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IV. LES GRANDS CHOIX EN MATIERE D'AGRICULTURE IRRIGUEE


L'irrigation dans les années 90 et au-delà

L'irrigation est un élément essentiel pour le développement agricole durable, mais les problèmes qui s'y posent ne sont pas exceptionnels, car les défis à relever ont leur pendant dans d'autres domaines d'activité économique du secteur public ou privé. Dans les deux sections qui précèdent, nous avons examiné comment les différentes mesures focalisées sur la demande permettent de modeler les décisions qui encouragent à utiliser l'eau avec la meilleure efficacité possible. Mais, parallèlement, quand bien même politiques et règlements appropriés sont nécessaires pour améliorer la productivité de l'eau, diverses mesures supplémentaires d'économie d'eau s'imposent dans le secteur de l'irrigation.

Certaines économies d'eau supposent de recourir davantage aux progrès scientifiques et technologiques et aux moyens du génie civil en ce qui concerne les sols, les végétaux et l'irrigation proprement dite. D'autres mesures devraient s'axer sur des réformes administratives et une rénovation de la gestion en vue d'améliorer l'efficacité, avec notamment une décentralisation des organismes publics d'irrigation et une plus grande part faite à l'hydraulique privée, permettant à l'agriculteur de posséder et d'exploiter lui-même ses installations d'irrigation.

La présente section traite en particulier de trois questions majeures concernant l'irrigation: le ralentissement de la croissance et de l'investissement dans le domaine de l'irrigation; les difficultés que pose la dégradation de l'environnement due à l'irrigation; enfin, les solutions permettant de réformer les systèmes de gestion et d'administration en la matière. Bien des problèmes qui se posent aujourd'hui dans le domaine de l'irrigation semblent redoutables, voire insolubles. Notre but n'est pas de donner une image décourageante de l'avenir de l'irrigation, mais d'éclairer les questions importantes qui détermineront son avenir. Lorsqu'une eau rare est utilisée par l'homme dans des réseaux d'irrigation, il s'impose d'envisager les diverses solutions permettant de l'utiliser de façon optimale. Il importe donc autant de comprendre quels sont les problèmes que pose une mauvaise pratique d'irrigation que de découvrir les possibilités d'irriguer de façon efficace pour avancer vers des solutions plus générales.

L'irrigation dans les années 90 et au-delà


Tendances de la superficie irriguée
Prix agricoles et coûts de réalisation des aménagements
Irrigation et dégradation des terres
Irrigation: bon gouvernement et bonne gestion
Gestion de l'irrigation: les associations d'usagers et les ONG
Orientations futures pour une politique de gestion de l'eau

Bien des problèmes urgents qui se posent dans le domaine de l'irrigation traduisent les diverses influences économiques, sociales et politiques qui s'exercent dans la société en une période de changement économique et d'éveil à l'environnement. Parfois, les problèmes d'irrigation résultent d'une structure macro-économique faussée qui, quoiqu'elle subventionne l'exploitation, fait de l'agriculture une activité non rentable, et provoque le sous-investissement sur l'exploitation pendant de trop longues périodes. Si la macro-économie fonctionne médiocrement, et si les prix accusent trop d'écart par rapport à la valeur réel le des produits et services du point de vue de la société, il est inévitable que l'irrigation s'en ressente.

Dans d'autres circonstances, c'est l'irrigation elle-même qui fait problème. Les résultats d'ensemble de nombre de projets d'irrigation sont décevants. Les évaluations mettent en évidence une grande diversité de problèmes, notamment: dépassement de coûts et de délais; gestion médiocre; non-réalisation de l'intégralité des avantages escomptés; impact néfaste sur l'environnement et la santé; enfin, aggravation de l'iniquité dans la répartition sociale et économique des facteurs de production entre les agriculteurs55. L'encadré 18 récapitule les grandes questions qui se posent en ce qui concerne l'irrigation, telles qu'identifiées par la FAO, ainsi que les travaux que l'Organisation entreprend pour améliorer l'utilisation de l'eau en agriculture.

55 A.K. Biswas. 1990. Monitoring and evaluation of irrigation projects. J. Irrig. Drain. Eng., 116(2): 227-242.

Tendances de la superficie irriguée

En 1800, environ 8 millions d'hectares de terres agricoles étaient irrigués dans le monde. A la fin du 19e siècle, la superficie irriguée était passée à 48 millions d'hectares, essentiellement en raison des vastes projets hydrauliques réalisés sur les territoires de l'Inde et du Pakistan d'aujourd'hui56. En 1990, la superficie irriguée nette atteignait 237 millions d'hectares, dont près des trois quarts dans les pays en développement. La Chine, l'Inde et le Pakistan à eux seuls comptent actuellement pour environ 45 pour cent de la superficie irriguée mondiale, et pour 60 pour cent du total situé dans les pays en développement.

56 S. Postel. 1989. Water for agriculture: facing the limits. Worldwatch Paper 93, December.
A l'échelle mondiale, la superficie irriguée s'est accrue en moyenne de 1 pour cent par an dans le début des années 60, atteignant un taux d'accroissement annuel maximal de 2,3 pour cent entre 1972 et 1975. Le taux d'expansion a commencé à diminuer après 1975, et n'est plus actuellement que de 1 pour cent par an. Aux taux actuels d'accroissement de la population, le ralentissement de l'expansion de la su perfide irriguée se traduit par un recul sans précédent de la superficie irriguée par habitant57.
57 Voir note 7.
Ce ralentissement est principalement imputable à la hausse des coûts de construction d'ouvrages, à la baisse des prix réels du blé et du riz, à une prise de conscience croissante des conséquences environnementales et des coûts sociaux, et à la médiocrité des résultats de l'irrigation à l'échelon tant des exploitations que des projets58.
58 M.W. Rosegrant et M. Svendsen. 1993. Asian food production in the 1990s. Food Policy, 18(2): 13-32.

