rurales, est pass� � 1 107 000 soit 53 pour cent en 1939, et � 1 469 000 soit 60 pour cent des familles rurales en 19509. Ainsi, encore au d�but de 1952, la r�partition de la propri�t� des terres cultivables �tait particuli�rement in�gale: 0,4 pour cent des propri�taires fonciers poss�daient 34 pour cent des terres sous forme de domaines de plus de 50 feddans, et 2 000 de ces propri�taires, soit 0,1 pour cent de l'ensemble des propri�taires fonciers, d�tenaient 20 pour cent des terres, avec des domaines de plus de 200 feddans; � l'autre extr�me, 72 pour cent des propri�taires fonciers poss�daient des lopins de moins de 1 feddan, qui ne repr�sentaient que 13 pour cent de la terre cultivable10. Qui plus est, le montant du loyer de la terre s'�tablissait en moyenne � 75 pour cent de la valeur ajout�e nette, un taux exorbitant � l'avantage des propri�taires11 et les contrats de location �taient pr�caires car verbaux et de courte dur�e (de quelques mois � un an).

En cons�quence, les conflits et les actes de violence se multipli�rent dans les campagnes au cours des ann�es qui pr�c�d�rent la prise de pouvoir par les Officiers libres conduits par Nasser en 195212.

LES LOIS DE R�FORME AGRAIRE DU GOUVERNEMENT NASSER

En septembre 1952, soit six semaines seulement apr�s cette prise du pouvoir, le nouveau gouvernement promulgua une premi�re loi de r�forme agraire. Cette loi avait avant tout un objectif politique: d�manteler la classe des tr�s grands propri�taires fonciers, qui avait constitu� la base sociale de l'Ancien R�gime et qui �tait la source principale, potentiellement tr�s dangereuse, d'opposition au nouveau r�gime.

Pour autant, les trois lois successives de r�forme agraire (1952, 1961, 1969) ont �galement vis� � corriger les in�galit�s d'acc�s � la propri�t� fonci�re, et � r�glementer le fermage et le m�tayage de mani�re � prot�ger les int�r�ts des tenanciers.

La redistribution de la propri�t� fonci�re

La loi de 1952 fixa le plafond de la propri�t� fonci�re individuelle � 200 feddans, auxquels pouvaient s'ajouter 100 feddans, au plus, au titre des enfants. Cette disposition fut amend�e en 1958 en fixant globalement � 300 feddans le plafond de la propri�t� fonci�re par famille, cela afin d'emp�cher les cumuls de propri�t� par les diff�rents membres de la famille (p�re, m�re et enfants majeurs). La loi de 1961 r�duisit � 100 feddans le plafond de la propri�t� fonci�re par famille, et la loi de 1969 �tablit � 50 feddans le plafond de la propri�t� individuelle, tout en maintenant � 100 feddans le plafond pr�c�demment impos� � la propri�t� familiale. En contrepartie des terres qu'ils durent c�der � l'Organisation g�n�rale de la r�forme agraire, les propri�taires re�urent des titres non n�gociables, d'une valeur �gale � la moiti� environ du prix de la terre en 1951, remboursables en 30 ans avec un taux d'int�r�t de 3 pour cent par an.

Cependant, dans les mois qui suivirent la promulgation de la loi de 1952, beaucoup de propri�taires us�rent largement de la possibilit� qui leur �tait laiss�e de vendre � leurs locataires, par lots ne d�passant pas 5 feddans, les terres qu'ils poss�daient au-del� du plafond l�gal; ce droit entra�na une telle vague de ventes qu'il fut aboli en octobre 1953. De plus, les contournements de cette premi�re loi de r�forme agraire par les grands propri�taires fonciers (ventes fictives de lopins aux fermiers, contrats de vente antidat�s � des membres de la famille, etc.) ont �t� nombreux. En fin de compte, selon S. Radwan, les terres r�quisitionn�es � la suite de la promulgation de la loi de 1952 ont repr�sent� moins de la moiti� de ce qui �tait pr�vu13.

Mais d'autres terres sont venues abonder celles enlev�es aux grands propri�taires: terres de la famille royale, confisqu�es sans compensation en 1953; terres exploit�es, au-del� des plafonds fix�s par les lois de r�forme agraire, par des institutions religieuses (1957) ou par des organismes de charit� (1962); terres des �trangers expropri�s (1963); terres confisqu�es � des propri�taires terriens consid�r�s comme des �ennemis du peuple� (1962, 1964). D'autres terres encore furent s�questr�es par le Comit� pour la liquidation du f�odalisme, mis en place en 1966 pour lutter notamment contre la non-application des lois de r�forme agraire par les grands propri�taires14; il semble cependant que presque toutes les terres s�questr�es par ce Comit� (60 000 feddans) furent finalement rendues � leurs propri�taires au cours des ann�es suivantes15.

