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CHAPITRE III: LES INSTITUTIONS ADMINISTRATIVES ET PROFESSIONNELLES DES PÊCHES MARITIMES


Malgré des disparités incontestables, les administrations des pays qui interviennent aujourd’hui en Méditerranée dans le secteur des pêches maritimes présentent de nombreuses similitudes. Un premier fait majeur: dans tous les pays concernés, même si on assiste depuis peu à des opérations de régionalisation, la pêche reste et demeure l’affaire de l’Etat central, et même d’un «super Etat» si l’on intègre désormais l’Union européenne. Cette étatisation du secteur est d’autant plus remarquable que, comme nous l’avons vu, l’organisation sociale de la pêche en Méditerranée s’est réalisée autour de groupes et de terroirs halieutiques très intimes et très localisés.

Quant aux institutions professionnelles, elles sont particulièrement nombreuses en Méditerranée occidentale mais leurs fonctions multiples méritent des éclaircissements méthodiques.

SECTION 7. L’IMPORTANCE DE L’ADMINISTRATION ÉTATIQUE

Comparé à l’ensemble des services et en particulier au tourisme, le secteur économique des pêches maritimes apparaît comme marginal. Il s’agit pourtant d’un secteur relativement «suradministré», en particulier par les administrations des différents Etats.

L’apparente étatisation et suradministration du secteur des pêches ne sont pas uniquement la conséquence de l’interventionnisme économique: celui-ci est relativement récent. Elles reposent sur l’importance stratégique de la mer et du statut juridique qui en découle: la mer est une frontière, un espace public, un lieu de passage et de communication, un enjeu militaire[80]. C’est donc en tant qu’activité maritime, bien plus qu’en tant qu’activité économique que la pêche est aujourd’hui encore partout étatisée: la tutelle administrative sur le navire et ses activités.

Partout, l’Etat est titulaire de compétences juridiques exclusives dans le domaine de la gestion des pêcheries. Il dispose à la fois d’un ensemble de pouvoirs et de la légitimité pour les exercer. A ce titre, les administrations déterminent les règles de la gestion des pêches, garantissent les droits des différents acteurs du secteur, contrôlent la mise en œuvre des décisions.

L’administration des pêches quant à elle, peut être envisagée comme une institution, un ensemble juridique chargé de fonctions de régulations et de contrôle. A ce titre c’est une construction juridique: un organigramme de services et un ensemble bureaucratique hiérarchisé. Mais l’administration est également un ensemble social, constitué des personnes physiques et morales qui la composent. Ce groupe dispose de moyens juridiques, matériels et coercitifs qui lui permettent de bénéficier de prérogatives bureaucratique et technocratique sur l’ensemble du secteur des pêches[81].

C’est sur ces deux registres, juridiques et sociétaux que peut être analysée l’administration des pêches de Méditerranée. Sur le plan organique, il existe un mimétisme administratif marqué, entre les différents pays de la Méditerranée occidentale. Au Nord, ce mimétisme correspond à la construction symétrique de grandes nations maritimes et coloniales; au Sud, il repose sur la transmission aux pays du Maghreb des modèles administratifs européens.

Plusieurs facteurs expliquent la «suradministration» des pêches:

- une très ancienne tradition tutélaire des administrations militaires sur les gens de mer et sur les navires;

- la création d’une administration scientifique et technique chargée à partir des années cinquante de développer la pêche en tant que secteur de l’économie;

- une institution internationale chargée de promouvoir la coopération en matière de gestion des pêches en haute mer et de coordonner les actions susceptibles d’affecter les stocks adjacents;

- un intérêt récent des administrations économiques et régionales pour ce secteur de l’économie.

7.1 L’administration internationale des pêches

Il existe en Méditerranée deux arrangements institutionnels à caractère régionaux chargés de la gestion des pêches. Ceci ne réduit en rien le rôle incontournable des Etats riverains qui demeurent en raison de leur souveraineté à la fois les responsables institutionnels et les sujets des politiques régionales des pêches et de leur aménagement.

Au cours des dernières années, l’emprise des Etats n’a fait que s’accroître. A travers les administrations internationales, la responsabilité des Etats membres de celles-ci s’étend également sur les zones adjacentes à leurs territoires et ils gèrent au niveau bilatéral et multilatéral l’ensemble des stocks chevauchants et ceux de la haute mer. Les Etats sont ainsi responsables des résultats et du contenu des mesures prises pour la gestion responsable des espaces et des ressources de leurs juridictions; interlocuteur pour adopter sur le plan bilatéral, multilatéral ou général des mesures internationales pour l’exploitation, le partage, la protection des richesses halieutiques. C’est l’Etat du pavillon en particulier, qui est chargé de faire appliquer les règlements internationaux sur ses navires.

En Méditerranée, la Commission générale des pêches pour la Méditerranée (CGPM), créée en 1949 sous l’égide de la FAO, à vocation générale pour toutes questions relatives à l’aménagement des pêcheries et au développement de l’aquaculture. Tous les pays riverains de la région, ainsi que l’Union européenne et le Japon en sont membres. La Commission internationale pour la conservation des thonidés de l’Atlantique (CICTA) a également compétence en Méditerranée pour la gestion spécifiquement de l’exploitation des grands pélagiques[82]. Cependant, de nombreux riverains ne sont pas encore membres de la CICTA.

Ces deux institutions ont permis de nombreux échanges d’informations et le rapprochement des points de vue des Etats concernés. De surcroît, elles coopèrent étroitement. Il faut également mettre à leur crédit la maturation de nouveaux concepts et l’adoption de principes et de mesures communes. Tout ceci a permis de perfectionner et de faire évoluer le cadre juridique de l’aménagement des pêches. En raison de leur constitution et de leur spécialisation, ces institutions assurent pour les Etats une fonction de forum et de cadre de négociation avec, pour objectif, une gestion durable de leurs ressources. On doit ainsi à la CGPM d’avoir coordonné le recueil et la diffusion des informations scientifiques pour les ressources de la Méditerranée et d’avoir formalisé des règles communes en matière de police des pêches. A noter également, pour cette dernière, une ouverture vers la participation de représentants des organisations professionnelles à ses travaux.

La pêche se développe donc sur un espace sensible d’emprise étatique et dans un contexte de compétition internationale modulée par la coopération diplomatique. Ce contexte a eu pour effet de transférer l’essentiel des décisions concernant la pêche à un niveau très élevé; un niveau qui peut parfois apparaître disproportionné avec l’importance économique relative de ce secteur.

