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CHAPITRE 2: Les enseignements tirés de l'analyse de quelques projets participatifs


1. Présentation et classification des projets
2. Les principales difficultés rencontrées par les projets
3. Les projets et l'appréciation de la durabilité

Dans la dernière décennie, divers intervenants extérieurs se sont efforcés de promouvoir des approches qui concilient, dans des proportions variables, la participation populaire, la prise en compte de l'environnement et le développement économique (entendu ici comme la sécurisation et l'amélioration de la couverture des besoins alimentaires et du revenu monétaire par l'augmentation de la production et sa diversification). Parfois dans une perspective de durabilité, ces projets et programmes, à partir d'entrées différentes (renforcement d'activités économiques, préservation des ressources naturelles, gestion des terroirs, appui aux organisations paysannes, etc...) tentent de mettre en oeuvre des approches qui revalorisent l'échelon local et qui visent à mobiliser les acteurs locaux autour d'une mise en valeur durable de leurs ressources naturelles et humaines. Il convient de les analyser.

1. Présentation et classification des projets


a. un essai de typologie des projets analysés
b. les évolutions observées au sein des projets
c. le schéma de classification des projets

Quatorze projets relativement récents ont été retenus dans le cadre de cette étude. Il s'agit de projets choisis par la FAO parmi ceux qu'elle soutient en Afrique de l'Ouest (sept) et de projets dont les auteurs de l'étude avaient une connaissance directe ou indirecte (sept). La liste est la suivante:

1. Projet de développement rural de la région de N'guigmi (Niger/PNUD/FENU/FAO)

2. Projet de développement rural du Fouta Djallon (Guinée/PNUD/FAO)

3. Projet pilote de la Mare d'Oursi pour le développement intégré des mares naturelles dans le Sahel Burkinabé (Burkina Faso/PNUD/FAO)

4. Projet de développement agro-sylvo-pastoral de quatre villages pilotes et d'une zone d'élevage (Sénégal/PNUD/FAO)

5. Projet de lutte contre l'ensablement des terres de cultures dans les départements de Zinder et de Diffa (Niger/PNUD/FAO)

6. Projet d'aménagement des forêts naturelles pour la sauvegarde de l'environnement et la production de bois (Burkina Faso/PNUD/FAO)

7. Projet de restauration et d'aménagement du bassin versant de Guétoya (Guinée/PNUD/FAO)

8. Projet d'unité agropastorale du Nord (Côte d'Ivoire/FAC/FED)

9. Projet de l'Agence Centrafricaine de développement du Ouham-Pendé (République Centrafricaine/Coopération allemande)

10. Projet de développement des terroirs de l'arrondissement de Filingué (Niger/CFD/Conseil de l'Entente)

11. Projet intégré de conservation et de gestion des ressources naturelles (Sénégal/FAC/CFD/BM/Norvège)

12. Projet de développement rural de la province de Ganzourgou (Burkina Faso/FAC/CFD)

13. Projet de gestion de l'espace sur Imamba-Ivakaka (Madagascar/CFD)

14. Programme de recherche développement CADEF (Sénégal/CFD)

La présente étude ne prétend pas rendre compte de la diversité et de la richesse de chacun des projets retenus car la durée de l'étude et ses modalités (travaux sur dossiers sans séjour sur le terrain) ne permettaient pas de prétendre à une quelconque évaluation. Les projets retenus ne le sont donc qu'à titre illustratif de démarches, acquis et difficultés, auxquels sont confrontées la plupart des interventions actuelles de terrain.

Pour chacun des projets retenus, une fiche descriptive et analytique a été élaborée et c'est à partir de ces fiches et de réflexions plus synthétiques que sont proposés ci-après:

- une typologie des projets selon les entrées choisies et les évolutions constatées au cours de leur mise en oeuvre;

- quelques remarques sur la nature des évolutions constatées;

- un inventaire et une analyse des difficultés auxquelles les projets ont été généralement confrontés.

a. un essai de typologie des projets analysés

Le premier critère retenu a été le rôle joué par les acteurs locaux dans la définition et la mise en oeuvre des projets. Ce premier critère permet de définir deux grandes catégories de projets:

- catégorie 1: les projets dans lesquels la décision d'intervenir a été prise par l'Etat ou un intervenant de développement et dans lesquels les objectifs, les modalités d'intervention ont été définis par l'extérieur au départ tout au moins.
Dans ces projets (les plus nombreux), il n'y a pas au départ une demande sociale explicite et construite, souvent parce qu'il n'a pas été identifié un partenaire local constitué (organisation fédérative paysanne, collectivité locale) susceptible de formuler cette demande. Cela peut résulter soit de l'absence de partenaire local facilement identifiable, capable de négocier les objectifs du projet, son contenu et ses modalités, soit de la non-prise en compte d'un partenaire local qui existe mais qui, pour diverses raisons (doutes sur la représentativité, choix du projet, etc...), n'a pas été retenu comme partenaire dès le départ.
- catégorie 2: les projets définis dès le départ avec un partenaire local, à sa demande, et dont la mise en oeuvre est contractuelle, le partenaire local jouant un rôle central dans la gestion du projet (programmation, gestion des ressources, évaluation, etc...).
Le deuxième critère utilisé concerne "l'entrée" choisie au départ par le projet, c'est-à-dire le domaine d'intervention qui a été privilégié. A partir de ce critère on peut distinguer quatre groupes de projets:
- groupe 1: les projets dont l'entrée initiale a été le développement économique avec pour objectif prioritaire la sécurisation et l'amélioration des revenus des producteurs.

- groupe 2: les projets qui, dès le départ, se sont donnés deux objectifs prioritaires: le développement économique et la prise en compte de l'environnement.

- groupe 3: les projets dont l'entrée initiale a été l'environnement, la gestion des ressources naturelles, leur protection et leur régénération.

- groupe 4: les projets qui, dès le départ, ont fait de la participation des acteurs locaux l'objectif prioritaire et qui ont subordonné les actions concrètes menées (actions sur l'environnement, actions économiques) à l'objectif de participation et de responsabilisation des producteurs.

