7. Production alimentaire:
le rôle déterminant de l'eau


Documents d'information technique
© FAO, 1996


1.Introduction 

1.1 Il est inutile de rappeler que la terre et l’eau sont les deux principales ressources nécessaires à l’agriculture et à toute vie. Quand l’eau est abondante et les sols fertiles, les civilisations humaines peuvent subsister, à condition que le climat soit lui aussi favorable. Mais quand l’eau manque, fût-ce temporairement, l’agriculture dépérit et l’insécurité alimentaire règne. A notre époque d’explosion démographique et de besoins alimentaires sans précédent, il est de plus en plus difficile de mettre davantage d’eau à la disposition des agriculteurs. Etant donné les pressions croissantes qui s’exercent sur elles, il est plus essentiel et plus urgent que jamais de bien gérer les fragiles ressources en terre et en eau de la planète.

1.2 L’eau douce est une ressource finie: elle n’est pas rare, mais il n’y en a pas partout. Sensible aux facteurs extérieurs et à la dégradation de l’environnement, elle est d’autant plus difficile à gérer qu’elle a une mobilité spécifique, et elle est coûteuse à maîtriser et mettre en valeur. Les besoins d’eau augmentent sous l’effet de la pression démographique et du développement socioéconomique, tandis que la transformation de l’environnement mondial et du contexte géopolitique rend les approvisionnements de plus en plus précaires. L’eau devient plus précieuse à mesure que se multiplient les utilisations concurrentes: il sera de plus en plus nécessaire et désirable de bien la gérer. La pénurie d’eau menace des facteurs essentiels à la sécurité de la vie humaine: production alimentaire, santé de l’environnement aquatique, stabilité sociale et politique.

1.3 La gestion des ressources limitées en eau douce doit avoir des objectifs quantitatifs et qualitatifs. La dérivation des cours d’eau, la surexploitation des aquifères, les déversements incontrôlés de déchets dans les fleuves, les lacs, les estuaires et les aquifères menacent ce qui reste d’eau utilisable. Il faut remédier à tous ces problèmes; la dégradation et l’épuisement des ressources en eau ne sont pas inéluctables. Avec les connaissances et les ressources dont nous disposons, il est possible de nourrir l’humanité sans compromettre l’avenir. A nous d’utiliser notre savoir et de mobiliser toute la volonté nécessaire pour corriger une situation qui risque de devenir critique.

1.4 Diverses politiques de gestion des eaux sont possibles; mais c’est là un problème sensible; la réforme du comportement public à l’égard de l’eau sera une tâche difficile, comportant des coûts politiques et administratifs élevés. Il n’y a probablement pas de solution parfaite. Les réformes ont des répercussions à long terme; il y a toujours des gagnants et des perdants, si bien que le changement n’est pas toujours accepté par toutes les parties intéressées, même lorsque les effets sont globalement très positifs.

1.5 Le temps est un facteur critique. Toute stratégie d’aménagement doit être fondée sur une évaluation des tendances probables à l’échelon mondial et à l’échelon local: croissance démographique, urbanisation, mondialisation, progrès des techniques et de l’information, évolution des facteurs culturels et dégradation de l’environnement. Il faut du temps pour faire accepter une politique de gestion des eaux et les mesures nécessaires à son application. Les forces favorables à la réforme et celles qui s’y opposent doivent être bien comprises; il faut leur laisser le temps de s’adapter.

1.6 L’agriculture est la principale utilisatrice d’eau: elle absorbe plus des deux tiers des eaux prélevées dans les cours d’eau, les lacs et les aquifères. L’eau devient de plus en plus rare et précieuse à mesure que les populations augmentent et que l’économie se développe. Déjà, dans beaucoup de pays, le développement est freiné parce que l’agriculture, l’industrie et les villes se disputent l’eau. Paradoxalement, malgré cette pénurie croissante, celle-ci est encore utilisée de façon très inefficiente dans beaucoup de zones. Jusqu’à 60 pour cent de l’eau dérivée ou pompée pour l’irrigation est perdue avant d’atteindre les cultures. Les réseaux urbains de distribution ont des fuites et l’eau est livrée gratuitement ou à des prix inférieurs au coût de distribution. Certaines pertes sont inévitables, mais beaucoup d’eau pourrait être récupérée et réutilisée. Les industries, les villes et l’agriculture polluent l’eau. Un certain degré de pollution est inhérent à toute utilisation de l’eau, mais trop d’eau est définitivement perdue à cause de pollutions irréversibles.

1.7 La perte d’une ressource précieuse n’est pas la seule conséquence du gaspillage de l’eau d’irrigation: celui-ci entraîne aussi l’engorgement et la salinisation des terres. Plus de 10 pour cent des terres irriguées souffrent de divers degrés de salinisation; l’ampleur et l’intensité de ce phénomène ne font qu’augmenter. La qualité des eaux superficielles se détériore à cause du déversement de déchets urbains et industriels et de résidus chimiques de l’agriculture. Non seulement les aquifères sont pollués par des sources superficielles mais les intrusions d’eau de mer peuvent les rendre inutilisables. Les écosystèmes aquatiques des cours d’eau et des estuaires risquent aussi de souffrir si l’eau qui les alimente est insuffisante ou de mauvaise qualité.

1.8 On se demande aujourd’hui s’il est bien raisonnable que l’agriculture continue d’absorber une part si importante des ressources en eau. Les gouvernements et les donateurs sont invités à s’interroger sur les justifications économiques, sociales et environnementales du financement et de la gestion des aménagements hydrauliques par le secteur public. Malgré les investissements et les subventions considérables, l’irrigation n’a pas partout amélioré autant qu’on l’espérait les rendements agricoles et l’utilisation de l’eau. Non seulement l’agriculture utilise la plus grande partie de l’eau disponible, mais elle l’utilise en produisant relativement peu de valeur ajoutée, avec un mauvais rendement et à coup de subventions. Maintenant que l’on exploite presque toute l’eau douce qui peut être produite par le cycle hydrologique, il faut changer de politique.

1.9 Sur le plan économique, l’agriculture est souvent incapable de concurrencer les autres usagers de l’eau. Les villes et les industries peuvent la payer plus cher et en tirer un rendement économique supérieur: l’agriculture doit maintenant montrer que la part des ressources limitées en eau qui lui est attribuée est utilisée efficacement pour assurer la sécurité alimentaire, faute de quoi elle en sera réduite à céder de plus en plus d’eau aux usagers des villes et des industries qui en tirent plus de valeur. Malheureusement, elle doit produire de plus en plus tout en utilisant moins d’eau qu’aujourd’hui. On n’a pas encore pleinement mesuré l’effet qu’aura sur la production future d’aliments le transfert des ressources en eau de l’agriculture aux usages urbains.

1.10 La sécurité alimentaire est étroitement liée à la sécurité hydrique. Quelque 30 à 40 pour cent des aliments sont produits sur les 17 pour cent des terres agricoles qui sont irriguées. Environ un cinquième de la production totale de poisson provient de l’aquaculture en eau douce. Au cours du prochain siècle, la sécurité et la stabilité des approvisionnements alimentaires dépendront étroitement de la maîtrise de l’eau. Le contrôle de l’humidité au niveau des racines permet de maximiser et de stabiliser la production en évitant aux cultures de souffrir des caprices des pluies, ce qui permet de réaliser pleinement le potentiel des variétés à haut rendement et les avantages des systèmes intégrés de nutrition et de protection des végétaux. Ce n’est pas sur l’expansion (construction de barrages, de canaux, nivellement et équipement de nouvelles terres) qu’il faudra compter, mais de plus en plus sur une meilleure gestion: remise en état des réseaux inefficients et remplacement des techniques traditionnelles datant d’une ère d’abondance par des techniques plus rigoureuses. Pour cela, il faudra non seulement des crédits, mais aussi des agriculteurs et des gestionnaires qualifiés et compétents.

1.11 Le Sommet mondial de l’alimentation est l’occasion de réfléchir aux relations inextricables entre les ressources hydriques et la sécurité alimentaire, d’examiner la façon dont l’eau est actuellement gérée dans l’agriculture et de stimuler une réflexion critique, un effort de recherche et des initiatives pour l’avenir. L’économie de l’eau comprend des aspects physiques, économiques et sociaux qui doivent tous être pris en considération à ce stade.


2. L'économie mondiale de l'eau

Léau, ressource limitée

2.1 Les vastes réserves d’eau que contiennent les océans, les calottes glaciaires et les glaciers de l’Antarctique et du Groenland et les nappes profondes ne sont pas accessibles pour l’agriculture. L’eau douce utilisable pour les activités humaines et l’agriculture provient essentiellement des pluies reçues par les continents. Mais le volume des précipitations ne peut pas dépasser celui de l’eau qui s’évapore de la végétation, de la terre et des plans d’eau libre, y compris les mers. L’eau est constamment recyclée par l’évaporation que produit l’énergie solaire; les précipitations et le débit des cours d’eau dépendent des cycles saisonniers annuels.

2.2 Le volume annuel moyen des précipitations continentales s’élève à quelque 110 000 km3 dont environ 70 000 retournent dans l’atmosphère par évaporation. La partie de l’eau qui s’évapore ainsi est parfois appelée eau verte – c’est d’elle que dépend toute la végétation non irriguée, y compris les forêts, savanes et prairies, ainsi que les cultures pluviales. Environ 26 pour cent de l’eau verte – 18 000 km3 – sont déjà utilisés par l’homme, principalement pour l’agriculture; il reste donc quelque 74 pour cent ou 52 000 km3 pour répondre aux besoins de toutes les autres espèces vivant sur terre et des communautés naturelles.

2.3 Déduction faite de l’eau précipitée sur les continents qui s’évapore, il reste chaque année 40 000 km3 d’eau douce dans les lacs, réservoirs et cours d’eau et dans les aquifères en communication avec les eaux superficielles. Cette eau bleue est inégalement répartie dans le temps et dans l’espace; c’est un flux qui s’écoule jusqu’à un milieu récepteur tel que la mer ou une couche de sel. Tant qu’elle reste en surface, elle subit des pertes par évaporation. Elle n’est pas en totalité accessible: environ 20 pour cent des eaux bleues constituent le débit des tronçons éloignés de l’Amazone, du Zaïre-Congo et des rivières non exploitées du Grand Nord, dans des zones inaccessibles où il n’y a pas de demande. Une grande partie du ruissellement n’est pas disponible au moment où il est nécessaire et il est difficile à capter parce qu’il s’agit d’eaux de crue (figure 1).

Figure 1: EAUX BLEUES ACCESSIBLES EN POURCENTAGE DES PRÉCIPITATIONS ANNUELLES CONTINENTALES

2.4 On estime que le volume accessible dans des conditions raisonnables pour les utilisations humaines est de 9 000 km3, auxquels il faut ajouter les 3 500 km3 d’eaux de ruissellement captées dans les réservoirs existants, soit au total 12 500 km3 d’eaux de ruissellement par an. Il serait difficile et coûteux de faire parvenir là où il est nécessaire et au moment voulu le reste des eaux bleues, soit 27 500 km3, à cause de la topographie, de l’éloignement des centres de population et de développement ainsi que des conséquences sociales et environnementales des endiguements et des autres ouvrages de mise en valeur des eaux.

2.5Les quantités prélevées chaque année pour l’agriculture, l’industrie, les municipalités et les pertes dans les réservoirs s’élèvent à 4 430 km3, dont environ 54 pour cent (2 285 km3) sont effectivement consommés tandis que 46 pour cent sont remis en circulation, mais avec une baisse de qualité. Il faut laisser une partie des eaux superficielles suivre leur cours naturel pour permettre une bonne dilution des effluents et pour protéger les écosystèmes aquatiques. La quantité d’eau qu’il faut laisser dans un cours d’eau dépend de la saison et de nombreux facteurs spécifiques à chaque bassin hydrographique. Dans l’attente d’une meilleure connaissance de la complexité du fonctionnement écologique des cours d’eau, on estime que ces débits minimaux à préserver dans les cours d’eau représentent 2 350 km3, ce qui, avec les 4 430 km3 prélevés pour les utilisations humaines, représente au total 6 780 km3 par an, soit 54 pour cent des eaux de ruissellement accessibles (figure 2)1.

Figure 2: PROPORTION DES EAUX VERTES ET DES EAUX BLEUES DÉJÀ CAPTÉES POUR LES UTILISATIONS HUMAINES

2.6 Ainsi, plus de la moitié des eaux douces facilement accessibles sont déjà utilisées. Compte tenu des projections de la population et des besoins d’eau, il faudra gérer plus rigoureusement l’économie hydrique de la planète. Comme l’eau et la population sont inégalement réparties, plusieurs pays et régions du monde connaissent déjà une situation critique et des zones de plus en plus nombreuses manquent d’eau douce tandis que la concurrence entre les usagers s’intensifie. Les disponibilités d’eau par habitant sont analysées ci-après.

Eau utilisée pour la production alimentaire

2.7 Depuis longtemps, c’est l’agriculture qui utilise la plus grande partie des eaux prélevées par l’homme: environ 70 pour cent aujourd’hui. Les usages ménagers, municipaux et industriels absorbent les 30 pour cent restants. Le climat et l’économie influent sur l’utilisation des eaux prélevées; ainsi, dans les pays industrialisés des régions tempérées humides, la proportion de l’eau utilisée pour l’agriculture est moins élevée que dans les pays en développement des tropiques arides (parfois moins de 30 pour cent, contre plus de 90 pour cent dans certains pays arides en développement). La répartition de l’eau est un indicateur du développement: à mesure que l’économie se développe, la part de l’agriculture diminue tandis que celle de l’industrie et des usages domestiques augmente.