7.2 La similitude des appareils administratifs nationaux

Pour réaliser leurs missions de formulation et mise en oeuvre des orientations de politique, les Etats de la Méditerranée disposent aujourd’hui d’un appareil ministériel dont l’organisation, les caractères et le contenu sont très similaires. Ce terme désigne «l’autorité politique et administrative ayant reçu pour mission du pouvoir exécutif de définir et de mettre en œuvre les politiques des pêches. Cette création signifie que la pêche est sur l’agenda de la puissance publique en tant que politique publique. Mais, il faut rappeler que la constitution d’une fonction ministérielle des pêches est tout à fait récente. Jusqu’au milieu du XXème siècle, la pêche n’est pas prise en considération en tant que secteur économique stricto sensu..

Quelle que soit la définition de leurs missions, les ministres sont les organes délégués du gouvernement. Juridiquement, ils agissent comme des mandataires du pouvoir exécutif dans le domaine des pêches. Mais les missions qui sont reconnues aux ministres ne sont pas toujours accompagnées des compétences juridiques attribuées par des actes législatifs ou réglementaires. Ces missions consistent dans la représentation de l’Etat pour ce qui concerne le secteur des pêches, la production des normes juridiques s’appliquant au secteur des pêches, la direction des services administratifs chargés de la tutelle des pêches.

A l’exception récente du Maroc et de l’Algérie, cette mission n’est pas assurée par un ministre des pêches, constitué en département ministériel spécialisé. A l’heure actuelle en Méditerranée, les ministres chargés de l’agriculture sont en général ceux chargés des pêches. Dans l’histoire des institutions, les rattachements sont variables en fonction des représentations politiques: pendant longtemps, par exemple en France, la pêche a été rattachée au ministère chargé des transports qui coiffait la Marine marchande et les Affaires maritimes. La dimension de la navigation prévalait alors sur la dimension de l’économie; le fait que la France ou l’Italie aient rattaché récemment la pêche à l’agriculture est significatif à cet égard.

Mais en fait, la politique des pêches relève le plus souvent de plusieurs départements ministériels se répartissant plusieurs fonctions: le ministre de l’Agriculture, le ministre chargé des Transports, le ministre chargé de l’Environnement, le ministre chargé de l’Économie sont diversement impliqués dans ces politiques en exerçant la tutelle de segments d’activités ou des biens: contrôle du marché, chantiers navals, transports, régime juridique de l’entreprise et de la fiscalité, régime social maritime, contrôle de qualité des produits de la mer, contrôle de la navigation et du navire, domaine public, matériels nécessaires à la production et au marché, etc.

La profusion de ces administrations ne facilite pas l’unité d’action et la lisibilité des politiques des pêches, mais ce phénomène, qui n’est pas inhabituel dans la sphère de l’intervention économique, n’est pas propre à la Méditerranée.

7.2.1 Les directions centrales chargées des pêches maritimes

Pour servir les ministres chargés des pêches, des appareils spécialisés d’orientation et d’expertise ont été constitués en Méditerranée; ils se sont renforcés comme dans tous les autres secteurs dans les dernières décennies. On peut les définir comme des organes bureaucratiques hiérarchisés, chargés par le gouvernement de l’administration des pêches. Ils organisent la tutelle du secteur économique des pêches. Ils inspirent également les algorithmes et mettent en forme les décisions du gouvernement dans ce secteur. L’influence politique des bureaucrates et technocrates repose d’abord sur leur légitimité juridique et scientifique. Mais elle est souvent renforcée par la solidarité des corps techniques de personnels qui composent les services. Le phénomène peut induire le conformisme des corps de fonctionnaires et de la constitution de réseaux internationaux utilisant le même langage et les mêmes représentations des politiques [83].

Les directions centrales sont incontestablement celles dans lesquelles on trouve les compétences techniques et administratives vis à vis du secteur. C’est un personnel formé qui recueille et traite l’information nécessaire à la décision du ministre, met en forme ses décisions, fait appliquer ses instructions et assure le commandement des services.

En Méditerranée, l’héritage administratif centralisé fait habituellement relever le secteur des pêches de deux types d’administration:

- une administration traditionnelle issue du contrôle de la navigation maritime: pour ces administrations les aspects de «police des pêches» tendent à être prépondérants (par exemple:Maroc, France, Espagne, Tunisie...);

- une administration fonctionnant avec les principes de développement du secteur de l’agriculture et qui tend à mettre l’emphase sur les aspects socio-économiques et la gestion responsable des pêcheries (par exemple: Italie, Malte).

Ces deux catégories d’administrations sont à l’origine animées par deux corps de fonctionnaires différents et on aperçoit la cohabitation de deux cultures administratives différentes. Elles tendent néanmoins aujourd’hui à cohabiter et à coordonner leurs approches.

7.2.2 L’administration scientifique des pêches

La recherche scientifique publique est désormais un élément fondamental des politiques des pêches même si on n’est guère en mesure d’en déterminer encore l’efficacité opérationnelle dans la prise de décision des gouvernements. Elle accapare une partie importante des budgets d’intervention et mobilise des moyens administratifs permanents. Tous les pays de la Méditerranée occidentale disposent de centres de recherches halieutiques nationaux.

L’essentiel de la recherche publique dans le domaine des pêches est consacré à la biologie marine. Lors de l’industrialisation des pêches, les Etats de la Méditerranée ont crée des structures chargées de recueillir des informations scientifiques sur les richesses halieutiques. Leur fonction est également de promouvoir l’exploitation de ces richesses par la diffusion des techniques de production industrielles, sur le modèle productiviste de l’agriculture. Ces administrations sont aujourd’hui requises pour concevoir et assurer le suivi des mesures d’aménagement de la pêche.

Dans la plupart des cas, ces administrations jouissent d’un statut juridique d’établissement qui leur reconnaît une certaine autonomie[84]. Leur mobilisation est encouragée au niveau international pour constituer des réseaux d’expertise et établir des bases objectives pour la gestion des pêches[85]. Ces administrations disposent de moyens scientifiques pour évaluer l’état des ressources, tels que des laboratoires et des navires océanographiques. Elles sont donc le principal outil scientifique d’aide à la décision de l’appareil d’Etat.

Mais historiquement, cet appareil scientifique est relativement récent: pour les pays du Nord il se constitue à la veille de la seconde guerre mondiale, mais il a alors une vocation scientifique «dure». A partir des années soixante-dix, la mission revêt une dimension plus économique. Cependant, seule l’Italie dispose à l’heure actuelle d’une institution spécialisée en sciences sociales. Pour les pays du Maghreb ils sont fondés par l’Etat après la décolonisation et ils accompagnent leur désir de développement et d’émancipation.

7.3 La complexité et l’abondance de l’administration déconcentrée

La déconcentration est le moyen pour l’Etat de déployer ses politiques. Elle doit être distinguée de la décentralisation, qui est le système d’administration de la société civile pour la représentation des intérêts distincts de ceux de l’Etat.

