LARC/04/4


VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE RÉGIONALE DE LA FAO POUR L'AMÉRIQUE LATINE ET LES CARAÏBES

Ciudad de Guatemala (Guatemala),
26 - 30 avril 2004

SUITE DONNÉE AU SOMMET MONDIAL DE L'ALIMENTATION ET AU SOMMET MONDIAL DE L'ALIMENTATION: CINQ ANS APRÈS: PERSPECTIVES RÉGIONALES

Table des matières



I. Introduction

1. Le présent document récapitule les principales mesures prises à l'échelle régionale et sous-régionale pour appliquer le Plan d'action du Sommet mondial de l'alimentation (SMA). Au moment de la prochaine conférence régionale, en 2006, tous les pays devraient être à mi parcours par rapport à l'objectif du Sommet qui est de réduire de moitié, d'ici 2015, le nombre de personnes sous-alimentées. La Conférence régionale de 2004 offre donc une excellente occasion de procéder à une évaluation collective des progrès accomplis à ce jour. Le présent document vise avant tout à souligner les besoins, les possibilités et les faiblesses propres à la région. Cet examen vise à faire le point sur les succès remportés et les difficultés rencontrées dans le cadre des programmes de lutte contre la faim en cours d'application afin d'en tirer des leçons et de solliciter des avis sur la voie à suivre à l'avenir.

2. La faim dans un monde d'abondance n'est pas seulement un scandale moral, elle représente aussi un problème à long terme d'un point de vue économique: en effet, les enfants dénutris ont des difficultés d'apprentissage (quand ils vont à l'école); les adultes sous-alimentés n'ont pas la force de travailler, tombent facilement malades et ont tendance à mourir jeunes. Le cycle de la faim se reproduit également lorsque des mères sous-alimentées donnent naissance à des bébés trop maigres, dont le potentiel mental et physique est déjà compromis. La productivité des individus et la croissance de nations entières sont gravement menacées par la faim. Il est donc dans l'intérêt de tous les pays de l'éradiquer.

3. La lutte contre la faim chronique peut devenir rapidement efficace dans les pays en développement s'il y a une volonté politique. Pour cela, la double approche, qui allie la stimulation de la croissance agricole au niveau des petits agriculteurs à des programmes ciblés visant à assurer des approvisionnements adéquats aux personnes sous-alimentées n'ayant ni les capacités de produire leurs propres aliments, ni les moyens de se les procurer, est particulièrement adaptée. Ces démarches se renforcent mutuellement, car les programmes visant à améliorer l'accès direct et immédiat à la nourriture offrent de nouveaux débouchés pour une production accrue. Les pays qui ont suivi cette logique en ressentent les avantages.

Comparaison des résultats régionaux par rapport aux objectifs du Sommet mondial de l'alimentation

4. Selon les dernières estimations mondiales, 798 millions de personnes souffraient de sous-alimentation en 1999-2001 dans les pays en développement, soit un recul de 19 millions seulement par rapport à 1990-1992, période de référence du SMA. Depuis le Sommet, le chiffre n'a donc diminué, en moyenne, que de 2,1 millions par an. Si l'on veut atteindre l'objectif du Sommet mondial de l'alimentation, il faut relever ce chiffre, très inférieur au niveau projeté, pour le porter à 26 millions de personnes par an, soit presque 12 fois le taux de réduction actuel.

5. Certains pays ont réussi à faire reculer la faim. La Chine, à elle seule, a réduit de 58 millions le nombre de personnes sous-alimentées depuis 1990-1992. L'Indonésie, le Viet Nam, la Thaïlande, le Ghana, le Brésil et le Pérou sont tous parvenus à sortir trois millions de personnes, voire davantage, des griffes de la faim, ce qui a contribué à compenser les 76 millions de personnes supplémentaires souffrant de sous-alimentation dans 47 pays où aucun progrès n'a été enregistré. Mis à part la Chine et les six pays mentionnés précédemment, le nombre de personnes sous-alimentées dans le monde a augmenté de 59 millions dans les pays en développement depuis la période de référence du SMA.

Perspectives mondiales en matière de sécurité alimentaire

6. La consommation alimentaire1, mesurée en kilocalories par personne et par jour, est une variable clé que l'on utilise pour évaluer la situation alimentaire mondiale. De grands progrès ont été réalisés à l'échelle mondiale en ce qui concerne la consommation alimentaire par personne. Ainsi, la consommation alimentaire moyenne par personne devrait passer de 2 680 kcal en 1997/1999 à 2 850 kcal en 2015 et à près de 3 000 kcal d'ici 2030 (tableau 1). Cela signifie que, dans les pays en développement, la proportion de personnes sous-alimentées pourrait être ramenée de 776 millions en 1997/1999 à 610 millions en 2015 et à 440 millions en 2030.