Prix agricoles et coûts de réalisation des aménagements

Les coûts de réalisation des aménagements et d'exploitation des projets d'irrigation se sont accrus régulièrement depuis 40 ans, à mesure que les meilleures terres et les disponibilités en eau les plus faciles à mobiliser étaient mises en valeur dans le monde entier. Dans la même période, les prix mondiaux des céréales ont accusé un vif déclin, le prix réel du riz, par exemple, ayant chuté de 40 pour cent entre le milieu des années 60 et la fin des années 80.

En Indonésie et en Inde, les coûts réels de l'irrigation ont doublé depuis le début des années 70. Aux Philippines et en Thaïlande, les coûts de réalisation d'aménagements hydrauliques se sont accrus de 50 pour cent, tandis qu'à Sri Lanka ils ont triplé59. Ayant examiné divers rapports et documents d'évaluation récents, notamment ceux de la Banque mondiale et de la FAO, Postel60 observe ce qui suit: «Aujourd'hui, les investissements en capital nécessaires pour mettre une terre en irrigation s'établissent entre 1 500 et 4 000 dollars par hectare pour les grands projets dans les pays suivants: Chine, Inde, Indonésie, Pakistan, Philippines et Thaïlande. Ils passent à 6 000 dollars par hectare au Mexique. En Afrique, où routes et autres éléments d'infrastructure font souvent défaut, et où les parcelles susceptibles d'être irriguées sont relativement petites, les coûts à l'hectare ont atteint une fourchette de 10 000 à 20 000 dollars, et dépassent parfois ces valeurs. Même une double campagne de production agricole de haute valeur ne saurait rendre économiquement tenables des réseaux d'irrigation situés à l'extrémité haute de cette plage de coûts.» Or, ce ne sont pas seulement les projets de grande ampleur qui sont devenus aussi coûteux; la FAO estime que les coûts de réalisation d'aménagements de taille même moyenne s'établissent entre 2 400 dollars par hectare en Asie et 7 200 dollars en Afrique.

59 M. Svendsen et M.W. Rosegrant. 1 992. Will the future be like the past? In Irrigated agriculture in Southeast Asia beyond 2000. IIMI, Colombo, Sri Lanka.

60 Voir note 7.

ENCADRÉ 18
LA FAO ET L'UTILISATION DURABLE DE L'EAU

Le Programme d'action international sur l'eau et le développement agricole durable (IAP-WASAD) a été défini par la FAO en collaboration avec d'autres organisations du système des Nations Unies dans le cadre d'une stratégie visant à mettre en œuvre le Plan d'action de Mar del Plata pour les années 90.

L'IAP-WASAD définit cinq domaines prioritaires d'action et plusieurs mesures communes appelant une action concertée en vue de rendre possible un développement agricole durable. Il fait valoir que la rareté de l'eau est une contrainte majeure pour la poursuite du développement agricole dans les pays à climat aride ou semi-aride. Sans ressources renouvelables en eau, et sans une maîtrise et une gestion appropriée et fiable de l'eau, le développement agricole durable est tout simplement impossible.

Les cinq domaines prioritaires d'action identifiés par l'IAP-WASAD sont les suivants: utilisation efficace de l'eau sur l'exploitation; engorgement, salinisation et drainage; gestion de la qualité de l'eau; petits programmes hydrauliques; enfin, gestion des ressources quand l'eau est rare.

Utilisation efficace de l'eau à l'échelon de l'exploitation

Il importe de quantifier les rôles, actuels et potentiels, de l'agriculture pluviale et de l'agriculture irriguée en tenant compte des probabilités de précipitations, de l'approvisionnement effectif en eau d'irrigation et de son coût.

La petite irrigation, y compris les compléments d'eau apportés en agriculture pluviale et les diverses techniques de récupération et de transport de l'eau, présente un potentiel considérable et devrait être développée plus avant.

Le plan d'action prioritaire envisagé fait apparaître que l'accroissement de la production agricole des pays en développement dans les années 90 doit provenir d'abord des accroissements réalisés sur les terres irriguées existantes, et deuxièmement des accroissements obtenus sur les terres en culture pluviale. Pour améliorer les résultats et maîtriser les niveaux d'eau du sol en agriculture irriguée, il est nécessaire de mettre en place des systèmes de suivi, d'évaluation et de retour d'information. Il faut mettre au service de la collectivité des formations appropriées à la gestion de l'irrigation; aussi les services de vulgarisation doivent-ils être renforcés et développés dans ce domaine. L'information doit circuler entre les agriculteurs, les agents de vulgarisation, les ingénieurs concepteurs et les chercheurs pour que les différentes approches et solutions techniques soient mieux comprises. Il faut aussi prendre les mesures voulues pour examiner, élaborer et mettre en application des politiques de tarification de l'eau, mettre en place des procédures efficaces de gestion de l'offre et de la demande, ainsi que des mécanismes de récupération des coûts pour financer l'exploitation et l'entretien des ouvrages d'irrigation.

Pour accroître la production sur les terres pluviales, il est nécessaire de faire appel à toutes les connaissances existantes en matière de gestion des sols et de l'eau pour que l'eau trouve l'utilisation agricole la plus efficace possible. La poursuite des recherches dans les domaines de l'eau pluviale et de la gestion des sols est en outre nécessaire, et il conviendra de réunir et de diffuser des exemples de pratiques efficaces et fructueuses de l'agriculture pluviale.