Un troisième critère peut être pris en considération. Il s'agit de la place donnée à la "participation populaire" dans les projets définis de l'extérieur (première catégorie) et centrés sur des domaines d'intervention techniques et économiques (trois premiers groupes identifiés grâce au deuxième critère utilisé). La participation populaire peut en effet être conçue selon les cas comme un simple moyen de faire accepter des pratiques nouvelles, de faire prendre en charge par la population des fonctions, des tâches et des charges matérielles ou financières. Elle peut aussi être conçue, dès le départ ou en cours de projet, comme une condition indispensable à l'efficacité des actions menées et à leur pérennisation.

Les pratiques participatives qui en découlent seront variables. Dans le premier cas, il s'agira de mesures seulement incitatives voire de concessions faites à la population pour qu'elle accepte de s'engager dans les actions qui lui sont proposées. Dans le deuxième cas, l'attention accordée aux conditions de la participation des acteurs locaux poussera à des évolutions du projet, voire à la redéfinition de ses objectifs ou de ses modalités de mise en oeuvre.

b. les évolutions observées au sein des projets

Les catégories et groupes de projets décrits sommairement ci-dessus ne sont pas des types figés. Tous les projets retenus ont connu des évolutions importantes au cours de leur déroulement, ce qui tend à prouver l'existence de mécanismes de suivi et d'évaluation, la capacité des intervenants à analyser les difficultés rencontrées et leur volonté d'y chercher des réponses. A ce propos, deux types d'évolutions apparaissent:

- dans tous les projets on assiste à un processus d'ajustement des modalités de mise en oeuvre définies au départ. Ce processus concerne les méthodes utilisées, les modes d'organisation et de fonctionnement prévus initialement.

- parfois, et quand les difficultés ne paraissent pas pouvoir être résolues par des ajustements, on note une modification des finalités et objectifs initiaux et un élargissement de l'entrée sectorielle initiale: passage du sectoriel au multi-sectoriel, voire au "global".

Dans la plupart des cas, les projets étudiés, au fur et à mesure qu'ils avançaient dans leur déroulement, se sont efforcés de prendre en compte les attentes et demandes des acteurs locaux concernés et certains ont donné progressivement (ou à la suite de ré-orientations), un rôle central aux acteurs locaux.

c. le schéma de classification des projets

Ce schéma classe les projets retenus selon leurs caractéristiques initiales et s'efforce de montrer le sens de leurs principales évolutions. Il ne s'agit bien sûr que d'un classement arbitraire car toute typologie est réductrice par rapport à la réalité et rend mal compte des multiples nuances qu'il serait utile de prendre en compte.

Parmi les projets retenus, trois catégories ont été identifiées en croisant les trois critères précédemment définis. Les projets nés d'une intervention décidée de l'extérieur sont dans les deux premières catégories:

- la première catégorie (1)
Elle regroupe des projets définis au départ à partir d'un diagnostic externe. Leur entrée initiale a pu être sectorielle avec des projets économiques (1-a) ou des projets de gestion ressources naturelles (1-c).

Dans de nombreux cas, les projets ont été dès le départ multisectoriels (1-b) avec des projets comportant le double objectif, économique et de gestion de ressources naturelles. Parfois ils sont devenus multisectoriels au cours de leur déroulement.

Les contraintes de la participation populaire ont été au départ plus ou moins prises en compte mais tous tendent à la renforcer et cherchent à promouvoir un interlocuteur paysan organisé qui soit le partenaire du projet et à terme le repreneur des dispositifs mis en place à la faveur du projet.

- la deuxième catégorie (2)
Elle est illustrée par le projet ACADOP. Ce projet prioritairement participatif a pour objectif de favoriser l'émergence d'un partenaire local organisé susceptible de prendre en charge progressivement les dispositifs mis en place avec l'appui du projet et de les pérenniser. Il n'y a pas au départ de domaine privilégié d'intervention. Mais les actions menées en matière économique ou d'environnement sont déterminées à partir des priorités identifiées par les acteurs locaux
- la troisième catégorie (3)
Elle est caractérisée par une entrée par les acteurs. Elle est illustrée par le projet CADEF, qui a été élaboré avec l'organisation paysanne bénéficiaire, à sa demande, et qui est gérée principalement par elle (décisions en matière de programmation, d'investissements, etc...). Les actions menées concernent le domaine économique et la gestion des ressources naturelles, selon un ordre de priorité et des articulations dont la définition lui revient en très grande partie. On notera que la distinction entre la catégorie (2) et la catégorie (3) vient en grande partie de la présence ou de l'absence d'un partenaire local lors de la conception du projet et au début de sa mise en oeuvre.

2. Les principales difficultés rencontrées par les projets


a. les difficultés liées à l'environnement naturel et institutionnel
b. les difficultés liées au contexte économique
c. les difficultés liées à la conception et la mise en oeuvre
d. les difficultés liées à la société rurale
e. les difficultés liées aux ambiguïtés des projets

Tous les projets rencontrent inévitablement des difficultés car ils sont confrontés sans cesse à des dysfonctionnements internes, institutionnels, de moyens, à des réticences voire des résistances des bénéficiaires. Il en découle pour les projets la nécessité de s'adapter en permanence, de chercher sans cesse des réponses à des questions nouvelles. Cela est inévitable car la complexité de la réalité sociale et économique, la multiplicité des variables externes et internes qui influent sur un processus de changement ne peuvent être prises en compte dès le départ de façon exhaustive. Elles se révèlent au fur et à mesure, dans une configuration toujours particulière, qui résulte de l'inter-action entre la société locale, son environnement (et les variations qui l'affectent) et les propositions dont est porteuse l'intervention.

L'important, c'est donc la capacité des acteurs concernés de constater les. difficultés rencontrées, de les prendre en compte et de les analyser, de formuler des réponses qui permettront de continuer à progresser jusqu'à la difficulté suivante. Cela suppose des mécanismes de suivi, d'évaluation, d'arbitrage qui permettent la concertation entre les différents acteurs concernés.