Dans le cadre de la déconcentration, les administrations centrales des pêches disposent d’organes administratifs spécialisés, chargés de mettre en œuvre les politiques centrales. Pour faire cela, ils ont la mission de représenter les ministères et d’exécuter les instructions permettant de réaliser les politiques des pêches. L’ensemble des «organes délégués pour exécuter tout ou partie des politiques publiques des pêches» constitue l’administration déconcentrée de l’Etat[86].

7.3.1 L’administration territoriale des pêches déconcentrée

La déconcentration territoriale est l’instrument de redéploiement spatial de l’Etat central. Des fonctionnaires délégués représentent les administrations centrales dans plusieurs niveaux de circonscriptions territoriales déconcentrées.

Le plus souvent, ces niveaux se confondent avec l’administration générale du pays: régions, préfectures, gouvernorat.

Malheureusement, elles ne coïncident pas nécessairement avec les territoires sur lesquels doivent se fonder les unités de gestion des pêcheries[87]. La circonscription portuaire fait exception à cet égard car elle peut être un critère pertinent de détermination du groupe responsable de la gestion d’une pêcherie.

Les responsables administratifs de ces circonscriptions sont chargés de certaines tâches hiérarchisées, examinées ci-après. Les agents de terrain jouent un rôle d’information et de relais auprès des populations maritimes. Le cas de la Tunisie est exemplaire à cet égard où l’on trouve un agent de l’Etat de petite catégorie pratiquement auprès de chaque communauté: il informe sa hiérarchie de la situation de la pêche et il connaît les communautés dans le détail. En contrepartie, il est disponible et il est une source d’information précieuse pour les pêcheurs.

Mais l’atomisation des fonctions entre plusieurs ministères peut se reproduire au niveau local, et les usagers doivent souvent fonctionner avec plusieurs interlocuteurs administratifs. Le plus souvent ont ainsi été séparés les aspects de police de la production, ceux des statuts du navire et des personnes, ceux de l’intervention économique, ceux du contrôle du produit[88].

7.3.2 L’administration spécialisée des pêches déconcentrée

Depuis trois ou quatre décennies, la création d’établissements spécialisés a été encouragée pour réaliser des fonctions administratives au nom et pour le compte de l’Etat. Dans ce cas, la représentation de l’Etat n’a pas une base territoriale: elle est sectorielle ou segmentaire. Ces organes de relais créés par la loi sont institutionnalisés comme des administrations déconcentrées, par exemple:

- la création des centres de recherches nationaux;

- la création d’un centre régional à Nador (Maroc);

- la création d’un établissement autonome pour la gestion de ports artisanaux (Tunisie à Al Attaya ou à Chebââ);

- la mise en place d’une école de formation des pêcheurs à Sète (France);

- l’installation d’un centre administratif de vulgarisation des techniques de pêche à Catane (Italie) etc.

L’Etat a également chargé des personnes privées ou publiques de certaines missions techniques; elles sont alors des délégations de services publics ou d’intérêts généraux, par l’attribution de subventions ou de marchés publics:

- des chambres de commerce, des coopératives, des cofradias sont souvent chargées de construire et de gérer des criées aux poissons[89];

- des établissements financiers sont subventionnés pour consentir des prêts et favoriser des investissements maritimes (Crédit Maritime en France, banques régionales en Espagne, Coopératives en Italie);

- des universités, souvent sous la direction des centre de recherche de l’administration des pêches sont chargées de recherches sur les ressources marines ou sur le secteur [90];

- des organisations non gouvernementales et des coopératives sont financées pour organiser la formation, y compris des femmes de pêcheurs, aux techniques de la gestion commerciale ou qui sont subventionnées pour réaliser de la formation et de l’aide aux entreprises artisanales ou mettre en place des services collectifs de transport;

- des structures interprofessionnelles sont encouragées pour la promotion des produits de la pêche (par exemple en Tunisie, en Italie);

- des structures consulaires sont financées par l’Etat pour organiser la représentation nationale et régionale de la profession (Chambre des Pêches au Maroc et bientôt en Algérie);

- des comités de gestion et de coordination sont financés par l’Etat pour discipliner la profession (Italie);

- des organisations internationales (telle que la FAO) sont chargées de fournir de l’assistance technique dans le cadre de programmes et projets;.

Cette liste est loin d’être exhaustive: elle montre «l’épaisseur» de l’administration des pêches au sens large et les besoins de coordination des politiques. Elle nous montre aussi l’enchevêtrement de l’appareil d’Etat et de la société civile qui constituent dans toute la Méditerranée un système administratif en définitive très complexe et très interventionniste.

SECTION 8. L’AMBIVALENCE DES INSTITUTIONS PROFESSIONNELLES

L’importance des institutions professionnelles dans le secteur des pêches en Méditerranée est tout à fait considérable; mais il n’est pas toujours aisé de déterminer leur fonction dans les politiques des pêches. La Méditerranée occidentale nous offre une riche typologie d’organismes dont nous essayerons d’éclaircir les rôles en référence à notre problématique générale.

8.1 La place des institutions professionnelles dans les politiques des pêches

Contrairement à ce que voudrait l’acception libérale de l’économie, l’entreprise n’est pas seule en face de l’Etat. En Méditerranée occidentale, nous pouvons relever un grand nombre d’institutions professionnelles dont les fonctions sont parfois énigmatiques.

8.1.1 L’institutionnalisation professionnelle du secteur des pêches maritimes

Dans une définition très générale, les institutions sont «des organes chargés de réaliser certaines fonctions au nom et pour le compte d’intérêts catégoriels qui, pour se faire, mobilisent des moyens juridiques et matériels». Pour résumer: un cadre d’action collectif, pour réaliser des fonctions au service d’un intérêt et qui dispose pour ce faire d’un minimum de moyens.

Les institutions développent donc une action collective sous diverses formes. A ce titre, les organisations professionnelles des pêches participent en Méditerranée à un mouvement de décentralisation technique, défini comme «la reconnaissance par l’appareil d’Etat d’intérêts et d’organisation non étatiques». C’est donc l’autonomie d’administration d’un groupe de personnes pour défendre, définir, gérer et représenter ses intérêts catégoriels.

- sur un plan constitutionnel, c’est un groupe d’intérêt reconnu comme légitime par la puissance centrale;

- sur un plan fonctionnel la notion recouvre ce que dans les pays anglo-saxons on nomme le self government.

L’organisation administrative des pêches illustre cette définition: les institutions civiles professionnelles«reconnues comme légitimes» participent à la définition et à la mise en œuvre des politiques des pêches.

On parle donc d’institutions professionnelles, lorsque l’on a affaire à un organe dont la représentation se rapporte à tout ou partie d’une ou plusieurs professions, et dont la fonction se rapporte à la gestion ou la représentation de ce groupe professionnel.