Il �tait pr�vu que les terres r�quisitionn�es seraient, dans un d�lai de 5 ans, distribu�es par lots de 2 � 5 feddans, prioritairement aux anciens locataires (fermiers ou m�tayers) et ouvriers permanents travaillant pr�c�demment sur les terres expropri�es, mais aussi aux paysans ayant des familles nombreuses ou particuli�rement pauvres, et encore aux v�t�rans des guerres de Palestine et du Y�men. En tout �tat de cause, pour �tre attributaire, il fallait ne pas poss�der plus de 5 feddans. On le voit, la priorit� n'�tait pas de distribuer des lots aux paysans sans terre.

En contrepartie, les paysans b�n�ficiaires ont d� acquitter en 40 ans une somme �gale au quart de la valeur de ces terres, sans payer d'int�r�t ni d'autres charges suppl�mentaires16. Ils n'avaient par ailleurs pas le droit de vendre, ou de louer, ou de partager entre leurs h�ritiers les terres qu'ils avaient re�ues.

En fin de compte, apr�s l'application des trois lois de r�forme agraire et des mesures compl�mentaires, 16 pour cent des terres cultivables ont �t� r�quisitionn�es et 13 pour cent ont �t� redistribu�es17 � 9 pour cent des familles paysannes; ce qui, sans �tre n�gligeable, �tait tout de m�me tr�s inf�rieur aux espoirs que beaucoup avaient mis dans la r�forme agraire. D'apr�s les statistiques officielles sur la r�partition de la propri�t� de la terre en 196518, la r�forme agraire a essentiellement touch� les deux cat�gories extr�mes de propri�taires: ceux poss�dant plus de 200 feddans, et ceux poss�dant moins de 5 feddans.

Les premiers paraissent avoir purement et simplement disparu, ce qui �tait, rappelons-le, l'objectif politique essentiel de la r�forme agraire. Mais il convient d'�tre prudent dans l'interpr�tation de ces donn�es statistiques: selon R. Adams19 la propri�t� de la terre est comptabilis�e dans chaque village ind�pendamment des autres villages, si bien que les propri�t�s appartenant � un seul individu mais dispers�es dans plusieurs villages sont enregistr�es comme autant de propri�t�s distinctes appartenant � plusieurs individus; et l'on sait, par ailleurs, que nombre de grands propri�taires ont conserv� des domaines de plus de 200 feddans par le biais de contrats de vente fictifs, ou en proc�dant � l'enregistrement fallacieux d'une partie de leurs terres au nom de membres de leurs familles 20.

� l'autre extr�me, les propri�taires de moins de 5 feddans, qui repr�sentaient, en 1965 comme en 1952, 95 pour cent environ des propri�taires, poss�daient 57 pour cent des terres cultivables en 1965, alors qu'ils n'en poss�daient que 35 pour cent en 1952. Ces petits et moyens propri�taires semblent bien avoir �t� les premiers b�n�ficiaires de la r�forme agraire. Mais, l� encore, il convient d'�tre prudent d�s lors que l'on sait que les propri�taires touch�s par la r�forme agraire ont proc�d� � des ventes fictives de lopins de moins de 5 feddans � leurs fermiers. Une partie des familles paysannes sans terre a aussi b�n�fici� de la r�forme agraire. De ce fait, mais du fait encore des cr�ations d'emplois non agricoles, leur nombre a diminu� de 1,45 million en 1950 � 1,2 million en 196521 et ce malgr� la croissance d�mographique. La loi de 1952 a �galement concern� directement tous ceux qui louaient de la terre, en fermage ou en m�tayage.

La nouvelle r�glementation du fermage et du m�tayage

La loi de 1952 fixa � sept fois la taxe fonci�re le montant annuel du fermage, et elle �tablit le partage des produits et des co�ts, entre propri�taires et m�tayers, � 50 pour cent pour chaque partie. Ces dispositions se sont traduite par une baisse de 30 pour cent au moins du loyer de la terre22. De plus, la loi stipula que les baux devraient d�sormais faire l'objet de contrats �crits, d'une dur�e de trois ans au minimum. En 1963, les baux devinrent permanents et h�ritables par les enfants des fermiers et des m�tayers, � condition que l'un d'entre eux au moins soit agriculteur. Sauf en cas de non-respect de cette condition, un propri�taire ne pouvait sous aucun pr�texte r�cup�rer sa terre � moins de r�troc�der au locataire entre le quart et la moiti� de la valeur de la terre.