Engorgement, salinisation et drainage

L'engorgement et la salinisation des sols sont parmi les principales causes de la perte de productivité de nombre de périmètres irrigués. L'engorgement est dû à un apport excessif d'eau dans des périmètres dont la capacité de drainage naturel est finie. Une fois qu'il y a engorgement, la salinité du sol augmente parce que l'eau d'irrigation abandonne dans le sol des solides initialement dissous. Il est essentiel de surveiller les niveaux de la nappe phréatique dès le début du projet pour mettre en oeuvre des mesures correctrices avant que le sol ne se soit dégradé.

Le plan d'action fait valoir qu'en agriculture pluviale un drainage de surface est nécessaire pour prévenir l'engorgement temporaire et l'inondation des dépressions. En agriculture irriguée, un drainage artificiel s'impose dans pratiquement tous les cas. Il est capital de contenir au maximum les besoins de drainage et les coûts correspondants en réduisant les sources d'eau excédentaire par une rationalisation du réseau et des pratiques de gestion de l'eau sur l'exploitation. Le suivi de l'eau du sol et les bilans hydriques contribueront à définir les besoins de drainage.

Le contrôle de la salinité du sol dans les zones sensibles doit être entrepris suffisamment tôt pour que puissent être mises en œuvre les pratiques permettant de résoudre le problème. En outre, des projets pilotes de drainage devraient être lancés dans les zones engorgées et salinisées, afin de s'assurer de la justesse des solutions techniques et de l'efficacité des matériaux employés.

Gestion de la qualité de l'eau

Pour assurer un développement durable de l'agriculture, il faut prendre en compte deux aspects importants de la qualité de l'eau: la qualité de l'eau d'irrigation ne doit pas être facteur de dommages pour les cultures; et d'autre part les activités agricoles ne doivent pas avoir une incidence telle sur la qualité des eaux superficielles ou des eaux souterraines qu'elle limite leur utilisation ultérieure.

Le plan d'action suggère d'exécuter des programmes de surveillance de la qualité ayant pour objet d'évaluer la qualité de l'eau d'irrigation et son incidence, ainsi que des stratégies visant à réduire au minimum la pollution de l'eau résultant d'activités agricoles. En outre, il conviendrait d'élaborer à l'échelon national des stratégies et plans établissant un cadre rationnel pour l'utilisation agricole des eaux usées retraitées et des eaux de drainage.

Petits programmes hydrauliques

Les petits projets sont en général le fait de communautés locales ou d'individus qui définissent la plupart des activités eux-mêmes puis les exploitent, quoiqu'un certain degré d'assistance technique soit souvent nécessaire. Les petits programmes peuvent porter sur différentes technologies: captage, forage et exploitation de puits, dérivation sur les cours d'eau et utilisation de terres humides.

Le plan d'action estime que les petits programmes hydrauliques peuvent contribuer au développement agricole durable. Toutefois, leur extension doit se fonder sur des avis et un soutien techniques adéquats, une collaboration accrue entre les institutions et une plus grande participation des collectivités locales. Des politiques et programmes nationaux doivent être élaborés pour encadrer l'exécution de petits projets hydrauliques dans la perspective du développement rural. Il sera par conséquent nécessaire de renforcer la capacité des petits agriculteurs d'exécuter, d'exploiter et d'entretenir les ouvrages hydrauliques réalisés dans le cadre de petits programmes. Le suivi et l'évaluation des petits projets hydrauliques devraient permettre de discerner les causes d'échec aussi bien que de réussite.

Gestion de ressources hydriques peu abondantes

Nombre de pays voient leur développement bloqué du fait que les ressources hydriques disponibles ne suffisent pas à satisfaire la demande. Le plan d'action note que les situations de pénurie d'eau doivent faire l'objet de stratégies à long terme, suivies de programmes concrets d'exécution afin de s'assurer que l'eau soit utilisée par l'agriculture de manière compatible avec la rareté des ressources.

Il conviendra de définir une stratégie visant la gestion des terres et des eaux en vue du développement durable de l'agriculture dans une situation de pénurie d'eau. Simultanément, les politiques ainsi définies devront rester compatibles avec la situation socio-économique du lieu et du moment, ainsi qu'avec les impératifs environnementaux. En outre, des mesures devraient être prises pour faire face aux sécheresses, et donner aux collectivités locales les moyens de faire front dans ces périodes.

Activités d'appui

Les cinq domaines mentionnés ci-dessus doivent faire l'objet d'activités communes d'appui, à savoir constitution de bases de données adéquates, recherche adaptative, renforcement des institutions, mise en valeur des ressources humaines, amélioration de l'analyse socio-économique, protection de l'environnement, transfert de technologies et développement des infrastructures.


Parallèlement, la modernisation des ouvrages et des périmètres existants devient de plus en plus onéreuse. Nombre de projets anciens conçus pour une seule campagne culturale annuelle voient les rendements se dégrader peu à peu. Ces aménagements doivent être redéfinis pour autoriser une diversification des cultures et un accroissement des rendements, économiser l'eau et réduire les risques pour l'environnement. Or, cette modernisation suppose de revêtir le lit des canaux, d'améliorer les ouvrages de régulation hydraulique, d'améliorer l'aménagement des terres et d'appliquer des techniques d'irrigation appropriées.

L'accroissement des coûts réels d'investissement (y compris la prise en charge des coûts environnementaux) et la baisse des prix agricoles ont eu pour effet une réduction appréciable du nombre des nouveaux projets d'irrigation. Les prêts cumulés consentis à l'irrigation par les donateurs internationaux et les grands pays producteurs de céréales ont atteint dans les années 80 la moitié seulement du montant total prêté dans les années 7061. Ce recul de l'investissement a déterminé un ralentissement du taux de croissance de la superficie irriguée.