Consommation alimentaire par habitant (kcal/personne/jour)

 

1964/66

1974/76

1984/86

1997/99

2015

2030

Pays du monde

2 358

2 435

2 655

2 803

2 940

3 050

Pays en développement

2 054

2 152

2 450

2 681

2 850

2 980

Afrique subsaharienne

2 058

2 079

2 057

2 195

2 360

2 540

Proche-Orient/Afrique du Nord

2 290

2 591

2 953

3 006

3 090

3 170

Amérique latine et Caraïbes

2 393

2 546

2 689

2 824

2 980

3 140

Asie du Sud

2 017

1 986

2 205

2 403

2 700

2 900

Asie de l’Est

1 957

2 105

2 559

2 921

3 060

3 190

Pays industriels

2 947

3 065

3 206

3 380

3 440

3 500

Pays en transition

3 222

3 385

3 379

2 906

3 060

3 180

Notes:

1. Pays du monde, moins pays en transition

2 261

2 341

2 589

2 795

2 930

3 050

2. Pays en développement, moins la Chine

2 104

2 197

2 381

2 549

2 740

2 900

3. Asie de l’Est, moins la Chine

1 988

2 222

2 431

2 685

2 830

2 980

4. Afrique subsaharienne, moins le Nigeria

2 037

2 076

2 057

2 052

2 230

2 420

© FAO, Agriculture mondiale: Horizon 2015/2030, p. 30.

7. D'après la dernière évaluation démographique des Nations Unies, la population mondiale, qui s'élevait à 5,9 milliards en moyenne sur la période 1997/1999, devrait atteindre 7,2 milliards en 2015 et 8,3 milliards en 2030. Cette augmentation en nombre absolu correspond cependant à une baisse du taux de croissance de la population mondiale, qui a atteint le point culminant de 2,04 pour cent par an dans la seconde moitié des années 60 avant de fléchir à 1,35 pour cent par an dans la seconde moitié des années 90. Un nouveau ralentissement du taux de croissance ramènera ces chiffres à 1,1 pour cent en 2010-2015 et à 0,8 pour cent en 2025-2030. C'est dans les pays en développement que se produira la quasi-totalité de l'augmentation d'environ 70 millions d'habitants, par an en moyenne, jusqu'en 2015.

8. Malgré la lenteur des progrès visant à réduire le nombre absolu de personnes souffrant de la faim, il ne faut pas minimiser l'amélioration considérable que traduisent les chiffres projetés. Un nombre croissant de personnes vivront dans des pays bénéficiant d'un niveau moyen à élevé de consommation alimentaire par personne. Ainsi, d'ici 2015, 81 pour cent de la population mondiale vivra dans des pays où cette consommation dépassera 2 700 kcal/personne/jour, soit une augmentation de 61 pour cent par rapport à aujourd'hui et de 33 pour cent par rapport au milieu des années 1970. Quarante huit pour cent de la population mondiale en 2015 et 53 pour cent en 2030, soit 42 pour cent de plus qu'aujourd'hui, vivront dans des pays où la consommation alimentaire dépassera 3 000 kcal/personne/jour.

9. Le nombre de pays caractérisés par un taux élevé de sous-alimentation (plus de 25 pour cent de la population) rendant nécessaires des interventions au niveau international diminuera considérablement, passant de 35 en 1997/1999 à 22 en 2015 et à 5 seulement en 2030. Aucun d'entre eux ne figurera au nombre des pays les plus peuplés (plus de 100 millions d'habitants en 1997/1999). Leurs populations représenteront une proportion toujours décroissante du nombre total de personnes sous-alimentées, soit 72 millions sur 440 millions de personnes en 2030, contre 250 millions de personnes sur 776 millions en 1997/1999.

10. Il existe une forte corrélation entre la croissance économique et le recul de la faim bien que cela ne soit pas automatique. Mais l'on peut constater que les pays dont la croissance économique est nulle ou dont le PIB par habitant recule n'ont pas été en mesure de réduire le nombre de personnes souffrant de la faim et qu'ils ont même vu ce nombre augmenter. Plusieurs pays caractérisés par un faible niveau de consommation alimentaire et par une forte incidence de la sous-alimentation risquent de ne pas avoir un taux de croissance économique suffisant pour réduire la pauvreté de manière substantielle d'ici 2015.

11. D'après la dernière évaluation de la Banque mondiale pour la période 2000-2015, la croissance devrait être lente pendant les cinq premières années de la période de projection, puis être plus soutenue durant les 10 années suivantes (2005-2015); mesurée en PIB par habitant, elle devrait atteindre, en moyenne, 1,9 pour cent par an. Le taux de croissance devrait progresser dans toutes les régions et dans tous les groupes de pays (en particulier dans les pays en transition dont l'économie se redressera), à l'exception de l'Asie de l'Est.