Les points suivants s'efforcent de recenser les principales difficultés rencontrées par les projets en les classant selon quatre grands types. Ce classement est bien sûr schématique car les difficultés des divers types inter-agissent entre elles, se renforçant mutuellement.

a. les difficultés liées à l'environnement naturel et institutionnel

Elles ne sont pas imputables au projet lui-même mais découlent d'un relatif déphasage entre le projet et l'environnement dans lequel il s'inscrit. Certains projets recherchent une autonomie de fonctionnement par rapport aux services publics, à l'autorité administrative afin de favoriser l'émergence de nouveaux acteurs, l'initiative privée, individuelle et collective. Ils se heurtent parfois à des résistances d'appareils administratifs et techniques qui ne veulent pas perdre leurs prérogatives et parfois des emplois pour leurs agents. Il peut en résulter des tracasseries procédurières, parfois des tensions (ex: PDRG, Projet de Développement Rural du Ganzourgou). Dans le cas du projet pilote de la Mare d'Oursi, la double tutelle administrative (service délégué du ministère) et financière (responsables du projet) semble avoir engendré divers dysfonctionnements. Les ancrages institutionnels des projets sont souvent ambigus et parfois peu pertinents. Ils sont en outre diversement acceptés par les différentes institutions de développement.

Le manque de coordination entre les interventions de développement, la diversité (parfois la divergence) dans les objectifs poursuivis et les méthodes utilisées sont un frein incontestable. Ainsi, des approches de développement local sont parfois promues dans des zones où les services de vulgarisation agricole sont simultanément redynamisés, provoquant des concurrences et des incompréhensions de la part des bénéficiaires. Des pratiques encore répressives subsistent parfois dans des zones où les paysans sont responsabilisés dans la gestion des ressources naturelles. Des projets centrés sur les seules ressources naturelles sont parfois mis en place à côté de projets qui intègrent la prise en compte de l'environnement dans une approche de développement local. Des stimulations matérielles sont proposées ici pour inciter au reboisement et refusées là, etc.. Cette diversité peut favoriser les conduites opportunistes des bénéficiaires, parfois les surenchères. Ainsi dans le cas du projet de lutte contre l'ensablement dans les départements de Zinder et Diffa les différents intervenants n'ont pas pu harmoniser leur mode d'utilisation des vivres du PAM afin d'éviter d'engendrer l'assistanat. Tous les intervenants sont d'accord sur ce constat mais des instances efficaces de coordination ont du mal à voir le jour car souvent chacun se voit bien en "coordonnateur" mais accepte mal "d'être coordonné".

Un cadre de concertation officiellement institué où puissent se rencontrer les différents acteurs (administration, services techniques, intervenants extérieurs mais aussi les producteurs, les opérateurs économiques privés, etc...) fait le plus souvent défaut. Les cadres de concertation existants sont souvent inadaptés. Régis par des textes plus ou moins anciens, ils s'ouvrent difficilement à de nouveaux acteurs (organisations paysannes secteur privé, etc...). Ils peuvent offrir un cadre pour définir des programmes d'action, les évaluer mais plus rarement pour gérer des conflits d'intérêts entre agriculteurs et éleveurs entre la population locale et des acteurs extérieurs qui utilisent les ressources naturelles. '

La faiblesse des articulations entre les différentes échelles géographiques (du village au niveau national) est une difficulté que rencontrent souvent les projets. Ces articulations sont peu favorisées par l'organisation actuelle du développement. Les politiques nationales sont définies plus souvent sous la pression de contraintes extérieures qu'en relation négociée avec les échelons inférieurs. Les politiques régionales reflètent plus fréquemment des priorités nationales qu'elles ne sont le point de rencontre entre des dynamiques locales et des orientations générales définies à partir des contraintes macro-économiques. Il en résulte pour les projets la nécessité de s'adapter à des décisions générales plus ou moins favorables à leur action et la difficulté d'influer sur les décisions prises au sommet. Tous les projets sont plus ou moins confrontés à cette difficulté. Ainsi les modalités officielles de gestion des terres, des forêts, des ressources hydrauliques s'adaptent diversement à certaines situations locales. La délimitation géographique des terroirs villageois correspond plus ou moins bien à la particularité de zones sylvo-pastorales mieux définies par leurs centres (les points d'eau) que par leurs limites extérieures (variables). Des ajustements sont bien sûr possibles. Ils sont facilités par une bonne remontée des demandes locales, par la prise en compte des problèmes identifiés par les projets.

Avec le désengagement de l'Etat, "des vides" se créent qui sont parfois préjudiciables aux actions entreprises par les projets. Certaines fonctions de service public sont insuffisamment assurées par des structures privées de moyens de travail corrects. C'est le cas de la formation et de l'information des producteurs (dans les domaines juridique et économique par exemple), du conseil technique et en gestion, etc... Dans certains cas des problèmes techniques se posent qui ont été peu étudiés par la recherche agronomique dont les moyens s'amenuisent: évolution des sols sous irrigation, toxicité ferrique (CADEF), moyens de fertilisation moins polluants (compost, engrais verts), lutte phytosanitaire intégrée, etc... Certains projets tentent parfois de combler ces "vides" sans en avoir forcément la compétence technique et les moyens opérationnels. Il peut en résulter des initiatives diversement réussies et parfois une confusion des genres, source de tensions inter-institutionnelles.

Le cadre juridique dans lequel évoluent les projets n'est pas toujours adapté. Dans certains pays, les statuts légalement prévus en matière d'organisation des producteurs manquent parfois de souplesse et de diversité, alors qu'ils sont plus pertinents dans d'autres (les GIE au Sénégal). Dans le domaine foncier, on note une distance parfois importante entre les textes qui réglementent officiellement l'appropriation et la gestion des terres et les pratiques qui ont lieu sur le terrain. Des contradictions existent entre le droit moderne et le droit coutumier. Un "flou juridique" relatif peut certes permettre de régler des conflits de façon modulée selon les lieux et les moments. Il peut placer cependant les agents des projets dans des situations embarrassantes quand l'analyse des pratiques devient publique et que des individus ou des catégories sociales sont lésés.

Le rôle très actif joué par certains bailleurs de fonds dans la mise en oeuvre des projets peut parfois être perçu comme une difficulté. Jouant un rôle décisif dans la conception, le suivi et l'évaluation des projets qu'ils soutiennent, certains bailleurs de fonds interviennent aussi directement sur leur déroulement. Il est légitime que les bailleurs de fonds suivent et contrôlent les projets qu'ils financent, qu'ils apportent leur contribution à la réflexion commune mais leur position institutionnelle leur donne parfois un poids peut-être trop déterminant en matière de choix des priorités, de méthodes de travail. La situation peut parfois devenir complexe dans le cas de certains co-financements extérieurs quand l'unanimité ne se fait pas facilement sur certaines priorités.