2.8 La majeure partie de l’eau utilisée pour l’agriculture sert à irriguer environ 250 millions d’hectares. L’eau effectivement utilisée pour la production est évaporée au cours du processus biologique du développement des plantes. L’eau captée pour l’irrigation mais qui pour diverses raisons n’est pas absorbée par les plantes ressort pour la majeure partie en aval sous forme d’eau de colature ou s’infiltre et alimente la nappe. L’irrigation modifie la qualité des eaux d’écoulement qui se salinisent et sont contaminées par les excédents d’engrais et de pesticides.

2.9 A l’échelle mondiale, on estime que l’agriculture irriguée fournit près de 40 pour cent des produits alimentaires et agricoles sur 17 pour cent des terres agricoles: les zones irriguées ont donc une importance hors de proportion avec leur superficie pour la sécurité alimentaire mondiale. Cette remarquable productivité est due aux divers effets des techniques de maîtrise de l’eau. En général, l’irrigation permet de fournir suffisamment d’eau aux plantes pendant toute la période végétative, et donc d’obtenir des rendements élevés. Sous les tropiques et dans d’autres zones où le climat le permet, on peut obtenir jusqu’à trois récoltes dans l’année si l’on dispose d’assez d’eau. Dans les régions humides, l’irrigation ne fait que compléter l’eau météorique. L’irrigation exige de 2 000 à 20 000 m3 par hectare et par an selon le climat, les espèces cultivées et l’intensité de culture. On estime que les eaux bleues représentent approximativement la moitié de l’eau effectivement absorbée par les plantes cultivées, mais ce n’est là qu’une moyenne mondiale; la proportion varie beaucoup selon le climat et les saisons et, dans les régions très arides, toute l’eau du sol absorbée par les plantes cultivées provient de l’irrigation.

2.10Rien ne peut remplacer l’eau dans les processus de production biologiques. En Californie, par exemple, la quantité d’eau nécessaire est de 1,3 m3/kg pour le blé, 22 m3 pour l’huile de soja, 16 m3 pour la viande bovine et 5,8 m3 pour la viande de volaille. Les chiffres peuvent être un peu différents selon le climat et les méthodes de production dans les diverses régions du monde. Pour nourrir un Californien type, il faut environ 2 200 m3 d’eau par an, dont 64 pour cent pour la production de viande. En Tunisie, il faut 1 100 m3 par personne et par an, dont 27 pour cent pour la production de viande. On estime qu’en Californie environ 70 pour cent de cette eau provient de l’irrigation et en Tunisie près de 60 pour cent. Beaucoup de régions, y compris la Californie et la Tunisie, importent et exportent des produits alimentaires et par conséquent l’eau qu’ils contiennent2.

2.11 Les eaux bleues accessibles, dont 50 pour cent sont déjà utilisés à l’échelle mondiale, sont irremplaçables dans certaines de leurs fonctions: eau potable pour les hommes et les animaux, eau pour la toilette et la lessive, pour l’assainissement et les usages urbains, pour l’industrie, pour l’aquaculture et les milieux aquatiques, pour l’environnement en général. Elles ont donc une valeur de rareté supérieure à celle des eaux vertes et elles sont utilisées de façon plus efficiente pour compléter l’humidité du sol quand les précipitations sont insuffisantes. Partout où l’eau manque, on s’efforce de la récolter et de faire parvenir aux racines une plus grande partie des précipitations afin d’économiser les eaux bleues dont la valeur de rareté est supérieure.

Bilans hydriques à l'échelle des régions et des pays

2.12 Le tableau 1 montre qu’un tiers du ruissellement continental est produit en Asie. Si l’on rapporte le volume du ruissellement à la superficie (ruissellement par km2), on constate que l’Amérique latine est plus riche en eau que les autres continents. Toutefois ces chiffres globaux, qui sont des moyennes concernant de vastes superficies comprenant aussi bien des régions très humides que des déserts, peuvent induire en erreur. Ainsi, si l’on considère séparément l’Océanie et l’Australie, on constate que ce dernier continent est très pauvre en eau, tandis que l’Indonésie par exemple est riche. L’évolution des disponibilités par habitant (en m3) entre 1960 et 2000 reflète la croissance démographique. En Asie, en Europe et en Afrique, on est proche de la pénurie. Toutefois, la situation est assez stable en Europe tandis qu’en Afrique les disponibilités d’eau par habitant ne sont aujourd’hui qu’un tiers de celles qu’elles étaient en 1960. Dans certains grands pays d’Asie, les disponibilités par habitant sont maintenant proches du seuil biologique, c’est-à-dire de la quantité nécessaire (sous forme d’humidité du sol) pour produire de quoi nourrir la population (approximativement 2 000 m3 par personne). En Chine, où les disponibilités sont de 2 300 m3 par personne et par an, environ 70 pour cent de la production alimentaire proviennent des cultures irriguées, et en Inde (2 000 m3 par personne et par an), la proportion dépasse 50 pour cent.

2.13 Les moyennes du tableau 1 ne font pas apparaître les situations critiques qui existent en particulier en Afrique du Nord et au Proche-Orient. On trouvera au tableau 2 une liste de pays où les disponibilités en eau par habitant seront faibles en l’an 2000 et qui devront donc en toute probabilité faire face à un problème critique de gestion des ressources hydriques. Les eaux disponibles dans certains de ces pays ont leur origine sur le territoire national; mais d’autres sont très tributaires de débits fluviaux transfrontières. La liste n’est pas complète; plusieurs autres pays disposent de très peu d’eau par habitant. En outre, même dans les pays où les disponibilités moyennes sont suffisantes, certaines régions manquent d’eau. La crise de l’eau n’atteint pas toute la planète en même temps, mais s’étend graduellement en commençant par les zones arides et les régions à forte densité démographique.

2.14 Le tableau 3 indique les quantités d’eau utilisées par continent, sans compter le débit minimal des cours d’eau ni l’évaporation des réservoirs. On peut voir que, comme il est indiqué ci-dessus, plus des deux tiers de l’eau utilisée dans le monde est absorbée par l’agriculture; toutefois, la proportion dépasse 85 pour cent en Afrique et en Asie alors qu’elle n’est que de 33 pour cent en Europe; sur ce continent de dimension limitée et très industrialisé, plus de 50 pour cent de l’eau est utilisée par le secteur industriel. C’est en Amérique du Nord – où l’agriculture et l’industrie sont l’une et l’autre très développées – que la consommation d’eau par habitant est le plus élevée. A l’autre extrême, c’est en Afrique, où les infrastructures hydrauliques sont sous-développées et où les ressources hydriques ne sont pas entièrement exploitées, qu’elle est le plus faible.

Tableau 1: Bilan hydrique par continent

Tableau 2: Pays qui manqueront d’eau en l’an 2000

Tableau 3: utilisation de l’eau par continent (1990

 

Gérer la pénure

2.15 Par pénurie d’eau, on désigne une situation dans laquelle les utilisateurs se disputent l’eau disponible. Les interventions humaines provoquent des pénuries d’eau du fait de la croissance démographique, du gaspillage ou de l’inégalité d’accès aux ressources. La croissance démographique est un facteur de pénurie par le simple fait qu’elle oblige à partager l’eau disponible entre un nombre plus grand de personnes. Les activités humaines sont aussi un facteur de pénurie du fait qu’elles contaminent les ressources hydriques existantes et les rendent inutilisables. Quand les aquifères sont surexploités, il faut pomper à des profondeurs encore plus grandes, ce qui fait monter les coûts et favorise les intrusions d’eau salée qui risquent de rendre l’aquifère inutilisable. La modification des conditions d’accès ou des systèmes de distribution peut concentrer les disponibilités au profit d’un groupe tandis que les autres sont condamnés à une pénurie extrême. Par exemple, des masses de citadins pauvres payent l’eau beaucoup plus cher et y consacrent une beaucoup plus grande partie de leur revenu que les familles desservies par un réseau urbain de distribution.

2.16 Quand l’eau manque, l’agriculture est en concurrence avec d’autres utilisations – approvisionnement urbain et municipal, industrie – dont le potentiel et le poids économique sont plus grands. Il est difficile pour les sociétés rurales traditionnelles de s’adapter à la pénurie d’eau et de s’en remettre au commerce pour leur sécurité alimentaire. La restructuration des activités économiques et sociales d’une société rurale demande du temps, parfois plusieurs générations. Dans beaucoup de pays qui manquent d’eau ou sont près d’en manquer, le temps est un facteur limitant pour la mise au point des politiques et stratégies et il est urgent de développer le cadre institutionnel et juridique ainsi que la capacité de gestion nécessaires.

2.17 Pour gérer les ressources hydriques dans une situation de pénurie, il faut bien comprendre les relations entre l’économie de l’eau et l’économie nationale. Il faut aussi comprendre les effets des divers instruments de la politique économique sur les bilans hydriques relatifs des divers secteurs de l’économie, à l’échelle locale, régionale et nationale ainsi que sur la répartition entre les ménages, les exploitations agricoles et les entreprises. Les politiques macroéconomiques et sectorielles qui ne visent pas spécifiquement l’économie de l’eau peuvent avoir un effet déterminant sur l’allocation des ressources hydriques et sur la demande globale.

2.18 Face à la pénurie d’eau, la marge de manœuvre est par définition étroite: non seulement il faut de toute urgence faire le nécessaire pour satisfaire les besoins croissants, mais il n’existe guère de moyens d’accroître les disponibilités d’eau et le financement des mesures nécessaires est en concurrence avec toutes sortes d’autres besoins. Les solutions actuelles laissent beaucoup à désirer, d’où de grandes pertes de temps et de ressources pour assurer les approvisionnements nécessaires. L’information, la sensibilisation et les interventions aux niveaux mondial et international ont peu d’effets car les groupes de pression économiques et environnementaux ne commencent à protester contre les pratiques non viables et à réclamer la mise en valeur du potentiel pour assurer les approvisionnements futurs que quand les problèmes et les pénuries apparaissent aux niveaux national et local.

2.19 La gestion de l’eau doit se déployer sur plusieurs fronts:

2.20 L’unité naturelle de gestion de l’eau est le bassin hydrographique. Dans un bassin donné, l’eau peut provenir des précipitations actuelles et de celles qui ont été emmagasinées dans le passé sous forme de neige, de glace, de réservoirs souterrains ou superficiels, de lacs, ou dans le sol et les aquifères; de dérivations à partir d’autres bassins plus riches; enfin, de dessalement. L’eau peut cesser d’être disponible de plusieurs façons: elle peut être absorbée par des milieux récepteurs tels que l’atmosphère, où elle s’échappe sous forme de vapeur (par évaporation et évapotranspiration), ou des masses d’eau salée avec lesquelles elle se mélange (océans, lacs salés, aquifères saumâtres), enfin, elle peut être polluée par des sels et des éléments toxiques qui la rendent inutilisable.

2.21 L’eau prélevée dans un bassin retourne généralement en partie ou en totalité, sous forme d’eau usée, dans le système hydrique superficiel ou souterrain, et devient alors une source secondaire d’approvisionnement en eau, toujours de moins bonne qualité que celle des sources primaires parce que l’eau se charge en polluants quand elle est utilisée et parce que les utilisations qui consomment l’eau (évaporation) accroissent la concentration de sel. Ainsi, à chaque étape du recyclage de l’eau dans un bassin hydrographique, la quantité absolue et la concentration des polluants augmentent. Etant donné la complexité des processus en cause, les mesures des quantités emmagasinées et prélevées peuvent induire en erreur.

2.22 Pour utiliser plus efficacement l’eau au niveau du bassin hydrologique, il faut contrôler les déversements dans les milieux récepteurs. L’action se déroule sur plusieurs fronts:

2.23 L’amélioration du rendement de l’irrigation (c’est-à-dire du pourcentage de l’eau prélevée qui est effectivement absorbé par les racines) n’accroît pas nécessairement la quantité d’eau disponible dans le bassin hydrographique. Les eaux d’infiltration (qui vont alimenter la nappe) et de colature provenant des réseaux peu coûteux et à faible rendement existants peuvent en effet être recyclées par les usagers d’aval. Pour accroître le rendement de l’eau à l’échelle du bassin, on peut réduire l’évaporation improductive ou empêcher l’eau douce de se mélanger avec de l’eau salée, par exemple en emmagasinant les eaux de crue dans un réservoir jusqu’au moment où on voudra les utiliser (Frederiksen, 1996; Appelgren et Klohn,1996).

 

Fonction des eaux souterraines

2.24 Les eaux souterraines jouent un rôle important dans l’économie de l’eau; on oublie souvent d’en tenir compte dans l’évaluation traditionnelle des ressources hydriques basée sur le débit des cours d’eau. Un tiers de ce débit provient des aquifères souterrains et c’est là la composante la plus stable des débits de surface. Dans les zones arides et semi-arides, où les aquifères ne sont pas toujours directement en communication avec le réseau hydrographique de surface et où les eaux superficielles sont rares et inégalement réparties, les eaux souterraines peuvent être une source d’approvisionnement. Elles servent généralement de stocks tampons qui permettent de parer aux déficits saisonniers des précipitations. C’est de cette façon que les eaux souterraines contribuent à isoler l’économie agricole du sous-continent d’Inde du Nord des caprices de la mousson. Malheureusement, dans certaines des principales régions de production vivrière, la surexploitation des eaux souterraines fait baisser le niveau des aquifères. On observe cette tendance dans la plupart des zones arides (en Asie, au Mexique, au Proche-Orient, en Afrique du Nord et dans l’ouest des Etats-Unis par exemple).