12. Les hypothèses de croissance économique exogènes utilisées ici, associées à l'accroissement de la population, sont les principaux déterminants de la consommation alimentaire prévue, et donc également de l'incidence de la sous-alimentation.

La voie à suivre

13. Quels sont les instruments et les mécanismes les plus efficaces pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le développement?  Les paragraphes suivants décrivent brièvement quelques-unes des intentions les plus récentes de la FAO:

II. Perspectives régionales: développement et recul des inégalités

14. La croissance économique, le rendement, la compétitivité et l'intégration aux marchés internationaux ont été les grands enjeux à l'ordre du jour de la plupart des pays d'Amérique latine au cours des 20 dernières années. Toutefois, cette volonté d'intégration concurrentielle sur les marchés est allée de pair avec un stabilisation, voire une progression, des grandes inégalités dans la région.

15. Le souci d'efficacité économique a amené la plupart des pays d'Amérique latine à adopter des instruments extrêmement rigides de discipline fiscale (contrôle et réorientation des dépenses publiques et réforme fiscale), à privatiser et à ouvrir et à assouplir leurs marchés. Ces réformes devraient favoriser une croissance soutenue, renforcer la compétitivité et, en fin de compte, permettre le développement des zones qui, jusqu'alors, étaient restées à l'écart des courants de production.

16. Cependant, la réalité sociale de la plupart des pays de notre région semble prouver que l'on est loin d'avoir atteint une part importante des objectifs déclarés des réformes structurelles relevant du "Consensus de Washington", notamment en ce qui concerne la répartition des revenus et la croissance économique soutenue.

17. La compétitivité et la croissance reposent sur un schéma de disparités sociales, sectorielles et territoriales marquées. Dans ce contexte, on s'accorde de plus en plus à dire que le cadre structurel qui régit nos économies entrave la lutte contre les inégalités et contre la faim2.

Croissance économique

18. Selon les estimations, le PIB de l'Amérique latine et des Caraïbes a progressé de 1,5 pour cent en 2003, soit une reprise modeste après la baisse de 0,6 pour cent enregistrée en 20023. Du reste, cette faible croissance économique semble concerner avant tout le sud du continent, les autres sous-régions affichant une croissance variée et modérée.

19. La production agricole a enregistré une croissance relative supérieure à celle de l'économie en général. Sur une période de 14 ans entre les moyennes triennales de 1985-1987 et de 1999-2001, le taux de croissance du secteur agricole s'est situé aux alentours de 2,5 pour cent (moyenne annuelle), celui de l'économie en général n'étant que de -0,1 pour cent. Cette situation s'explique par un maintien de la production agroalimentaire, grâce à une intensification des investissements en faveur d'une agriculture polarisés, alors même que les populations rurales continuent de migrer4, fuyant un contexte macroéconomique maussade et une disparité au niveau des capacités de production liée à une forte inégalité sociale et des chances.

20. L'activité agricole régionale s'est orientée vers les exportations avec l'ouverture commerciale des années quatre-vingt-dix. Les exportations agricoles par travailleur rural ont enregistré une croissance réelle de 2,8 pour cent entre 1985 et 2001. Parallèlement à cela, les exportations devraient représenter 26 pour cent du PIB régional en 2004, contre 17 pour cent en 1998. Cependant, les distorsions qu'engendrent les subventions agricoles des pays industrialisés et la perte relative de compétitivité par rapport à d'autres pays ont eu pour conséquence que la part de la région dans le total des exportations agricoles mondiales est passée de 14,8 pour cent en 1985 à 12,6 pour cent en 2001.

21. D'autre part, les prix des produits agricoles ont continué à baisser. Ainsi, tout au long de la période 2000-2003, les prix des produits de base non pétroliers ont été inférieurs d'environ 25 pour cent à leurs niveaux de 19973.

22. La dette extérieure de la région dépasse les 40 pour cent du PIB total et l'on constate que la croissance a tendance à devoir encore s'appuyer sur les ressources extérieures, dont rien ne laisse présager une arrivée massive dans la région à court terme.

23. Entre 1998 et 2000, l'ensemble des investissements étrangers directs affectés au secteur agricole dans certains pays de la région (somme de l'agriculture et de l'industrie alimentaire) n'a pas dépassé 4 pour cent du total des investissement étrangers, soit quelque 3,4 milliards de dollars EU (1995=100)5.

24. Le montant moyen des dépenses publiques affectées à l'agriculture et au secteur rural n'a représenté que 0,8 pour cent du PIB total, soit 11 pour cent du PIB agricole au cours de la période 1998-2000. En revanche, les dépenses publiques agricoles des États-Unis représentaient 20,9 pour cent du PIB agricole pour la même période.