Le passage à un développement qui donne plus d'initiative aux autres acteurs se fait progressivement, de façon variable selon les pays. On note cependant la persistance de règles, de textes, d'attitudes et de procédures hérités de l'époque précédente. A ces résistances, sans doute inévitables dans une période de transition, s'ajoute l'insuffisance de réglementations et de procédures nouvelles pouvant servir de cadre officiel à des approches novatrices.

L'accentuation d'un phénomène naturel (sécheresse/pénurie alimentaire à Zinder et Diffa) peut modifier le contexte du projet et remettre en cause sa faisabilité. Des problèmes techniques liés au milieu naturel, non identifiés initialement, posent parfois de sérieux problèmes en cours de projet (nappes d'eau salée dans le projet N'guigmi). La forte dégradation du milieu naturel dans certaines zones peut induire des coûts financiers dépassant la capacité du projet (forêt naturelles à Ouagadougou).

b. les difficultés liées au contexte économique

Force est de constater que "le désengagement de l'Etat" intervient dans un contexte économique dégradé qui freine les initiatives des producteurs et des autres opérateurs économiques privés. C'est la situation générale dans laquelle évolue la totalité des projets analysés. La détérioration du marché international pour les grandes productions d'exportation, le manque de filières organisées pour les productions de diversification, une attention insuffisante apportée à l'identification des marchés urbains nationaux, sont autant de facteurs qui affectent directement les producteurs ruraux et qui rendent aléatoires les débouchés de leurs produits.

A cette incertitude sur les débouchés s'ajoute une incertitude en matière de financement car les systèmes bancaires de crédit, privatisés, sont diversement accessibles aux producteurs et conformes à leurs besoins et possibilités (ACADOP, UAP, PVNY).

Le retrait (parfois brutal) des Etats de domaines comme l'approvisionnement en intrants, en matériel, en pièces de rechange, etc.. est parfois durement ressenti, surtout dans les zones où la précarité de l'agriculture engendre une demande aléatoire et peu solvable car les investisseurs privés ne se substituent pas alors facilement à l'Etat.

La dégradation du contexte économique peut compromettre la réussite durable des actions soutenues par les projets et rendre plus difficile la préservation de l'environnement:

- la baisse de rentabilité de certaines activités économiques peut générer une pression accrue sur les ressources naturelles (extension des cultures, vente de bois, intensification de la cueillette, etc...) et rendre plus difficile encore la prise de décisions et l'application de mesures relatives à la protection de l'environnement;

- l'augmentation des coûts des intrants (engrais par exemple) entraîne le recul des pratiques d'intensification déjà fort modestes alors que la fertilité des sols baisse;

- la participation et la responsabilisation des producteurs peut être mal vécue lorsqu'elle se traduit par des charges et des contraintes accrues sans que le bénéfice matériel soit clairement identifié;

- les périodes de crise peuvent accentuer des comportements individualistes peu propices à la définition d'un projet commun basé sur des objectifs partagés et permettant notamment la définition de règles collectives de gestion des ressources naturelles; ainsi, la dégradation du contexte économique peut renforcer la course au foncier, ce qui ne va pas sans poser de problèmes dans un projet comme celui des forêts naturelles autour de Ouagadougou;

- les incertitudes qui caractérisent le contexte économique peuvent avoir pour conséquence de compromettre la durabilité économique de dispositifs gérés par les acteurs locaux, certaines activités pouvant perdre de leur rentabilité et la demande pour certains services pouvant diminuer. De façon générale, l'esprit d'entreprise est peu stimulé par un contexte déprimé où la capacité à prendre des risques s'affaiblit.

c. les difficultés liées à la conception et la mise en oeuvre

Dans certains cas, la gestion des ressources naturelles est choisie par les intervenants extérieurs comme objectif prioritaire et comme "entrée". Elle est diversement motivante pour les paysans:

- souvent, elle n'est pas prioritaire dans les stratégies paysannes, les contraintes du court terme l'emportant sur l'engagement dans des actions dont les effets sont souvent différés (PGTF, PDRG...), sauf dans des cas extrêmes où la dégradation du milieu physique compromet gravement la production actuelle (cas des vallées rizicultivables de la zone du CADEF, des terres de cultures dans les départements de Zinder et Diffa, des forêts naturelles autour de Ouagadougou);

- parfois, c'est la crainte de bouleversements dans la gestion foncière (et la remise en cause de droits acquis qui peut en découler pour certaines catégories) qui constitue un frein car les paysans redoutent alors la mise en place de nouvelles règles sans qu'ils en voient clairement la contrepartie.

Il en résulte des freins à la participation et des difficultés dans la mise en place de nouvelles structures de gestion. Des actions incitatives sont souvent menées. A effet ponctuel mais rapide, elles intéressent les paysans mais elles génèrent parfois des malentendus (prétexte, condition obligée, concession consentie par les intervenants pour atteindre un autre objectif, elles peuvent devenir la finalité principale pour les paysans).

Certains projets ont beaucoup de difficultés pour identifier un interlocuteur paysan représentatif. Lorsqu'il n'existe pas de collectivité locale publique décentralisée, les projets sont souvent en quête de partenaire. Il est fréquent qu'aucune organisation fédérative paysanne n'existe dans la zone d'intervention. Il arrive aussi qu'une telle organisation locale soit présente mais qu'elle soit récusée par l'intervenant, pour des raisons historiques (différends antérieurs), pour des raisons de représentativité mais aussi parfois parce que le projet est porteur de modèles d'organisation pré-établis. Le choix est alors fait de privilégier une structuration du milieu conforme au modèle de l'intervenant. Le projet génère ainsi son interlocuteur paysan mais se prive de ce fait des acquis organisationnels qui existent et cela peut entraîner des double-emplois voire des tensions (PGTF et PVNY à leur démarrage). Dans d'autres cas, l'émergence de ces organisations peut être lente et laborieuse (Zinder et Diffa). Il en résulte des conflits de compétence avec des organismes spécialisés et parfois des initiatives diversement réussies.