61 Voir note 59.

Irrigation et dégradation des terres

L'escalade de la demande dont font l'objet les ressources en eau depuis une dizaine d'années n'est que l'un des facteurs dont ont à se préoccuper aménageurs et hauts responsables. Les bassins versants qui fournissent l'eau, comme les terres où se pratique l'agriculture irriguée, se dégradent. La pollution industrielle et domestique se fait sentir sur l'agriculture irriguée, tandis que les sédiments enlevés par l'eau sur les terrains en pente viennent envaser les réservoirs et les citernes d'irrigation. Simultanément, les pratiques d'irrigation mal comprises sont facteurs d'engorgement, de salinisation, d'érosion et de pollution de l'eau, et leurs effets se font directement sentir chez d'autres irrigants.

La FAO estime que sur les 237 millions d'hectares actuellement irrigués, environ 30 millions d'hectares sont gravement touchés par la salinisation, tandis que 60 à 80 millions d'hectares supplémentaires en souffrent dans une moindre mesure. Le PNUE a signalé récemment que le taux de perte de terres irriguées en raison de l'engorgement et de la salinité des sols était de 1,5 million d'hectare par an62. Effectivement, des millions d'hectares de terres irriguées, du Maroc au Bangladesh et du nord-ouest de la Chine jusqu'en Asie centrale sont atteints par ce mal évolutif. Les superficies touchées par la salinisation, en pourcentage de la superficie irriguée totale, sont estimées à 10 pour cent au Mexique, 11 pour cent en Inde, 21 pour cent au Pakistan, 23 pour cent en Chine et 28 pour cent aux Etats-Unis63.

62 PNUE. 1992. Sauver notre planète. PNUE, Nairobi.

63 D.L. Umale. 1993. Irrigation-induced salinity: a growing problem for development and the environment. Document technique de la Banque mondiale, n° 215. Banque mondiale, Washington.

La salinisation se produit sous l'effet combiné d'un mauvais drainage et d'un taux élevé d'évaporation, qui concentrent les sels dans les terres irriguées; le phénomène se produit principalement dans les régions arides ou semi-arides. Même une eau d'irrigation de bonne qualité contient une certaine quantité de sels en solution, et peut en abandonner plusieurs tonnes par hectare chaque année. A moins que ces sels ne soient entraînés par l'eau au-dessous de la couche dans laquelle plongent les racines, le sol devient salin. Plusieurs facteurs influencent la salinité, notamment la profondeur de la nappe phréatique, les caractéristiques capillaires du sol et les pratiques de conduite de l'irrigation, notamment la quantité d'eau apportée en excès de l'évapotranspiration effective des plantes pour lessiver les sels64.
64 R.A. Young et G.H. Horner. 1986. Irrigated agriculture and mineralized Water. In T.T. Phipps, P.R. Crosson et K.A. Price, eds. Agriculture and the environment. Resources for the Future, Washington.
L'accroissement rapide du taux d'humidité du sol, qui se produit simultanément jusqu'à engorger celui-ci et faire baisser les rendements culturaux, est un phénomène qui s'associe à la salinisation. L'engorgement du sol n'est pas un résultat inévitable de l'irrigation. Il se produit lorsque des quantités excessives d'eau sont introduites dans un système dont la capacité de drainage" naturel est limitée. Des infiltrations se produisent si les sols sont très légers; si les canaux et les ouvrages ne sont pas revêtus ou sont mal entretenus; si les agriculteurs d'amont soutirent et appliquent des quantités excessives d'eau; si les champs sont mal nivelés; enfin, lorsque le réseau d'acheminement de l'eau ne permet pas de réagir aux précipitations naturelles en fermant l'alimentation.

L'irrigation peut faire monter la nappe phréatique jusqu'à environ un mètre de la surface, ce qui produit une salinisation secondaire, l'eau souterraine apportant en surface des sels dissous provenant de la couche aquifère, du sous-sol et de la zone racinaire. Si l'infiltration et le transport horizontal d'eau dépassent les capacités d'évaporation et de drainage naturel, le niveau de la nappe monte, et il finit par y avoir engorgement du sol. Dans les zones arides, où mouvement ascendant de l'eau et évaporation l'emportent sur la percolation vers le bas, et où l'eau souterraine, le sol ou bien l'eau d'irrigation contiennent des sels, ceux-ci se concentrent dans les couches superficielles jusqu'à atteindre des niveaux toxiques.

Les pays où sévissent l'engorgement des sols et leur salinisation sont confrontés à un dilemme. Ils ne peuvent contraindre les agriculteurs à abandonner les terres concernées car une population toujours plus nombreuse n'a que cette seule ressource, sans avoir pour autant les moyens de les drainer convenablement. La cure, lorsque la nappe phréatique monte, consiste à drainer et à améliorer la maîtrise de l'eau pour réduire la percolation; or, le drainage est coûteux, et une meilleure maîtrise de l'eau exige de réaliser des investissements sur les exploitations et de former du personnel de vulgarisation en même temps que les agriculteurs.

Vers la fin des années 50, le Pakistan a entrepris de forer des puits pour pomper les eaux salines. L'investissement initial fut élevé, et les coûts d'exploitation ont augmenté de façon constante. Entre 1971 et 1985, le coût d'exploitation des puits et des drains s'est multiplié par cinq, à tel point qu'actuellement ce pays consacre plus d'argent à la remise en état de terres qu'à l'irrigation. L'entretien des drains est cinq fois plus coûteux que l'exploitation d'un système de transport de l'eau d'irrigation; or, la majorité des agriculteurs ne paient effectivement que la moitié du prix de revient de l'eau d'irrigation qui leur est livrée.