25. L'envoi d'argent par les émigrants d'Amérique latine a enregistré une nette progression, ce qui donne une idée de l'impasse économique de la région. Entre 1998 et 2000, le montant total des transferts a avoisiné les 16,4 milliards de dollars EU (1995=100), soit cinq fois le montant des investissements étrangers directs affectés au secteur agroalimentaire . La chute brutale du total des investissements étrangers directs ces dernières années n'a fait qu'aggraver la situation. On estime ainsi qu'en 2002, le montant des transferts d'argent était légèrement inférieur à la moitié des investissements étrangers directs et qu'en 2003, il aurait été jusqu'à dépasser le total de ces investissements dans la région.

26. Les changements institutionnels qui ont modifié les rapports entre l'État, l'économie et la société ont permis l'apparition de nouveaux interlocuteurs sociaux et économiques aux échelons décisionnels du secteur agricole.

27. Dans ce contexte, la vente en libre-service a fortement progressé et a vu son rôle se développer au niveau de la distribution de denrées alimentaires dans les villes6.

Situation de la faim sept ans après le Sommet mondial de l'alimentation

28. L'absence de progrès en matière de lutte contre la faim et la stagnation de la pauvreté s'expliquent, entre autres, par une croissance économique insuffisante de la région. Même s'il semble évident que le recul de la pauvreté passe par la croissance économique, les augmentations du PIB par habitant en Amérique latine sont allées de pair avec un maintien, voire une avancée, des inégalités et de la pauvreté.

29. Plus de sept ans après le Sommet mondial de l'alimentation, les progrès accomplis ne suffisent pas à atteindre les résultats prévus à cette occasion.

30. En Amérique latine et dans les Caraïbes, près de 54 millions de personnes souffrent de sous-alimentation (1999 - 2001), contre 59 millions en 1990 - 1992. Dans ce contexte, seules l'Amérique du Sud et les Caraïbes ont enregistré une baisse ces dernières années, tandis que l'Amérique centrale et le Mexique ont vu augmenter le nombre de personnes souffrant de carences alimentaires7.

31. L'évolution de la pauvreté en Amérique latine n'est pas plus encourageante. Certes, la proportion de la population victime de la pauvreté a diminué entre 1990 et 2000, mais le nombre total de personnes démunies n'a cessé d'augmenter ces dix dernières années. De 200 millions de personnes en 1990 (48,3 pour cent), il est passé à 220 millions en 2002 (43,4 pour cent de la population), parmi lesquelles 95 millions sont indigentes (18,8 pour cent de la population). Les projections pour 2003 laissent entrevoir de nouvelles augmentations, tant de la pauvreté que de l'indigence: 225 millions de personnes se trouveraient dans une situation de pauvreté (43,9 pour cent de la population), dont 100 millions d'indigents (19,4 pour cent)8.

32. Proportionnellement, l'incidence de la pauvreté et de l'indigence est bien plus forte en milieu rural que dans les villes, où la pauvreté frappe 30 pour cent de la population et l'indigence 9 pour cent. En revanche, plus de la moitié de la population vivant dans les campagnes est pauvre (53 pour cent) et un tiers vit dans l'indigence (31 pour cent). Du reste, ces chiffres ont tendance à se maintenir, ce qui forme le socle de la pauvreté imputable à des motifs structurels9.

33. En ce qui concerne la répartition des revenus, il était déjà apparu au cours de la période 1990-1997 que tous les indicateurs étaient très stables, quand ils n'empiraient pas certains pays10. La situation n'a guère évolué récemment (1999-2002), puisque dix des onze pays analysés ont enregistré une stagnation, voire une dégradation de l'indice de Gini11.

34. Bien que l'incidence de la pauvreté et de l'indigence soit plus prononcée en milieu rural, il n'en reste pas moins que le nombre de pauvres dans les villes a augmenté de quelque 25 pour cent depuis 1980. Cette situation s'explique avant tout par un déplacement de la pauvreté vers les zones urbaines, au travers de l'émigration. Ainsi, un part importante des nouveaux pauvres des villes est constituée des pauvres en milieu rural d'hier.

Disparités territoriales en Amérique latine

35. Les progrès technologiques et les améliorations en matière de transports et de télécommunications ont permis d'abaisser le coût que supposait l'éloignement, voilà encore peu de temps. L'ouverture du commerce et le recul de l'interventionnisme d'État signifient que les entités régionales et locales doivent faire face à un marché de plus en plus concurrentiel. La réussite ou l'échec dépendent, en grande partie, du dosage des atouts que possèdent ces zones.