 

Encadré 1
DESSALEMENT

Le dessalement est une option coûteuse, ne serait-ce que parce qu’il demande beaucoup d’énergie. Les meilleures installations actuellement en activité consomment à peu près 30 fois la quantité d’énergie minimale théoriquement nécessaire pour dessaler l’eau. Les progrès techniques pourraient réduire la consommation d’énergie à 10 fois le minimum théorique, ce qui serait encore beaucoup. Dans un avenir prévisible, le dessalement continuera probablement à être utilisé seulement pour produire de l’eau potable dans des pays pauvres en eau et riches en énergie.

 

2.25 Les utilisateurs – par exemple les agriculteurs – ne peuvent pas continuer indéfiniment à pomper plus d’eau que la nappe n’en reçoit. A mesure que la nappe baisse, le pompage devient trop coûteux pour être rentable, ou l’eau trop salée pour pouvoir servir à l’irrigation, ou l’aquifère s’épuise. Quand la consommation d’eau souterraine est supérieure à l’alimentation naturelle, on ne peut pas compter la maintenir au même niveau à long terme et le système n’est pas durable. L’épuisement de la nappe n’est pas la seule conséquence irréversible de cette surexploitation. Dans les zones côtières, un pompage excessif peut provoquer des intrusions d’eau salée, contaminer l’eau et abîmer le réservoir souterrain. L’épuisement des aquifères peut même entraîner un compactage géologique qui réduit leur capacité naturelle de stockage.

2.26 La contamination des aquifères est un problème de plus en plus inquiétant de partout dans le monde, particulièrement pour les approvisionnements en eau des villes. Une fois que des polluants tels que les nitrates provenant de l’agriculture ou les produits toxiques rejetés par l’industrie pénètrent dans un réservoir souterrain, ils continuent à contaminer l’eau douce qui y est stockée. L’assainissement d’un aquifère contaminé peut prendre très longtemps.

Sécurité alimentaire et sécurité hydrique

2.27 Par sécurité alimentaire on entend une situation dans laquelle tous les ménages ont matériellement et financièrement accès à une nourriture adéquate pour tous les membres de la famille et ne risquent pas de perdre cet accès. En définitive, le principal déterminant de la sécurité alimentaire est le pouvoir d’achat de l’individu ou de l’unité familiale. A l’échelon national, beaucoup de pays atteignent la sécurité alimentaire par une politique d’autodépendance qui consiste à tirer parti d’une façon optimale des créneaux du marché international pour compléter la production intérieure.

2.28 Dans la plupart des pays situés en zone aride, les disponibilités d’eau par habitant ne sont déjà pas suffisantes pour qu’il soit possible de produire localement de quoi nourrir la population. Certains de ces pays ont adopté des politiques en vue de se protéger contre le risque de ne pouvoir importer d’aliments à aucun prix, par exemple en cas de guerre ou d’embargo. Ces politiques peuvent les amener à exploiter les eaux fossiles – qui ne sont pas renouvelables – pour produire des denrées alimentaires de faible valeur. Elles amènent aussi à produire des aliments pour un prix de revient plus élevé que le prix sur les marchés internationaux, ce qui compromet la sécurité alimentaire des plus pauvres. Le souci de garantir des approvisionnements en eau suffisants pour assurer la production vivrière est une des causes des «guerres de l’eau».

2.29 L’autodépendance alimentaire n’est possible que si l’économie produit des recettes d’exportation qui permettent de financer les importations alimentaires nécessaires pour nourrir la population. Il faut en outre qu’il existe quelque part dans le monde assez d’eau pour produire de quoi nourrir toute l’humanité. Le recours au commerce international comporte certains risques (détérioration des termes de l’échange sur les marchés mondiaux, incertitude des approvisionnements, instabilité des prix).

2.30 Dans un contexte d’autodépendance alimentaire, la sécurité hydrique s’obtient au moyen d’une politique de développement économique et d’utilisation rationnelle et durable des ressources limitées en eau. Il s’agit d’assurer l’approvisionnement en eau des ménages et des municipalités, mais aussi du commerce, du tourisme et de l’industrie afin de pouvoir créer des emplois. L’insuffisance ou l’irrégularité de l’approvisionnement en eau des villes provoquent des troubles sociaux, des tensions politiques et une situation d’insécurité hydrique.

2.31 Combien d’eau faut-il au minimum pour assurer la sécurité hydrique? Pour le Moyen-Orient, on a proposé le chiffre de 125 m3 par personne et par an, comprenant 100 m3 pour les besoins domestiques, urbains et industriels minimaux, plus une petite allocation de 25 m3 pour permettre une petite production de légumes frais, de bétail et de volaille (Shuval, 1996). Etant donné qu’environ 65 pour cent de l’eau livrée pour les usages domestiques, urbains et industriels peut être recyclée pour l’agriculture ou pour d’autres usages industriels ou urbains (eau potable exclue), le volume total effectivement disponible, y compris l’eau recyclée, avec un approvisionnement primaire minimal de 125 m3 par personne et par an, pourrait atteindre 190 m3 par personne et par an3.

Politique de léau et réformes institutionnelles

2.32 Dans un monde où certains manquent d’eau, il est impossible de ne pas se préoccuper des problèmes complexes de l’environnement naturel, de l’équité sociale, de la survie des autres espèces et du bien-être des générations futures. La Conférence internationale sur l’eau et l’environnement a publié une déclaration de principe qui a servi de base au chapitre relatif à l’eau du Plan d’action mondial issu de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement (CNUED), Rio de Janeiro, Brésil, 1992. En 1993, la Banque mondiale a publié une politique de l’eau proposant un cadre pour la gestion des ressources hydriques (Banque mondiale, 1993b). Tous ces documents exhortent à prendre conscience des relations entre le développement économique et la protection des écosystèmes naturels, à traiter l’eau comme un bien économique et à planifier l’utilisation et la mise en valeur des eaux avec la participation du public. Beaucoup de pays ont depuis entrepris de réviser et réformer leur politique de l’eau (FAO, 1995d; FAO et PNUD, 1995).

2.33 Les institutions établissent les règles du jeu qui régissent le fonctionnement du système économique. Par exemple les droits de propriété sont un élément du cadre institutionnel régissant les activités économiques et en particulier l’utilisation de l’eau. Le régime de l’eau dépend beaucoup de la rareté relative de cette ressource et des coûts de transfert auxquels il faut faire face pour établir et faire respecter les droits d’eau. La rareté est déterminée par l’offre et la demande. Les coûts de transfert comprennent le coût de l’information, de la négociation des droits et de l’application de ces droits. En raison des spécificités de l’offre et de la demande d’eau, ces coûts de transfert sont relativement élevés et la valeur de l’eau est relativement faible en comparaison avec d’autres ressources naturelles ou produits.

2.34 Dans tous les pays, une fonction fondamentale de la politique sociale est d’établir une structure institutionnelle de répartition de l’eau. Le choix de cette structure sera un compromis dicté par la spécificité physique de l’eau, les réactions humaines aux diverses options possibles et les objectifs sociaux concurrents. Dans chaque culture, l’arbitrage dépendra de l’importance relative des divers objectifs. Les pays essaient par divers moyens de réaliser un compromis entre la rentabilité économique (maximisation du rendement d’une ressource donnée) et l’équité (traitement égal pour tous). La liberté individuelle, l’équité, la participation populaire, l’exercice local du pouvoir et le règlement harmonieux des conflits sont d’autres objectifs importants que la société doit pondérer lorsqu’elle choisit une structure de répartition de l’eau. Ce processus est déjà avancé avec l’appui actif de la FAO, de la Banque mondiale et de divers donateurs (voir FAO, 1995d; FAO et PNUD, 1995).

Partage des ressources transfrontières

2.35 Une grande partie des ressources en eau douce se trouve dans des bassins ou aquifères chevauchant des frontières internationales. Plus de 200 cours d’eau traversent plus d’un pays et les frontières politiques traversent les bassins versants. Quand les ressources sont inférieures aux besoins (ou à l’idée que l’on se fait des besoins), la compétition entre les divers usagers d’un même pays et entre les pays crée une menace pour la sécurité. Maintenant que presque toute l’humanité est entrée dans une ère de jeux à somme nulle et qu’il n’est pratiquement pas possible d’augmenter les ressources globales, il faut trouver des arbitrages entre les utilisateurs concurrents dans un contexte général de développement et de sécurité.

2.36 Pour l’instant, le droit international n’offre guère de solutions concrètes pour régler les conflits portant sur l’eau, car il ne comporte aucun cadre juridique régissant l’allocation et l’utilisation des eaux internationales et il ne tient pas compte de l’utilité de l’eau pour les écosystèmes. L’Association de droit international et la Commission du droit international des Nations Unies (CDI) ont énoncé certains principes et en particulier quatre obligations, à savoir: informer et consulter les voisins utilisant les mêmes eaux avant de prendre aucune mesure qui puisse les affecter, échanger régulièrement des informations hydrologiques, éviter de porter des préjudices importants à d’autres usagers de l’eau, et assurer une allocation raisonnable et équitable des eaux des bassins hydrographiques. Concrètement, ces principes ne donnent pas suffisamment d’indications pratiques. En particulier, on peut interpréter de façon bien différente ce qui constitue une répartition raisonnable et équitable.

2.37 La gestion et l’allocation efficientes et équitables des ressources hydriques se heurtent à divers problèmes: variabilité et incertitude des disponibilités, interdépendance complexe entre les usagers, pénurie et coût croissants de l’eau. Les particuliers et les pays sont évidemment tentés de capter et d’utiliser l’eau avant qu’elle ne leur échappe, c’est-à-dire de construire des réservoirs en amont des limites territoriales. Ils n’ont guère d’incitation à économiser l’eau et à protéger l’approvisionnement des usagers d’aval. Pour résoudre les conflits, il faut adopter une perspective plus large et envisager la finalité de la maîtrise des eaux: développement économique, sécurité alimentaire, santé et protection de l’écosystème, etc.

2.38 Le partage de l’eau et la prévention des conflits dépendent des traités entre les pays riverains d’un même cours d’eau. Il n’existe aucun traité regroupant tous les pays appartenant à un même bassin. Les bassins et régions considérés comme critiques à cet égard sont ceux du Jourdain, de l’Euphrate, du Nil, du Gange et de la mer d’Aral. A la demande des gouvernements, la FAO offre des services consultatifs interdisciplinaires sur la gestion des ressources hydriques, la protection des bassins versants, les pêches continentales, les politiques de l’eau, le régime juridique et les institutions afin de promouvoir en douceur des solutions susceptibles d’être acceptées comme raisonnables et équitables par toutes les parties intéressées.


3. Rôle de la maîtrise dans les approvisionnements alimentaires

Crise de l'eau et production vivrière

3.1 Comme on l’a vu plus haut, 30 à 40 pour cent de la production vivrière mondiale proviennent de 250 millions d’hectares irrigués. La proportion des terres agricoles qui sont irriguées varie beaucoup selon les régions: 38 pour cent en Asie, 15 pour cent en Amérique latine et 4 pour cent en Afrique subsaharienne. Dans le monde en développement, environ 20 pour cent des terres arables sont irriguées, mais l’intensité d’irrigation varie beaucoup selon les cultures vivrières. Dans les pays en développement, les rendements des cultures irriguées dépassent le plus souvent ceux des cultures pluviales dans une proportion allant de 50 à 200 pour cent en moyenne.

3.2 L’intensité d’irrigation des principales cultures vivrières varie beaucoup selon les régions. La précarité de l’agriculture pluviale explique que l’alimentation soit très tributaire de l’irrigation dans les pays du Proche-Orient et d’Afrique du Nord. Le quart de la production de blé de la région, toutes les cultures vivrières de l’Egypte et plus de la moitié de celles de l’Iraq et de l’Iran sont attribuables aux terres irriguées. En Amérique latine-Caraïbes et en Afrique subsaharienne, environ 10 pour cent seulement de la production agricole provient des terres irriguées, mais plusieurs pays, dont le Chili, le Pérou et Madagascar, dépendent de l’irrigation pour une proportion considérable de leur production agricole. C’est toutefois en Asie que l’irrigation fournit la plus grande contribution à la sécurité alimentaire globale: près de 80 pour cent de la production alimentaire du Pakistan, 70 pour cent de celle de la Chine et plus de la moitié de celle de l’Inde et de l’Indonésie en dépendent.

Potentiel irrigable

3.3 L’évaluation du potentiel irrigable d’un pays ou d’une région pose des problèmes conceptuels et techniques d’une grande complexité. Des estimations très diverses ont été proposées, mais toutes indiquent qu’il existe un vaste potentiel d’expansion de l’irrigation. Selon une étude de la Banque mondiale et du PNUD (1990), la superficie irriguée dans les pays en développement pourrait être accrue de 110 millions d’hectares (59 pour cent), dont 69 millions d’hectares en Asie.

3.4 Théoriquement, la réalisation de ce potentiel permettrait d’accroître de 3 à 400 millions de tonnes la production de céréales: de quoi nourrir 1,5 à 2 milliards de personnes. Pour cela, il faudrait investir quelque 500 millions à 1 milliard de dollars. Si l’expansion de l’irrigation se poursuit au même rythme que depuis 30 ans, le potentiel sera intégralement réalisé en 2015; au rythme nettement plus lent des années 80, il le sera en 2025.

Sécheresses et gestion de léau

3.5 La variabilité des précipitations dans le temps est une caractéristique au moins aussi importante que la moyenne annuelle. Les valeurs inférieures à la moyenne n’indiquent pas nécessairement une sécheresse. En climatologie, on dit qu’il y a sécheresse quand les précipitations sont inférieures au niveau normal. Mais dans des zones habituellement très arrosées, la production agricole ne souffre guère si les pluies sont réduites de moitié, bien que le débit des cours d’eau (eau bleue) puisse beaucoup diminuer. Les sécheresses climatologiques suivent des modèles géographiques et statistiques complexes. En agriculture, on dit qu’il y a sécheresse quand il n’y a pas assez d’eau pour les cultures ou le bétail. La sécheresse est un phénomène temporaire alors que la pénurie d’eau est une caractéristique permanente.