En fait tous les secteurs de l’économie sont frappés par ce phénomène qui fait que les acteurs économiques se regroupent pour exercer des missions collectives en relation et en complément des initiatives de l’Etat. Le domaine des pêches n’échappe pas à cette dérive: il existe depuis longtemps des organismes professionnels, mais ces dernières années ont vu se multiplier les institutions engagées dans les politiques des pêches:

- les acteurs de ce secteur ont créé de nombreuses structures de représentation et de gestion: consortium, syndicats professionnels, coopératives, associations professionnelles ou spécialisées...

- les Etats de la zone ont invité les professionnels à s’organiser et ont créé de nombreux organes à vocation professionnelle: coopératives[91], offices, comités des pêches[92], chambres maritimes, villages de pêcheurs[93].

Mais il existait déjà depuis longtemps en Méditerranée occidentale des institutions professionnelles issues des communautés et organisées sous la forme de «corporations de métiers»:

- les prud’homies de pêcheurs françaises, qu’un texte du Second Empire intègre purement et simplement aux administrations déconcentrées de la marine en tant que «communautés chargées d’éviter les rixes entre les pêcheurs». C’est expressément un organe de discipline professionnelle sur le modèle des corporations d’Ancien- Régime[94];

- les cofradias de pescadores, espagnoles, définies comme des «corporations de droit public qui agissent comme organes de consultation et de collaboration avec l’Administration...»: leur nature corporative et autodisciplinaire est donc bien moins marquée[95].

On voit par-là que les institutions professionnelles ne proviennent pas exclusivement des groupes, mais qu’elles peuvent être fortement encouragées par l’administration d’Etat. Celle-ci veut s’appuyer sur ces organes pour réaliser ses propres objectifs; ici se marque l’ambiguïté des organisations professionnelles: à la fois représentatives des professionnels et instrument de l’Etat pour promouvoir ses propres objectifs[96].

8.1.2 Comment analyser les institutions professionnelles?

Bien sûr toutes les institutions ne sont pas équivalentes et leur lecture peut être différente selon que l’on adopte l’analyse juridique, politique, historique. Or, l’ensemble des institutions professionnelles prétend intervenir dans le secteur de la pêche et investir le champ de la décision administrative et politique. Dans une perspective d’aménagement durable des pêcheries, il est important de bien comprendre la place et le rôle des différentes institutions[97].

Nous pouvons d’abord analyser les institutions professionnelles des pêches sur trois points fondamentaux:

- le groupe constituant: sur quels intérêts catégoriels repose l’institution?

- l’objet social: quelle est sa fonction principale?

- les pouvoirs de discipline interne: quelles sont ses capacités juridiques et/ou ses compétences administratives?

D’autres questions peuvent compléter ces trois premiers aspects:

- la genèse de l’institution et son histoire;

- la représentativité réelle, la composition et le dynamisme effectif de l’institution et de ses dirigeants;

- l’étude des liens vis à vis d’autres institutions, l’Etat par exemple;

- l’emprise spatiale, la circonscription administrative de son action;

- le régime juridique, les statuts, les règles de fonctionnement internes, la représentativité démocratique;

- le cadre légal et réglementaire, la capacité de discipline vis à vis de ses fondateurs et de ses mandants.

Le champ des investigations est donc immense. L’ensemble de ces questions pourra constituer une piste méthodologique de futures analyses institutionnelles.

8.2 Les fonctions des institutions professionnelles

On peut maintenant classer les différentes institutions professionnelles des pêches de Méditerranée autour de différentes fonctions collectives. Une lecture fonctionnelle rendra plus aisée la compréhension des différentes structures rencontrées à l’occasion de cette étude: représentation, négociation et cogestion, discipline professionnelle, gestion et fourniture de services collectifs.

8.2.1 La fonction de représentation

Constitués en groupes d’intérêt, les différents groupes professionnels ont pour objectif de personnaliser et d’individualiser leurs intérêts catégoriels. Cette opération passe par la constitution d’un organe de représentation collectif dont la fonction est de s’exprimer au nom de l’ensemble des membres du groupe. Il doit présenter ses revendications, définir ses objectifs et élaborer un discours commun.

Cette fonction de représentation est nécessaire à titre «externe», pour investir les lieux et les institutions de décision concernant la pêche: l’acquisition de la personnalité juridique permet d’exercer cette fonction.

A titre «interne», l’organe de représentation doit construire sa représentativité: il doit regrouper le maximum d’adhérents et synthétiser leurs revendications sans créer de conflits internes. Cette opération est toujours incertaine car les professionnels regroupés sont également en compétition individuelle.

Mais la question de la représentativité dans le domaine des pêches n’est pas toujours très claire. La représentation ne réside pas uniquement dans les statuts juridiques: elle repose sur le dynamisme propre des groupes qui ont fondé les différentes institutions et sur la reconnaissance déterminante de l’Etat [98].

Ainsi, bien souvent, les armateurs prétendent représenter les «pêcheurs», ce qui bien sûr brouille la représentation réelle de la profession composée d’abord de marins. De même la représentation des «communautés» n’est pas réellement assurée dans notre spécimen: or elle ne peut se confondre avec la représentation d’une «profession», car elle a une dimension territoriale et collective propre. L’Etat impose parfois une représentativité syndicale qui oppose une représentativité «légale» à une représentativité réelle, ou des clivages «patrons/ matelots» qui se rapportent à un type d’exploitation.

Enfin la représentation doit se rapporter à un objet: représenter pourquoi? Dans bien des hypothèses des organismes de gestion comme les coopératives, les groupements interprofessionnels d’intervention, les chambres professionnelles prétendent représenter tout ou partie de la profession; en réalité leur représentation devrait seulement se rapporter à leur mandat.

Les formes de représentation des groupes selon la logique semi-industrielle

Nous rencontrons d’abord en Méditerranée les syndicats professionnels de patrons pêcheurs et de matelots. Leur statut particulier leur donne souvent une reconnaissance légale et leur permet de siéger automatiquement dans des instances de décision[99]. On ne peut dissimuler les difficultés de représentation des entreprises individuelles dans ce cadre particulier: le poids des grandes entreprises commerciales s’impose souvent comme modèle de représentation et rend difficile la négociation avec le gestionnaire de la pêche [100].

Au Maroc, le statut de syndicat professionnel reste flou et son autorisation est malaisée: l’association tient alors lieu d’institution de représentation professionnelle. L’association à but non lucratif [101] constitue le statut juridique généralement reconnu par les pouvoirs publics, car il permet d’acquérir la personnalité juridique [102].

Il s’agit ici de formes de représentations contemporaines, non communautaires, fondées sur la notion de filière et classes sociales. Bien souvent les associations et les syndicats sont organisées par métiers (chalutiers, senneurs...) ou font référence au clivage patron/matelot, ou intègre différents métiers dans la filière du secteur tels que, mareyage, construction navale, services, armement, marin.