36. Dans ce contextes, plusieurs études12 indiquent de quelle manière la répartition des richesses et de la croissance économiques au cours des 20 dernières années, à l'échelon mondial ou, plus particulièrement, dans les pays d'Amérique latine, s'est caractérisée par le maintien, voire, dans bien des cas, par l'augmentation des disparités interrégionales13.

37. Ces 20 dernières années, la croissance de la production et du commerce a favorisé les grandes agglomérations et les principales voies commerciales. En revanche, les zones rurales axées sur le secteur agricole, les régions isolées ou dépourvues des atouts concurrentiels nécessaires au regard du nouveau contexte mondial se sont vues écartées des courants de production et de commerce14.

38. Parallèlement à cela, les réformes de décentralisation entreprises dans les pays d'Amérique latine ont, bien souvent, consisté à transférer de nouvelles responsabilités, plutôt qu'à fournir les moyens ou la formation permettant de renforcer les institutions. Il semblerait, dès lors, que ce sont avant tout les régions et les municipalités les plus avancées qui aient tiré les avantages de ces transferts.

39. En fin de compte, il apparaît que ce sont les régions et les municipalités rurales qui ont eu le plus de mal à trouver leur place au sein des nouveaux modes de développement. Les réformes ont transformé l'appareil d'État et une partie de ses subventions. L'assistance technique a fortement baissé et l'accès au crédit, indispensable au petit agriculteur, a été nettement restreint. Du reste, les prix des intrants agricoles ont subi une augmentation vertigineuse, tandis que ceux des produits de l'agriculture ont affiché une tendance générale à la baisse. Enfin, les avantages que pourraient supposer la libéralisation du commerce se voient plus que compensés par les subventions gigantesques dont bénéficie le secteur agricole de certains pays développés.

40. Il serait donc possible de définir les disparités dans la région de la manière suivante: inégalités territoriales, du fait de la concentration de la croissance et de l'afflux des capitaux dans les zones les plus concurrentielles; inégalités sectorielles, car la compétitivité semble ne pas vouloir profiter à certaines franges du secteur rural et à certaines activités agricoles; et inégalités sociales, résultat des éléments précédents et de l'importance croissante de la connaissance, de l'enseignement et des progrès technologiques.

41. La solution ne passe certes pas par un retour aux anciens modèles protectionnistes, mais il est tout aussi évident que le développement et la croissance ne pourront se concrétiser dans le contexte actuel d'inégalité et de pauvreté.

42. Le transfert de capacités humaines, sociales et institutionnelles vers les régions, les secteurs et les populations à la traîne est indispensable au développement et à la stabilité de l'ensemble de l'Amérique latine.

Le parcours difficile de l'agriculture familiale

43. Il importe d'admettre le trait fondamental de l'agriculture dans la région: dans la plupart des pays, coexistent une majorité de petits producteurs dont l'activité principale est la subsistance, et une minorité de grands exploitants extrêmement compétitifs.

44. Il convient en outre de remarquer qu'avant les réformes structurelles, le secteur agricole était marqué par une forte intervention de l'État. Les réformes et la libéralisation économique ont entraîné un retrait de l'État, de sorte que le secteur rural a perdu l'une de ses principales sources de financement15, en particulier les petits et moyens producteurs.

45. Dans ce contexte, les transformations structurelles ont placé la plupart des petits producteurs agricoles et forestiers de la région dans une situation difficile, qui a entravé leur compétitivité, voire mis en péril leur survie même.

46. L'agriculture familiale voit sa compétitivité limitée par les éléments suivants: propriétés de taille réduite et généralement situées dans des zones dégradées fortement exposées aux aléas climatiques et difficiles à irriguer; communications insuffisantes avec les centres urbains; capitaux (équipement, outils et animaux) très restreints; dépendance de la main-d'œuvre personnelle et familiale; piètre accès à l'enseignement et aux connaissances technologiques.

47. Tous ces facteurs, auxquels s'ajoutent le faible taux d'association, un tissu social affaibli dans les communautés de petits producteurs et les effets pernicieux du retard qu'ont toujours connu ces régions et de l'assistanat paternaliste sur le sentiment d'estime et de dépassement de soi, empêchent ces producteurs de s'engager dans des activités plus rentables, mais également plus exigeantes et plus risquées.

48. L'accès au crédit est un autre goulot d'étranglement dans lequel viennent s'enliser les exploitants agricoles familiaux. Du reste, un part importante des crédits octroyés aux petits producteurs sont destinés aux cultures de cycle court, bien peu servent à des investissements visant à améliorer la compétitivité.

49. Les petits producteurs se heurtent à des coûts élevés pour obtenir des services et des intrants et pour commercialiser leurs produits, ce qui diminue d'autant leur marge utile par rapport aux producteurs ayant une capacité plus importante.

