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4. LES DEFIS A RELEVER POUR LE DEVELOPPEMENT DE L'AGRICULTURE BIOLOGIQUE AU SENEGAL

4.1. Changement d'attitudes

Le plus grand défis pour le développement de l'agriculture biologique se trouve au niveau des fausses perceptions des problèmes et des solutions pour l'agriculture sénégalaise. Il existe un manque d'information qui est lié aussi à l'isolement des praticiens et à leur éloignement des grands courants d'échanges mondiaux. Au niveau politique aussi, on constate un manque d'information et de sensibilisation des décideurs. Les bailleurs de fonds, les organisations de l'état, les différentes organisations de coopération technique, la plupart des organisations non-gouvernementales et même beaucoup d'organisations paysannes se perdent dans des faux diagnostics et insistent souvent sur des voies qui ont déjà montré leurs limites. La considération de l'alternative biologique fait son chemin petit à petit, mais elle est loin d'être comprise et acceptée dans son intégrité par la majorité des acteurs. Il faut dire néanmoins que cette nouvelle perception du développement est aujourd'hui entrée dans les discussions des uns et des autres, tandis qu'il y 20 ans le concept n'était même pas connu.

4.2. Connaissances agro-écologiques

Un autre défis se trouve au niveau des connaissances techniques de l'agroécologie. L'agroécologie n'a pas de solutions techniques simplificatrices applicables partout. Pour faire la fertilisation chimique, les techniciens font (dans le meilleur des cas) des analyses de sol en laboratoire et recommandent des doses de NPK. La fertilisation des sols en agroécologie variera pour chaque agro-écosystème et, dans le détail, pour chaque exploitation et chaque parcelle. Si on peut sans trop de problèmes enseigner les principes de l'agroécologie, son application exige de la créativité et un travail d'expérimentation massif. Il n'y a pas de solutions toutes prêtes comme le pensent quelques techniciens qui croient faire de l'agroécologie quand ils proposent de faire du compost partout.

La découverte des solutions spécifiques pour l'application de l'agroécologie dans chaque cas est donc un effort substantiel qui peut être plus ou moins long selon les conditions environnementales, le niveau d'organisation et de participation des paysans, la présence d'un appui technique qualifié en agroécologie et les disponibilités financières.

L'appui technique peut être un grand accélérateur du processus de transition vers un système agricole durable basé sur l'agroécologie mais il est bien rare de trouver des techniciens, des vulgarisateurs et des chercheurs qui comprennent l'agroécologie. En conséquence, il est aussi bien difficile de trouver des informations scientifiques produites dans les centres de recherche et les universités qui répondent aux critères de l'agriculture durable et aux principes de l'agroécologie.

La formation, la sensibilisation et l'expérimentation devrait développer le concept de système de ferme en tant qu'organisme vivant et l'expérimenter. L'exploitation de type familial est perturbée par les grands projets où le paysan n'est pas responsable de la terre. Pourtant, c'est cette exploitation familiale qui est la base pour le développement d'une agriculture biologique paysanne où le paysan gère son patrimoine d'une façon durable. D'où la nécessité de mettre en place des fermes d'expérimentation et de démonstration. L'application de la loi pour l'agriculture biologique au niveau national a permis de situer sa faiblesse au plan pratique. Elle est en voie d'être révisé.

4.3. Financements

L'agroécologie n'exige pas beaucoup d'intrants chers mais elle exige quand même des ressources financières, surtout au départ. Les besoins peuvent être très variés selon les solutions techniques pour chaque cas mais on peut énumérer, à titre d'exemple : des pépinières d'arbres, des animaux, de l'outillage et des équipements, des semences d'engrais verts, des semences d'espèces fourragères, du matériel pour clôture, des infrastructures (étables, greniers), des poudres de roche phosphorique ou calcaire, des diguettes, des cordons pierreux etc. Il y a aussi le coût (et il ne faut pas l'oublier) de la recherche des solutions techniques et de leur diffusion. Cela comprend la recherche scientifique, les vulgarisateurs techniques et la recherche et la vulgarisation paysanne.

Au-delà de la production agricole au sens strict il y a tous les coûts des investissements pour que les organisations paysannes puissent entrer dans la chaîne de la transformation, de stockage, de transformation et de commercialisation, ainsi que les coûts de formation en gestion, en opération des équipements, en maintenance, etc.

Il faudra considérer, cas par cas, les modalités et les conditions de support nécessaire pour débloquer des situations critiques, aussi bien humaines qu'environnementales, ainsi que le financement et le crédit. En particulier, le crédit devrait prendre en compte la réalité des paysans.