3.6 Les sécheresses agricoles sont des phénomènes complexes: les évaluations d’impact et la planification de l’agriculture doivent tenir compte d’informations détaillées sur les systèmes agricoles, les sols et l’ensemble de l’économie et non pas seulement des facteurs climatologiques. Des sécheresses «invisibles» peuvent être provoquées par la dégradation de l’environnement aussi bien que par les facteurs météorologiques. La plupart des pays d’Afrique souffrent de sécheresses fréquentes et graves dont les effets sont très étendus; il est essentiel de les atténuer pour assurer la sécurité alimentaire, une reprise économique durable et le développement futur.

3.7 Les effets macroéconomiques des aléas climatiques sont généralement ignorés. Ce n’est pas seulement le secteur agricole qui est touché; la production industrielle, les centrales électriques, les recettes publiques, les recettes d’exportation et le PIB souffrent aussi. Ainsi, on estime que les pertes de production agricole résultant directement de la sécheresse de 1991-1992 au Zimbabwe ont été accompagnées de pertes économiques d’un montant équivalent.

3.8 La vulnérabilité à la sécheresse varie d’un pays à l’autre, selon le degré de développement et toutes sortes d’autres facteurs. Les pays les plus vulnérables sont ceux où la transition entre l’agriculture de subsistance et une économie agricole plus moderne et plus productive, qui doit approvisionner une masse de consommateurs urbains, en est aux premiers stades. A mesure que la population augmente, le nombre de victimes potentielles augmente aussi et le patrimoine naturel risque d’être menacé par l’exploitation et la dégradation progressives. Les interactions entre la sécheresse et les sociétés humaines et l’agriculture sont assez bien connues; depuis une vingtaine d’années, les systèmes d’alerte rapide et de prévention se sont en général améliorés.

3.9 La mesure dans laquelle les investissements dans la maîtrise de l’eau peuvent prévenir les effets de la sécheresse dépend des situations locales. Un système d’irrigation pouvant compter sur une réserve de plusieurs années d’eau peut être une arme efficace contre la sécheresse. Le haut barrage d’Assouan, en Egypte, a joué ce rôle pendant les années 80. Mais une capacité relativement réduite, conçue pour amortir les fluctuations saisonnières, ne permet pas d’assurer les approvisionnements pendant une sécheresse qui se prolonge sur plusieurs années. Quand l’irrigation utilise des eaux souterraines, elle n’est généralement pas affectée par la sécheresse. Malheureusement, les eaux souterraines sont souvent épuisées en permanence à cause d’une mauvaise gestion, aussi bien dans les pays avancés que dans les pays en développement, et la capacité de stockage souterrain des aquifères est en grande partie perdue.

 

Encadré 2
LES SÉCHERESSES AFRICAINES

Pour autant qu’on sache, la pluviométrie en Afrique n’a pratiquement pas changé par rapport au siècle dernier. Le continent africain a une longue histoire de fluctuations des précipitations et de sécheresses de durée et d’intensité variables. Les plus graves sécheresses de l’histoire sont celles des années 1910 qui ont frappé aussi bien l’est que l’ouest du continent. Elles ont en général été suivies de périodes pluvieuses, mais la pluviométrie a recommencé à baisser à partir de 1950 pour tomber au plus bas en Afrique de l’Ouest en 1984. Depuis 1988, le Sahel a connu une série de bonnes années (avec des inondations fréquentes) qui, selon certains, marquent la fin de la période de sécheresse.

La répartition dans le temps des bonnes années et des mauvaises années n’est pas la même dans le Sahel, en Afrique de l’Est et en Afrique australe: il semble donc qu’il existe des régimes des pluies différents, non corrélés, dans les grandes régions climatiques du continent. On peut toutefois distinguer certains caractères généraux de variabilité et de persistance.

  • Variabilité: Comme on l’a vu plus haut, la pluviométrie est généralement plus variable dans les zones arides et semi-arides que dans les régions plus arrosées. Le Sahel, la Corne de l’Afrique et les pays qui entourent le désert du Kalahari sont caractérisés par une grande variabilité interannuelle et intrasaisonnière des pluies.
  • Persistance: La persistance est l’inertie qui caractérise beaucoup de variables météorologiques. Les bonnes et les mauvaises années ne sont pas réparties de façon aléatoire mais tendent à être groupées. Cela a de graves conséquences pour la sécurité alimentaire et cela oblige à stocker de la nourriture et de l’eau pour plusieurs années. Dans les zones pastorales, il est impossible de reconstituer le cheptel si plusieurs mauvaises années successives s’intercalent entre les bonnes années.

Il faut s’attendre à ce que la pluviométrie africaine continue à fluctuer amplement; on continuera d’observer de bonnes années et de mauvaises années. Toutefois, les travaux récents concernant l’influence des températures de surface de l’océan Pacifique sur la circulation atmosphérique mondiale (le phénomène El Niño/oscillation australe) permettent d’espérer qu’il sera possible dans un avenir relativement proche de faire des prévisions météorologiques plus fiables en Afrique orientale et australe.

 

3.10 Dans les projets d’aménagement hydraulique conçus pour assurer l’approvisionnement en eau pendant des périodes prolongées de sécheresse, il faudrait faire intervenir dans l’analyse économique des aspects qui sont souvent négligés tels que le coût social de la sécheresse et de l’insécurité alimentaire et la dégradation irréversible des ressources naturelles qui résultent d’un prélèvement excessif pendant les périodes de sécheresse.

La situation en Afrique

3.11 On estime qu’en Afrique 12,2 millions d’hectares sont irrigués (FAO, 1995b). Ce chiffre comprend toutes les terres où l’eau sert à la production agricole (sans compter la surface irriguée par épandage des eaux de crue ou récolte de l’eau). Cela représente en moyenne 7,5 pour cent de la superficie arable, mais la proportion varie beaucoup selon les pays. A un extrême, 99 pour cent des terres arables d’Egypte sont irriguées, tandis qu’à l’autre bout du spectre, la proportion n’est que de 0,2 pour cent au Zaïre. Près des trois quarts de terres irriguées en Afrique sont concentrées dans six pays (Egypte, Madagascar, Maroc, Nigéria, Afrique du Sud et Soudan) tandis que 24 des 53 pays d’Afrique ne possèdent entre eux que 1 pour cent des terres irriguées. En Afrique subsaharienne, la maîtrise de l’eau n’a pas jusqu’ici joué un grand rôle dans le développement agricole; elle était essentiellement limitée aux systèmes traditionnels de petite irrigation dans les zones sujettes à la sécheresse, et à la mise en valeur des marécages.

3.12 Les chiffres globaux recouvrent une grande diversité de situations, depuis les terres marécageuses très productives utilisées depuis des siècles par les agriculteurs autochtones (par exemple dans la région du golfe de Guinée ou les montagnes d’Afrique centrale) jusqu’aux périmètres modernes d’irrigation avec pleine maîtrise de l’eau (comme au Zimbabwe et au Maroc). Il est difficile de recenser les systèmes d’irrigation non structurés, pour lesquels il n’existe jamais de documentation complète, mais on pense qu’ils représentent de 35 à 50 pour cent des superficies irriguées en Afrique, la proportion allant de plus de 70 pour cent dans des pays tels que le Burkina Faso ou le Nigéria à moins de 10 pour cent au Zimbabwe et au Soudan, où le gouvernement a énergiquement encouragé les grands périmètres.

3.13 L’analyse des techniques d’irrigation contrôlée révèle aussi de grandes différences. La méthode la plus courante est l’irrigation superficielle (par cuvette, par rigole d’infiltration et à la planche). L’eau provient de cours d’eau ou de réservoirs et est acheminée par gravité dans des réseaux de canaux. Quand l’irrigation gravitaire n’est pas possible, on élève l’eau par pompage. L’irrigation par aspersion (avec gicleur ou diffuseur) est utilisée dans les grandes plantations de canne à sucre et, dans une moindre mesure, dans les vergers et les potagers. Les cultures de décrue et l’irrigation par épandage des eaux de crue sont pratiquées depuis longtemps dans diverses régions d’Afrique. L’intensité de culture est différente selon les zones: tandis que dans le nord et le nord-est de l’Afrique elle est actuellement de l’ordre de 130 pour cent, elle ne dépasse pas 110 pour cent environ dans le reste du continent.

3.14 Le rôle de la maîtrise de l’eau varie beaucoup selon les régions. Dans les zones arides, il n’y a pas d’agriculture possible sans irrigation (c’est le cas par exemple en Egypte) tandis que dans les zones semi-arides et subhumides, l’irrigation sert d’appoint et permet de garantir un certain niveau de production. Dans les pays comme la Namibie, on estime que le rendement du maïs est trois fois plus élevé avec l’irrigation qu’en culture pluviale. Cet accroissement du rendement est dû en grande partie à l’amélioration des pratiques agricoles qui accompagne l’irrigation. En Afrique, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le rendement des cultures irriguées est plus du double de celui des cultures pluviales (2,2 fois plus). Un autre avantage important de l’irrigation est qu’elle permet aux producteurs de programmer la date de leur récolte en fonction de la demande du marché, ce qui accroît la rentabilité des cultures.

3.15 Depuis une trentaine d’années, la superficie irriguée en Afrique a augmenté au taux moyen de 1,2 pour cent par an. Toutefois, l’expansion a commencé à ralentir au milieu des années 80. Elle est maintenant inférieure à 1 pour cent par an. Le taux de croissance varie beaucoup d’un pays à l’autre. L’évolution future sera dictée par toute une série de facteurs: options politiques, capacité d’investissement, progrès techniques, impératifs sociaux et écologiques.

3.16 Il est difficile d’évaluer le potentiel d’expansion de l’irrigation en Afrique, bien que les principaux déterminants soient connus puisqu’il s’agit des ressources naturelles (terre et eau). La superficie qu’il serait techniquement possible d’irriguer a été estimée à plusieurs reprises. Les estimations varient de 30 à 150 millions d’hectares, selon les hypothèses de départ. Les résultats d’une étude récente (FAO, 1996c), dans laquelle on a comparé les données disponibles au niveau des pays avec les estimations des ressources hydriques au niveau des bassins hydrographiques, sont récapitulés au tableau 4. Ces estimations sont basées sur le potentiel physique local: il n’est pas tenu compte de la possibilité de gros investissements tels que des transferts entre bassins. Pourtant, dans des pays comme le Maroc, la Tunisie ou l’Afrique du Sud, où les ressources en eau sont sollicitées au maximum, le transfert d’un bassin à l’autre est déjà une réalité.

3.17 Le tableau 4 fait apparaître le rapport entre les superficies irriguées et les superficies potentiellement irrigables dans les diverses régions d’Afrique. En moyenne, 29 pour cent du potentiel est réalisé, mais il y a de grandes disparités d’une région à l’autre. En Afrique du Nord, le potentiel est déjà exploité à 83 pour cent. A l’autre extrême, il reste de grandes possibilités de développement en Afrique centrale, où les ressources en eau sont relativement abondantes. Ces chiffres doivent être interprétés avec prudence; toutefois, il est clair qu’une expansion considérable est encore possible. En Afrique subsaharienne, seulement  pour cent des terres arables sont irriguées contre une moyenne mondiale de 18,5 pour cent; de toutes les régions du monde, c’est celle où le taux de réalisation du potentiel est le plus bas.

3.18 Les aménagements hydrauliques ont progressé en Afrique depuis le début des années 80. Une grande partie de ce progrès est attribuable aux investissements du secteur privé et au développement des réseaux d’irrigation de village. On observe une tendance générale à laisser aux irrigants plus de responsabilité dans la gestion des périmètres grands et moyens. Depuis dix ans, l’emploi de petites pompes a révolutionné dans certains pays l’irrigation au niveau des villages et des exploitations plus qu’aucune autre percée technique ou innovation dans le domaine de la gestion. Ces pompes étaient d’abord utilisées pour la production de légumes à proximité des villes; elles servent maintenant aussi à irriguer les rizières le long des cours d’eau ou autour des sources d’eau superficielle, même dans des zones reculées. Ainsi, au Nigéria, la superficie des fadamas (bas-fonds inondables) irriguée est passé de 120 000 ha en 1960 à 800 000 en 1995 (Harrison, 1987). Toutefois, cette expansion rapide ne va pas sans problèmes: saturation des marchés locaux, coût élevé du pompage, manque de ressources pour financer l’investissement initial, et dans certaines régions, épuisement des eaux souterraines.

 

Tableau 4: Superficie irriguée et superficie techniquement irrigable en Afrique, par région

3.19 L’irrigation a la réputation d’être un investissement peu rentable, particulièrement en Afrique, beaucoup d’autres activités, notamment les investissements urbains, étant en compétition avec l’irrigation pour des ressources financières limitées. En Afrique subsaharienne, les petits et moyens périmètres sont peut-être plus rentables que les grands pour les raisons suivantes:

3.20 Toutefois, dans bien des projets publics de petite irrigation, les modalités d’exécution ont annulé ces avantages potentiels, de sorte qu’on a abouti à des versions miniatures des grands périmètres traditionnels. En revanche, tout porte à croire que lorsqu’elle est entre les mains des irrigants eux-mêmes, la petite irrigation donne de bien meilleurs résultats que les systèmes gérés par l’Etat (Rosegrant et Perez, 1995).

