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L'évolution des scénarios forestiers: un peu d'histoire et quelques hypothèses pour le futur

C.T.S. Nair

C.T.S Nair est Forestier principal
à la Division des politiques et de
la planification forestières du
Département des forêts de la FAO.

Analyse des changements intervenus dans le secteur forestier, montrant comment des facteurs externes au secteur peuvent altérer beaucoup plus son évolution que des interventions dont le but est d'introduire des changements dans le secteur.

L'humanité est comme un gros poisson qui aurait été tiré hors de l'eau et qui frétillerait dans tous les sens pour y retourner. Dans une telle situation, le poisson ne se demande pas où le mènera le prochain frétillement. Il sent seulement qu'il lui est insupportable d'être là où il est et qu'il doit tenter quelque chose.

Dicton chinois anonyme

Le changement est inhérent à la vie, mais il est mystérieux, perçu comme une menace pour les systèmes et les arrangements établis, difficile à comprendre et, surtout, à prévoir. Il est aussi extrêmement relatif et intimement lié au contexte social et culturel. En cette période de changements rapides, il n'est pas toujours facile de faire la distinction entre les modifications superficielles et les transformations plus profondes. Néanmoins, il est important d'examiner les facteurs qui influenceront la foresterie, l'évolution possible des priorités, la direction générale possible du développement et les mesures à prendre pour accroître la contribution de la foresterie au bien-être de la société. La relation entre la nature et la société étant en voie de redéfinition, la foresterie est au centre du dialogue et des débats sur les politiques générales, tant au niveau local, que national et mondial. Tout cela donne naissance à une multitude d'idées, aussi est-il indispensable de comprendre quelles sont celles qui peuvent déboucher sur des changements significatifs.

Cet article examine quelques-unes des questions fondamentales associées aux changements qui se produisent dans le secteur forestier, et insiste plus particulièrement sur les facteurs externes qui déterminent de façon décisive la direction de son évolution. La première partie, qui relate l'expérience personnelle de l'auteur dans l'État indien du Kerala, examine certains faits nouveaux (la plupart imprévisibles) intervenus dans le secteur depuis quelques décennies. Il passe ensuite en revue les changements d'ordre économique, social, environnemental et technologique qui les sous-tendent et qui les ont favorisés - dans le cadre d'une analyse qui s'applique à la majorité des pays en développement. Il indique ensuite quelques-uns des changements qui se profilent à l'horizon, et les options dont on dispose pour y faire face.

FLASH SUR TROIS DÉCENNIES DE CHANGEMENTS LE DÉBUT DES ANNÉES 70

Bon nombre de personnes qui, comme moi, sont entrées au Service des forêts indien dans les années 70, ont vite compris que la foresterie était très éloignée du cadre classique enseigné dans les institutions de formation. L'objectif de l'aménagement forestier était alors la production de bois, et il devait être atteint conformément au plan d'aménagement approuvé et à l'objectif de recettes stipulé dans le budget annuel du gouvernement. L'hypothèse de départ, ancrée dans le principe du rendement constant, était que l'équilibre du système serait préservé et qu'il suffisait de sauvegarder l'inviolabilité des limites forestières, de prévenir les défrichements et les abattages illicites, et de gérer les forêts en observant les prescriptions du plan de travail (document décrivant dans le détail les opérations et activités à effectuer dans une étendue forestière, sur une période de 10 à 15 ans). À l'époque, les forestiers les plus «progressistes» étaient ceux qui préconisaient un développement de la foresterie industrielle, basé sur l'établissement de plantations à croissance rapide et à rotation courte, à la place des forêts naturelles «moins précieuses». Des concepts tels que la rentabilité et le taux de rendement n'étaient pris en compte que par un groupe marginal, que l'ensemble des forestiers considéraient être un groupe «radical».