En général, les potentialités ne sont pas valorisées et les innovateurs ne peuvent pas mener des essais par manque de moyens économiques. Une famille peut vivre de 3 à 10 ha en moyenne et avec environ 10 000 $ E.U. on peut installer un agriculteur. Ce montant permet de creuser un puit, de construire des habitations et d'acheter quelques animaux pour le démarrage et, avec moins de cela, convertir une ferme existante.

4.4. Mobilisation paysanne

Une très forte mobilisation paysanne est vitale, soit dans la formulation des plans et des projets de développement local, soit dans la recherche et la diffusion de solutions techniques, soit dans le travail à donner pour toutes sortes d'activités nouvelles, collectives ou individuelles. De plus, il faudra des organisations avec une forte discipline collective pour gérer les crédits solidaires, les équipements collectifs de transformation des produits agricoles et les systèmes de commercialisation.

La majorité des organizations paysannes au Sénégal n'a pas ces caractéristiques et un bon nombre de paysans ne sont associés à aucune organisation. D'autre part, la participation réelle dans la vie et l'orientation des organizations paysannes est très inégale. Bureaucratisme, autoritarisme, discriminations envers les femmes, les jeunes et les catégories sociales les plus pauvres sont des contraintes à surmonter. Il faudra un énorme dynamisme et une massive et entière participation de toutes les catégories des ruraux pour redresser l'agriculture sénégalaise dans la voie de la durabilité.

4.5. Organisation de la filière production-commercialisation

Les producteurs doivent fournir l'effort d'une production diversifiée et continue : d'où la nécessité de s'organiser entre producteurs et de planifier la production. Des séries de concertations entre producteurs, consommateurs et les autres acteurs au Sénégal, au Burkina Faso, et au Bénin ont déjà eus lieu et doivent être poursuivis dans le but d'arriver à un mouvement de l'agriculture biologique fort et capable d'influencer les décideurs.

Il faudrait impliquer les consommateurs urbains en faisant d'eux de véritables acteurs de l'agriculture biologique. Pour ce faire, il s'agira de les impliquer dans le processus de mise en place des cahiers de charges et de renforcer leur compréhension de l'agriculture biologique en les invitant à participer aux cours de formation pour les agriculteurs. Le consommateur doit être considéré comme un partenaire et non pas comme un protagoniste.

Au niveau de la commercialisation, le système de commercialisation reste un maillon très faible dans la chaîne de production-commercialisation. La prise de conscience est effective aussi bien chez nombre de producteurs, de consommateurs et d'agents de développement. Si les systèmes de production biologique en amont s'ancrent de plus en plus, les mécanismes de transformation, de conditionnement et de distribution en aval sont à l'état embryonnaire ou tout simplement inexistantes.

4.6. Politiques macro-économiques

Un autre défi concerne les macro-politiques économiques touchant l'agriculture et l'approvisionnement du pays en denrées alimentaires. Il ne peut y avoir de développement agricole durable au Sénégal si on ne valorise pas les productions locales. Actuellement, on constate un glissement continu des habitudes de consommation alimentaire (en ville et dans les campagnes) pour substituer les produits locaux par le blé et le riz importés. Le blé est une spéculation que le Sénégal ne produira jamais en quantité suffisante et compétitive - même avec l'aide de la recherche.

De plus, la production nationale de riz, indépendamment du système de production, ne pourra jamais concurrencer avec les importations de brisures de riz. Il est commode d'importer ce produit bon marché, de prélever des taxes à l'importation et de satisfaire le consommateur (surtout urbain) avec des bas prix. Mais c'est ce type de fuite en avant qui mènera l'agriculture sénégalaise au déclin et le pays à une dépendance totale des importations pour s'approvisionner en biens de consommations de base. Cette politique ne fera que déstructurer d'avantage le secteur agricole et pousser à des migrations encore plus accélérées vers Dakar où les perspectives d'emploi sont restreintes. Ce phénomène est déjà connu des Africains. Il suffit de se rappeler de l'impact des importations subventionnés par le Nigeria dans les années 70 et début 80 : Lagos est devenu une grande bidonville où s'entasse la population émigrée des zones rurales.

4.7. Cadre institutionnel

Les institutions qui ont aujourd'hui un rapport quelconque avec le monde rural sont très nombreuses: étatiques, organisations non-gouvernementales, coopérations techniques, entreprises, organisations paysannes, etc. Leurs actions sont multiples: éducation, santé, formation, infrastructures diverses, environnement, production, transformation, commercialisation, artisanat, conseil technique, etc. Non seulement elles ont des conceptions diverses de la réalité et des voies de développement mais elles agissent aussi sans concertation entre elles. Certaines de ces institutions, surtout celles de l'état, sont en voie de disparition ou de restructuration, ce qui affaiblit leur rôle immédiat mais en même temps ouvre la voie à de possibles changements, plus favorables pour une stratégie de développement agricole durable. Une grande fragilité institutionnelle et une plus grande dispersion d'efforts fait obstacle a toute initiative cohérente de développement.