Certains responsables de la politique de l'eau estiment qu'à mesure que la valeur de l'eau augmente, celle-ci sera de mieux en mieux gérée et que le gaspillage (facteur d'insalubrité et d'aggravation des besoins de drainage) s'en trouvera réduit. Les agriculteurs pourraient alors en venir à accepter de payer un service de drainage qui rendrait à leurs investissements leur durabilité.

Irrigation: bon gouvernement et bonne gestion

Il est fréquent que des pressions politiques fassent obstacle à l'application de réformes des services des eaux qui à tous égards semblent raisonnables et justes. Lorsque l'eau est considérée comme un produit d'une espèce particulière, ou revêt un caractère affectif ou religieux, les gouvernements ne sont guère enclins à faire payer aux agriculteurs l'eau d'irrigation. Les décideurs politiques ont souvent beaucoup de mal à assurer à l'Etat des revenus suffisants pour répondre ne serait-ce qu'aux besoins prioritaires. Or, les conséquences pratiques d'une telle situation sur des activités traditionnellement de service public peuvent être très graves, et le secteur de l'eau a été l'un des premiers à subir les effets des économies budgétaires forcées et de la raréfaction des ressources. Il est toutefois improbable qu'il fasse davantage les frais de l'austérité que d'autres secteurs. L'encadré 19 examine la corrélation entre «bon gouvernement» et résultats de l'irrigation.

ENCADRÉ 19
BON GOUVERNEMENT ET EFFICACITÉ DE L'IRRIGATION

L'amélioration des résultats de l'irrigation est une question de «bon gouvernement», ou d'administration avisée. Le principe semble aller de soi, mais comment cela se traduit-il exactement en ce qui concerne l'irrigation? Quatre facteurs principaux de «bon gouvernement» peuvent être envisagés, à l'échelon tant national que local: la légitimité du gouvernement; sa fiabilité; sa compétence; enfin, son respect des droits de l'homme et la suprématie du droit1.

1 Banque mondiale. 1 992. Gouvernements et développement. Banque mondiale, Washington.
La légitimité provient de ce qu'une population exprime son consentement à être gouvernée, de la façon dont elle est consultée et de la possibilité qu'elle a de retirer son consentement. La fiabilité des politiques et des fonctionnaires se mesure à la façon dont ils expliquent leur rôle et leurs décisions, aux informations qu'ils fournissent et à la responsabilité qu'ils assument pour leurs comportements. Un gouvernement fait preuve de compétence en formulant des politiques et en les traduisant en actions de manière à la fois opportune et efficace. Les gouvernements qui respectent les droits de l'homme établissent un cadre législatif, applicable à tous sans favoritisme ni corruption, qui limite l'exercice arbitraire du pouvoir et assure une protection contre celui-ci. Quelques exemples simples illustrent comment ces quatre facteurs de bon gouvernement se manifestent en ce qui concerne l'irrigation.

Légitimité. Au moment où un nouveau projet est envisagé, les personnes vivant dans la zone concernée sont-elles consultées en ce qui concerne la conception des aménagements? Existe-t-il des groupes représentatifs d'agriculteurs reconnus comme tels, où les femmes soient représentées? Les représentants de ces groupes sont-ils élus et responsables vis-à-vis des membres? Ces groupes prennent-ils part aux décisions qui les concernent? Par exemple, si un projet d'irrigation au moyen d'eau souterraine hypothèque les disponibilités en eau potable tirées avec des pompes à bras, les groupes d'entraide locaux en sont-ils informés et invités à faire valoir leurs intérêts?

Fiabilité. Le montage financier du projet d'irrigation est-il rendu public, et les dispositions prises sont-elles exposées aux agriculteurs? Existe-t-il des critères de résultat et des moyens de vérification assurant que les responsables observent bien les règles et, s'ils ne s'acquittent pas de leurs fonctions de façon satisfaisante, les obligeant à rendre compte de leur gestion? Les personnalités officielles sont-elles attentives aux besoins de la population?

Compétence. Les cadres sont-ils en mesure d'établir des budgets précis et d'effectuer efficacement les prestations de services, par exemple en assurant régulièrement l'entretien des canaux? Existe-t-il des dispositions pour les former ou les remplacer par des personnes compétentes s'ils s'acquittent mal de leurs obligations?

Suprématie du droit. Un cadre juridique clair réglemente-t-il l'utilisation de l'eau souterraine pour prévenir le pompage excessif dans la couche aquifère? La loi est-elle appliquée? Est-il possible de réglementer la pollution par l'industrie ou par les eaux salines provenant d'ouvrages de drainage en amont? Les éventuelles dérivations illégales effectuées par les agriculteurs en tête des canaux sont-elles surveillées, et les contrevenants sont-ils sanctionnés à l'issue d'un procès équitable, diligent, objectif et sans discrimination pour des motifs de race, de sexe ou d'appartenance à une minorité?


L'une des meilleures perspectives qui s'offrent au progrès de l'irrigation - et assurément au développement en général - réside dans le potentiel énorme que présentent les 237 millions d'hectares déjà irrigués. Alors que la valeur totale des investissements réalisés dans l'irrigation dans le monde en développement se chiffre aujourd'hui à environ 1 000 milliards de dollars, la rentabilité du capital immobilisé est bien inférieure au potentiel connu. Nombre de périmètres d'irrigation ont encore besoin d'investissements appréciables pour être achevés, modernisés, ou étendus. Quoique la remise en état des aménagements existants coûte de plus en plus cher, elle peut être éminemment rentable.