Internet et le courrier électronique, qui étaient inconcevables il y a 30 ans, sont désormais omniprésents même dans de petits villages du Kerala

- N. RUBERY

Les produits difficiles à gérer et ne représentant pas une source de recettes importante pour le gouvernement étaient classés dans la catégorie des «produits forestiers mineurs» et aucun effort n'était fait pour qu'ils soient gérés de façon systématique; les communautés locales pouvaient accéder librement aux produits forestiers non ligneux (PFNL), à condition que le ramassage des produits ne nuise pas à la croissance des arbres prisés (FAO, 1984). Le concept d'approches participatives était inconnu, sauf lorsqu'il s'agissait d'établir des plantations à moindre coût dans le cadre du système de taungya (système d'agro-foresterie, introduit principalement pour réduire le coût d'établissement des plantations, dans lequel les espaces entre les arbres sont cultivés pendant les premières années). Dans quelques zones éloignées, le Département des forêts soutenait la création de villages forestiers, principalement pour s'assurer la main- d'œuvre nécessaire aux différentes opérations sylvicoles, et conservait une attitude paternaliste à l'égard des communautés locales. Des expressions comme le changement climatique et la diversité biologique étaient hermétiques, même pour les planificateurs et les décideurs. De vastes étendues de forêts étaient protégées de façon accessoire, non pas parce que l'on se préoccupait de renforcer leurs valeurs et leurs fonctions envi-ronnementales, mais parce qu'elles étaient inaccessibles pour la production de bois ou pour d'autres utilisations. Il suffisait d'améliorer les routes d'accès pour qu'elles soient exploitées ou converties à des utilisations plus intensives, telles que des plantations forestières ou descultures plus rémunératrices.

Les systèmes de communication étaient dans le meilleur des cas primitifs. Le téléphone et l'électricité étaient un luxe, surtout dans les camps forestiers. Les messages urgents du Bureau de la conservation des forêts, qui se trouvait à 200 km, arrivaient au bout d'une semaine par la poste, considérée alors tout à fait efficace. On disposait de plus de temps pour les travaux d'entretien sylvicoles, et les forestiers pouvaient se permettre de rester plusieurs jours en forêt pour faire des inventaires, superviser l'établissement des plantations, marquer les arbres à couper, etc. Les outils et les techniques employés étaient plutôt rudimentaires et l'efficacité et la précision dépendaient des efforts personnels.

Malgré ces efforts faits pour se conformer aux principes forestiers classiques, on notait déjà des tensions ou des ruptures dans le système. La résolution de problèmes comme l'abattage illicite et l'occupation illégale des réserves forestières prenait de plus en plus de temps. La densité de population élevée et l'existence de multiples autres possibilités d'utilisations plus rentables de la terre, incitaient à ignorer la loi et à défricher les forêts protégées. Les efforts faits pour chasser les coupables ont débouché sur des interventions des pouvoirs publics, et le défrichement illicite est devenu une question importante à laquelle se sont intéressés tous les partis politiques. Malgré les efforts déployés par de nombreux forestiers, les défrichements étaient rarement remis en état et la plupart finissaient par être régularisés avec l'attribution de la terre à ses occupants (voir Chundamannil, 1993). Cela a déclenché un cercle vicieux de défrichements illicites, de pressions politiques, la régularisation des empiètements, et ainsi une part importante des forêts protégées facilement accessibles a fini par être transformée en terres agricoles.

Le scénario en l'an 2000

Il est difficile de percevoir les changements lorsque l'on vit au moment où ils se produisent et que l'on s'y adapte peu à peu. Mais, avec le recul, c'est-à-dire en comparant des situations à des périodes différentes, ces changements sont plus frappants. Une récente visite de l'auteur dans l'État du Kerala et des entretiens avec des responsables ont aidé à mieux comprendre l'ampleur des changements survenus durant les trois dernières décennies. La situation des forêts, les priorités, les outils et les techniques, le système d'aménagement et les perceptions des gens ont considérablement évolué depuis les années 70.

Le plan de travail, qui était jadis le principal outil que l'on consultait pour aménager les forêts, a perdu de son importance. La plupart des fonctionnaires des forêts de la division ont dépassé le cadre classique de la foresterie et connaissent mieux certaines questions d'ordre plus général, comme le développement rural, la sécurité alimentaire et la conservation de la diversité biologique. La décentralisation administrative et le transfert des responsabilités du développement à des organes élus à l'échelle locale est en train de modifier la hiérarchie traditionnelle du Département des forêts.