La plupart des projets novateurs sont confrontés à des problèmes de méthodologie et de pédagogie:

- les méthodes de travail sont parfois à élaborer au fur et à mesure du déroulement du projet, ce qui garantit certes la recherche de leur adaptation à la spécificité du milieu mais qui se traduit par des errements plus ou moins bien compris par les paysans et par l'environnement institutionnel. Cela est inévitable car inhérent à toute démarche novatrice. La difficulté s'accroît cependant lorsque chaque projet doit tout ré-inventer parce ce que l'information sur les expériences passées ou en cours ne circule pas assez;

- pour les outils d'analyse (diagnostic rapide, suivi-évaluation), de concertation (restitutions, programmation concertée, etc...) qui sont nécessaires au projet, des enseignements existent mais les transferts d'expérience se font parfois difficilement. Aussi, plusieurs des projets retenus se sont trouvés confrontés à des difficultés pour identifier les situations initiales des projets (N'guigmi, Zinder et Diffa). Les outils pour l'analyse de l'environnement écologique et des modes d'appropriation et de gestion des ressources naturelles sont souvent directement empruntés à la recherche mais doivent être adaptés aux exigences d'un projet de développement (trames foncières, quantifications des ressources disponibles par exemple).

- les agents qui mettent en oeuvre les projets sont généralement de bon niveau et volontaires, surtout quand ils sont inexpérimentés, on note cependant, ici et là, des tendances à codifier l'approche de façon peut-être excessive. La démarche initiale, vivante et flexible, peut ainsi être transformée en une succession d'étapes formelles, où l'évaluation de dynamiques sociales est appréciée à partir de critères surtout externes. Le risque de stéréotyper la démarche d'appui au développement local existe surtout lorsqu'elle est étendue à des aires géographiques importantes et que la formation et le suivi des nouveaux agents chargés de la mettre en oeuvre restent très limités.

- les projets accordent souvent une attention et des moyens insuffisants à l'information et à la formation des paysans. Tous les intervenants en soulignent pourtant l'importance mais dans les faits peu d'initiatives existent pour améliorer de façon durable l'accès des producteurs à une information diversifiée, à une formation systématique et approfondie. Dans beaucoup de cas, le projet continue à véhiculer exclusivement ses propres messages et de nombreuses formations se réduisent à la succession de sessions ponctuelles, programmées quand le besoin devient impératif. Ces lacunes freinent la réflexion des paysans et diminuent leur créativité dans la recherche de solutions adaptées à leurs problèmes.

Certains projets paraissent se résignent à l'absence d'un cadre de concertation institué. Soit parce qu'ils considèrent que sa création ne relève pas de leur compétence (ce qui est souvent juste), soit parce qu'ils redoutent une perte d'autonomie par rapport aux autres acteurs (et aux autres intervenants). Les projets se plaignent souvent du manque de coordination, des incohérences qui existent, voire de la difficulté à gérer certains conflits, mais semblent prendre assez peu d'initiatives dans ce domaine.

Implantés à l'échelon local ou régional, la plupart des projets ont des difficultés à intégrer, dans leurs analyses et dans leurs démarches, les articulations avec les niveaux de décision supérieurs. Les projets subissent ou s'accommodent des décisions prises au sommet mais le feed-back des échelons inférieurs vers les échelons supérieurs reste encore insuffisant. Les explications peuvent être diverses:

- craintes parfois fondées que l'exposé des conséquences d'une politique nationale sur le fonctionnement du projet soit pris pour une critique, voire une contestation;

- sentiment d'impuissance devant des questions qui dépassent l'intervenant;

- difficulté à appréhender les articulations entre différentes échelles de façon explicite;

- volonté d'être efficace à l'échelon où on se trouve sans prétendre à autre chose.

Certaines difficultés sont inhérentes à l'approche par projet. D'une durée limitée (les cinq ans habituels dans le passé pour la durée d'un projet sont souvent réduits à des phases parfois plus brèves actuellement), les projets sont parfois tenus d'arriver à des résultats concrets dans des délais brefs, s'ils veulent obtenir les moyens de poursuivre leur action. Cela pousse parfois les intervenants à aller vite, imposant ainsi un rythme diversement acceptable par les sociétés locales, sacrifiant parfois les conditions de la participation, de la responsabilisation des acteurs locaux à la réalisation d'objectifs quantifiables, visibles. Or, le rythme de maturation d'un processus de changement pris en charge et maîtrisé par les villageois est variable.

De longues périodes d'apparent piétinement peuvent précéder (ou succéder à) des changements rapides. Des résistances apparaissent aux moments les plus inattendus, parfois parce que certaines réalisations accueillies avec facilité soulèvent ensuite des problèmes qui touchent à l'organisation de la société locale, etc... Dans le domaine foncier en particulier, les changements de règles ne peuvent être que progressifs car elles sont le produit de l'histoire économique, sociale et culturelle de la société rurale et qu'elles expriment des rapports sociaux qui, même contestés, ne peuvent être modifiés du jour au lendemain. L'appropriation et la maîtrise des innovations (techniques, économiques, sociales et institutionnelles) ne peut se faire que dans la durée à travers des processus d'apprentissage individuel et collectif qui incluent le droit à l'erreur.

d. les difficultés liées à la société rurale

Le mythe de la résistance au changement de certaines sociétés africaines s'estompe même si parfois il resurgit pour expliquer les faibles résultats de certains projets. Les sociétés locales d'Afrique de l'Ouest sont des sociétés en mouvement qui s'efforcent de s'adapter aux évolutions de leur environnement. L'exode rural, l'engouement pour des activités de diversification, l'empressement à saisir des activités rémunératrices (orpaillage, emplois temporaires) témoignent de la mobilité et de la flexibilité de la main d'oeuvre. Les stratégies familiales à pôles multiples (fondées sur une répartition de la force de travail dans l'espace avec les transferts monétaires qui y sont liés), les stratégies individuelles de certaines catégories sociales (femmes, jeunes), ethnies, etc... traduisent, en maints endroits, la capacité de nombreux ruraux à s'adapter (mare d'Oursi).