Outre des investissements en capitaux, il faut aussi investir dans les ressources humaines pour améliorer la gestion des irrigations sur les plans de l'économie, de l'efficacité et de l'efficience. L'investissement dans la gestion de l'irrigation peut s'inscrire de plein droit parmi les éléments d'une politique d'emploi rural productif, et la gestion des ressources peut ainsi être améliorée pour se hisser à la hauteur des progrès effectués en génie hydraulique et dans les disciplines scientifiques. Tous ceux qui exercent des responsabilités dans le domaine du développement de l'irrigation et du bien-être des agriculteurs et de leurs familles commencent à avoir une vision plus large de la tâche qui leur incombe, et à consacrer autant d'attention à la gestion et à la mise en valeur qu'aux aspects purement techniques.

L'examen de la documentation récente consacrée à la gestion et aux politiques du secteur public fait apparaître la nécessité d'insuffler un esprit nouveau aux autorités classiquement chargées de l'irrigation, pour les faire passer d'une vision technicienne, favorisant le génie civil et la construction d'ouvrages, à une perspective davantage axée sur les gens (agriculteurs), plus autonome et plus attentive aux besoins de la clientèle, donc en faire un organe de gestion stratégique de services. Dans le monde en développement, de nombreux groupes des sous-secteurs de l'eau reconnaissent le rôle qu'ils ont à jouer dans la gestion d'une eau précieuse parallèlement à d'autres ressources pour contribuer à la croissance économique et à l'atténuation de la pauvreté.

La gestion de l'irrigation n'a de façon générale pas un palmarès très reluisant, mais la pleine étendue des problèmes est souvent masquée par l'absence de critères d'évaluation des résultats et par diverses subventions occultes. On a souvent voulu croire que si les agriculteurs ne se plaignaient pas, cela signifiait que l'administration était nécessairement bonne. Or, l'absence de plaintes dans un système fortement subventionné n'est certes pas un bon indicateur d'efficacité. Par ailleurs, certains administrateurs en difficulté évidente doivent s'accommoder de leur mieux de toute une série de facteurs exogènes qui limitent l'efficacité de leur action, ne serait-ce que des taux de change surévalués.

Les Philippines offrent un exemple de réforme administrative remarquablement réussie, les coûts d'exploitation de l'irrigation ayant été réduits, les recettes portées à hauteur de ces coûts d'exploitation, et l'efficacité de l'exploitation améliorée simultanément. L'encadré 20 expose l'expérience philippine, et montre ce que la planification avisée, le dévouement, la détermination des personnels techniques et le soutien apporté par la sphère politique permettent d'obtenir.

Gestion de l'irrigation: les associations d'usagers et les ONG

Un nombre croissant de groupes du secteur privé, et notamment les associations d'usagers de l'eau et autres ONG, reprennent à leur compte certaines des responsabilités du secteur public en matière d'irrigation. La participation des usagers de l'eau à la planification, à la gestion et à la propriété des ouvrages d'irrigation se révèle souvent être une méthode efficace d'amélioration de l'eficacité de fonctionnement des réseaux. Les études effectuées dans le monde entier montrent que la participation des usagers aux services d'irrigation améliore l'accès à l'information, réduit les coûts de surveillance, induit chez les agriculteurs un sentiment de propriété partagée, et accroît la transparence des décisions aussi bien que leur fiabilité65.

65 K.W. Easter et R.R. Hearne. Decentralizing water resources management: economic incentives, accountability and assurance. Document technique de la Banque mondiale. Banque mondiale, Washington. (Sous presse)
Les associations d'usagers de l'eau devraient croître en nombre et en importance au cours de la prochaine décennie, à mesure que l'esprit d'auto-assistance gagne. D'ores et déjà, l'administration se décharge de nombreux aspects des systèmes publics d'irrigation sur les associations locales d'usagers. Des exemples détaillés en sont fournis par de nombreux pays: Argentine, Colombie, Indonésie, Mexique, Népal, Philippines, Sri Lanka, Tunisie. En Indonésie par exemple, le gouvernement a transféré en 1992 plus de 400 réseaux d'irrigation, desservant 34 000 ha, à des associations d'usagers de l'eau66. Dans l'avenir, à mesure que le financement des équipements par les agriculteurs se généralisera, les groupes d'usagers deviendront de plus en plus puissants.
66 Ibid.
D'autres ONG se chargent d'une vaste gamme de fonctions liées à l'eau, qui peuvent aller de l'élaboration de projets d'adduction d'eau en milieu rural et de petite irrigation jusqu'à l'instigation d'associations d'usagers aux fins de la gestion des eaux. Certaines ONG encouragent les agriculteurs à s'essayer à de nouvelles technologies, par exemple à la protection des bassins de captage et aux techniques d'irrigation par aspersion, telles par exemple celles introduites par le Programme de soutien rural de l'Aga Khan dans l'Etat du Gujarat (Inde).

De nombreuses ONG sont issues d'initiatives locales et fonctionnent en tant que groupes autogérés et autofinancés. Ces organisations apportent des points de vue nouveaux, des idées novatrices et des méthodes de travail participatives à d'autres sphères de développement, tant au plan théorique qu'en pratique. Leur succès est pour une large part dû à leur connaissance du milieu local et à l'intérêt qu'elles portent aux situations régionales, ainsi qu'à l'expérience qu'elles ont accumulée à cet égard. Elles sont particulièrement actives dans la promotion des intérêts des groupes pauvres et défavorisés, qu'elles défendent avec éloquence et conviction dans le domaine des prestations de service. En outre, la base locale des ONG peut leur permettre d'atteindre des groupes vulnérables ou éloignés, qui sont souvent très difficiles à toucher par les grands projets publics de conception et de gestion classique.