De plus en plus, des fonctionnaires de district sont responsables devant le gouvernement local, et des fonds destinés au développement forestier sont même mis à disposition par des organes locaux. Certaines approches participatives, comme la gestion conjointe des forêts, sont acceptées par un plus large public. La privatisation d'entreprises du secteur public (notamment de plantations forestières appartenant à l'État) n'est plus considérée comme une hérésie, même par les formations politiques de gauche.

Les portables et le courrier électronique, inimaginables il y a 30 ans, sont de plus en plus répandus. Certains politiciens qui étaient farouchement hostiles à l'ordinateur il y a quelques années sont devenus des inconditionnels de l'informatique. La presse et la télévision, omniprésentes, parlent très souvent d'exploitation illicite ou d'incendies de forêts, même dans des zones qui se trouvent à l'intérieur du pays, ce qui sensibilise le public à la situation des forêts. Il est désormais largement admis que les forêts ne doivent plus être gérées uniquement pour la production de bois, et une surface considérable de forêts naturelles a été mise hors production pour protéger la diversité biologique et d'autres valeurs environnementales.

«Les produits forestiers mineurs» sont désormais respectés en tant que produits forestiers non ligneux; certains d'entre eux ont désormais plus de valeur, si bien qu'ils ont été domestiqués et sont cultivés (rotin, bambou, plantes médicinales). La société civile prend de plus en plus elle-même l'initiative de protéger l'environnement, souvent en intentant des actions en justice au nom de l'intérêt public pour influencer les décisions du gouvernement et du secteur privé (ainsi, en 1996, à l'issue d'un procès de défense de l'intérêt public, la Cour Suprême indienne a interdit l'abattage d'arbres provenant des forêts naturelles). Les scieries locales obtiennent du bois auprès de diverses sources, comme les fermes ou les pays lointains tels que la Malaisie, la Côte d'Ivoire et le Myanmar, vu que les importations sont facilitées par la réduction des droits de douane conformément aux accords stipulés par l'Organisation mondiale du commerce (OMC). La libéralisation des importations a eu d'autres effets; elle a notamment entraîné une baisse considérable des prix du caoutchouc et de la noix de coco, et il n'est plus intéressant de défricher les forêts au profit de ces cultures. La globalisation a modifié les habitudes de consommation, et ce qui était considéré comme un luxe dans les années 70 est maintenant jugé indispensable. Mais le plus important, c'est que les aspirations ont changé: des jeunes ambitieux et travailleurs choisissent de plus en plus des professions dans le domaine de l'informatique et de la gestion des entreprises au lieu d'entrer dans la fonction publique, à laquelle ils donnaient leur préférence dans les années 70.

Perdre une bataille mais gagner la guerre

Quel a été le résultat global des efforts entrepris dans le secteur forestier en Inde au cours des trois dernières décennies? Bien que les forestiers se soient battus pour maintenir l'inviolabilité des limites des forêts, entérinée par les politiques et la législation forestières, on continuait, jusqu'à il y a peu de temps, à convertir des forêts à d'autres usages, conformément ou non à des plans. Toutefois, même si beaucoup de gens pensent que la bataille pour la protection des forêts est d'ores et déjà perdue, certains signes montrent bien des changements positifs - essentiellement dus à des facteurs extérieurs au secteur. Les conflits à propos de l'utilisation des terres se sont atténués, de sorte que le taux de déboisement a considérablement diminué ces dernières années. Dans le Kerala, les déboisements annuels, estimés à plus de 100 km2 dans les années 70, (Chundamannil, 1993) ne sont plus que de 5 km2, alors que sur l'ensemble du territoire national, le couvert forestier a enregistré une nette augmentation, de 3 900 km2 d'après les dernières estimations (Forest Survey of India, 1999). Les fermes et les plantations d'hévéa, d'anacardier et de noix de coco, qui ne sont pas prises en compte dans les rapports sur la superficie forestière, sont désormais une importante source de bois. Plus d'arbres, dont le teck, sont maintenant cultivés dans des fermes et, dans quelques zones d'où il a été impossible de chasser les occupants illicites, les arbres ont une croissance supérieure à celle de ceux qui restent dans des «forêts protégées».