En Italie les coopératives jouent désormais également le rôle principal de représentation des intérêts professionnels en intervenant dans le champ des négociations et des décisions politiques.

La représentation corporatiste

Association, coopératives et syndicats sont des formes «modernes» de représentation, fondées sur le volontariat individuel. Les prud’homies de patrons pêcheurs en France et les cofradias en Espagne sont établies sur le modèle des corporations de métiers. Dans ce cas nous avons affaire à un ordre professionnel avec une adhésion obligatoire de tous les pêcheurs. Dans les cofradias siègent les armateurs, les patrons et les matelots: mais les armateurs dominent presque totalement l’institution[103]. Dans les prud’homies françaises, l’adhésion des patrons pêcheurs est obligatoire, et les matelots en sont exclus.

Cofradias et prud’homies n’ont pas pour fonction principale de représenter le groupe des pêcheurs. Mais il faut constater qu’en Espagne les cofradias assurent cette fonction d’une manière prééminente, alors que les prud’homies qui sont atomisées ne sont pas réellement reconnues par les pouvoirs publics. Les prud’homies représentent plus une «communauté localisée» qu’une profession, c’est ce qui explique peut être leur faiblesse dans le champ social moderne. C’est ainsi que les cofradias sont organisées en fédérations ce qui leur donne un poids de lobby régional et national. Les prud’homies à l’inverse ne sont pas organisées en réseau.

Sur le plan de la représentation, nous retrouvons donc dans l’organisation des pêches le vieux clivage entre syndicalisme et corporatisme. Ce dernier a en France un caractère incontestablement communautaire; le noyautage des cofradias par les armateurs et leur supra-organisation leur enlève probablement leur racines communautaires.

8.2.2 La fonction de négociation et de cogestion

L’objectif des institutions professionnelles est de pénétrer le cercle de la décision politique pour participer à la gestion des pêcheries et servir ses propres intérêts catégoriels. Sous la pression des institutions de représentation, les Etats riverains ont donc été amenés à créer des institutions de négociation et de cogestion dans le secteur des pêches. L’objet de ces institutions est de rapprocher les points de vue des différents groupes de pression, et de dégager des décisions par des discussions et la recherche de consensus. La sélection des institutions autorisées à siéger dans les instances de négociation et de cogestion est effectuée par l’Etat selon ses objectifs et ses représentations.

L’archétype de ces institutions est, en France par exemple, le «comité des pêches», structure interprofessionnelle où est représenté l’ensemble des acteurs de la filière des pêches; mais le groupe des armateurs a pris la direction effective de l’institution[104]. Avec les administrations, les comités locaux ou régionaux sont consultés pour décider des politiques d’exploitation et d’encouragement du secteur. La représentation est assurée par l’élection syndicale. Les comités locaux participent depuis peu à l’attribution des licences de pêche aux petits métiers.

Les prud’homies continuent à assurer une fonction de négociation et de cogestion mais l’étroitesse de leur juridiction, la faiblesse de leurs moyens et leur marginalité les cantonnent dans des négociations locales avec les instances déconcentrées de l’Etat ou avec les collectivités territoriales décentralisées. Elles ne pèsent en rien sur les politiques générales.

En Italie, les coopératives sont les interlocuteurs des pouvoirs publics, dans le cadre des instances interministérielles. Elles ont activement participé à l’élaboration des lois, à la conception et aux orientations des pêcheries. Une même observation peut être faite à Malte où les coopératives et les associations de pêcheurs participent à l’élaboration des législations de pêches.

En Espagne, les cofradias sont les interlocuteurs de l’Etat et des Généralités essentiellement au nom des armateurs: elles ont ainsi largement contribué récemment à la décision de créer en Méditerranée espagnole une zone de protection des ressources[105].

En Tunisie, les «associations de pêcheurs» sont organisées par «métiers», senneurs, chalutiers, petite pêche côtière. En fait ici encore les armateurs des grands métiers dominent la représentation et la négociation dans les politiques des pêches[106].

Le Royaume du Maroc a créé récemment les «Chambres des pêches maritimes» ayant pour objectif d’assurer la représentation nationale des opérateurs économiques du secteur des pêches maritimes. La lisibilité des fonctions des chambres des pêches n’est pas très claire. Elles ont probablement été créées également pour servir de forum aux associations de pêcheurs et pour assurer le rôle de «Conseils régionaux des pêches» chargés en particulier de donner des avis aux décideurs.

8.2.3. La fonction de discipline professionnelle

C’est une fonction normalement assurée par les communautés de pêcheurs. Mais toutes les institutions même non communautaires tendent naturellement à exercer des pouvoirs de discipline sur leurs membres. Ces pouvoirs de discipline posent des problèmes de définition qu’il faut d’abord essayer d’éclaircir.

La complexité de la discipline professionnelle

Dans les systèmes corporatifs le pouvoir de discipline et d’organisation s’exerce en principe sur les seuls membres du groupe professionnel: c’est ce qui fait à la fois ses limites et sa légitimité. Cela suppose donc que soient définis une circonscription, un groupe et des compétences. L’institution professionnelle exerce alors légalement ou informellement une fonction de régulation qui peut s’intégrer au dispositif administratif des pêches. On distingue plusieurs fonctions secondaires dans cette fonction de discipline:

- la fonction de réglementation qui consiste à fixer des règles générales et impersonnelles sur les pratiques professionnelles;

- la fonction de juridiction qui consiste elle-même en deux fonctions: la répression (juger et sanctionner les infractions à la réglementation de la profession) et l’arbitrage (trancher les litiges entre les membres du groupe professionnel);

- la fonction de contrôle qui consiste dans la vérification de l’obéissance aux normes professionnelles.

L’exercice des pouvoirs de discipline en Méditerranée

Fonction naturelle des corporations et des communautés, la discipline s’exerce aujourd’hui sur certains groupes de pêcheurs à travers des institutions dont le rôle de gestion et de représentation a dérivé.

La discipline communautaire

La discipline communautaire n’a pas besoin d’institutions formelles et ses formes sont encore sensibles dans certains bourgs marins: elle est exercée par le chef du village ou le responsable de la communauté des pêcheurs. Ce pouvoir n’est pas toujours connu ou reconnu par les administrations publiques[107]. Mais on voit bien que pour les communautés, c’est le moyen de régulation et de contrôle le plus efficace. L’archétype des institutions de discipline inscrites dans les traditions communautaires est la corporation de métier, dont on trouve en Méditerranée plusieurs formes juridiques:

- en France, la Prud’homie des patrons pêcheurs constitue le modèle le plus perfectionné de discipline professionnelle pour la pêche artisanale: elle assure l’ensemble des fonctions de discipline comme un ordre professionnel titulaire de l’autorité publique [108];

- la Cofradia en Espagne est également une institution de régulation inspirée par ce modèle de discipline, mais elle est plus polarisée sur la discipline du marché et les litiges du travail entre armateurs et matelots;

- dans les pays du Maghreb, on ne trouve pas de modèle formel mais on peut identifier des pratiques se rattachant à la hisba, qui est la communauté des artisans sous l’égide du Amin[109].