50. La tendance à accorder plus d'importance au secteur privé et au marché dans l'agriculture, parallèlement à une décentralisation accrue des politiques d'appui16, a donné lieu à des vides institutionnelles, dans la mesure où ce changement n'a pas eu pour corollaire l'élaboration de nouvelles structures sur lesquelles les différents intervenants sociaux pourraient s'appuyer.

51. Dans ce contexte, le secteur privé n'a pas été en mesure de combler de façon satisfaisante tous les vides laissés par le retrait de l'État, et lorsqu'il l'a fait, bien des producteurs ont dû payer le prix fort.

52. Le milieu rural se compose ainsi d'une minorité de grands propriétaires-producteurs qui disposent des atouts leur ayant permis de s'adapter aux nouvelles conditions du marché et qui sont aujourd'hui les fers de lance de l'insertion compétitive de la région dans le monde, et d'une majorité de petits producteurs dépourvus de tout atout concurrentiel pour survivre dans le nouvel environnement mondial. Cette hétérogénéité de la production et du tissu social souligne clairement la nécessité de mettre en œuvre des politiques différentes en fonction de la catégorie de producteur, de la région et des systèmes de production.

Quelle direction prendre?
Nécessité d'une approche pluridisciplinaire du secteur rural

53. La distinction entre urbain et rural n'a cessé de s'estomper et de prêter à interprétation: une part de plus en plus importante des travailleurs agricoles travaillent à la campagne et vivent dans des zones urbaines. D'autre part, on constate une progression des activités non agricoles en milieu rural (près de la moitié du revenu des ménages ruraux d'Amérique latine provient d'activités n'ayant pas de rapport avec l'agriculture).

54. L'emploi non agricole, qui concerne avant tout les travaux dans les secteurs de la transformation et des services, offre une source de revenus alternative ou complémentaire à la campagne. D'autre part, la diversification des activités permet aux habitants des zones rurales d'être moins vulnérables aux baisses des prix des produits agricoles et aux perturbations climatiques.

55. Cependant, les possibilités d'emploi en dehors du secteur agricole dépendent dans une large mesure de la proximité et des liens entre la municipalité ou la communauté rurale concernée et les centres urbains, ainsi que des capacités et des attraits de la localité en question17. Ainsi, un grand nombre des localités les plus pauvres et les plus isolées seraient également celles qui disposent des possibilités les plus réduites de diversifier leurs activités pour échapper à la pauvreté.

56. Les habitants des localités les moins développés optent souvent pour l'émigration comme moyen d'échapper à la pauvreté. Malgré l'importance exceptionnelle dans nos pays des transferts d'argent par les habitants émigrés (qui y constituent parfois la deuxième, voire la première source de revenus), il convient de signaler que ce processus n'a entraîné aucune modification structurelle positive au sein des communautés d'origine, qui les conduirait vers un développement endogène.

57. Du point de vue pluridisciplinaire, il importe d'évaluer les possibilités de soutien qu'offrent les divers instruments non contraignants relatifs au droit à l'alimentation, dans le cadre de l'élaboration de programmes et de politiques globales. Dans ce contexte, nous pouvons citer les expériences récentes au Brésil, en Argentine, au Pérou, au Mexique et au Honduras.

Nécessité d'élaborer des politiques de développement rural souples

58. Il semblerait que l'on admette de plus en plus que, bien souvent, les politiques publiques mises en œuvre n'ont pas les effets spectaculaires escomptés sur le comblement du retard économique et social. L'isolement physique, social et culturel des communautés les plus démunies se traduit dans bien des cas par une mise à l'écart des programmes de développement rural. Ainsi, il n'est pas rare que l'on ait négligé de mettre en place des relais entre l'organisme donateur et les communautés les plus isolées et démunies.

59. Plusieurs raisons expliquent que les programmes ou les politiques de développement rural n'ont pas toujours un impact profond et durable, mais il est néanmoins possible d'en dégager quelques-unes:

60. Face aux politiques d'assistance du passé, on voit aujourd'hui apparaître des modes d'action visant à transférer les capacités et le pouvoir de décision aux communautés, de manière à ce qu'elles gèrent elles-mêmes leur développement. Les nouveaux axes de réflexion s'appuient sur le développement du caractère endogène, durable et participatif des programmes de soutien. On cherche à valoriser la coopération, l'effort et l'esprit d'entreprise.

61. Cependant, il arrive bien souvent que l'on n'insiste pas suffisamment sur le fait que le passage du statut de communauté "assistée" et dépendante à celui de communauté entreprenante ne se fait pas du jour au lendemain: cette démarche repose sur des processus progressifs et à long terme de capitalisation humaine et sociale. Le Programme de lutte contre la faim qui a vu le jour dans le sillage du Sommet mondial de l'alimentation: cinq ans après avance une série d'éléments clés permettant de configurer le cadre réglementaire qui favorise ces objectifs.