CHANGEMENTS EXTERNES AU SECTEUR FORESTIER

L'exemple ci-dessus, qui pourrait s'appliquer à bien d'autres pays en développement, montre le caractère imprévisible des changements et leur impact sur le secteur forestier. Même avec les meilleurs outils de planification disponibles il y a 30 ans, pratiquement aucun des changements décrits ci-dessus n'aurait pu être visualisé. L'analyse du secteur s'est concentrée sur des valeurs mesurables et sur une estimation de l'offre et de la demande, essentiellement dérivée d'une projection à partir des tendances historiques. Les seuls paramètres clés pris en considération pour évaluer la direction du développement forestier étaient la population, l'urbanisation, les variations du revenu et l'offre et les prix des produits de substitution.

Les politiques économiques libérales ont créé des débouchés commerciaux dans certains services forestiers comme l'écotourisme - le sanctuaire naturel de Thekkadi, situé à la frontière entre le Kerala et le Tamil Nadu, par exemple, est devenu, un site touristique très en vogue

- N. RUBERY

Ces techniques de prévision ne permettaient pas d'identifier les changements profonds à l'échelle du système affectant l'ensemble de l'économie; ainsi, bien des changements que l'on avait visualisés à l'époque se sont révelés erronés. De nombreuses initiatives qui avaient précisément pour but d'introduire des changements dans le secteur des forêts n'ont guère eu d'impact, alors que la plupart des changements n'étaient pas intentionnels et ne représentaient pas nécessairement l'aboutissement d'efforts de programmation.

Étant donné que les changements concernant le reste du système peuvent altérer radicalement les scénarios de développement, il est important de comprendre comment se produisent les changements à l'échelle du système et ce que peuvent faire les forestiers pour tirer profit des opportunités qui se présentent. Pour simplifier, les changements peuvent être divisés en plusieurs catégories: économiques, institutionnels, environnementaux et technologiques.

Changements économiques

L'interdépendance et l'intégration économiques croissantes des pays font partie des principaux facteurs du changement. Avec le rejet des systèmes à économie planifiée et l'adoption de politiques économiques libérales, les économies sont plus ouvertes et les mécanismes du marché deviennent les principaux déterminants du changement. Cette libéralisation a eu plusieurs effets sur le secteur forestier, notamment:

Il est parfois difficile d'évaluer les effets de la globalisation, qui facilite la circulation transfrontière des capitaux, des technologies, des biens et des services. L'ancienne série de critères servant à mesurer l'avantage comparatif des investissements forestiers ( proximité des marchés et disponibilités de matières premières; qualité et quantité de matières premières) s'élargit à des paramètres d'une toute autre nature ( nécessité de réduire la pollution, degré d'ouverture des économies; obstacles au commerce).

Changements institutionnels

La globalisation accroît l'interdépendance des pays et des sociétés, mais des arrangements institutionnels plus pluralistes font leur apparition (FAO, 1999). L'amélioration de l'accès à l'information déplace le centre du pouvoir et de l'autorité, et dans le cadre d'un processus plus large de décentralisation des responsabilités administratives qui privilégie particulièrement les approches participatives, les communautés locales jouent un rôle de premier plan dans les décisions d'aménagement des ressources. Le secteur privé intervient de façon croissante dans la foresterie, notamment dans la recherche forestière (Enters, Nair et Kaosa-ard, 1998).

En outre, grâce à une prise de conscience plus grande des problèmes liés aux forêts, la société civile exerce une influence de tout premier plan sur les décisions qui sont prises en ce secteur (FAO, 1998a). L'amélioration de l'accès à l'information, la présence de médias imprégnés de conscience publique, la mise en place d'institutions transparentes et démocratiques et de mécanismes impartiaux et justes pour la réparation des préjudices sont des facteurs qui lui permettent d'intervenir plus facilement dans des problèmes cruciaux d'intérêt public.