La situation en Asie

3.21 Les deux tiers des terres irriguées se trouvent en Asie, où environ 35 pour cent des terres arables sont irriguées et fournissent plus de 50 pour cent de la production agricole; ce pourcentage devrait augmenter encore. La superficie irriguée en Asie a presque doublé entre 1960 et 1990 et la production agricole a augmenté de façon spectaculaire. Depuis dix ans la production agricole moyenne des pays d’Asie a progressé de 50 pour cent tandis que la population augmentait de 20 pour cent: le secteur agricole a donc joué un rôle considérable dans le développement et l’amélioration du bien-être. L’accroissement de la productivité est certes dû à l’irrigation, qui permet de gérer l’humidité du sol, mais aussi à l’emploi des variétés à haut rendement et des engrais.

3.23 Le taux d’expansion de l’irrigation est actuellement de 1,4 pour cent par an; il devrait tomber à 1 pour cent en 2010 parce que le nombre de grands projets financés par des fonds publics diminue. Les coûts augmentent rapidement, en partie parce qu’on aménage des zones de plus en plus difficiles, et en partie parce que l’on a adopté une approche plus intégrée afin de rentabiliser plus vite les infrastructures.

3.24 Dans un certain nombre de périmètres, la productivité n’a pas atteint les niveaux espérés; cet échec relatif est dû à plusieurs facteurs: mauvais rendement de l’eau, faible intensité de culture, manque d’entretien, engorgement et salinisation. On estime que l’intensité de culture dans les terres irriguées est actuellement de 120 pour cent en Asie tandis que les études de faisabilité des projets d’irrigation prennent généralement comme hypothèse des intensités de 180 à 200 pour cent. Il reste donc des possibilités d’intensifier les cultures. On estime que 10 à 15 pour cent des superficies irriguées sont plus ou moins dégradées à cause de l’engorgement ou de la salinisation, principalement dans les régions arides. L’impact de l’irrigation sur les ressources en sol et en eau est devenu une grave cause de préoccupation.

3.25 Il importe de diversifier les cultures: à la riziculture irriguée doivent s’ajouter des cultures d’une plus grande valeur commerciale. Le passage des cultures de bas-fonds aux cultures de coteaux nécessite de bonnes pratiques de drainage, de préparation du terrain et d’irrigation. Les paysans qui n’ont pas l’habitude des variétés les plus adaptées, des pratiques culturales optimales, des fluctuations de prix et des marchés devront être beaucoup mieux informés. Il faudra appuyer efficacement les agriculteurs pour qu’ils puissent accroître la productivité de l’agriculture irriguée.

3.26 Le coût du développement de l’irrigation et les problèmes qui lui sont associés ont amené les gouvernements et les institutions financières à s’interroger sur l’opportunité de l’irrigation. Dans beaucoup de périmètres, la productivité est décevante et la durabilité de beaucoup de réseaux est menacée pour des raisons de rentabilité. Les redevances d’eau sont difficiles à recouvrer et les politiques actuelles ne sont pas favorables au financement public des coûts d’exploitation et d’entretien. Pour toutes ces raisons, les investissements dans les projets d’irrigation sont aujourd’hui très discutés.

3.27 Comme les ressources en eaux et en terres appropriées sont limitées, il faudra que l’irrigation en Asie devienne plus performante, plus productive et plus rentable de façon à pouvoir faire face à l’accroissement de la demande de produits alimentaires. La construction de nouveaux réseaux ralentira et une approche intégrant des considérations techniques, institutionnelles, socioéconomiques, agricoles et environnementales sera instaurée. Les principaux problèmes de l’irrigation en Asie sont la rentabilité, la performance des systèmes et la productivité agricole.

3.28 La hausse des coûts amène à s’interroger sur la rentabilité des nouveaux projets. De plus, la charge financière de l’entretien et de l’exploitation ne peut plus être supportée par les budgets publics. On tend de plus en plus à s’en remettre au secteur privé aussi bien pour les nouveaux périmètres que pour les anciens. Beaucoup de pays ont une politique déclarée de privatisation de la gestion d’au moins une partie du système d’irrigation. On a montré que les investissements privés dans l’irrigation peuvent être rentables. Par exemple, au Bangladesh, l’accroissement de 40 pour cent en cinq ans de la superficie irriguée s’explique par la libéralisation en 1988 des importations et de la vente des petites pompes. Le succès de la privatisation de l’hydraulique agricole nécessite un appui soutenu aux associations d’agriculteurs, un cadre juridique et réglementaire approprié et des mesures d’accompagnement.

3.29 La mauvaise performance de beaucoup de réseaux d’irrigation est reconnue; elle s’explique en partie par des défauts de planification et de conception et en partie par une mauvaise gestion. Les effets de l’irrigation sur les eaux et les sols sont devenus une cause de préoccupation. On estime que 10 à 15 pour cent des terres irriguées souffrent à un degré plus ou moins grand d’engorgement et de salinisation. Il faut remédier par une bonne gestion de l’irrigation aux problèmes que posent l’utilisation des produits agrochimiques et la propagation des maladies transmises par l’eau. Il est possible d’améliorer beaucoup la performance au moyen de systèmes informatisés de distribution de l’eau et d’information. Ces techniques devraient permettre d’accroître le rendement et de faciliter le recouvrement des redevances.

3.30 Pour être rentables, les cultures irriguées doivent devenir plus productives. A cet effet, il est essentiel d’introduire des pratiques culturales et des techniques de gestion de l’eau adaptées aux cultures autres que le riz. D’une façon générale, les agriculteurs ont besoin d’un appui efficace pour accroître la productivité de l’agriculture irriguée. L’action devra être menée sur deux fronts: introduction de systèmes de culture plus intensifs et plus diversifiés, avec des pratiques appropriées de conduite des cultures et de gestion de l’eau, et développement de communautés agricoles autodépendantes assumant la responsabilité de l’exploitation et de l’entretien du système d’irrigation.

La situation en Amérique Latine

3.31 Il existe aujourd’hui quelque 13 millions d’hectares de terres irriguées en Amérique latine. La moitié sont au Mexique et l’essentiel du reste en Argentine, au Brésil, au Chili et au Pérou. La superficie irriguée représente quelque 15 pour cent des terres agricoles mais une proportion beaucoup plus grande de la valeur de la production agricole - jusqu’à 50 pour cent dans le cas du Mexique. La production irriguée permet de satisfaire la demande intérieure d’aliments et de fibres, et dans certains pays (Chili, Costa Rica, Mexique, Uruguay), elle est une importante source d’exportations. Environ 40 pour cent des terres irriguées appartiennent au secteur privé. Dans certains pays (Brésil et Chili) les superficies irriguées grâce à des investissements privés augmentent beaucoup plus vite que les réseaux gérés par le secteur public.

3.32 Le bilan des investissements publics dans l’irrigation est mitigé. Dans bien des cas, le temps nécessaire pour développer l’irrigation a été très sous-estimé et l’accent a été mis sur la construction du réseau: les problèmes d’exploitation étaient négligés et les décisions étaient prises sans consulter les agriculteurs. A cela, il faut ajouter les problèmes sociaux et techniques. En conséquence, le rendement des réseaux était faible et une faible partie seulement des terres équipées était effectivement irriguée. Toutefois, s’il est vrai que le potentiel économique de ces périmètres publics est loin d’avoir été réalisé, il est aussi vrai qu’ils ont favorisé la stabilité sociale et le développement socioéconomique dans leurs zones d’influence.

3.33 Les résultats médiocres des réseaux publics d’irrigation, joints aux difficultés financières que connaissent beaucoup de gouvernements, ont entraîné une réduction des interventions publiques dans le domaine de l’irrigation. On observe depuis 1990 une nette tendance à transférer la responsabilité des systèmes aux usagers, par exemple en Argentine, au Brésil, au Chili, en Colombie, au Costa Rica, en Equateur, au Guatemala, au Mexique, au Panama et au Pérou. Au Mexique en particulier, les deux tiers des 3 millions d’hectares de périmètres publics ont été privatisés. La première évaluation des effets de cette privatisation est encourageante: dans la plupart des cas, la distribution est devenue plus efficiente, l’entretien est mieux assuré, le taux de recouvrement des redevances d’eau s’est amélioré.

3.34 La région possède d’abondantes ressources hydriques et un vaste domaine irrigable (20 millions d’hectares), situé pour l’essentiel au Brésil. Les aménagements hydrauliques futurs seront probablement motivés par des considérations financières et financés principalement par le secteur privé.


4. Stratégies de transformation et dámélioration

Pourquoi une nouvelle génération de projets d'aménagement hydraulique?

4.1 Le rôle que peut jouer la maîtrise de l’eau dans la sécurité alimentaire n’est plus à prouver. C’est certainement là une raison nécessaire – mais peut-être pas suffisante – pour justifier une relance du développement de l’irrigation et un nouvel effort de restauration des réseaux existants. D’autres considérations militent aussi en faveur de l’irrigation et pourraient inspirer une nouvelle génération de projets efficaces:

4.2 Depuis 25 ans, la stratégie agricole hésite, particulièrement en Afrique, entre le passage à un nouveau système et l’amélioration du système existant. Le prix Nobel Theodore Schultz a prouvé que l’amélioration des modèles existants de développement agricole n’est pas toujours une option valable, à moins qu’elle ne soit appuyée par de nouveaux investissements qui généralement comprennent des aménagements hydrauliques. Deux stratégies s’opposent aussi sur un autre point: vaut-il mieux reproduire les initiatives de développement qui ont donné de bons résultats dans des zones possédant un potentiel suffisant ou bien répartir l’effort de façon à compenser le handicap des zones marginales plus défavorisées?

4.3 La transformation s’est accomplie notamment grâce à des projets de choc, à des programmes de mécanisation et à la colonisation de vastes zones nouvellement irriguées. On peut améliorer les services de recherche ou de vulgarisation ou promouvoir l’utilisation de tel ou tel intrant, par exemple lancer une campagne en faveur des engrais. La politique consistant à concentrer l’effort dans les zones à fort potentiel, qui a été appliquée dans beaucoup de pays d’Asie, amènerait à investir dans des zones à forte densité démographique, bien arrosées, et possédant de bons sols, généralement situées à proximité des marchés. Si au contraire on veut répartir les apports pour compenser le handicap des zones marginales, il faudra développer les infrastructures et en particulier les routes dans les zones reculées et peu arrosées, qui ont jusqu’ici été négligées et où le paupérisme est un problème flagrant. Il existe des exemples de toutes ces options. Toutefois, pendant les années 60 et au début des années 70, on tendait à privilégier les projets qui offraient les meilleures chances de succès, tandis que, depuis la fin des années 70 et au cours des années 80, le souci d’équité a amené à concentrer les efforts sur les zones plus défavorisées.

4.4 Il semble qu’il soit de nouveau possible d’intervenir pour changer la donne au moyen d’interventions très diverses, y compris les grands programmes de maîtrise de l’eau, à condition d’avoir bien assimilé les enseignements de l’échec relatif des projets antérieurs. La politique consistant à répartir les ressources de façon à en faire profiter les zones défavorisées doit être évaluée en tenant compte de certains aspects spécifiques de ces zones: complexité des problèmes, coûts particulièrement élevés du développement, exode rural, écosystèmes fragiles menacés par les populations humaines et animales. Il faut aujourd’hui adopter une politique plus différenciée, souple et pragmatique, fondée sur une étude beaucoup plus approfondie des spécificités locales et des besoins ressentis par les populations. Toutefois, étant donné la pénurie de ressources et la nécessité de combler le déficit vivrier, il faut donner priorité aux options les plus productives.

Politique de l'eau et cadre juridique

4.5 Les systèmes juridiques et administratifs doivent s’adapter pour répondre aux besoins croissants qui sollicitent les ressources en eau et les finances publiques. La plupart des pays qui entreprendront de réexaminer l’économie nationale de l’eau se heurteront sans doute à un certain nombre de problèmes juridiques et institutionnels.

4.6 Un aspect fondamental de la mise en valeur de l’eau est qu’elle doit garantir la sécurité de jouissance ainsi qu’un flux quantitativement et qualitativement fiable, et donc une protection contre la pollution. Le problème de la sécurité juridique est issu de conflits existants ou potentiels; la solution réside dans des mécanismes juridiques de règlement des conflits. La sécurité doit aussi être assurée dans des situations non conflictuelles, par exemple lorsque les droits font l’objet de transactions commerciales entre usagers et investisseurs privés. Pour prévenir les conflits et permettre aux forces du marché de stimuler une gestion efficiente de l’eau, il faut que les droits d’eau soient clairement définis par des instruments juridiques solides et sans équivoque.

4.7 Dans beaucoup de pays, le droit coutumier et les traditions jouent un rôle important dans le règlement des conflits concernant l’eau. Ces traditions sont précieuses, car le recours aux tribunaux pour régler juridiquement les conflits est souvent risqué, coûteux, et incompatible avec la culture locale.

4.8 L’allocation de l’eau aux usagers est normalement administrée par un régime de licences, qui doit être suffisamment souple tout en permettant de prévenir ou d’atténuer les conflits. Quand on modifie les allocations pour privilégier des utilisations plus rentables (par exemple quand on passe d’un usage agricole à un usage industriel), il faut que ce changement soit régi par des mécanismes juridiques définissant les compensations auxquelles ont droit les anciens titulaires de licence.

4.9 Il est essentiel pour la mise en valeur des ressources hydriques qu’il existe un marché des droits d’eau pour stimuler l’investissement dans des pratiques permettant d’économiser l’eau et favoriser une utilisation plus rentable de l’eau ainsi économisée. Toutefois, la réallocation peut léser des tiers (par exemple quand on récupère les eaux de colature au lieu de les laisser s’infiltrer pour alimenter la nappe). Pour prévenir la spéculation, surtout en situation de pénurie d’eau, on considère en général que l’eau d’irrigation est indissociable de la terre irriguée. Il existe rarement un marché libre de l’eau et les cessions, pour être compatibles avec la politique nationale et les plans d’aménagement des eaux, sont généralement directement contrôlées par l’administration publique responsable des eaux.