4.8. Droits d'usage des ressources naturelles

L'autre grand défis à relever concerne la sécurisation des droits pour l'utilisation des ressources naturelles : la terre, l'eau et les arbres et les bois. En effet, l'instabilité régnante actuellement en milieux rural par rapport à ces droits fait que les paysans n'investissent pas dans la conservation de ces ressources. L'investissement dans l'amélioration des ressources naturelles est particulièrement importante pour un système d'exploitation agro-écologique parce que toutes les propositions techniques se préoccupent des effets à moyen et à long terme. L'agriculteur dont l'horizon de permanence sur une exploitation donnée est indéfini, ou défini à très court terme, ne sera pas intéressé par l'agroécologie.

4.9. Développement rural

L'agriculture (dans son sens large) est l'élément clef du développement rural, mais elle n'est pas tout. Actuellement, la production agricole représente (dans le monde développé et en développement) le maillon faible de la chaîne qui va des champs jusqu'à la table du consommateur. Si on veut garantir une agriculture durable et un développement général équilibré, il faut chercher à décentraliser l'économie. Dans ce but, la façon unique est la rétention d'un maximum de la valeur ajoutée de la chaîne productive en milieu rural et en particulier entre les mains des agriculteurs eux-mêmes.

Il n'y aura pas d'agriculture durable si les efforts menés par les agriculteurs sont appropriés par des intermédiaires. Il faut donc que les agriculteurs s'organisent et se préparent pour négocier avec les commerçants et les industriels dans toutes les filières. Ce n'est pas une tâche facile, car elle demande des formations spécialisées en gestion et marchés, une certaine discipline collective de production, des infrastructures de stockage, des équipements appropriés aux dimensions des entreprises paysannes, des systèmes de contact avec les transporteurs, les points de vente en milieu urbain, des systèmes de marketing des produits paysans, etc.

Tout cela implique une organisation collective à des échelles à définir cas par cas (ni si petite qu'elle ne sera pas rentable, ni si grande qu'elle n'est plus gérable) et des ressources d'investissement et de roulement.

Malgré les difficultés, le Sénégal vit une situation qui peut permettre aux paysans d'occuper une partie significative des filières justement parce que le recul de l'état laisse un vide non encore occupé totalement par des privés.

Une décentralisation de l'économie et une plus grande rétention de la valeur ajoutée dans les filières des campagnes signifiera aussi une importante diversification d'emplois en milieu rural ou dans les villages et les petites villes ainsi qu'une évidente augmentation de la demande de biens et des services (demande aujourd'hui fort comprimée) qui bénéficiera l'ensemble de l'économie sénégalaise.

Il faut encore noter que le niveau de vie dans les campagnes est aujourd'hui au plus bas et qu'il faut améliorer le sort des paysans et des ruraux en général. La demande la plus importante est de développer l'agriculture et d'améliorer les revenus, mais cela prendra une période de transition plus ou moins importante, selon la cohérence des politiques mises en œuvre, des ressources disponibles et de la capacité organisationnelle de la paysannerie. Il faudrait aussi que l'état investisse en infrastructures sociales en milieu rural pour améliorer l'habitat, les conditions sanitaires, l'accès à l'eau potable, les transports, les communications, et l'éducation culturellement appropriée à l'univers paysan et qui valorise celui-ci, sa santé, ses loisirs, etc.

Il est évident que l'état sénégalais a peu de moyens pour réaliser tous ces investissements d'un seul coup, mais il faudra négocier avec les bailleurs de fonds pour les convaincre que cela va de pair avec la relance de l'économie. Il faut aussi que l'état distribue de façon plus équitable ces investissements sociaux puisque investir dans les villes sans une forte contrepartie d'investissements en zone rurale, c'est créer un cercle vicieux de migrations et de perpétuelles nouvelles demandes d'investissements urbains. Pour enrayer cette tendance, il faut donner la priorité qu'il faut au monde rural. Les investissements sociaux en milieu rural sont une source d'emplois et de revenus nouveaux non négligeables qui aideront la relance de l'économie sous forme décentralisée, surtout si on choisit des technologies peu coûteuses et intensives en main d'œuvre locale.


 

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