Cependant, ces dynamismes sociaux n'engendrent pas dans de nombreux cas des dynamiques locales de développement. Si les exemples abondent d'adaptations individuelles ou familiales, la mobilisation des acteurs locaux et l'organisation de leurs initiatives individuelles et collectives autour d'un projet d'avenir défini en concertation, prenant en compte les domaines techniques, économiques, sociaux et environnementaux, sont plus rares. C'est ce qui justifie d'ailleurs les interventions de développement. L'organisation sociale héritée de la tradition, certaines caractéristiques socio-culturelles peuvent être des freins à l'émergence de dynamiques de développement local.

De façon caricaturale, deux grandes situations paraissent les plus fréquentes:

- Dans les sociétés fortement hiérarchisées, on note fréquemment un accès inégal aux ressources naturelles selon les catégories sociales, (les femmes, les jeunes, les migrants sont souvent défavorisés) et la marginalisation de certains groupes dans la prise de décision qu'elle concerne la gestion des ressources naturelles, les choix d'investissement ou de production, etc... Du point de vue des intervenants extérieurs, l'existence d'une organisation sociale encore forte a l'avantage d'une identification facile de l'interlocuteur.. En revanche, et souvent involontairement, l'intervention peut renforcer le pouvoir des catégories dominantes en leur fournissant des moyens nouveaux pour asseoir ou restaurer leur autorité (projet des 4 villages-pilotes au Sénégal). Du point de vue des résultats obtenus, l'existence d'un pouvoir villageois relativement peu partagé ne garantit pas forcément l'application des décisions prises: les groupes et les individus exclus de la prise de décision peuvent en effet ne s'y soumettre que de mauvais gré et contourner les règles édictées (il est difficile. en effet de surveiller les pratiques individuelles quotidiennes des migrants qui défrichent - quand "le mal" est constaté il est déjà souvent trop tard -, des femmes qui ramassent du bois, des éleveurs qui ébranchent les arbres, etc...).

- Dans certaines sociétés dont la structure sociale a été fragilisée par des expériences passées, on assiste à un affaiblissement des règles qui régissent l'accès aux ressources naturelles et leur gestion, l'accès aux moyens de production, les relations interpersonnelles, etc... Cette décomposition sociale engendre des comportements divers: l'exode rural qui prive certaines zones de leurs forces vives, le développement de comportements individuels où chacun essaie de tirer son épingle du jeu, des conflits accrus entre catégories professionnelles (agriculteurs/éleveurs), entre générations, etc.. Il est indéniable que ces comportements, même s'ils résultent d'une dégradation des conditions de vie liée en grande partie à des facteurs externes, rendent difficiles la recherche des intérêts communs, l'élaboration d'objectifs mobilisateurs pour le plus grand nombre, la construction d'un projet de développement à moyen terme sans lequel les mesures relatives à la protection de l'environnement restent d'effet très limité. C'est là une difficulté que la plupart des projets ont à affronter dès le départ. De façon générale, les sociétés rurales se trouvent confrontées à des défis de très grande envergure au rang desquels figurent en bonne place la conservation du potentiel écologique, la Satisfaction des besoins alimentaires, l'emploi des jeunes et la prise de responsabilités dans la recherche et la mise en oeuvre des moyens nécessaires pour les relever. Dans de nombreux cas, cela suppose une recomposition économique, sociale et culturelle qui ne peut intervenir que si s'opère une sorte de rupture avec le passé.

Il ne s'agit pas pour les sociétés de renoncer à leur tradition historique, sociale, culturelle, affective car elle peut devenir le ressort de l'action de développement et garantir son appropriation. Il s'agit pour les sociétés locales de ré-interroger leur passé et de ré-examiner certaines règles et formes d'organisation dont le caractère obsolète (pour relever les nouveaux défis) peut se transformer parfois en frein. Ce n'est pas là une tâche aisée, d'autant que certains clivages sociaux sont parfois accrus par la vie politique. Ces ré-organisations demandent du temps et des appuis matériels, financiers, méthodologiques, en formation, etc... sont nécessaires pour que les différents groupes sociaux acceptent de s'engager dans un programme d'action à visée de moyen et long terme qui doit cependant dès le départ permettre de satisfaire des attentes immédiates. S'il n'y a pas approche simultanée et intégrée d'une part des priorités à court terme des acteurs locaux et d'autre part des exigences induites par la recherche d'une durabilité des actions, systèmes et dispositifs mis en place, les projets courent deux risques:
- soit ils se cantonnent dans des actions concrètes, à effet immédiat mais parfois précaire. La participation populaire peut alors être assez aisément obtenue mais les conditions de durabilité des résultats sont aléatoires et la prise en compte de l'environnement difficile;

- soit ils privilégient la prise en compte de l'environnement et, en n'apportant pas dans la plupart des cas des réponses aux attentes immédiates, ils rendent problématique la participation populaire.

e. les difficultés liées aux ambiguïtés des projets

Les projets qui s'efforcent de promouvoir la participation et la responsabilisation de la population dans la définition et la mise en oeuvre d'un développement économique qui prenne en compte l'environnement se retrouvent parfois confrontés à un questionnement stratégique externe qui s'organise autour de trois points principaux:

- les rôles respectifs des organisations paysannes et des collectivités locales publiques;

- la place respective des initiatives individuelles et des initiatives collectives;

- l'imperfection des organisations paysannes pré-existantes eu égard aux fonctions qui devraient leur être transférées (tous les projets connaissent à des degrés divers ce questionnement).

En théorie et à la lumière de l'expérience de nombreux pays du Nord, il apparaît intéressant de distinguer les fonctions économiques (qui devraient être assurées par des opérateurs privés, entrepreneurs individuels, groupements, associations, coopératives) des fonctions d'intérêt général (gestion des ressources naturelles, infrastructures de base, équipements sociaux) qui devraient revenir à des collectivités publiques décentralisées. Dans la pratique, cette distinction n'est pas toujours aisée pour les ruraux et pour les projets:
- d'une part, les collectivités locales n'existent pas encore dans beaucoup d'endroits et quand elles existent, elles ont eu parfois par le passé une efficacité et une marge d'autonomie variables. Elles n'ont pas non plus les ressources financières et les compétences nécessaires à leurs responsabilités;

- d'autre part, les organisations paysannes fédératives se bâtissent souvent sur un projet général multisectoriel car la demande de leurs adhérents concerne tant les secteurs économiques que sociaux.