Le grand intérêt de la discipline traditionnelle et que l’on ne retrouve pas dans les institutions non communautaires, c’est qu’elle régule efficacement et intimement l’effort de pêche de chaque artisan. La taille réduite de la «juridiction» communautaire et l’adhésion forte du groupe aux règles paternalistes expliquent probablement la pertinence de cette fonction à cette échelle territoriale.

L’émergence de pouvoirs de discipline des institutions non corporatives

Des institutions non corporatives peuvent progressivement assurer une fonction de discipline professionnelle. La dérive autonomiste des institutions les amène à exercer progressivement un rôle de plus en plus autoritaire sur leurs membres. Mais contrairement aux communautés, ces pouvoirs de disciplines ne débouchent qu’exceptionnellement sur la gestion de l’effort de pêche. Ils servent plutôt à consolider l’action de lobby des institutions. Voici quelques exemples de discipline non corporatiste relevé dans notre enquête:

- les impératifs de la représentation dérivent vers la discipline: c’est le cas des syndicats professionnels et des associations à but non lucratif qui formulent des «instructions» ou des «circulaires» à leurs membres;

- la fonction de prestataire de service se transforme en pouvoirs réglementaires: c’est le cas des coopératives ou du consortium d’entreprises en Italie[110];

- l’intégration économique permet à un professionnel d’organiser la filière et de la structurer: l’entreprise commerciale de mareyage peut ainsi contrôler la production d’un grand nombre d’artisans pêcheurs par le biais de contrats d’armement et d’exclusivité[111].

L’Etat par la loi ou le contrat de droit public peut investir des organisations ou des entreprises de véritables pouvoirs de discipline pour organiser le secteur des pêches ou un de ses segments: c’est le cas des comités des pêches en France désormais titulaires de véritables pouvoirs de décisions. Mais le cas le plus intéressant est celui des consortiums de pêcheurs en Italie, ou des associations de pêcheurs dans des lacs qui ont obtenu des «concessions de gestion» sur des territoires halieutiques qui font évidemment songer au système communautaire[112].

8.2.4 La fonction de prestation de services collectifs

Pour accéder à certains services, les entreprises artisanales et individuelles de Méditerranée se sont souvent regroupées pour constituer des institutions dont l’objet est de produire des services collectifs. Ces institutions peuvent constituer elles même des entreprises de services collectifs aux missions bien identifiées. La distinction avec les entreprises commerciales est que la répartition du pouvoir dans ces entreprises repose sur les personnes et non sur le capital[113].

En Méditerranée l’archétype de ces institutions est la «coopérative de service» dont l’objet est de proposer des prestations avantageuses aux sociétaires regroupés pour réaliser une opération particulière: criée aux poissons, transport, distribution de carburants et de matériels, conseils juridiques, prêts bancaires, gestion d’infrastructures, etc. Le système italien de consortium d’entreprise peut également avoir pour objet de fournir des services communs, mais il est surtout fait pour fédérer des moyens.

Il existe également des «coopératives d’armement», dont la constitution a souvent été encouragée par l’Etat pour construire les embarcations et réunir des équipages dans la phase d’encouragement au développement industriel des pêches[114].

Les prud’homies et les cofradias dans le cadre de leurs missions d’autorité fournissent également certains services dans le cadre de la commercialisation, de l’entretien des matériels, du tirage à terre des navires, de la gestion de bâtiments et d’infrastructures communes. On peut toutefois considérer qu’il ne s’agit que d’un accessoire des missions principales qui sont d’abord des missions d’autorité.

Enfin les «chambres professionnelles» regroupent l’ensemble des professionnels dans le cadre d’administrations privées. Ces structures ont été créées et encouragées par les pouvoirs publics dans le cadre de l’activité de pêche semi-industrielle des pêches de Méditerranée. Ces établissements corporatifs peuvent donc assurer des services collectifs: gestion d’infrastructures, formation, conseil juridique, assistance sociale, etc. Les chambres d’artisanat, les chambres de commerce et industrie, les chambres maritimes, les groupements interprofessionnels rentrent dans cette catégorie.

Par contre, et contrairement à leur nom, on peut se demander si les chambres maritimes des pêches du Maroc sont justement de véritables «chambres professionnelles». Mis à part la formation qui reste encore embryonnaire, le rôle de prestataire de services collectifs et de gestionnaire de services publics n’apparaît clairement ni dans les statuts, ni dans les projets de ces nouvelles institutions.

8.3 Les enseignements de l’analyse institutionnelle

Ce tour d’horizon des institutions professionnelles de la Méditerranée occidentale a d’abord montré une grande profusion d’institutions qui se sont accumulées dans le secteur au cours de son histoire. Il semble ensuite que leur lisibilité fonctionnelle ne soit pas aisée: les spécialistes eux-mêmes ont quelquefois des difficultés à savoir exactement à quoi sert telle ou telle institution. L’obscurité est d’autant plus grande sur ces fonctions que le statut juridique de l’organisme ne rend pas nécessairement compte de son activité réelle: selon les lieux et les époques, le contenu des missions et des interventions peut évoluer. Une association de pêcheurs peut devenir un syndicat, se muer en chambre professionnelle ou en véritable corporation de métier. C’est pourquoi nous avons essayé de dresser un bilan de nos observations.

8.3.1 L’ambivalence des institutions: logique de réseau/logique de territoire

Deux logiques institutionnelles fondamentales semblent s’affronter: la discipline des opérations de pêche est liée au territoire et la modernisation de l’exploitation est liée au réseau:

1. L’efficacité de la fonction de discipline et de régulation de l’effort de pêche ne peut être assurée que si elle s’appuie sur un territoire, sous le contrôle du groupe professionnel, avec des réglementations vernaculaires: c’est le modèle communautaire;

2. L’efficacité de la fonction de modernisation (capitalisation et constitution de services) est relative à la capacité de créer des liens avec l’appareil d’Etat: c’est le modèle semi-industriel.

Les prud’homies et les consortiums italiens bénéficiaires de «délégation de gestion des ressources» relèvent de la première catégorie. Mais les consortiums italiens peuvent s’appuyer sur les coopératives qui leur ouvrent les portes de la modernisation.

Les cofradias sont aujourd’hui noyautées par la pêche semi-industrielle: on ne doit donc pas les assimiler aux prud’homies, car elles ne jouent pratiquement plus aucun rôle dans l’autorégulation de l’effort de pêche. Mais elles se signalent par des pouvoirs corporatifs qui leur réserve la maîtrise des marchés et par la constitution de réseaux d’influence qui leur assurent les moyens matériels et de l’influence sur les décisions politiques.