Accroissement des préoccupations pour l'environnement

Le fait nouveau le plus marquant de ces dernières années, dans le secteur forestier, est sans l'ombre d'un doute la prise de conscience croissante des problèmes environnementaux liés à l'aménagement des ressources forestières, avec des initiatives d'amélioration de l'environnement menées à tous les niveaux (notamment les initiatives internationales postérieures à la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développjement [CNUED], telles que la Convention sur la diversité biologique, la Convention sur la lutte contre la désertification et la Convention-cadre sur les changements climatiques, et les efforts accomplis à l'échelon national pour réviser les politiques forestières). Cette prise de conscience s'est concrétisée dans les efforts actuels d'élaboration et de perfectionnement des critères et des indicateurs d'aménagement durable des forêts, la certification et l'étiquetage, les codes de pratiques d'exploitation forestière et l'extension des zones protégées.

Changements technologiques

Les progrès de la science et des technologies, à l'intérieur, mais aussi et surtout à l'extérieur du secteur, ont eu un impact significatif sur la foresterie (FAO, 1998b). Le renforcement des possibilités d'utilisation de plusieurs espèces, la réduction des besoins en matières premières grâce à un accroissement de l'efficacité de transformation, la substitution et la réduction des émissions de polluants font partie des progrès qui ont été accomplis. Le recyclage a augmenté, ce qui, comme dans le cas du papier, pourrait réduire considérablement la demande en bois (Abramovitz et Mattoon, 1999).

Des recherches sur certains aspects biologiques de la foresterie, notamment sur les processus concernant les écosystèmes, ont renforcé les outils et les techniques disponibles pour l'aménagement durable des plantations et des forêts naturelles. Les possibilités d'augmenter la productivité des plantations fo-restières sont plus grandes grâce aux techniques de sélection génétique, d'amélioration et de multiplication rapide des arbres, mais aussi grâce à des pratiques d'aménagement de sites mieux ajustées.

Les progrès technologiques de l'information et de la communication représentent des changements sans précédent et illimités. Les possibilités de suivi des ressources, notamment dans la résolution et l'interprétation des images, ont considérablement progressé. Il est plus facile de suivre les variations du couvert forestier, les infestations de ravageurs et de maladies et les foyers d'incendie; on peut imaginer dans un avenir proche d'autres améliorations qui permettront d'accéder facilement et en temps réel aux informations sur les ressources. La diffusion du courrier électronique et d'Internet facilite les communications et, par conséquent, le partage d'informations et d'expériences. La distance n'est plus un obstacle majeur aux échanges entre les personnes, ce qui a des répercussions sur la structure et le fonctionnement des organisations; les réseaux à but spécifique deviennent l'arrangement institutionnel privilégié (Nair et Dykstra, 1998), tandis que les organisations traditionnelles à structure verticale disparaissent peu à peu (EIU, 1997).

EXPLIQUER LES CHANGEMENTS: LA FACE CACHÉE DES CHOSES

Étant donné les possibilités offertes par les changements économiques, institutionnels et technologiques, comment expliquer que la situation des forêts ne se soit pas améliorée, ou se soit même détériorée, dans plusieurs pays, ces dernières années? Pourquoi les changements sont-ils rapides dans certains pays, mais affreusement lents dans d'autres? Il n'est pas toujours possible de maintenir les efforts visant à faciliter les réformes économiques et institutionnelles et les progrès technologiques car ces changements sont d'une certaine manière rejetés par l'ensemble du système. L'adoption d'un changement dépend, semble-t-il, essentiellement, des faits nouveaux qui se produisent à l'échelle du système et plus particulièrement des changements structurels des économies.

Changements structurels des économies

De tous temps, l'agriculture (élevage compris) a toujours été le principal moyen de subsistance de la majorité des populations à l'aube de leur développement économique. Le progrès économique dépend en grande partie de la production d'excédents par rapport à la consommation, et de leur transformation en autres biens et services, grâce au commerce ou à l'investissement. Au fur et à mesure que les populations augmentent, on agit sur la production en cultivant plus de terres ou en intensifiant l'agriculture grâce à des technologies qui en renforcent la productivité. Dans le scénario d'extensification, le couvert forestier tend à diminuer, car l'expansion de l'agriculture se fait essentiellement au détriment des terres forestières. Dans de nombreux pays, l'agriculture reste le pilier de l'économie, de telle sorte que plus la population augmente, plus il faut défricher de forêts pour les convertir à l'agriculture.

