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II. APTITUDE FROMAGERE DU LAIT DE DROMADAIRE

Dans les traditions pastorales, le lait de dromadaire est principalement réservé à l'alimentation du jeune dromadaire et à celle de l'homme. La technique la plus répandue consiste à réserver deux quartiers de la mamelle pour la production du lait destiné à la consommation humaine. Cette sélection se fait par protection à l'aide de filets ou des cordes, des tétines correspondantes, ainsi le chamelon peut disposer des deux autres quartiers pour téter librement (Ramet, 1987; 1989).

Le lait destiné à l'alimentation humaine est, le plus souvent, bu immédiatement après la traite; il peut être également consommé sous forme de laits fermentés obtenus par acidification lactique naturelle pendant quelques heures dans des récipients en peau ou en terre cuite. Parfois le lait acidifié est agité violemment, le barattage ainsi réalisé permet de séparer une phase liquide non grasse constituée par le babeurre qui est utilisé comme boisson; le beurre est incorporé dans diverses préparations culinaires, mais peut également servir de cosmétique et de médicament (Yagil, 1982).

La transformation du lait de dromadaire en produits dérivés de type fromage est réputée très difficile, voire impossible (Dickson, 1951; Gast et al., 1969; Yagil, 1982; Wilson, 1984). II n'existe donc pas de tradition fromagère exploitant le lait de dromadaire, situation tout à fait surprenante et exceptionnelle au regard de la plupart des systèmes pastoraux qui ont très souvent développé un ou plusieurs types de fromages originaux. Ce constat peut être expliqué par certains interdits culturels et locaux qui limitent la consommation du lait de dromadaire à la forme boisson et en excluent toute possibilité de négoce. II est probable également que le caractère très altérable de la plupart des fromages en climat chaud, n'a pas favorisé la création de courants d'échanges entre des populations par ailleurs isolées et souvent enclavées, comme cela existe pour d'autres produits moins périssables.

Outre les causes culturelles précitées, il apparaît également que, du point de vue technologique, le lait de dromadaire est plus difficile à transformer que le lait des autres espèces animales domestiques. L'étude bibliographique indique que seuls quelques rares fromages sont fabriqués en Ahaggar et dans la péninsule du Sinai, par séparation des protéines de lait préalablement insolubilisées par acidification (Gast et al., 1969; Yagil, 1982); le fromage obtenu se présente sous forme d'une pâte humide présentant les caractéristiques des fromages frais; il s'agit d'un produit altérable en raison de sa forte teneur en eau, il doit être consommé rapidement; toutefois, par salage et séchage naturel au vent et au soleil, il est possible de prolonger considérablement la conservation du produit et de la porter à plusieurs mois.

Ces fromages frais, éventuellement séchés, ne correspondent pas à la définition vraie du fromage qui fait intervenir, dès le début de la fabrication lors de la coagulation, une action plus ou moins importante d'une enzyme coagulante conjointement à l'acidification par voie fermentaire (Ramet, 1985).

2.1 Aptitude à la coagulation

2.1.1 Coagulation par voie enzymatique

Réactivité du lait de dromadaire à l'action des enzymes coagulantes

La plupart des tentatives faites pour fabriquer des fromages à partir de lait de dromadaire font état de difficultés majeures lencontrées pour réaliser la coagulation.

La première contrainte implique d'augmenter très fortement la concentration en présure par rapport à celle utilisée habituellement pour coaguler le lait de vache. Selon des observations déjà anciennes, il convient de multiplier de 50 à 100 fois la dose d'enzyme habituelle (Gast et al., 1969; Wilson, 1984, Larsson-Raznikiewicz et Mohamed, 1986; Mohamed et al., 1990). Des recherches récentes confirment que la coagulation par la présure est de 2 à 4 fois plus lente dans le lait de dromadaire que dans le lait de vache (Ramet, 1985; Farah et Farah-Riesen, 1985; Farah et Bachmann, 1987; Ramet, 1987; Mohamed et al., 1990).

Ce comportement a été observé avec la plupart des préparations coagulantes utilisées pour coaguler le lait de fromagerie; toutefois il existe selon l'enzyme considérée, des écarts très importants sur l'effet d'inhibition de l'activité coagulante constatée dans le lait de dromadaire. Plusieurs observations (Ramet, 1985; 1990) ont montré que la pepsine bovine présente la meilleure affinité pour coaguler le lait de dromadaire; la présure de veau et la protéase coagulante de Mucor miehei présentent une affinité analogue, mais plus faible que celle de la pepsine bovine; la chymosine et la protéase coagulante de Endothia parasitica ont l'affinité la plus faible (fig. 2).