Des évolutions auront lieu inévitablement à l'avenir mais dans la période actuelle, certains projets souffrent des distinctions voulues parfois par l'extérieur et qui sont sans doute encore prématurées.

Les déboires rencontrés dans le passé par la promotion d'actions collectives amènent certains intervenants extérieurs à privilégier l'initiative privée, parfois confondue avec l'initiative individuelle. Cette tendance est accrue par la libéralisation de l'économie qui pousse à la recherche d'entrepreneurs. Cette demande (extérieure souvent) est vécue diversement par les équipes de projets qui sont parfois partagées entre deux impératifs:

- appuyer la définition de règles collectives d'utilisation des ressources naturelles, ce qui passe souvent par la définition concertée d'un programme de développement;

- soutenir les initiatives individuelles sans mettre en danger (par des appuis qui seraient mal interprétés par le collectif), le projet commun.

Ces deux objectifs ne sont pas incompatibles, bien au contraire: des services collectifs à la production individuelle, des règles concertées et explicites d'accès aux ressources etc.. ne peuvent résulter que d'une volonté collective. En retour, leur existence peut stimuler l'initiative individuelle car elle dispose alors d'un cadre sécurisé et incitatif. Beaucoup de projets sont conscients de cette nécessaire dialectique, même si elle n'est pas toujours aisée à traduire concrètement.

L'imperfection des organisations paysannes fédératives est un sujet fréquent de débat au sein des équipes de projets et avec l'extérieur. Quand elles existent, les organisations paysannes correspondent rarement à l'image que portent en eux les intervenants. Bâties souvent sur un projet multisectoriel, nous l'avons vu, elles sont aussi multifonctionnelles et assurent parfois simultanément des fonctions de type syndical (représentation et défense des intérêts des producteurs), de type économique (organisation de l'amont et de l'aval de la production, de services...), de type professionnel (conseil aux agriculteurs par exemple). Elles ne sont pas sans rappeler en cela les débuts des organisations agricoles européennes, avant que la complexification des fonctions assumées ne les amène à diversifier les structures et à les spécialiser. Certains projets et décideurs paraissent avoir des difficultés à coopérer avec les organisations existantes telles qu'elles sont, de même qu'à admettre qu'elles soient traversées par diverses contradictions, inhérentes souvent à la société locale et globale dans lesquelles elles s'insèrent. Il en découle un déphasage entre la vision projetée et le réel, et parfois la création de nouvelles formes d'organisation qui seront pourtant, elles aussi, "ambiguës" et traversées par des contradictions sociales, inter-personnelles.

3. Les projets et l'appréciation de la durabilité


a. les composantes du concept de durabilité
b. les indicateurs utilisables

L'évaluation des résultats des interventions de développement rural et l'analyse des facteurs qui expliquent (souvent a posteriori) ces résultats soulèvent de nombreuses questions et en premier lieu celle de la référence par. rapport à laquelle l'évaluation s'effectue.

Depuis quelques années, c'est par rapport à l'objectif de durabilité que l'on s'efforce d'apprécier les résultats des interventions. Etant donné les multiples sens donnés à la notion de durabilité, il a semblé utile de préciser le contenu qui lui est donné ici, sans prétendre en cela apporter une quelconque contribution aux débats théoriques en cours.

a. les composantes du concept de durabilité

IL n'y a développement rural durable que si sont prises en compte simultanément la durabilité écologique, technique, économique et institutionnelle.

La durabilité écologique existe quand les modes de mise en valeur des ressources naturelles permettent la conservation du potentiel existant, sa régénération voire son amélioration. La conservation du potentiel écologique n'est pas toujours assimilable à la préservation de toutes les ressources naturelles dans l'état où elles se trouvent à un moment donné. Le potentiel écologique est apprécié dans chacune de ses composantes et aussi dans les inter-relations qui existent entre ses composantes. Il est apprécié de façon globale, des modifications pouvant intervenir dans chacune de ses composantes dès lors qu'elles n'altèrent pas de façon grave ou définitive une composante.

Par exemple, la pollution des eaux par l'usage abusif d'engrais chimiques constitue un exemple de "non durabilité" même si le potentiel agronomique des sols est maintenu voire amélioré car la ressource-eau se trouve altérée. En revanche, le défrichage de forêts pour la mise en culture n'affaiblit pas le potentiel écologique d'une zone donnée dès lors que d'une part les pratiques culturales permettent de maintenir le potentiel agronomique des terres défrichées et que d'autre part, le défrichement est compensé, si nécessaire, par des plantations permettant d'assurer, autrement, les fonctions assurées auparavant par la forêt et son potentiel écologique (bois, produits de cueillette, faune, etc...).

La durabilité technique est une composante de la notion de durabilité. Elle existe quand deux conditions sont remplies:

- quand les techniques utilisées (anciennes et nouvelles) sont adaptées aux besoins et aux conditions économiques et sociales des producteurs. Cela suppose que les techniques soient fiables, que les producteurs puissent y avoir régulièrement accès, qu'elles soient économiquement rentables, et qu'elles soient acceptables du point de vue social (soit parce qu'elles correspondent à l'organisation sociale du travail en vigueur, soit parce ce que cette organisation pré-existante est modifiée volontairement par les producteurs pour rendre possible l'innovation technique);

- quand les techniques sont réellement appropriées par les utilisateurs (elles intègrent alors le patrimoine technique et sont par exemple transmises par les aînés aux cadets) et quand elles sont maîtrisées par eux (et qu'ils sont capables par exemple d'assurer l'entretien, l'approvisionnement et d'adapter la technique ou ses conditions d'utilisation à une évolution de l'environnement).

La durabilité économique est la troisième composante de la notion de durabilité. Son appréciation est toujours difficile car elle est très dépendante, dans une économie libérale, de changements extérieurs rarement maîtrisés par les producteurs. Dans un contexte donné, on pourra dire que la durabilité économique est probable si:
- les conditions de la reproduction et de l'élargissement d'une activité semblent avoir été créées: par exemple dans le cas d'une entreprise de services ou de production, capacité de l'entrepreneur à reconstituer ses stocks, à prospecter des marchés, à fixer des prix couvrant ses dépenses et assurant la rémunération de son travail, à amortir son capital, à gérer son activité avec une rentabilité économique, même modeste;

- si les changements techniques, organisationnels, les choix d'intensification et/ou de diversification des productions faits par les producteurs permettent de sécuriser la couverture des besoins vivriers et du revenu monétaire, s'ils les mettent à l'abri de différentes formes de décapitalisation ou bien sûr s'ils permettent une accumulation, même modeste.