Le recul des activités basées sur l'exploitation de la terre coïncide souvent avec l'apparition d'autres secteurs. Dans plusieurs pays, la découverte de gisements de pétrole et de gaz naturel a entraîné des changements structurels dans les économies (Wunder, 2000), car les activités d'extraction ont commencé à représenter la plus grande part du produit intérieur brut et des recettes en devises, et à créer plus d'emplois. Dans certains pays, la croissance des secteurs de l'industrie et des services a favorisé un abandon de l'agriculture, ce qui a réduit la pression sur la terre, et par conséquent la déforestation, le processus s'étant même parfois inversé. La dépendance à l'égard de la terre pour la production de biens diminue de façon radicale car la production basée sur l'utilisation de matières premières s'améliore ou est remplacée par des industries de matière grise. L'impact de ce changement sur le couvert forestier a été ressenti dans le passé dans la plupart des pays développés et commence à apparaître dans certains pays en développement.

Facteurs limitant les changements structurels

Puisque les changements structurels de l'économie peuvent altérer radicalement le mode d'utilisation des ressources forestières, il faut se poser une question fondamentale: quelle est la probabilité que des changements de ce type se produisent dans la plupart des pays dans un avenir proche? Quelles sont les chances pour qu'aucun de ces changements ne se produise dans certains pays? Dans une économie mondiale extrêmement interdépendante et compétitive, les «niches» économiques, ou créneaux, sont sans cesse redéfinies et remodelées, essentiellement sur la base des avantages comparatifs, ce qui peut limiter les changements structurels significatifs.

Ainsi, dans de nombreux pays en développement, la croissance du secteur industriel continue d'être freinée par l'insuffisance de l'investissement, l'étroitesse des marchés ou le manque de compétitivité de la production locale. Dans ces pays, la production industrielle est souvent basée sur l'agriculture et son expansion tend à avoir un effet négatif sur les forêts en raison de l'augmentation des besoins en matières premières. Dans plusieurs pays en développement, le secteur industriel local a essentiellement reposé sur un protectionnisme élevé. La libéralisation économique entraîne toutefois d'importants changements, et la levée des restrictions à l'importation nuit souvent aux industries locales en raison de la compétition accrue de produits importés moins chers et parfois de meilleure qualité.

Un certain nombre de pays comptent sur une expansion du secteur tertiaire pour renforcer les revenus et l'emploi, mais cette stratégie est limitée par certains facteurs intrinsèques. Presque tous les secteurs de services à haute valeur ajoutée - qu'il s'agisse de secteurs déjà bien développés comme les banques, le commerce et le transport maritime, ou de secteurs plus jeunes, comme les spectacles, l'information, les technologies et les finances - sont concentrés dans les pays développés, alors que la plupart des pays en développement s'orientent vers des services à plus faible valeur ajoutée. Même dans le cas des «industries de matière grise» sur lesquelles comptent bon nombre de pays pour accélérer leur développement, la plupart des services occupent des créneaux à faible valeur ajoutée (traitement des cartes de crédit, technologies «tournevis» par exemple pour l'assemblage de pièces électroniques, et opérations similaires à fort coefficient de main-d'œuvre, qui confèrent à ces pays un avantage comparatif. La production d'excédents est limitée avec ces activités, et les probabilités de changements structurels significatifs sont très limitées.

Les possibilités qu'offre le développement des activités extractives (pétrole et gaz naturel) ont souvent été perdues car tous les bénéfices étaient monopolisés par le secteur privé ou dépendaient d'un seul secteur (Dale, 2000). Lorsque le pétrole ou le gaz naturel (ou tout autre secteur en plein essor qui procure d'importantes recettes en devises) devient une importante source de revenus, les taux de change montent, d'autres secteurs ne sont plus compétitifs et cela n'aide pas la diversification de l'économie (certains ont appelé ce phénomène le «syndrome hollandais», car il a été relevé pour la première fois aux Pays-Bas dans les années 60, après la découverte d'importantes réserves de gaz naturel).