En fin de compte, m�me si ces lois ont �t� en partie (dans 20 � 25 pour cent des cas) contourn�es par les propri�taires, comme l'a r�v�l�, en particulier, le Comit� pour la liquidation du f�odalisme, elles ont exerc� une pression � la baisse certaine sur les loyers de la terre et surtout, elles ont largement s�curis� les baux.

Apr�s le d�c�s de Nasser, en 1970, Sadate acc�da � la Pr�sidence de la R�publique, et il consolida son pouvoir en mai 1971 avec le soutien d'une coalition parlementaire de droite. Apr�s la victoire militaire sur Isra�l en octobre 1973, il proclama et commen�a de mettre en œuvre une nouvelle politique d'ouverture � l'Occident, de lib�ralisation �conomique, ainsi qu'une nouvelle politique agricole.

L'�volution des contrats de fermage et de m�tayage au cours des ann�es 1970 et 1980

Contrairement � ce qui avait pr�valu durant la p�riode pr�c�dente, le nouveau gouvernement forgea sa politique agricole en concertation �troite avec les repr�sentants de la paysannerie riche. Ainsi, � la faveur de plusieurs d�crets adopt�s par le Pr�sident Sadate d�s le d�but de son mandat, la paysannerie riche a �t� encore plus repr�sent�e qu'auparavant � l'Assembl�e du peuple et dans les conseils locaux, si bien qu'elle a pu faire valoir ses int�r�ts avec plus de vigueur et d'efficacit�23. Or, le principal grief des paysans riches et autres propri�taires louant des terres � des fermiers �tait que le montant des fermages, fix� par la loi � sept fois la valeur de la taxe fonci�re, �tait tr�s faible, et qu'il repr�sentait une part de plus en plus modique de la valeur ajout�e agricole. Un autre grief �tait que les fermiers payaient souvent leur loyer avec retard.

En 1975, l'Assembl�e du peuple vota la r�vision � la hausse du montant de la taxe fonci�re, la lib�ralisation du loyer des terres exploit�es en vergers, et elle d�cida de rendre possible l'expulsion de tout fermier qui aurait plus de deux mois de retard dans le paiement de son loyer. Elle d�cida aussi que tout litige entre propri�taires et locataires serait d�sormais arbitr� par un tribunal civil, et non plus par un comit� de village, le tribunal ayant toute chance d'�tre plus favorable aux propri�taires.

Par la suite, la paysannerie riche n'a jamais cess� de proposer � l'Assembl�e de nouvelles modifications de la r�glementation du fermage et du m�tayage, en vue d'augmenter le montant des loyers et de faciliter la reprise de leurs terres par les propri�taires. Mais ces propositions n'ont jamais pris forme de loi, car elles �taient consid�r�es comme politiquement et socialement dangereuses par la majorit� des hommes politiques. En effet, si l'opinion publique �gyptienne s'�tait dans un premier temps montr�e favorable � l'�l�vation du montant du loyer de la terre, elle r�prouvait par contre la perspective de l'�viction de nombreux petits paysans, qui risquaient, pensait-elle, de se transformer en un prol�tariat rural dangereux.

Il reste n�anmoins que, au cours des ann�es 70 et 80, en fait sinon en droit, beaucoup de contrats de location de la terre �taient verbaux, et que certains contrats n'�taient pass�s que pour une saison de quelques mois, si bien qu'ils �chappaient � la tarification officielle. Enfin, beaucoup de propri�taires ont r�cup�r� leurs terres en �change d'une somme d'argent repr�sentant 25 � 50 pour cent de la valeur v�nale de ces terres.

Au d�but des ann�es 80, la question du fermage et du m�tayage fut l'objet d'intenses d�bats entre les partis politiques repr�sent�s � l'Assembl�e du peuple. Y. Wali, nomm� Ministre de l'agriculture en 1982 par le Pr�sident Moubarak, encouragea toutefois l'Assembl�e � concentrer d'abord son attention sur la r�forme des prix agricoles, et � remettre � plus tard l'examen de cette d�licate question24. Une nouvelle loi agraire, dont l'objectif �tait de lib�raliser compl�tement le fermage et le m�tayage, ne fut en effet vot�e par l'Assembl�e qu'en 1992, apr�s bien d'autres mesures de lib�ralisation de l'agriculture.