La durabilité sociale est la quatrième composante. Elle suppose que les actions de développement permettent (ou accélèrent) une recomposition sociale qui intègre l'héritage historique, social et culturel. Il ne s'agit pas de retour à un ordre ancien, mais de l'élaboration, par la société locale, de règles nouvelles nécessaires pour répondre aux défis auxquels elle est confrontée et qui se situent dans la continuité historique et socio-culturelle. Elle peut être appréciée à partir de l'émergence de mécanismes explicites de décision, de gestion, de concertation, d'évaluation et de contrôle, qui fonctionnent sans appuis extérieurs permanents et qui sont reconnus par tous.

La durabilité institutionnelle est la cinquième composante. Elle suppose l'adaptation d'institutions existantes ou la création de nouvelles institutions (à l'échelon villageois, local et provincial) qui puissent garantir (en termes par exemple juridiques) les acquis obtenus à la faveur des projets dans les domaines par exemple de la concertation entre acteurs de développement, du contrôle (selon des modalités concertées), de la sécurité foncière, etc...

La durabilité n'est pas un état, elle n'est pas statique. Elle résulte d'un ensemble de capacités (écologiques, techniques, économiques, socio-culturelles et politiques) permettant aux intéressés de s'adapter à de nouvelles contraintes et se donner de nouvelles perspectives en conservant leur autonomie, leur identité et leur efficacité. Elle reste tributaire de changements extérieurs non maîtrisables, qu'ils soient d'ordre naturel, économique ou politique.

b. les indicateurs utilisables

Les indicateurs utilisables pour apprécier si un projet met en oeuvre une approche qui vise des résultats durables ne peuvent être définis à priori. Ils seront à élaborer dans chaque situation en fonction des spécificités de l'environnement, de la société locale et de l'intervention.

De façon générale, les indicateurs doivent permettre d'évaluer si le projet permet d'accroître les capacités (en termes de connaissances, de compétences..) de la population locale pour agir, s'adapter aux contraintes, valoriser ses atouts sans diminuer son potentiel d'adaptation aux évolutions futures. L'identification des indicateurs peut s'organiser autour de quelques questions que l'on indique ici à titre d'exemple:

- Les objectifs de l'intervention correspondent-ils à ceux de la population?

- Ont-ils été élaborés en concertation avec les différents groupes qui composent la population?

- Sinon, à quelle étape ont-ils été associés?

- Par qui les moyens financiers et techniques sont-ils contrôlés, gérés, utilisés?

- Ces moyens sont-ils reproductibles dans le temps et dans d'autres zones?

- L'intervention permet-elle à la population d'accroître ses capacités d'action au niveau uniforme?,

- L'intervention a-t-elle un impact sur le milieu physique?

- A-t-elle permis de maintenir, d'augmenter le potentiel écologique du milieu, le potentiel économique du groupe (organisation de filières, marchés..), son potentiel social?

- Quelles nouvelles règles ont été mises en oeuvre pour permettre aux différents groupes, et notamment les jeunes et les femmes, de jouer un rôle actif et d'exercer des responsabilités?

- L'intervention est-elle sectorielle ou recherche-t-elle une intégration horizontale des changements et la diversification de leurs effets dans tous les secteurs?

- Quel système de circulation/diffusion/capitalisation de l'information a été mis en place et pour quel type d'information?

- Quel système de formation a été mis en place et quelle place les responsables locaux y ont-ils?

- L'intervention permet-elle une articulation des producteurs avec les autres acteurs locaux et avec l'environnement administratif, technique, économique, institutionnel?

- S'il y a articulation, est-elle fondée sur des contrats?

- Si oui, comment sont-ils élaborés?

- Enfin, des moyens de contrôle et de sanctions sont-ils prévus?

L'évaluation doit également permettre de mesurer l'appropriation par les acteurs locaux des actions menées. En matière de développement économique, les indicateurs peuvent être par exemple:
- la demande spontanée d'information des paysans sur les filières, les marchés, les prix, les mécanismes de déperdition, de transfert de la richesse locale à l'extérieur;

- une gestion maîtrisée par les villages et les organisations professionnelles, de systèmes de crédit, de caisses de solidarité, de fonds d'initiatives;

- un remboursement régulier des prêts accordés et un accroissement des fonds initiaux;

- une extension endogène du système de financement à de nouveaux groupes ou individus.

En matière d'environnement, des indicateurs intéressants peuvent être:
- l'allégement de la pression sur les ressources naturelles par la diversification des productions/activités ou des pratiques d'intensification;

- l'intégration accrue de l'agriculture/élevage (organisation du parcage, diminution de la divagation des animaux);

- le développement de l'embouche;

- des sanctions (appliquées) pour non respect des règles en matière d'utilisation des ressources naturelles;

- la récupération de zones dégradées ou la protection de zones fragiles (mises en défens, arrêt du déboisement).

En matière de participation/responsabilisation des acteurs locaux, des indicateurs peuvent être par exemple:
- la prise de décisions non concertées avec le projet;

- l'établissement de relations avec d'autres villages ou organisations paysannes, sans l'intermédiaire du projet;

- le renforcement de la place des jeunes, des femmes, dans les instances de décision;

- la recherche autonome de partenaires économiques, techniques;

- l'existence d'un débat interne et d'un contrôle des responsables paysans par la base;

- la proposition d'affecter certaines ressources du projet à des actions non prévues initialement, etc...

Il ne revenait pas aux auteurs de cette étude d'élaborer des indicateurs pour apprécier la façon dont les projets de développement local parviennent à atteindre les objectifs de participation populaire, de durabilité et de prise en compte de l'environnement. Les propositions ci-dessus ne sont que des esquisses qu'il faudrait enrichir à partir d'une réflexion axée sur les différentes composantes de la durabilité et sur les processus d'appropriation et de maîtrise par les producteurs des innovations.


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