AU-DELÀ DES CHANGEMENTS STRUCTURELS: QUELQUES SCÉNARIOS POSSIBLES POUR L'AVENIR.

Puisqu'il y a peu de chances pour que des changements structurels majeurs se produisent dans un avenir proche, quelle sera la direction des changements et quelles seront leurs conséquences pour la foresterie? Verra-t-on à l'avenir une situation d'équilibre suffisamment stable pour que la majorité des pays puissent apporter les changements nécessaires dans le cadre d'une économie de marché? On peut penser que les changements se produiront dans de nouvelles directions, essentiellement parce que de nouvelles lignes de faille apparaîtront dans le système social et économique mondial.

Lignes de faille, déséquilibre et nouveaux scénarios

Les changements prévisibles se produisent dans des conditions d'équilibre, lorsqu'il est facile de les évaluer et de les comprendre, alors que les changements à l'échelle d'un système ont lieu dans des conditions de déséquilibre. Au fur et à mesure qu'une société se développe et évolue, il est inévitable qu'apparaissent de nouvelles lignes de faille s'accompagnant de changements majeurs. Pendant plus de toute la seconde moitié du XXe siècle, l’abîme politique et économique qui existait entre les économies centralisées et les économies de marché était la principale ligne de faille au niveau mondial (Thurow, 1996). Cet abîme a dans un certain sens occulté d’autres lignes de faille. L’effondrement de l’Union soviétique et la prédominance naissante des mécanismes de marché a été le changement le plus marquant de cette dernière décennie. Toutefois, avec la fin de la guerre froide, des lignes de failles latentes, ou qui étaient passées inaperçues, ont refait surface. De nombreux problèmes, comme les dictatures, la violation des droits de l’homme et la corruption, sont devenus inacceptables alors qu’ils avaient échappé à l’attention (quand ils n’étaient pas tacitement approuvés ou tolérés) pour maintenir les pays au sein d’un bloc politique. Le mouvement en faveur de politiques démocratiques rejoint un niveau sous-national, et la décentralisation des responsabilités administratives passe à l’échelon local. En insistant sur les droits de l’homme, on encourage des groupes ethniques, linguistiques et religieux, ce qui alimente souvent de nouveaux conflits et sape parfois le concept d’État-Nation. Le développement axé sur le marché, et notamment la circulation accrue de capitaux, de technologies, de biens et de services, déborde les frontières nationales (Giddens, 1998). Des alliances ou des groupes d’intérêts transfrontaliers jouent un rôle important dans la vie économique, sociale et politique. Dans un monde moins polarisé ayant des états-nations plus faibles, on voit déjà apparaître de nouvelles tensions qui auront des effets directs ou indirects sur la gestion des ressources naturelles, y compris celles du secteur forestier. Parmi ces tensions:

Des ruptures et des tensions apparaissent d'ores et déjà sur ces lignes de faille. Les grandes compagnies multinationales, qui consolident actuellement leur position grâce à des fusions, à des acquisitions et à des technologies améliorées, seront soumises à une pression croissante. À l'avenir, les conflits opposeront le plus souvent des organisations très actives ayant constitué d'importants réseaux représentant les intérêts d'une multitude de groupes différents à de puissantes sociétés multinationales puissantes.

La croissance rapide des technologies de l'information et de la communication accélère le processus de changement le long des lignes de faille, et de plus en plus de groupes et de communautés solidement implantés à l'échelon local se mettent à interagir dans un environnement transnational. Il peut aussi y avoir des groupes locaux bien implantés, qui sont exclus ou incapables de tirer profit des mécanismes du marché. Si le mécanisme du marché a triomphé ces dernières années, il devra s'adapter à une situation où de nouveaux systèmes extérieurs au marché deviendront partie intégrante du cadre économique et institutionnel.

PRÉPARER LES FORÊTS AUX CHANGEMENTS

Comme on ne connaît pas exactement la nature des changements futurs, on peut difficilement donner des conseils sur l'orientation que devrait prendre la foresterie pour s'y adapter. Dans de nombreuses situations, les problèmes habituels persisteront encore quelque temps, mais il est impératif que les forestiers et les organisations du secteur prévoient les changements à plus long terme et soient prêts à s'adapter à l'évolution des circonstances. Voici quelques-uns des principaux changements qui pourraient être envisagés.