4.10 Les réformes agraires et les programmes de redistribution des terres entrepris dans un souci de justice sociale créent une sécurité d’occupation des terres et des droits de propriété, faisant disparaître des régimes tels que le fermage et le métayage qui freinent l’investissement et empêchent une utilisation économique et durable des terres irriguées. Des mécanismes juridiques de transformation des droits coutumiers en titres modernes et échangeables sont nécessaires pour appuyer la transition entre l’agriculture traditionnelle et l’agriculture moderne. A terme, il faudra promulguer et adopter partout des systèmes agraires basés sur des titres de propriété écrits.

4.11 Il convient de promouvoir le transfert de la gestion aux usagers de l’eau. Il faut établir un cadre réglementaire régissant la propriété des équipements hydrauliques, leur éventuelle privatisation (en faveur des usagers) et leurs conditions d’utilisation. Le statut des groupements d’irrigants doit être dicté par leur nature et leurs fonctions, et doit être établi en droit.

4.12 Le facteur décisif pour améliorer la performance de la gestion de l’eau est une bonne gestion des affaires publiques. Des progrès considérables ont été réalisés ces dernières années, mais des améliorations sont encore nécessaires dans beaucoup de pays (FAO, 1993). On peut distinguer à cet égard quatre aspects de la gestion des affaires publiques au niveau national ou local: la légitimité du gouvernement; sa responsabilité; sa compétence; et son respect pour les droits de l’homme et l’Etat de droit.

Détermination du prix de l'eau

4.13 L’importance du prix de l’eau et d’autres facteurs pouvant inciter les irrigants à maximiser le rendement de l’eau dépend de la valeur relative de cette ressource. Quand l’eau est abondante, il n’est pas rentable d’investir dans des mécanismes coûteux de surveillance et de détermination des prix. Mais si les ressources en eau sont limitées, il devient intéressant de mesurer l’eau, de surveiller son utilisation et de la faire payer. A notre époque, l’eau est une ressource rare dans beaucoup de régions du monde et elle est souvent très mal utilisée parce que son prix n’est pas suffisant.

4.14 En pratique, il est rare que les forces du marché établissent le prix de l’eau: celui-ci est généralement fixé par des organismes publics ou par des compagnies privées réglementées. Le prix de l’eau (ou les redevances) influe sur l’efficience et sur l’équité et détermine les recettes de l’organisme responsable des ressources hydriques. Le mécanisme de détermination des prix peut être évalué en fonction de plusieurs critères: efficience des allocations, répartition équitable des revenus, juste partage des coûts. Des critères secondaires interviennent: simplicité, facilité de gestion et stabilité (FAO, 1993).

4.15 Des facteurs juridiques et institutionnels entravent souvent le recouvrement des coûts: exonération des agriculteurs, redevances et rémunération de service, manque de pouvoir pour exiger le versement des redevances et de moyens de les percevoir, manque de mécanismes budgétaires et institutionnels permettant de réinvestir les recettes dans le sous-secteur de l’hydraulique agricole. Tout en conservant l’objectif de désengagement de l’Etat, il convient d’établir un cadre juridique et des institutions appropriées pour le transfert des responsabilités aux usagers.

4.16 Dans beaucoup de projets d’irrigation, il serait souhaitable d’affecter à l’eau un prix correspondant aux coûts d’opportunité, mais il est plus réaliste de fixer des redevances assurant le recouvrement des coûts et donc la viabilité financière des systèmes de gestion des eaux. Tout porte à croire que les irrigants sont disposés à payer pour avoir la garantie d’un approvisionnement fiable en eau. Mais en pratique, la perception des redevances est une tâche complexe. Pour éviter d’établir des compteurs au niveau de chaque exploitation et de percevoir les redevances auprès de chaque irrigant, on peut mesurer le débit livré aux prises d’eau tertiaires et charger les associations d’irrigants de distribuer l’eau et de percevoir les redevances.

Développement institutionnel

4.17 Il est relativement facile d’intensifier l’agriculture grâce à la maîtrise de l’eau quand on a affaire à des agriculteurs ayant une bonne expérience de l’irrigation traditionnelle. Mais quand les aménagements hydrauliques sont destinés à des populations habituées aux cultures pluviales et au pastoralisme, l’inexpérience des agriculteurs, des administrateurs et des vulgarisateurs pose de sérieux problèmes. Il faut alors réformer les services consultatifs publics et renforcer leurs compétences en matière d’hydraulique agricole et de gestion de l’eau. C’est une tâche particulièrement difficile dans une période de réduction des services publics. Le succès mitigé des organismes traditionnellement responsables du secteur agricole et les perspectives prometteuses qu’ouvrent les aménagements hydrauliques militent en faveur de réformes institutionnelles. Les principaux aspects de cette réforme sont les suivants:

Déséquilibres macroéconomiques et gestion des eaux

4.18 Les relations entre les politiques macro-économiques, commerciales et sectorielles et l’utilisation de l’eau sont souvent difficiles à cerner, mais il est certain que la politique économique influe sur la rentabilité relative de l’irrigation et des autres activités d’un pays ainsi que sur la compétitivité internationale de leurs produits. Depuis le début des années 80, la recherche a montré l’impact que peuvent avoir les quatre grandes variables macroéconomiques (taux d’intérêt, taux de change, niveau général des prix et niveau des salaires).

4.19 Par exemple, une dévaluation de la monnaie peut agir de plusieurs façons sur l’utilisation des ressources hydriques. La plupart des produits de l’agriculture irriguée peuvent entrer dans le commerce international, c’est-à-dire qu’ils sont exportables ou qu’ils peuvent remplacer des importations; la surévaluation du change fait baisser le prix relatif des biens pouvant faire l’objet du commerce international par rapport aux autres. Une dévaluation réelle corrige cette distorsion et stimule la production de biens pouvant faire l’objet de commerce international (y compris les produits de l’agriculture irriguée).

4.20 D’une façon plus générale, les politiques macroéconomiques peuvent influer sur l’offre et la demande des produits de l’agriculture irriguée et sur l’utilisation de l’eau. Par exemple, un niveau excessif d’endettement de l’Etat et de déficit budgétaire peut faire baisser les prix relatifs des produits agricoles par rapport à ceux des biens n’entrant pas dans le commerce international (y compris les services et le capital produit dans le pays). Cet effet négatif sur les termes de l’échange agricole est souvent encore accentué par la surévaluation du taux de change nominal, maintenue au moyen d’une réglementation des mouvements de capitaux et d’un régime de licences d’importation. Il est vrai que ce type de politique macroéconomique a un effet dissuasif sur la production de tous les biens entrant dans le commerce international, tant agricoles que non agricoles, mais ces derniers sont protégés contre la concurrence extérieure par des droits de douane et des restrictions quantitatives appliqués par les politiques d’industrialisation. Ainsi, les politiques macroéconomiques et commerciales peuvent avoir indirectement des effets négatifs sur les termes de l’échange de l’agriculture irriguée par rapport aux biens n’entrant pas dans le commerce international et aux biens non agricoles, y compris ceux qui entrent dans le commerce international.

4.21 Aux effets négatifs des politiques macroéconomiques s’ajoutent souvent ceux de politiques de prix sectorielles (taxes à la frontière frappant les exportations agricoles, réglementation des prix, écart entre les prix à la frontière et les prix à l’exploitation résultant du comportement monopolistique des organismes paraétatiques et des offices publics de commercialisation). Pour assurer aux populations urbaines une alimentation peu coûteuse, beaucoup de pays subventionnent les importations, ce qui pénalise les agriculteurs nationaux et exerce un effet dissuasif sur l’investissement et la production agricoles.

4.22 Les responsables des politiques économiques s’attaquent souvent à chaque problème séparément et énoncent des objectifs spécifiques. Or, une politique axée sur un objectif unique a en général des effets non désirés et non identifiés. Les responsables de la gestion des eaux et des politiques doivent avoir une vision globale de toutes les interventions de l’Etat pour bien comprendre les impacts économiques, sociaux et environnementaux de chaque décision sur chaque secteur, région ou groupe de populations. Les politiques de l’eau doivent être intégrées dans l’environnement macroéconomique aussi bien au sens large (institutions, etc.) qu’au sens étroit (politiques budgétaire et monétaire). L’expérience prouve que l’agriculture irriguée bénéficie des réformes des politiques macroéconomiques, commerciales et de prix.

Aspects soicaux de l'irrigation

4.23 Sur le plan sociologique, les évaluations de l’irrigation visent à déterminer si les fruits des politiques et des investissements sont équitablement répartis. L’idée que le développement de l’irrigation peut avoir des effets différents pour les hommes, les femmes et les enfants n’est pas universellement répandue. L’introduction de certains systèmes d’irrigation peut amener une répartition inégale du travail ainsi que des avantages et des revenus entre les différents membres du ménage. L’évaluation de l’effet net sur le développement de la mise en place ou de la transformation d’une infrastructure sociale telle qu’un réseau d’irrigation nécessite donc une analyse sociologique fine.

4.24 L’analyse par sexe vise à discerner les impacts sexospécifiques des interventions envisagées (rôles respectifs des hommes et des femmes dans la production des moyens de subsistance, la conduite du ménage, l’innovation ou l’adaptation aux innovations économiques et sociales, ou au contraire la résistance à l’innovation). L’analyse est effectuée essentiellement au niveau des ménages, mais elle envisage aussi l’impact de ces sexospécificités sur les structures et processus socioéconomiques au niveau de la communauté dans le contexte de la transformation du monde agraire.

4.25 Dans le contexte de l’irrigation, l’analyse par sexe vise à assurer l’efficacité, l’efficience et l’équité et à faire en sorte que les projets contribuent concrètement au développement. Pour cela, il faut éviter aussi bien les politiques qui ne tiennent aucun compte des sexospécificités (qui reviennent à considérer que l’effet est le même pour tous) que celles qui leur sont rigidement liées (qui reviennent à admettre que la répartition du travail entre les sexes est immuable), et promouvoir au contraire des politiques de parité répondant aux besoins des deux sexes et garantissant que tous deux bénéficient des fruits du développement (qui fait quoi, quand et pourquoi? Qui a accès aux ressources? Qui les gère?).

4.26 A mesure que les ressources en eau s’amenuisent et deviennent plus précieuses, leur utilisation doit être planifiée et gérée de façon plus fine. Pour promouvoir l’efficience et l’équité, il faut remettre en question les préjugés traditionnels selon lesquels l’homme serait le seul à faire vivre la famille, les deux sexes auraient un rôle égal dans les décisions concernant la terre ou l’eau et les ménages seraient composés d’une famille nucléaire vivant en bonne harmonie. L’analyse sociologique doit être intégrée dès les premiers stades de la préparation des projets.

Adaption technologique

4.27 La technologie ne peut pas résoudre tous les problèmes du secteur, mais c’est un outil utile pour accroître la production vivrière. Beaucoup de réseaux d’irrigation, conçus il y a 50 ou 80 ans, continuent de fonctionner avec les techniques de l’époque. Maintenant que l’hydraulique agricole entre dans l’ère de l’électronique, de nouvelles possibilités apparaissent. Les techniques modernes de communication et de maîtrise de l’eau permettent de privilégier les services plutôt que la fourniture de l’eau. Grâce à ces techniques, il est possible de fournir des services plus souples, répondant aux besoins des irrigants et permettant de diversifier les cultures et d’adapter la production au marché. La notion de service est fondamentale pour les systèmes modernes. La fourniture de l’eau est conçue comme un service qui doit être aussi souple et aussi pratique que possible pour les usagers; ceux-ci doivent en revanche en payer le coût (Plusquellec, Burt et Wolter, 1994).

4.28 La modernisation peut prendre bien des formes différentes. L’observation et l’analyse des tendances technologiques récentes donnent à penser que les progrès qui ont le plus de chances de permettre une exploitation viable sur le plan environnemental comme sur le plan économique des réseaux d’irrigation sont ceux qui consistent à substituer la notion de service à la notion de fourniture, à savoir notamment:

4.29 Le transfert direct des technologies est rarement possible; le plus souvent, il faut des recherches appliquées pour les adapter aux conditions locales. Un des objectifs importants de la recherche doit être de mettre au point des méthodes de diagnostic appropriées permettant d’identifier les objectifs spécifiques de la modernisation ainsi que les contraintes. En outre, il est urgent de disposer d’informations fiables sur la performance des réseaux d’irrigation modernisés. Les priorités de la recherche devront être déterminées en fonction des besoins spécifiques de chaque pays. Il faudra faire un nouvel effort pour analyser les expériences spécifiques et tirer des conclusions générales utiles pour faciliter le transfert des méthodes et techniques qui ont donné de bons résultats.

Promotion des initiatives du secteur privé

4.30 De plus en plus d’exemples prouvent que l’intervention du secteur privé améliore la performance de l’irrigation, particulièrement en Afrique australe. Des syndics recrutés par les associations d’irrigants gèrent efficacement des périmètres complets ou fournissent les services essentiels. Affranchis du joug des procédures bureaucratiques, ils peuvent appliquer les méthodes du secteur privé pour fournir au moment voulu des services efficaces et économiques. Il est toutefois nécessaire que les gouvernements conservent la responsabilité des politiques et veillent à ce que les syndics honorent leurs obligations contractuelles.

4.31 Les investissements privés sont une source particulièrement prometteuse de financement et de compétences techniques, qui se développera encore quand l’environnement deviendra plus favorable aux entreprises en Afrique. Le capital peut provenir de l’épargne intérieure ou de sources étrangères. Les investissements étrangers directs dans les pays en développement, qui fournissent un ensemble intégré de capital, services commerciaux, technologies et formation, se sont élevés à 80 milliards de dollars en 1993 et augmentent rapidement. Le secteur des eaux devra y recourir de plus en plus à l’avenir4.