ENCADRÉ 20
SYSTÈMES AUTOFINANCÉS: LA RÉFORME ADMINISTRATIVE AUX PHILIPPINES

L'Agence nationale de l'irrigation (ANI) des Philippines offre un bon exemple de la manière dont une administration bureaucratique peut, avec le temps, transformer sa stratégie et son mode de fonctionnement. Depuis le milieu des années 70, l'ANI a su évoluer d'organisme essentiellement axé sur la conception et la construction de réseaux d'irrigation, mettant les agriculteurs devant le fait accompli, en une agence donnant priorité à la gestion et à l'entretien des réseaux d'irrigation, et offrant aux agriculteurs, par le truchement de leur affiliation à des associations d'irrigants, la possibilité de participer à la gestion des réseaux et de prendre les décisions importantes en matière d'entretien. Comment cette transformation s'est-elle opérée, et quels ont été ses effets?

Détermination au sommet de la hiérarchie. Au début des années 70, les hauts administrateurs de l'ANI ont correctement diagnostiqué que les organisations d'agriculteurs avaient un rôle crucial à jouer pour que les irrigations soient efficacement gérées, et ses dirigeants ont donc engagé toute l'organisation à développer et à étendre les responsabilités des associations d'irrigants. Le consentement de toute cette administration à se dessaisir de son autorité traditionnelle a été un élément capital dans ce processus.

Statut juridique et financier de l'ANI. En 1974, l'ANI a été constituée en établissement public et a cessé de dépendre d'un ministère. Elle avait devant elle un délai de cinq ans pour équilibrer son budget d'exploitation. Cette semi-indépendance devait servir de modèle pour le financement par les agriculteurs de l'irrigation, et pour la dévolution progressive de responsabilités de gestion à ces mêmes agriculteurs.

Une transformation progressive. L'ANI ne s'est pas transformée du jour au lendemain. L'approche participative a d'abord fait l'objet d'essais vers le milieu des années 70, dans les petits réseaux «communautaires» d'irrigation traditionnellement gérés par les agriculteurs. La fin des années 70 a vu se dessiner une méthodologie visant à porter au maximum la participation des agriculteurs, dans le cadre de deux projets pilotes. Les enseignements de ces expériences ont ensuite été incorporés dans des plans de gestion conjointe des grands réseaux «nationaux» d'irrigation. Depuis près de 20 ans donc, la transformation de l'ANI, autrefois bureaucratie pyramidale gouvernée d'en haut, se poursuit.

Comprendre les agriculteurs. Comment l'ANI a-t-elle motivé les agriculteurs à participer à la gestion de l'irrigation et à en assumer les coûts, à consacrer une part de leur temps à l'entretien, à assurer la liaison avec l'ANI et à planifier l'avenir? L'expérience de l'ANI illustre quelques préalables importants à la participation des agriculteurs: monter des équipes d'organisateurs communautaires et d'ingénieurs afin d'intégrer les activités sociales et techniques en un même processus; faire participer des agriculteurs à toutes les activités du projet dès les premiers stades de celui-ci, et renforcer ainsi leur compétence en matière d'organisation; modifier les politiques et procédures qui font obstacle à la participation des agriculteurs; donner aux agriculteurs le temps de se mobiliser et de s'organiser avant d'entreprendre de nouvelles activités de construction ou d'aménagement.

La qualité du service d'irrigation assuré par les agriculteurs à leur propre avantage s'est indubitablement améliorée, les dépenses d'exploitation du réseau ont été réduites, et le fardeau que représentaient les coûts récurrents de l'irrigation pour le budget de la nation a été éliminé. Mais quels ont été les effets sur les résultats de l'irrigation? Les observations récentes font apparaître que les réformes ont introduit davantage d'équité dans les approvisionnements en eau. Sur les cinq périmètres étudiés cinq ans après la suppression des subventions, la principale conséquence observée était une distribution plus équitable de l'eau. Pour des motifs indépendants des réformes de gestion, les disponibilités en eau ont baissé de 13 pour cent, mais la superficie cultivée était maintenue, et les rendements sont restés constants, ce qui confirme le rapport entre équité dans l'approvisionnement et viabilité financière. Pour apprécier la pleine valeur de la réforme, il faudrait prendre en compte ce qu'il serait advenu d'un service qui se dégradait si une administration d'Etat manquant de moyens financiers avait continué à diriger et à exploiter les réseaux d'irrigation.


Le secteur de l'eau n'est pas un domaine dans lequel il est facile de promouvoir la coopération, mais les gains potentiels y sont élevés, ce qui justifie des efforts renouvelés. La solution de nombreux problèmes de répartition de l'eau et de mise en valeur des ressources passe par une volonté commune de renoncer à certains avantages personnels pour le bien commun. Certes, les Etats sont rarement parvenus à promouvoir le sacrifice de soi par le truchement de politiques économiques, de lois et de règlements contraignant à l'autolimitation, le rationnement de l'eau ou un régime optimal de pompage de l'eau souterraine étant extrêmement difficile à imposer. A l'inverse, grâce à leurs contacts étroits avec les groupes locaux, à leur faculté de mobiliser les bonnes volontés et d'inspirer la cohésion, les ONG peuvent fournir l'impulsion institutionnelle requise pour susciter des solutions socialement optimales67.

67 On trouvera des informations plus détaillées sur les activités des ONG dans les ouvrages ou documents suivants: M. Cernea. 1985. Putting people first: sociological variables in development. Johns Hopkins University Press, Baltimore, Maryland; ou M. Cernea. 1988. Nongovernment organisations and local development. Document de travail n° 40, de la Banque mondiale; ou S. Paul et A. Israel. 1991. Nongovernment organisations and the World Bank: cooperation for development. Etudes régionales et sectorielles de la Banque mondiale.