En raison de leur nouveauté, les chambres des pêches marocaines sont encore énigmatiques: mais elles fonctionnent sous le mode du lobby et leur fonction de contrôle de l’effort paraît nulle, comme sont embryonnaires leurs fonctions de services. Même remarque pour les associations de pêcheurs rencontrées en Tunisie: elles sont les interlocutrices des pouvoirs publics, obtiennent à ce titre des avantages et des moyens, mais leur capacité disciplinaire est nulle. Par contre les villages, les douars, les bourgs marins du Maghreb sont fortement territorialisés, mais ils ne sont pas «officialisés» dans le champ politique.

8.3.2 Tableau de ventilation des fonctions selon les institutions professionnelles

Nous avons essayé de schématiser sous forme de tableau grossier l’analyse institutionnelle que nous venons de réaliser:

Institutions

Fonctions

Prud’homie

Consortium (Italie)[115]

Cofradias

Chambre des pêches

Association de pêcheurs

Nature et champ de la représentation

Communautaire localiste

Syndicaliste fédéraliste international

Corporatiste Nationale

Syndicaliste nationale

Syndicaliste nationale

Liens institutionnels avec l’Etat

Administration décentralisée

Partenariat, contrats, lobbing

Administration et lobbing

Administration et lobbing

Lobbing

Contrôle de l’effort de pêche[116]

forte

moyen

faible

nulle

nulle

Référence à un territoire

forte

moyenne

faible

nulle

nulle

Culture vernaculaire

forte

moyenne

moyenne

nulle

nulle

Ouverture aux innovations

faible

moyenne

forte

forte

moyenne

Constitution de réseaux

nulle[117]

forte[118]

forte

moyenne[119]

moyenne

Influence sur la décision politique

nulle

forte

forte

forte

forte

Mobilisation des moyens

nulle

forte

forte

moyenne

faible

Gestion de services collectifs

faible

forte

moyenne

faible

faible

Contrôle des marchés

nul

moyen

fort

faible

faible

On voit que le système communautaire a d’abord pour fonction de discipliner l’effort et de transmettre des savoirs. Mais il est très limité dans ses capacités de participer à la définition des politiques et à mobiliser des moyens. A l’inverse les institutions organisées en réseau ont des capacités fortes de revendication et de mobilisation de moyens, mais elles perdent toute référence territoriale et toute capacité de discipline.

8.3.3 Le rôle de l’Etat dans la reconnaissance des institutions professionnelles

Un certain nombre de points nous apparaissent qui démontrent que les institutions se définissent et se développent en fonction de leur relation avec l’administration de l’Etat.

En dehors des prud’homies de pêcheurs françaises formellement reconnues par l’Etat en 1859, les communautés de pêcheurs ne sont pas reconnues en tant qu’institutions. Encore faut-il souligner qu’elles furent alors «intégrées» dans l’administration de la Marine, et qu’elles sont aujourd’hui déconsidérées et exclues des politiques des pêches. Les différentes administrations ignorent le plus souvent (et ne reconnaissent pas juridiquement) l’organisation sociétale des bourgs marins, les savoirs vernaculaires, les territoires communautaires, les règles de discipline des villages. Ces règles sont tout au plus «tolérées» lorsqu’elles ne contrarient pas le développement des pêches semi-industrielles.

Dans le cadre de la gestion des pêches semi-industrielles, l’Etat est souvent à l’origine de la création d’organismes professionnels: comités des pêches, chambres des pêches, coopératives. Il y a donc une volonté d’établir des liens de cogestion avec les pêcheurs de l’industrie pour organiser le secteur. Mais force est de constater que ces institutions n’ont pas la capacité de contrôler la profession et en particulier de lui imposer des règles permettant de contrôler l’effort de pêche.

L’activité semi-industrielle ne peut donc se passer de l’intervention de l’Etat. Celui-ci doit développer des politiques de contrôle et d’interventions de plus en plus coûteuses et sophistiquées: réglementation et contrôle de l’effort de pêche des pêches semi-industrielles, participation aux investissements d’armement, financement d’une recherche scientifique publique d’accompagnement, investissements publics à terre, etc. L’Etat accompagne donc la pêche semi-industrielle par un effort financier et institutionnel permanent.