On analysera cette loi et ses effets dans un second article, qui para�tra dans le prochain num�ro de R�forme agraire: colonisation et coop�ratives agricoles.


1 R. Mabro. The egyptian economy, p. 58.
2 Ibid., note 1.

3 Ibid., note 1, p. 59.

4 M. Ali r�tablit ce syst�me en 1840, puis, sous le r�gne de Sa�d, il fut partiellement �cart� en 1850, r�activ� par la suite, et finalement aboli en 1866 sous le r�gne d'Isma�l.

5Le feddan est l'unit� de mesure de la superficie fonci�re en �gypte; 1 feddan = 0,42 ha.

6 Ibid., note 1, p. 61.

7 J. Barois. L'irrigation en �gypte, Tome I, p. 114.

8 N.J. Brown. Peasants against the State: The political activity of the Egyptian Peasantry, 1882-1952, p. 217-218.

9 S. Radwan. Agrarian Reform and Rural Poverty, Egypt 1952-1975, p. 7.

10 Ibid., note 9, p. 4.

11 G. Saab. The Egyptian Agrarian Reform, 1952-62, p. 11.

12N.J. Brown, op. cit., p. 136 et 214-229.

13 S. Radwan, op. cit., p. 16.
14Le contr�le de la bonne application des mesures de politique agricole d�cid�es par le gouvernement, ainsi qu'une lutte organis�e contre les abus en tous genres, �taient r�clam�s depuis plusieurs ann�es par des intellectuels �gyptiens et par l'Union socialiste arabe. Des mesures en ce sens furent prises en mai 1966, suite � un assassinat dans le village de Kamshish: un tr�s grand propri�taire qui, malgr� les lois de r�forme agraire, continuait de d�tenir des centaines de feddans, ordonna le meurtre d'un villageois qui voulait lancer une enqu�te � son sujet. La presse �gyptienne s'est largement fait l'�cho de ce crime et a longuement analys� ses motivations, r�v�lant ainsi � l'opinion publique les irr�gularit�s nombreuses et importantes dans l'application des lois de r�forme agraire, et obligeant le gouvernement � r�agir en instaurant le Comit� pour la liquidation du f�odalisme (Y.M. SADOWSKI. 1991. Political Vegetables? Businessman and Bureaucrat in the Development of Egyptian Agriculture, p. 79).
15J. Waterbury. 1983. The Egypt of Nasser and Sadat, p. 280.

16La loi de 1952 avait pr�vu un paiement des terres par les b�n�ficiaires beaucoup plus substantiel: total de la valeur des terres + 15 pour cent de charges + 3 pour cent d'int�r�t annuel, payables en 30 ans. Mais ces dispositions ont �t� peu � peu assouplies, pour devenir en 1964 ce que nous avons indiqu� ci-dessus.
17 Les terres r�quisitionn�es mais non redistribu�es ont �t� g�r�es par l'Organisation g�n�rale de la r�forme agraire.
18 En 1965, l'essentiel des redistributions de terre avaient �t� effectu�es, la loi de r�forme agraire de 1969 n'ayant eu qu'un impact marginal.
19R.H. Adams. 1985. Development and structural change in rural Egypt, 1952 to 1982, World Development, vol. 13, n� 6, 1985, p. 711.

20 Selon A. Sabri, qui si�geait en 1966 au Haut Comit� pour la liquidation du f�odalisme, �vingt � trente familles par gouvernorat en moyenne (soit 400 � 500 familles � l'�chelle de toute l'�gypte) avaient �chapp� � la r�forme agraire, ou bien contr�laient l'administration et les repr�sentants du parti dans les villages, ou bien encore exer�aient une forme d'oppression.� (cit� par Y.M. SADOWSKI. 1991. Political Vegetables? Businessman and Bureaucrat in the Development of Egyptian Agriculture, p. 79).
21S. Radwan, op. cit., p. 23.

22 de Sainte Marie. 1987. Les agricultures �gyptiennes, p. 31. (th�se de doctorat)
23A. El-Sadate lui-m�me �tait le fils d'un paysan riche de la r�gion de Menoufia.

24Y. Sadowski, op. cit., p. 146.

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