Orientations futures pour une politique de gestion de l'eau

La durabilité du développement agricole est fonction de la durabilité de l'utilisation de l'eau. Les pouvoirs publics reconnaissent actuellement que la recherche d'une croissance économique durable impose, pour partie, certaines réformes des politiques, à l'échelle tant de l'économie en général que des secteurs particuliers qui la constituent. Les politiques générales tendront à susciter un climat macro-économique favorable, tandis que les politiques du secteur de l'eau, par exemple, s'efforceront de susciter chez les usagers la volonté d'utiliser efficacement les ressources.

L'accent placé actuellement sur la réforme des politiques macro-économiques et sur la libéralisation de l'économie a plusieurs conséquences importantes en ce qui concerne l'irrigation. L'une des principales est que l'ère des subventions massives, directes ou indirectes, est quasiment révolue. En outre, la reconnaissance du caractère précieux de l'eau (et le coût élevé de la transformation d'une source d'eau en une prestation de services sur l'exploitation agricole) fait du secteur de l'eau un objectif de choix pour les réformes futures des politiques. Néanmoins l'irrigation demeure, dans la période de transition actuelle, un secteur avide de ressources. Car même une irrigation rationnelle et efficace absorbe de grandes quantités de capital et de devises, et immobilise un personnel qualifié encore trop rare.

Comme tant d'administrateurs du secteur public, les responsables de l'irrigation doivent marcher sur la corde raide, d'une part en s'efforçant d'exercer un contrôle plus étroit sur les financements, de donner des impulsions plus vigoureuses et de mieux planifier l'affectation des ressources, et d'autre part en s'ouvrant à la nécessité de puiser davantage d'idées auprès de la base (la clientèle d'agriculteurs). Or, il est probable que les pressions financières dominent: l'irrigation, gérée par une agence du secteur public, a besoin d'être financée, et dépend donc des fonds publics; mais nombreux sont ceux qui estiment que cela porte peu à économiser de l'argent et que ce statut pourrait, en pratique, produire l'effet inverse.

A mesure que les disciplines du secteur privé sont appliquées à l'irrigation, les hauts responsables constatent ce qui suit: les agences appuient de plus en plus les efforts personnels des ruraux et tendent de moins en moins à prendre toutes les décisions importantes sans en référer dûment aux agriculteurs; elles recherchent davantage le consensus sur l'établissement des priorités, davantage d'informations pour fonder leurs décisions et une convergence de vues sur les facteurs externes déterminant les décisions de gestion; les bassins d'irrigation recherchent et obtiennent davantage d'autonomie; les responsabilités financières et la responsabilité morale des administrateurs vont croissant; enfin, ces administrateurs sont moins assujettis aux décisions ministérielles et gouvernementales quand les redevances d'irrigation permettent un degré suffisant d'autofinancement.

Actuellement, le génie hydraulique se nourrit de mathématiques, de physique, de chimie et de biologie; la gestion s'inspire de l'économie, de la psychologie, des sciences politiques, de l'histoire et de la philosophie, et exige aussi un grand talent personnel pour la communication, la négociation et le travail en équipe. Or, à mesure que, dans de nombreux pays, la conjoncture de l'irrigation évolue, les administrateurs constatent qu'il leur faut acquérir de nouvelles connaissances et de nouveaux savoir-faire.

On peut récapituler comme suit certaines des tendances qui se dessinent:

· L'eau et l'hydraulique font de plus en plus l'objet de politiques et de moins en moins de simples projets; cette tendance devrait se poursuivre, voire s'accentuer.

· Le secteur de l'eau pourrait devenir un domaine où sont mises à l'épreuve les réformes économiques, la libéralisation et la fiabilité des structures nouvelles.

· Vu la rareté de l'eau et sa valeur dans les utilisations urbaines et industrielles, le sous-secteur de l'eau sera de moins en moins dominé par l'irrigation, et les usages polyvalents de l'eau seront de mieux en mieux reconnus.

· L'irrigation est un service offert aux clients et aux usagers; elle n'est point une activité de production en soi.

· A l'échelon du périmètre irrigué, le processus d'évaluation préalable, de formulation et d'évaluation des résultats des politiques de l'eau doit faire intervenir des groupes plus larges, représentatifs des composantes politiques, techniques, gestionnaires et (c'est le plus important) des associations d'usagers de l'eau.

· Ces groupes de définition des politiques devraient être consultés avant d'opérer des choix, et devraient fournir par la suite des informations en retour conduisant à des ajustements prenant en compte l'expérience acquise.

· Les groupes de définition des politiques devraient avoir mission d'identifier les solutions compatibles avec le cadre des politiques nationales, en toute indépendance vis-à-vis des intérêts et des pressions de groupes particuliers.

· L'objectif général est d'identifier une gamme plus étendue de solutions et de principes pour une politique de l'eau, afin de prendre des distances vis-à-vis des «politiques de crise» et de générer davantage de résilience devant les pressions extérieures.

L'irrigation autorise des choix plus rationnels et plus diversifiés en ce qui concerne les pratiques culturales et les productions végétales de haute valeur. Le développement futur du monde est étroitement lié au succès de l'irrigation, car celui-ci influence puissamment le volume de l'offre et le prix des denrées vivrières. Au moment où le débat sur les politiques de l'eau prend un tour plus vif, il importe plus que jamais que les décideurs agricoles contribuent à en définir la teneur, et qu'ils sachent peser dans les grandes décisions d'orientation.


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