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III.   LES ORIGINES DE LA PROPRIETE COMMUNE

Pour comprendre les conditions qui peuvent favoriser l'établissement de droits d'usage exclusifs localisés, il est intéressant d'examiner les forces et facteurs agissant en sens inverse qui ont conditionné l'apparition du régime très largement répandu de la propriété commune. De manière générale, on peut dire que, là où les coûts de l'acquisition et de la protection de droits d'usage exclusifs sont supérieurs aux bénéfices, on trouvera le régime de la propriété commune. Dans ce contexte, les coûts et bénéfices ne sont qu'en partie économiques: ils doivent également être envisagés en termes sociaux, politiques et culturels.

L'une des difficultés les plus évidentes est celle de la délimitation d'une ressource mobile. Lorsqu'un stock se déplace sur des millers de milles, il n'est pas de nation, groupe ou individu qui puisse facilement empêcher les autres de l'exploiter. Même lorsque les migrations sont de moindre ampleur, aucun pays individuel ne peut facilement défendre des droits exclusifs s'ils concernent un stock partagé avec un ou plusieurs pays voisins. Les problèmes que comporte manifestement toute tentative d'acquisition de droits nationaux exclusifs sur un stock migrateur ont fortement joué en faveur de l'instauration du principe de la liberté de la pêche. A l'époque où ce principe fut officiellement reconnu dans le droit international (XVIIème et XVIIIème siècles), on disait généralement qu'un pays ne pouvait établir de juridiction exclusive sur des zones maritimes que dans la mesure où celles-ci pouvaient être défendues depuis le littoral - autrement dit jusqu'à une portée de canon: “imperium terrae finiri ubi finitur armorum potestas” (Bynkershoek, van, 1737).

Les problèmes liés à la délimitation d'une ressource fugitive sont toutefois relatifs. Ils dépendent de l'ampleur des migrations des stocks, avec toutes leurs variations possibles, depuis les ressources sédentaires telles que les algues et les huîtres jusqu'aux ressources hautement migratoires comme certaines espèces de thon. Ils dépendent également de la longueur de la frontière géopolitique en cause puisqu'il peut s'agir de la côte longeant une communauté, un pays ou même un groupe de pays agissant de concert. En outre, comme on l'a noté plus haut, il n'est pas toujours nécessaire d'enceindre la totalité du stock (ou de son environnement), pour acquérir un droit d'usage territorial qui ait de la valeur.

L'acquisition ou le maintien de droits d'usage exclusifs soulève une difficulté particulièrement importante qui résulte des pressions exercées par les pêcheurs individuels pour accroître leur part des richesses de l'océan. Avant l'extension des zones de juridiction nationales, le principe de la liberté des mers a conduit à un schéma de répartition des richesses qui favorisait ceux qui étaient à même d'investir dans l'armement de grands bateaux capables de pêcher dans des eaux lointaines. Dans le contexte actuel des zones économiques exclusives, le même schéma continue de prévaloir, quoique sur une moindre échelle. Lorsqu'il n'y a pas du tout ou guère de territoires faisant l'objet de droits d'usage exclusifs, la plus forte part des captures revient à ceux qui ont les navires les plus puissants. Les propriétaires de tels navires sont généralement opposés à la création ou à l'extension de territoires dont ils seraient exclus, et ils ont tendance à être partisans du maintien de la propriété commune.

Dans les situations où des droits territoriaux ont été acquis, ils ont tendance à devenir lettre morte en l'absence d'une protection juridique et institutionnelle efficace et si des personnes extérieures percoivent qu'il serait rentable d'obtenir l'accès au territoire en cause. Par exemple, les droits sur les pièges à saumon à l'embouchure des cours d'eau de l'Alaska, ont été finalement supprimés par la loi, par suite de la hausse des prix du saumon et des pressions croissantes exercées par les pêcheurs exclus qui souhaitaient accéder plus largement à cette ressource et restreindre son contrôle par les propriétaires de pièges. Cette redistribution de la ressource a été facilitée par le fait que la plupart des pièges appartenaient à des non-résidents en Alaska, qui n'étaient pas en mesure de mobiliser un soutien politique efficace dans cet Etat.