Nécessité d'un centrage territorial, pluridisciplinaire et institutionnel de la problématique rurale

62. Les politiques et les programmes de développement rural doivent non seulement tenir compte du fonctionnement de marchés fragmentés, voire inexistants, et d'une dissymétrie de l'information, mais également admettre les caractéristiques propres aux communautés qu'ils vont concerner, la spécificité de chaque situation et le cadre institutionnel, et s'y adapter.

63. Il s'avère dès lors primordial de prendre en considération les questions de parité hommes-femmes (féminisation de plus en plus marquée des campagnes, besoins et modes de fonctionnement différents des femmes rurales) ou la composition ethnique de beaucoup de communautés rurales, de même que les conditions environnementales au moment de mettre en place un programme ou un projet de développement.

64. Le centrage régional du développement rural est essentiel tant sur le plan de l'adaptation aux spécificités des communautés que de la coordination des différents éléments qui les composent. Une approche territoriale permet de tenir compte des particularités, sans pour autant négliger les divers aspects et processus de production qui influent sur le développement d'une communauté rurale.

65. Dans ce cadre, il est important de garantir une décentralisation progressive en faveur des organismes locaux et régionaux. Il convient néanmoins de rejeter toute idée simpliste qui accorderait un rôle trop important à la décentralisation.

66. Il ressort de plusieurs études que la délégation de compétences dans le cadre des processus de décentralisation n'est pas toujours allée de pair avec les moyens permettant de les exercer. Dans ce contexte, il faudrait que la décentralisation maintienne les fonctions normatives des instances nationales et régionales de manière à équilibrer les disparités territoriales inhérentes à l'Amérique latine d'aujourd'hui.

67. Le travail des autorités centrales ou régionales semble nécessaire pour que les élites locales ne s'arrogent pas les compétences transférées ou pour que ces dernières ne disparaissent pas en raison du manque de pouvoirs à l'échelon local.

68. Par conséquent, la participation des communautés est, elle aussi, primordiale. Toute stratégie efficace de développement rural se devra d'intégrer les divers intervenants sociaux dans les accords en préparation, dans les politiques en phase de mise en œuvre et dans l'évaluation de leur incidence.

69. Plus qu'une participation, il faut une véritable interaction entre les divers intervenants et groupes d'intérêts concernés par le développement local. Pour être opérationnelle et représentative de la diversité des acteurs sociaux, cette participation et cette interaction devraient s'intégrer à un cadre juridique adapté.

70. La participation, l'interaction, la confiance et la légalité ne peuvent devenir réalité qu'avec des institutions bien ancrées et des organes représentatifs au sein d'une structure stable, réglementée et coordonnée. Il s'agit de renforcer les institutions face à l'arbitraire et au manque de transparence des informations.

71. Dans la perspective d'un développement rural durable et équitable, il est recommandé:

72. Il ne faut certes pas cesser de prêter attention aux secteurs et aux régions les plus concurrentiels, mais il faut souligner que la compétitivité et la bonne marche de l'économie nationale et régionale restent des objectifs difficiles à atteindre sans cohésion sociale. L'injustice croissante, qui prend des apparences de plus en plus visibles, ne peut qu'aggraver les conflits sociaux et l'instabilité économique et politique. Ces problèmes s'opposent inévitablement à la compétitivité et au progrès. Cela explique l'importance que peut revêtir à l'échelon mondial, mais également régional, national et local, l'initiative prise lors du Sommet mondial de l'alimentation: cinq ans après de mettre sur pied une Alliance mondiale contre la faim.

73. En effet, les objectifs fixés par le Sommet mondial de l'alimentation en matière de lutte contre la faim dans le monde - lutte dont le rythme s'est, jusqu'à présent, avéré insuffisant - ne pourront être atteints qu'en s'appuyant sur des accords précis et concrets conclus entre tous les intervenants sociaux concernés par le milieu rural. L'association de la volonté politique, de l'assistance technique, des marchés concurrentiels et des moyens centrés sur le monde rural, nécessaire pour lutter contre la faim, la pauvreté et l'inégalité, n'est pas le fruit d'un certain déterminisme, mais bien de la volonté d'hommes et de femmes.

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1 Il serait plus correct d'utiliser, pour cette variable, l'expression "consommation alimentaire apparente moyenne à l'échelon national", puisque les données proviennent des bilans alimentaires nationaux, et non d'enquêtes sur la consommation.

2 Le point 21 de la déclaration finale du treizième sommet ibéro-américain des Chefs d'État et de Gouvernement (Santa Cruz de la Sierra, Bolivie, les 14 et 15 novembre 2003) stipule que "les réformes économiques structurelles que nos populations et nos gouvernements ont menées au prix d'énormes sacrifices n'ont, dans bien des cas, donné aucun résultat satisfaisant en matière de lutte contre les inégalités et d'exclusion sociale, allant parfois jusqu'à provoquer une aggravation ou un enracinement de ces phénomènes".