Transformation du rôle des organisations

Les objectifs, programmes et plans nationaux seront relégués au second plan au fur et à mesure que les communautés locales, les entités sous-nationales et le secteur privé acquerront le pouvoir de décision en tout ce qui concerne l'aménagement des ressources forestières. Tout porte à croire que la foresterie, en tant que secteur ou profession à part entière, perdra de son importance et sera intégrée dans un cadre bien plus large qui englobera tous les secteurs relatifs aux ressources naturelles. Le rôle des entités nationales, et notamment les organisations à structure verticale comme les départements forestiers, s'affaiblira considérablement. Les organisations forestières traditionnelles ont déjà perdu une bonne partie de leur pouvoir d'influence sur l'aménagement (qui reposait sur leurs connaissances, leurs ressources, l'acceptation par les parties prenantes, etc.) À l'avenir, ces organisations pourront devenir des arbitres impartiaux qui faciliteront la résolution des conflits entre les nombreux nouveaux acteurs, et des centres de débat pour l'élaboration des normes relatives aux différentes pratiques acceptées par ces acteurs. Étant donné que la majorité des fonctions productives seront assurées par des agriculteurs, par des communautés et par des entreprises privées, le secteur public ne jouera probablement pas un rôle majeur dans la production de bois. Au mieux, sa fonction se limitera à gérer les biens et les services publics, notamment dans le cadre d'arrangements contractuels.

Compétences et approches nouvelles

La dimension environnementale devient de plus en plus importante, surtout en ce qui concerne la protection des bassins versants et la biodiversité. La responsabilité de la durabilité de l'offre de biens publics continuera à relever du domaine public, mais cette approche devra être complètement revue et corrigée. Il faudra indemniser comme il le convient ceux qui seront obligés de s'abstenir de leurs activités habituelles pour que d'autres puissent bénéficier de certains services environnementaux Des technologies améliorées pour le suivi des ressources et des pratiques d'aménagement parfaitement adaptées devront être mises au point pour que toutes les parties puissent respecter leurs obligations. Les critères et indicateurs nécessaires pour rejoindre ce but seront décidés au niveau national, mais leur application et leur suivi seront assurés au niveau local. Une amélioration notable des compétences de négociation et de la gestion des conflits sera probablement nécessaire au niveau local, et les systèmes de gestion des ressources devront être parfaitement transparents.

CONCLUSIONS: FAIRE FACE AU CHANGEMENT

L'humanité traverse une période de perturbations extrêmes, accélérées par les innombrables changements qui se produisent. Au fur et à mesure que les sociétés répareront les grandes et petites ruptures économiques, environnementales et sociales, et instaureront de nouveaux cadres pour améliorer leur relation avec la nature, la foresterie, telle qu'elle se présente aujourd'hui, devra inévitablement évoluer. Face au changement, les personnes et les institutions adoptent généralement l'une de ces attitudes:

La majorité des initiatives sont réactives et entrent dans les trois premières catégories. Pour survivre et contribuer au développement économique et social, la seule option viable est probablement la quatrième, même si elle peut se révéler «autodestructrice», car elle oblige à modifier radicalement l'organisation actuelle de la foresterie.

Bibliographie


1 Le tourisme, et plus particulièrement l'écotourisme, a été identifié comme un secteur dans lequel certains pays en développement pourraient avoir un avantage comparatif et des efforts sont faits pour promouvoir l'écotourisme communautaire, afin que les communautés locales puissent tirer une part importante des bénéfices dérivant de cette activité. Mais là encore, il faut être conscient des limites de l'écotourisne, en particulier du point de vue de la durabilité à long terme (voir Elegant, 2000).

2 Les manifestations d'activistes, qui ont eu lieu fin 1999, durant la réunion de l'OMC à Seattle (États-Unis), témoignent de l'influence que peuvent avoir des groupes multiples unis par un objectif commun sur les décisions.


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