[80] En France l’étatisation est illustrée par la fameuse ordonnance de la marine de Colbert de 1668, cf. Degage A.; sur l’étatisation en Espagne cf. Alegret J-L (1999).
[81] Ce groupe a produit le langage, les objectifs, les principes de fonctionnement, la légitimité de l’appareil d’État. Max Weber définit l’administration comme un « groupement de domination,... à caractère politique, c’est à dire garanti par un appareil coercitif ... et à caractère institutionnel lui assurant le monopole de la contrainte légitime ».
[82] Sur la CGPM, voir en particulier: Kambona, J (2001) et Tavarès di Pinho, A (1992). Sur la CICTA, Manteca Valdelande V. (2000).
[83] Cf. Chevallier et Loschak sur le phénomène. Pour les définitions: on appelle bureaucratie le système politico-administratif reposant sur des mécanismes de décision hiérarchiques et dominé par le groupe social des administrateurs (Crozier M.). On appelle technocratie le système politico-administratif reposant sur des mécanismes de décision d’expertise et dominé par le groupe social des scientifiques et des techniciens (Comte A.).
[84] Ces administrations scientifiques ont des statuts autonomes et sont désignées par des noms inspirés des établissements universitaires: instituts, laboratoires, office, centre de recherche... mais leurs fonctions restent pour l’essentiel la collecte d’informations biologiques et la promotion des techniques industrielles de production halieutique. Le Code de conduite recommande que ces services disposent de statuts et de moyens adéquats pour réaliser ses missions: article 12.
[85] Cf. les recommandations 7.4 et 7.5 du Code de conduite pour une pêche responsable.
[86] Cf. par exemple le Commissariat régional de l’Agriculture est en autres missions chargé en Tunisie de l’ensemble des problèmes agricoles dans les régions: il coiffe une direction régionale des pêches maritimes plus particulièrement chargée des pêches. Au Maroc c’est la direction des affaires maritimes qui, sur le terrain, s’occupe des pêches maritimes: mais elle obéit d’abord au Gouverneur. En France les « Affaires maritimes » (qui relèvent du ministère des Transports), font office de service extérieur du ministère de l’Agriculture pour les questions de pêches maritimes: une situation qui ne contribue guère à la clarté.
[87] On peut évoquer le cas de la France avec les circonscriptions régionales, les départements, et les communes qui pour des raisons d’harmonisation administrative globales se sont substituées aux « quartiers maritimes » et aux « stations maritimes », dont le découpage initial correspondait aux agglomérations maritimes et aux activités maritimes.
[88] Services des affaires maritimes, services de l’agriculture, services d’hygiène, etc.
[89] En France par exemple: à Sète, au grau du Roi, Port la Nouvelle, Port Vendres, etc...
[90] En Italie, France, Espagne; au Maroc à travers l’Institut Agronomique et Vétérinaire Hassan II.
[91] Tunisie cas de Kerkennah, Maroc cas de Cala Iris.
[92] Création ex nihilo de cette structure par une ordonnance en 1945.
[93] Créées au Maroc lors de la dernière décennie.
[94] Décret-loi du 19 novembre 1859 créant la police des pêches dans la V° arrondissement maritime. En France les prud’homies n’existent qu’en Méditerranée.
[95] Real decreto du 11 mars 1978 qui reprend d’anciennes dispositions: les rapports avec l’Etat espagnol ont toujours été complexes et les cofradias qui existent également sur les côtes atlantiques d’Espagne ont été plusieurs fois supprimées et recréées par décret. Voir sur ce point le dictionnaire juridique des pêches « cofradias de pescadores y sus federaciones » p. 751 à 760 et les travaux de Alegret JL. (1999) car après avoir analysé leur trajectoire, celui-ci souligne que les cofradias ne sont plus des corporations mais des syndicats professionnels.
[96] Sur le plan juridique on peut considérer que ces organismes sont à la fois corporatifs et fondatifs: à la fois « fondés » par l’Etat pour réaliser une mission déconcentrée d’intérêt général, et expression d’un « corpus d’intérêt catégoriels » pour réaliser des fonctions décentralisées.(cf. sur ces concepts Féral F. 2000).
[97] L’article 7.1.2 du Code de conduite recommande que les Etats « identifient les parties nationales intéressées qui ont un intérêt légitime dans l’utilisation et la gestion des ressources halieutiques.
[98] Ainsi en Italie, les coopératives jouent un rôle de représentation fondamental: avec des statuts identiques ce rôle est marginal en France, en Tunisie et au Maroc.
[99] Par exemple, en France dans les Comités des pêches, en Espagne dans les Cofradias, en Tunisie dans les instances ministérielles.
[100] On constate que les armateurs confisquent la représentation des « pêcheurs », définis comme « les personnes qui effectuent l’action de pêche » le patron pêcheur étant non nécessairement le propriétaire du navire mais celui qui « commande les opérations de pêches ». En entretenant la confusion entre ces deux concepts, l’artisanat de pêche est de facto privé de représentation: cas du Maroc, de la Tunisie et de la France.
[101] Souvent appelée d’une façon curieuse Organisation Non Gouvernementale, ce qui n’a pas grande signification juridique et institutionnelle. On parle également de « fondations d’utilité publique », ou d’institutions non lucratives.
[102] Cette reconnaissance peut faire l’objet de procédures d’agrément par les pouvoirs publics, ce qui augmente la légitimité juridique de l’association mais pas sa légitimité corporative: cas du Maroc où l’association fait l’objet d’une procédure d’autorisation.
[103] Cf. sur cette situation Alegret J.L,(1997).
[104] Les comités des pêches ont été créés en 1945 dans un contexte d’office interprofessionnel et sur le modèle du syndicalisme de classe.
[105] Real decreto 1315/1997 du I° août 1997 « etableciendo una zona de protección pesquera en el mar Mediterráneo » cf. Menedez Rexach A. (2000).
[106] Difficulté presque insurmontable au Maroc et en Tunisie pour rencontrer de « véritables » pêcheurs artisans qui représentent les communautés.
[107] En Tunisie, les fonctionnaires de terrain connaissent bien ces mécanismes d’autodiscipline: Kerkennah, Madhia, Chebââ. Mais dès que l’on remonte dans la hiérarchie, ce phénomène est généralement ignoré. Même observation à Nador au Maroc où, dans l’ensemble, les pêcheurs sont considérés par l’administration comme un groupe oncontrôlé. Il est pourtant établi que des cofradias réglaient l’exercice de la pêche dans la lagune jusqu’en 1956, et qu’à l’origine, deux tribus seulement contrôlent les rivages de la lagune.
[108] De nombreux travaux ont été réalisés sur cette institution car elle est appuyée sur plus de 40 communautés; elle remonte sans interruption au XIIème siècle en produisant d’énormes archives écrites, ce qui pour un phénomène communautaire est exceptionnel.
[109] L’institution de la hisba a été réhabilitée au Maroc par un dahir de 1983, mais elle n’est pas étendue aux communautés de pêcheurs. Nous avons là un modèle d’autodiscipline professionnelles qui par analogie nous montre l’actualité de ce système.
[110] Les coopératives et les fédérations d’entreprises italiennes ont de fortes capacités de prestations de services qui leur donne une autorité quasi paternaliste: cf. le cas de LEGAPESCA. Une même tendance est perceptible dans les coopératives de conchyliculteurs en Languedoc, et avec les coopératives de femmes de pêcheurs en Catalogne espagnole. Mais ce phénomène ne se retrouve pas en Tunisie et encore moins au Maroc.
[111] Cas du Maroc et de la Tunisie auxquels on peut ajouter celui de la Mauritanie. Dans ces exemples, les mareyeurs sont en fait des armateurs clandestins ou des entreprises de prêt non déclarées bénéficiant d’une exclusivité sur les apports. Sous leur dépendance économique le groupe des pêcheurs n’a plus qu’une capacité limitée de s’adapter à la ressource et au marché.
[112] plus particulièrement en Vénétie pour la pêche aux clovisses et en Sicile pour la petite pêche. Egalement le cas des consortium des pêcheurs des lacs du Latium.
[113] L’institution coopérative repose sur le principe « un homme une voix », alors que l’entreprise commerciale fonctionne avec une répartition du pouvoir fondée sur la propriété du capital social.
[114] Cf. les cas de la Tunisie et du Maroc dans les années soixante.
[115] Le consortium titulaire d’une concession de gestion ne peut être séparé des coopératives italiennes; situation qui n’est pas transposable aux autres coopératives de la zone.
[116] La notion de discipline comprend l’ensemble des fonctions de réglementation, d’arbitrage, de contrôle et de sanction.
[117] Il n’y a pas de fédération des prud’homies: elles sont isolées sur leur circonscription, alors que les coopératives sont fédérées et même appuyées par un mouvement professionnel qui ne se limite pas à la pêches: la coopération italienne. Ce réseau extra professionnel fait probablement la force des coopératives.
[118] On doit insister sur l’organisation fédéraliste des cofradias et des coopératives, ce qui leur donne efficacité sur le plan revendicatif.
[119] Les chambres viennent d’être créées et leurs interventions ne sont pas opérationnelles: elles hésitent encore quant à la définition exacte de leurs missions.

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