3 CEPAL, "Situación y perspectivas 2003. Estudio Económico de América latina y el Caribe 2002-2003".

4 À l'étranger ou à l'intérieur du pays, pour s'intégrer au secteur non structuré de l'économie urbaine.

5 Les investissements étrangers directs vers la région d'Amérique latine et des Caraïbes ont enregistré une évolution à la baisse constante depuis 2000. Les diverses crises nationales (Argentine, Uruguay, Venezuela) ont eu pour conséquences que les investisseurs se sont montrés moins enclins à prendre des risques. La faible croissance de la demande aux États-Unis a freiné l'investissement au Mexique, en Amérique centrale et dans les Caraïbes, où se concentrent les sociétés multinationales dont le rendement dépend des procédés de production. La situation mondiale et régionale s'est avérée moins défavorable aux investissements étrangers directs dans les pays de la Communauté andine, qui s'appuient sur le secteur primaire. Enfin, le manque de stabilité des pays du Mercosur leur a fait perdre leur attrait pour les entreprises multinationales en quête de marchés (CEPAL, "La inversión extranjera directa en América Latina y el Caribe, Informe 2002").

6 Selon les estimations, ces nouveaux intervenants assumaient 60 % du commerce de détail dans une douzaine de pays de la région (avec des proportions allant de 45 à 75 % selon le pays). Ces nouveaux acteurs de l'économie exercent une influence sur la détermination des prix des produits agricoles, encouragent une normalisation qualitative de produits différenciés, interviennent au niveau de la réglementation des coûts de distribution et font évoluer les secteurs intermédiaires traditionnels dans les régions et les pays.

7 Dans les pays du Cône Sud, le nombre de personnes sous-alimentées est passé de 42 millions (1990-1992) à 33 millions (1999-2001), soit de 14 % à 10 % de la population. Dans les Caraïbes, il est passé de 7,9 à 7,8 millions (de 28 à 25 %). En Amérique centrale, il a augmenté, passant de 5 à 7,5 millions de personnes (17 à 21 %) et au Mexique, de 4,6 à 5,2 millions, soit dans les deux quelque 5 % de la population du pays. FAO, "L'état de l'insécurité alimentaire dans le monde, 2003".

8 CEPAL, "Panorama social de América Latina 2002-2003".

9 Fondamentalement, il s'agit des manquements en matière de capital humain et social, d'infrastructures et de liens avec les villes, ainsi que de l'incapacité des politiques publiques traditionnelles à enclencher des processus de développement durable en milieu rural.

10 L'Uruguay et le Honduras ont été les deux seuls cas où l'on a enregistré une amélioration notable de la répartition (supérieure à 0,05 points de l'indice de Gini).

11 Le Mexique semble être l'unique exception, dans la mesure où l'indice aurait baissé de 5,1%. Ces chiffres prouvent une fois de plus que le taux de concentration des revenus dans la région est extrêmement rigide. (CEPAL, "Panorama social de América Latina 2002-2003").

12 Les documents suivants en donnent des preuves empiriques: OCDE (2002) "Territorial indicators of socio- economic patterns and dynamics"; OCDE, DT/TDPC(2002)23; Rodriguez- Pose et Gill (2003) "Is there a global link between regional disparities and devolution" Research Papers in Environmental and Spatial Analysis, Department of Geography and Environment No. 79, The London School of Economics, février 2003; Silva Lira, I. (2003) "Disparidades, competitividad territorial y desarrollo local y regional en América Latina", ILPES, Direction de gestion du développement local, Santiago du Chile.

13 L'expression "disparités interrégionales" s'applique aux disparités existant entre des groupes sous-nationaux, à l'intérieur d'un pays.

14 Markusen, A. et Campolina Diniz, C. (2003) "La disparidad en la competencia de las regiones latinoamericanas: oportunidades y limitaciones".

15 Dans le cadre de ses mesures d'intervention, l'État lançait des programmes de maintien de prix minimaux visant à encourager la production et la commercialisation. Il couvrait la demande interne d'intrants agricoles et de machines et proposait des crédits ruraux à des taux subventionnés.

16 Destinées aux projets locaux de mise en place des infrastructures et d'octroi de services destinés aux petits producteurs, avec la participation active des ONG et des organisations de producteurs.

17 De Janvry, A. et Sadoulet, E. (2002) "El desarrollo rural con una visión territorial". Exposé présenté lors du séminaire international SAGARPA-IICA "Centrage territorial du développement rural", Boca del Río, Veracruz, Mexique.