5. Méthodes efficaces de mise en valeur des eaux

5.1 Une deuxième génération de systèmes de mise en valeur des eaux est apparue dans toutes les régions du monde. Ces systèmes comprennent en général certains des éléments essentiels au succès présentés dans la section précédente. Ceux qui ont donné de bons résultats sont brièvement décrits ci-dessous.

Irrigation fréquente et peu abondante

5.2 La science et l’art de l’irrigation ont fait ces dernières années des progrès révolutionnaires. On comprend mieux les interactions entre le climat et les méthodes d’irrigation d’une part et le complexe sol-culture-régime hydrique de l’autre. Ce progrès des connaissances s’est accompagné d’une série d’innovations dans les techniques de maîtrise de l’eau, grâce auxquelles il est maintenant possible d’établir et de maintenir presque en permanence une humidité du sol quasi optimale. La principale de ces innovations consiste à administrer fréquemment de faibles doses d’eau (et d’éléments fertilisants) au moment précis où les cultures en ont besoin et dans les quantités exactes nécessaires. L’apparition de systèmes relativement peu coûteux de distribution de l’eau, qui peuvent être installés en permanence ou pour la saison, ainsi que de dispositifs de régulation automatique, a fait disparaître les obstacles économiques à la généralisation de l’irrigation fréquente (FAO, 1996a).

5.3 Bien administrés, les nouveaux systèmes d’irrigation permettent d’accroître les rendements tout en limitant les pertes (par ruissellement, évaporation ou infiltration excessive), réduisent les besoins de drainage et favorisent l’intégration des opérations complémentaires essentielles (fumure, labour, lutte contre les ravageurs). Ils permettent d’utiliser plus facilement les eaux saumâtres et d’irriguer des sols grossiers ainsi que des terrains en pente, sableux ou pierreux considérés autrefois comme improductifs. Ces progrès et leurs conséquences ne pouvaient pas être prévus dans la littérature des décennies antérieures.

5.4 Malgré tous ces progrès, des systèmes périmés et inefficaces persistent dans bien des zones. Les techniques modernes ne sont appliquées que sur environ 3 pour cent des terres irriguées du monde. Trop souvent, le gaspillage est perpétué par des normes officielles basées sur des apports d’eau excessifs. Toutefois, cette situation n’est due qu’en partie à l’inertie institutionnelle et au conservatisme. Certains des nouveaux systèmes d’irrigation mis au point dans les pays industrialisés sont trop mécanisés, trop complexes, trop gourmands en énergie et de trop grande échelle pour pouvoir être directement transférés dans la petite agriculture à faible intensité de capital et faible technicité des pays en développement, où les coûts relatifs du travail et du capital sont très différents. Le transfert arbitraire des technologies modernes est donc le plus souvent voué à l’échec. Les systèmes perfectionnés et coûteux importés pour moderniser du jour au lendemain l’agriculture deviennent rapidement des gouffres financiers et d’inutiles monuments à des techniques inadaptées. Ce qu’il faut diffuser, ce sont les principes modernes, mais pas nécessairement les appareils les plus perfectionnés. Au lieu de transférer la technologie, il faut l’adapter ou la transformer en fonction des conditions locales.

5.5 Le meilleur moyen d’améliorer l’efficience de la distribution d’eau est d’utiliser des systèmes d’écoulement en charge délivrant un débit précis, calibré en fonction des besoins continus des cultures de façon à éviter le gaspillage, la salinisation et la remontée de la nappe. La meilleure stratégie pour améliorer le rendement de l’eau semble être un régime d’irrigation fréquente, à faible volume et à basse pression appliquée sélectivement aux cultures à rendement potentiel élevé.

Récolte de l'eau

5.6 La récolte de l’eau est une technique ancienne basée sur un principe simple: il s’agit de recueillir le ruissellement d’une zone de réception relativement vaste pour le concentrer sur une superficie plus petite afin d’accroître l’humidité du sol. Les eaux de ruissellement peuvent également être emmagasinées dans des citernes, étangs ou réservoirs, pour les usages domestiques, l’abreuvement du bétail ou la petite irrigation. L’eau peut être recueillie sur les toits ou au sol ainsi que dans les cours d’eau intermittents. Dans un contexte de pénurie hydrique, la récolte de l’eau accroît les disponibilités parce que l’eau ainsi recueillie aurait autrement été perdue par évaporation de surface, évapotranspiration de la végétation naturelle ou écoulement des eaux de crue.

5.7 La récolte de l’eau permet de beaucoup accroître et régulariser les rendements agricoles en zones semi-arides. Au Burkina Faso, au Kenya et au Soudan, les rendements ont été multipliés par trois ou quatre. En emmagasinant l’eau et en utilisant des méthodes d’irrigation d’un bon rendement, par exemple l’irrigation microlocalisée ou l’arrosage à la main, on peut produire des cultures de prix dans des zones où il n’y aurait autrement pas d’eau.

5.8 Le coût des systèmes de récolte de l’eau est très variable. Si l’on utilise des méthodes de construction à fort coefficient de main-d’œuvre, les besoins financiers ne sont pas grands, mais il faut investir de 70 à 150 journées de travail par hectare selon les conditions et la technique utilisée. L’entretien peut nécessiter de 20 à 40 journées de travail par hectare et par an. Des innovations techniques récentes (machines spéciales pour le sous-solage et la construction de diguettes selon les courbes de niveau) peuvent accélérer l’aménagement et réduire les besoins de main-d’œuvre, qui restent un des principaux facteurs limitant la récolte systématique de l’eau. En outre, de nouveaux produits peu coûteux et durables de traitement du sol (méthyl silanolate de sodium) permettront de traiter des superficies plus vastes pour accroître les taux de ruissellement superficiel.

5.9 Il n’y a pas d’estimation fiable du potentiel global de récolte de l’eau; mais il est certain que la récolte de l’eau dans des bassins moyens et des microbassins permettrait d’accroître sensiblement la production vivrière dans les zones semi-arides. Le processus général de désertification dans ces régions s’est traduit par l’apparition de vastes zones dénudées ou encroûtées où il est très difficile de rétablir une couverture végétale. Ces surfaces produisent un ruissellement abondant, qui pourrait être capté à l’échelle de bassins petits ou moyens avec des systèmes d’écoulement en charge pour irriguer les vergers.

5.10 La récolte de l’eau est pratiquée depuis des siècles au Proche-Orient, ce qui prouve que les systèmes sont viables. Mais la situation socioéconomique des paysans des pays arides et semi-arides est différente. Beaucoup de systèmes de récolte de l’eau récemment aménagés ont été abandonnés, malgré leurs avantages évidents. La technique ne s’est pas diffusée comme on l’espérait. Le moment est peut-être venu de repenser la récolte de l’eau dans la perspective des systèmes agricoles, en tenant compte du rendement potentiel avec différents niveaux de technicité, des risques de mauvaises récoltes, des flux de liquidités au niveau des ménages et des besoins de main-d’œuvre. La solution de la plupart des problèmes techniques que pose la récolte de l’eau est connue. Les progrès de la télédétection, de l’hydrologie et de la pédologie ont aidé à identifier des zones prometteuses pour des systèmes de récolte de l’eau. L’effort de recherche-développement doit désormais porter sur les aspects économiques et institutionnels et sur les politiques d’accompagnement. Il faut que les gouvernements se rendent compte que la promotion de la récolte de l’eau est un moyen important de stimuler le développement rural et doit donc faire partie de toutes les politiques de mise en valeur des eaux et de développement agricole dans les pays arides et semi-arides.

Mise en valeur des bas-fonds

5.11 Les bas-fonds sont les fonds de vallée, leurs franges hydromorphiques et les plaines d’inondation du cours supérieur des rivières. Leurs sols sont submergés ou saturés pendant une bonne partie de l’année. On les appelle bas-fonds, marais ou marigots en Afrique francophone, fadamas au Nigéria et vleis, dambos ou mapani en Afrique australe.

5.12 Les bas-fonds ont des caractéristiques et des fonctions hydrogéologiques très différentes selon le climat, la géologie et la géomorphologie. Traditionnellement, ils sont utilisés principalement pour la chasse, l’extraction de bois de feu, la pêche, l’approvisionnement en eau et le pâturage en saison sèche. En Afrique de l’Ouest, de 10 à 25 pour cent seulement des bas-fonds sont actuellement cultivés (essentiellement pour la production de riz) et les rendements sont souvent faibles.

5.13 Faute d’une méthode universelle de classement, les estimations de la superficie totale des bas-fonds sont très différentes. Comme les marécages riverains sont très étroits (souvent moins de 200 m), il est impossible de les repérer sur les cartes à petite échelle. On estime qu’en Afrique de l’Ouest quelque 20 à 50 millions d’hectares pourraient être classés comme bas-fonds: il y a donc là un vaste potentiel pour accroître la production vivrière, car ces terres sont riches en eau. La mise en valeur même partielle des bas-fonds pourrait fournir un surcroît de production agricole qui améliorerait beaucoup la sécurité alimentaire.

5.14 Etant donné la grande hétérogénéité des bas-fonds, les modèles de mise en valeur doivent être choisis en fonction des conditions locales. Par exemple, pour développer la riziculture dans les bas-fonds de la zone soudano-sahélienne (qui reçoivent de 800 à 1100 mm de précipitations par an), on pourrait utiliser une irrigation d’appoint pour les périodes de sécheresse pendant la saison des pluies. C’est ce qui a été fait au Bénin, par exemple, où l’on a construit des puits peu profonds et des réservoirs pour irriguer les potagers. Dans la zone équatoriale humide, le drainage abaisse le niveau de la nappe dans les parcelles cultivées, ce qui permet de planter des variétés améliorées. Au Zimbabwe, on a mis au point un système de billons et sillons larges pour les cultures mixtes de riz et de maïs dans les dambos. Ce système permet de retenir un maximum d’eau et de limon provenant de l’amont et de rejeter les eaux de colature débarrassées de leur limon. Les eaux souterraines s’écoulent lentement, ce qui prolonge la saison pendant laquelle les rivières sont en eau. Ce système est très prometteur. En bonne année, le rendement de maïs a atteint 7,6 tonnes à l’hectare et même lors de la sécheresse de 1992, les terres ont encore produit 1 tonne à l’hectare, contre 80 kg à l’hectare seulement sur les versants avoisinants.

5.15 L’aménagement des bas-fonds a un meilleur rapport coût-efficacité que les projets classiques de développement de l’irrigation. Par exemple, au Ghana, la construction de simples ouvrages de régulation et de diguettes de terre en terrain marécageux ne coûte que 450 dollars par hectare. Ce coût peut être encore réduit si les agriculteurs participent à la construction.

5.16 La mise en valeur des bas-fonds doit être soigneusement préparée et planifiée. Au Burkina Faso, un projet a échoué parce qu’on n’avait pas tenu compte des problèmes de main-d’oeuvre et de disparité entre les sexes. Il arrive trop souvent que les études de faisabilité ne tiennent aucun compte des fonctions et des utilisations traditionnelles des zones à mettre en valeur. La fonction hydrologique des marécages (régulation des crues, alimentation des aquifères souterrains) peut être compromise par un drainage mal conçu. La mise en valeur risque en outre de réduire la diversité biologique. L’expérience de l’intensification de l’exploitation des bas-fonds a montré que la culture des bas-fonds doit être intégrée dans des systèmes agricoles comportant la culture des versants.

Systèmes de pompage à faible hauteur d'élévation

5.17 L’apparition de moteurs et pompes peu coûteux et fiables et l’amélioration de la distribution de carburant et d’électricité ont révolutionné l’irrigation plus qu’aucune autre innovation technique ou méthode de gestion. Dans beaucoup de régions du monde, il existe de vastes superficies où l’irrigation gravitaire n’est pas rentable. C’est le cas par exemple des terrains bordant les grands cours d’eau quand la construction d’ouvrages de dérivation est impossible pour des raisons techniques ou économiques. Ces terres peuvent être irriguées par pompage. L’irrigation par pompage convient quand il suffit de pomper l’eau sur quelques mètres pour la faire parvenir au champ.

5.18 Les petits projets de pompage individuels ou communaux sont déjà un moyen très important d’accroître la production vivrière. On y a souvent recours pour compléter le débit irrégulier des canaux, particulièrement dans les deltas d’Asie, mais aussi de plus en plus en Afrique. Le préjugé selon lequel l’irrigation par pompage est vouée à l’échec à cause des coûts de fonctionnement et des problèmes d’entretien n’a plus cours. Les systèmes de pompage sont faciles à installer et d’un fonctionnement simple. L’expérience prouve que de tels systèmes, desservant un petit nombre d’irrigants qui cultivent des exploitations de taille limitée, permettent d’obtenir un meilleur rendement de la terre et de l’eau que les grands périmètres d’irrigation gravitaire.

5.19 Il est possible d’exploiter de nouvelles sources d’énergie pour le pompage en tirant parti du fait que l’énergie peut être stockée à la pompe même, à condition qu’il y ait un système de stockage. Tous les types d’énergie ont des avantages et des inconvénients qu’il faut évaluer dans les conditions spécifiques du terrain. L’énergie éolienne est utilisée depuis des siècles dans des régions où le vent est régulier; on peut aujourd’hui choisir entre les méthodes traditionnelles et des techniques nouvelles perfectionnées. On produit de l’énergie solaire au moyen de cellules photovoltaïques pour pomper l’eau potable; les prix de revient ne cessent de baisser et il est possible que cette technique puisse à l’avenir être utilisée aussi pour l’eau d’irrigation. L’énergie animale, l’hydroélectricité et des combustibles ne provenant pas du pétrole sont aussi utilisés pour l’élévation de l’eau (FAO, 1986).