Les droits territoriaux traditionnels, qui sont encore moins protégés par la loi, n'ont généralement pas résisté aux pressions résultant d'une forte valorisation de l'accès au territoire.

La disparition de droits territoriaux traditionnels peut également avoir une origine interne. Dans une économie de subsistance, le volume des captures effectuées dans un territoire donné est limité par les besoins de la communauté. La concurrence pour l'accès aux lieux de pêche préférés à l'intérieur du territoire peut ne pas être particulièrement vive et un système permettant un accès équitable aux sites les plus attrayants peut avoir des avantages importants. Mais, en cas d'évolution vers une économie de marché, la concurrence augmente et elle tend généralement à faire disparaître le fragile système traditionnel de répartition des ressources et le contrôle territorial.

Les forces favorables à la propriété commune accompagnent souvent aussi le progrès technique, en particulier lorsque les engins fixes sont remplacés par des engins mobiles et les embarcations locales, à rayon d'action limité, par des bateaux motorisés capables d'opérer à plus grande distance. Ce type d'évolution, associé au passage à l'économie de marché a été l'un des principaux facteurs qui ont entraîné la disparition des droits d'usage territoriaux traditionnels.

Un autre élément de nature à favoriser le maintien du régime de propriété commune est le principe de la liberté de la pêche, qui fait partie des traditions historiques et culturelles de l'Atlantique nord: chacun a le droit de pêcher là où il lui plaît. Quoique cette tradition soit issue du, et continue de reposer sur le concept selon lequel les richesses de la mer devraient être réparties en fonction des rapports de force, elle a quand même un poids intrinsèque. En Amérique du Nord, elle est souvent invoquée comme un droit fondamental qui ne doit pas être abrogé par des techniques de réglementation de l'effort de pêche tel que la limitation des entrées ou l'attribution de contingents aux pêcheurs (voir Rettig et Ginter, 1981). Cette tradition a sans aucun doute influencé les conseillers juridiques des pêches de l'Atlantique nord, qu'elle a portés à encourager la désagrégation des régimes de droits exclusifs dont ils constataient l'existence dans les pays en développement.

C'est en partie à cause des facteurs et forces ci-dessus et en partie parce que l'on est mal renseigné sur les avantages des DUTP, qu'il existe peu de pays possédant des mécanismes juridiques et institutionnels visant à protéger les droits d'usage territoriaux.

Etant donné ces forces, le coût et la difficulté d'acquérir et de conserver des droits territoriaux exclusifs sont généralement très grands. Du côté opposé, les bénéfices qui peuvent être tirés de l'exercice de tels droits sont fréquemment jugés faibles. Avançant au XVIIème siècle l'un des principaux arguments en faveur de la liberté des mers, Hugo Grotius disait que les ressources halieutiques de l'océan étaient si abondantes que des droits territoriaux exclusifs avaient peu de valeur. Nul n'est disposé à payer pour obtenir un accès exclusif à une ressource qui est librement et abondamment accessible ailleurs.

A l'échelle mondiale, les coûts et avantages liés à l'acquisition de droits territoriaux sur les ressources halieutiques se sont beaucoup modifiés. Les avantages ont considérablement augmenté à mesure que les ressources halieutiques se sont raréfiées et que l'on en a pris conscience. Les coûts de l'acquisition de tels droits ont diminué, ce qui est en partie le résultat de la troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer et de la très large acceptation du principe de l'extension des zones de juridiction nationales dans le droit international. Leur défense est facilitée par les systèmes modernes de contrôle et de surveillance militaires. En conséquence, des DUTP très étendus, à savoir les ZEE, ont été créés.

Cette évolution a une certaine influence sur l'établissement et le maintien de DUTP localisés parce qu'elle a pour effet de renforcer l'autorité nationale. Mais les coûts et avantages de droits territoriaux exclusifs doivent également être considérés compte tenu des conditions et situations particulières aux différentes pêcheries et zones géographiques.


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