5.20 En dehors de sa rentabilité économique directe (production agricole), l’irrigation par pompage fournit souvent des avantages indirects considérables. Les systèmes d’élévation de l’eau peuvent servir aussi à approvisionner les maisons pour les usages domestiques; le risque de maladies transmises par l’eau telles que la bilharziose est réduit quand l’eau est distribuée dans des conduites fermées. A mesure que le coût et la valeur de rareté de l’eau augmentent, on aura de plus en plus recours à des conduites pour réduire les pertes, prévenir la pollution et faciliter le jaugeage.

Développement spontané de l'irrigation aux environs des grandes villes

5.21 Le processus d’urbanisation se poursuivra et le nombre des citadins doublera probablement d’ici l’an 2025, pour atteindre 5 milliards. Cette urbanisation galopante, qui crée des problèmes économiques, sociaux et environnementaux, est due à la croissance naturelle de la population et aux migrations provoquées par les changements de climat ou par des conflits ethniques. C’est ainsi que l’Afrique occidentale, longtemps la région la moins urbanisée du monde, connaît maintenant une explosion urbaine: le pourcentage de la population urbaine est passé de 4 pour cent en 1930 à 14 pour cent en 1960 et 40 pour cent en 1990; il dépassera sans doute 60 pour cent en 2020. La croissance future dépendra en partie de l’environnement macro-économique, mais elle pourrait être de l’ordre de 4 à 5 pour cent par an.

5.22 L’agriculture périurbaine est une source importante de revenus et d’aliments pour les populations urbaines. Les programmes d’ajustement structurel (PAS) ont fait baisser brutalement la part des salaires dans les revenus; une des stratégies de compensation les plus visibles a été le développement des cultures dans les zones urbaines et périurbaines. Les légumes produits pour la vente sont souvent cultivés par des agriculteurs expérimentés qui les vendent tels quels ou avec un traitement limité, soit directement soit en ayant recours à des filières courtes de commercialisation. Les légumes verts doivent être récoltés et vendus quotidiennement. Grâce aux cycles de production courts et à la possibilité de réagir rapidement à la demande du marché et aux conditions météorologiques, cette production légumière rapporte aux horticulteurs périurbains ainsi qu’aux entrepreneurs commerciaux des revenus réguliers étonnamment élevés.

5.23 La grande importance économique de l’irrigation périurbaine a créé une incitation à l’investissement privé à tous les niveaux de la production. Stimulées par des pressions politiques et économiques ainsi que par les incitations des organisations internationales, plusieurs initiatives ont été prises pour aider à organiser ce nouveau secteur de production. De plus en plus d’organisations non gouvernementales (ONG) s’y intéressent. Ce mouvement est appuyé par les institutions de crédit qui accordent maintenant des prêts individuels et collectifs.

5.24 Malgré son succès et son importance croissante, l’irrigation périurbaine se heurte encore à de nombreux obstacles: manque d’eau salubre et problèmes de santé qui en résultent; précarité d’occupation du sol; faible niveau de compétence; multiplication des ravageurs et difficultés de commercialisation.

Utilisation des aquifères peu profonds

5.25 On appelle aquifères peu profonds les eaux souterraines accessibles par des méthodes indigènes de construction de puits et des techniques peu coûteuses telles que forages par injection d’eau, puits creusés à la main et puits foncés. L’eau d’irrigation est élevée au moyen de pompes centrifuges situées au niveau du sol ou dans une fosse voisine.

5.26 Les avantages que présentent les aquifères peu profonds pour la petite irrigation sont nombreux:

 

Encadré 3
MISE EN VALEUR DES
FADAMAS AU NIGÉRIA

Au début des années 80, des pompes à essence peu coûteuses ont été mises sur le marché au Nigéria; les agriculteurs ont spontanément remplacé leurs dispositifs traditionnels d’élévation de l’eau. Le succès de ces petites pompes a incité le gouvernement à lancer un programme national pour accélérer la mise en valeur des fadamas par la petite irrigation, en installant quelque 50 000 puits tubulaires permettant d’irriguer environ 100 000 hectares. Les principaux éléments de ce programme sont la construction de puits tubulaires par des techniques simples, la privatisation des activités de forage et la création d’associations d’irrigants pour améliorer la gestion de l’irrigation.

Les puits tubulaires et les forages par injection d’eau ont été introduits en Inde au début des années 80. Les forages par injection d’eau, d’une profondeur moyenne de 6 à 8 m, sont plus simples et moins coûteux, mais le programme a été abandonné dans certains Etats parce qu’il fallait des forages trop profonds pour trouver de l’eau. Pour construire des puits tubulaires, dont la profondeur moyenne est de 12 m, il faut une tour de forage, mais le taux de réussite est proche de 90 pour cent. La pompe est parfois placée en contrebas, dans des fosses de 2 m. Les pompes ont normalement une puissance de 3 à 5 CV et une capacité de 12 litres/seconde. La superficie irriguée à partir d’un forage par injection d’eau ou d’un puits tubulaire peut atteindre 2 hectares, mais elle est généralement limitée à 1 hectare.

Les pompes et les pièces de rechange sont vendues par diverses filières sans subvention. Comme il n’y a pas toujours de points de vente du circuit public de distribution à proximité, les irrigants doivent s’approvisionner sur le marché libre, où le matériel coûte souvent plus du double. En 1993, un forage par injection d’eau coûtait 40 dollars EU, un puits tubulaire 170; la pompe coûte de 300 à 500 dollars EU (350 à 700 dollars EU par hectare). Pour irriguer 1 hectare, il faut pomper pendant huit à dix heures. Ces pompes sont relativement fiables: il y a en moyenne deux pannes par campagne et la durée de vie des pompes est de quatre à dix ans. Les irrigants s’occupent eux-mêmes d’entretenir les pompes en s’adressant à des mécaniciens locaux.

Les terres ainsi irriguées sont principalement consacrées à la production de cultures de rente qui sont très sensibles aux fluctuations du marché. Par exemple, le bénéfice net de la culture d’ail sur 1 hectare a varié ces dernières années entre 10 et 8 500 dollars EU. Face à la hausse des coûts de production et à la suppression de la subvention des intrants agricoles, les producteurs ont relevé leurs prix de vente, mais ils ne pourront pas continuer indéfiniment à le faire. Certains, découragés par la baisse de rentabilité, n’exploitent plus que la moitié de la superficie irrigable, et d’autres ont même abandonné les pompes et recommencé à utiliser les systèmes traditionnels d’élévation de l’eau et à réduire les apports d’intrants.

 

5.27 La mise en valeur des aquifères peu profonds peut être associée à celle des bas-fonds, car l’inondation de la plaine pendant les pluies et juste après facilite le stockage souterrain de l’eau qui peut ensuite être facilement utilisée pendant la saison sèche.

5.28 Un des problèmes qui limitent la mise en valeur des aquifères peu profonds est le manque d’informations sur leur volume et leur rendement. L’exploitation des aquifères contenus dans les failles nécessite des techniques spéciales telles que les puits horizontaux. Une des difficultés de la gestion tient à la nécessité d’éviter la surexploitation et d’assurer l’égalité d’accès. La mise en valeur des fadamas au Nigéria est un exemple frappant du potentiel qu’offre l’exploitation des aquifères peu profonds.

Utilisation parallèle des eaux superficielles et des eaux souterraines

5.29 Dans la plupart des climats du monde, les précipitations, et donc les ruissellements de pointe qui constituent une importante partie du débit total des cours d’eau, se produisent pendant une saison donnée, qui coïncide généralement avec celle où la demande d’eau est la plus faible. Pour mettre en valeur les ressources hydriques, il faut donc transférer cette ressource de la saison d’offre abondante à la saison de forte demande. La solution la plus évidente et la plus courante consiste à emmagasiner les eaux superficielles au moyen de barrages; mais les réservoirs de surface peuvent souvent être remplacés par le stockage souterrain de l’eau.

5.30 Les réservoirs sont sujets à l’évaporation et à l’infiltration, ainsi qu’à la sédimentation, qui réduit leur capacité. Ils occupent des terres, leur construction nécessite souvent des déplacements de populations et ils doivent être accompagnés de réseaux de distribution coûteux. En revanche, ils peuvent être une source d’énergie hydroélectrique et une protection contre les inondations. Les populations déplacées peuvent être réinstallées en douceur dans des conditions satisfaisantes, et la pêche dans les réservoirs peut être une ressource intéressante. Les eaux souterraines sont moins sujettes à l’évaporation et moins sensibles aux variations à court terme des précipitations; leur mise en valeur a moins d’effets sociaux et environnementaux indésirables (à moins qu’elles ne soient saumâtres), coûte moins cher que la construction de barrages et permet de stocker l’eau plus près des lieux d’utilisation; cependant, il faut tenir compte des dépenses renouvelables de pompage.

5.31 On peut utiliser à la fois les eaux superficielles et les eaux souterraines pour réduire les effets physiques, environnementaux et économiques indésirables et optimiser l’équilibre entre l’offre et la demande. Il peut être très avantageux de stocker les eaux superficielles excédentaires dans le sol pour les récupérer durant les périodes sèches. C’est une option qui doit toujours être envisagée quand on étudie un programme d’aménagement d’un bassin hydrologique.

5.32 Les principaux facteurs à prendre en considération pour déterminer la faisabilité de l’utilisation combinée des eaux superficielles et des eaux souterraines sont les suivants:

5.34 Les irrigants doivent être consultés régulièrement à tous les stades du programme de remise en état et doivent approuver ce dernier. Il faut examiner un large éventail d’options techniques de façon à tenir compte des priorités des agriculteurs, des exigences du terrain, de la taille des parcelles, des méthodes d’irrigation au champ, du nombre de participants par groupe de canaux, des limites des blocs et du cheminement de l’eau dans les canaux. L’expérience prouve que ce processus de concertation permet d’éviter d’avoir à effectuer des modifications coûteuses et ne provoque pas de surcoût par rapport aux systèmes classiques5.

Cont.

Notes

1 Le bilan hydrique mondial a été recalculé récemment par Shiklomanov (1996), mais les ajustements sont mineurs et ne modifient pas le tableau d’ensemble. La signification des chiffres de capacité des réservoirs dépend de la façon dont fonctionne le réservoir. Par exemple, si l’on comprend la capacité du lac Victoria dans la capacité des réservoirs en Afrique, on risque de donner l’impression erronée que ce continent possède d’abondantes infrastructures de stockage de l’eau. Les débits minimaux des cours d’eau, étudiés au chapitre 7 de la présente étude, sont calculés selon la méthode de Postel, Daily et Ehrlich (1996); on a admis qu’il faut, pour assurer une dilution minimale des eaux usées non traitées, un débit de 28,3 litres par seconde par 1 000 habitants, soit environ 1 000 m3 par personne et par an.

2 Barthelemy (1993) a étudié l’apport d’eau nécessaire pour la production alimentaire sur la base de données concernant les Etats-Unis (Californie), l’Egypte et la Tunisie. A partir du volume d’eau nécessaire pour produire diverses cultures (en m3/tonne), on a déterminé la quantité d’eau nécessaire pour nourrir une personne pendant un an, soit environ 2 200 m3 en Californie (régime riche en viande) et 1 100 m3 en Tunisie (régime pauvre en viande). Une partie des cultures vivrières sont pluviales et une partie sont irriguées. Dans les cultures irriguées elles-mêmes, une partie de l’eau du sol est apportée par les précipitations et le reste par l’irrigation.

3 Shuval (1996) étudie les notions de sécurité alimentaire, sécurité hydrique et déficit hydrique ainsi que les besoins d’eau minimaux dans le contexte d’Israël et de la région du Proche-Orient. Il conclut qu’avec 125 m3 par personne et par an une communauté peut prospérer et vivre confortablement.

4 Les investissements du secteur privé peuvent se situer à tous les niveaux, depuis la petite ferme familiale individuelle jusqu’aux grandes sociétés, en passant par les ONG. Certains des projets d’hydraulique agricole les plus réussis en Afrique sont le fruit d’initiatives privées. Maintenant que l’environnement politique est plus libéral et plus favorable au secteur privé, il est possible d’envisager des formules permettant d’utiliser des fonds publics pour promouvoir les initiatives privées. Ainsi, la Commonwealth Development Corporation (CDC) est une société publique britannique créée en 1948 pour aider les pays d’outre-mer à développer leur économie en investissant dans des entreprises nouvelles ou anciennes. Concentrant ses efforts sur le secteur privé, elle fournit des prêts à long terme et du capital-risque, gère et possède plusieurs entreprises et cible son action sur les pays les plus pauvres. Elle a investi plus d’un milliard de dollars dans des entreprises de valorisation des ressources naturelles renouvelables et plus du quart de ses investissements sont situés en Afrique subsaharienne. Elle gère dans dix pays d’Afrique 19 entreprises prospères ayant d’importantes cultures irriguées, notamment canne à sucre, agrumes, maïs, soja, noix de macadamia, café, thé, cultures fourragères pour l’élevage laitier, bananes, ananas et arachides.

5 L’Office du Niger gère 55 000 hectares sous irrigation de surface, consacrés principalement à la riziculture et exploités par des fermes familiales. Le réseau est un laboratoire classique d’irrigation. Le projet a démarré en 1930 et a connu toutes les vicissitudes possibles de l’histoire de l’irrigation. Après une crise au début des années 80, il a aujourd’hui atteint un niveau de productivité égal à celui des meilleurs périmètres d’Asie, avec des installations très performantes, une bonne gestion, des variétés de riz à haut rendement et des cultivateurs ouverts au progrès.