Des essais de coagulation réalisés dans des conditions homologues à l'aide de lait de vache reconstitué à partir d'une poudre "basse température" (pH 6,65) et de lait frais de dromadaire (pH 6,55), ont montré une prolongation sensible des temps de floculation dans le lait de dromadaire par rapport à ceux observés dans le lait de vache, en présence de présure, de l'enzyme coagulante de Mucor miehei, de chymosine et de la protéase coagulante de Endothia parasitica. Inversement, en présence de pepsine bovine, le temps de floculation a été 5 fois plus court (tableau 10). Ce comportement original de la pepsine s'explique à la fois par son affinité plus grande pour le lait de dromadaire ainsi que par son activité limitée à pH voisin de la neutralité.

D'un point de vue plus général, il y a lieu de remarquer que certains nomades du Ahaggar semblent pouvoir réaliser des fromages à partir du lait de dromadaire, à condition d'utiliser exclusivement comme agent coagulant des morceaux d'estomac provenant d'un lapin du désert. (Gast et al., 1969; Yagil, 1982); cet organe renferme comme chez tous les mammifères, de la pepsine (Lebas, 1991). Cette partique paraît confirmer le statut priviligié de la pepsine pour coaguler le lait de dromadaire. En ce sens, des travaux récents réalisés en Egypte (El-Abassy, 1987; El-Batawy et al., 1987) viennent de montrer que la pepsine provenant de l'estomac de dromadaire adulte pouvait être utilisée pour produire une préparation coagulante dans des conditions acceptables d'activité et de stabilité. Dans ce travail, il n'est toutefois pas fait mention de l'ensemble de l'aptitude fromagère de l'enzyme.

Une originalité de l'enzyme de Mucor miehei est de présenter en outre, lorsqu'elle est utilisée à faible concentration dans le lait de dromadaire, une inhibition partielle qui est révélée par la non-linéarité de la relation entre le temps de floculation et l'inverse de la concentration en enzyme (fig. 2). Ce phénomène, qui a été mis en évidence également dans le lait de vache, est dû à une complexation de la protéase coagulante avec les protéines solubles; cela nécessite, en pratique fromagère, de surdoser légèrement l'enzyme coagulante. L'effet inhibiteur disparaît après traitement thermique du lait dans des conditions de temps et de température correspondant à la pasteurisation (Ramet, 1985).

D'une manière plus générale, les différences d'affinté observées entre enzymes coagulantes peuvent être expliquées en partie par l'incidence particulière des facteurs de milieu (pH - température - environnement ionique, etc…) qui régulent l'activité enzymatique de chaque protéase coagulante; l'origine principale de cette disparité apparaît plus vraisemblablement consécutive à la présence d'inhibiteurs de protéases dans le lait de dromadaire et/ou à une structure spécifique des micelles de caséeine qui pourrait limiter de manière sélective l'accessiblité de la protéase à la caséine Kappa. II ne s'agit là que d'hypothèses qui restent à vérifier.

Enfin, il y a lieu de remarquer que paradoxalement, il ne semble pas exister, à notre connaissance, de pratique faisant état d'utilisation de l'estomac de jeunes dromadaires comme moyen de coaguler le lait, alors que l'usage d'estomacs de veau, de chevreau et d'agneau est très largement répandu dans les cultures pastorales traditionnelles. Par ailleurs, aucune étude n'apparaît avoir été entreprise pour identifier la nature des protéases coagulantes contenues dans les sécrétions stomacales du chamelon.

Formation et propriétés rhéologiques des gels obtenus

Les différentes observations réalisées pour fabriquer du fromage à partir de lait de dromadaire mentionnent la difficulté de mesurer précisément le début de la coagulation; l'appréciation empirique des propriétés physiques du lait lors de la phase de transition liquide-gel est peu aisée en raison de la persistance d'un pseudo-gel très diffus à l'état floconneux. La structuration ultérieure du gel reste très lente et peu prononcée. (Ramet, 1985; Farah et Bachmann, 1977; Ramet, 1991).

Ce comportement rhéologique particulier a été observé par des méthodes empiriques (Gast et al., 1969; Ramet, 1985; 1987; Mohamed et al., 1990) et également confirmé et quantifié par plusieurs méthodes instrumentales appropriées. Les figures 3 et 4 reflètent les mesures effectuées à l'aide d'un gélographe et à l'aide d'un turbidimètre (Farah et Bachmann, 1987; Ramet, 1990; Bayoumi, 1990).

La texture du gel se caractérise en outre par une très faible élasticité et une grande friabilité; cette fragilité du gel est encore accrue lorsqu'il y a développement simultané de l'acidification par voie fermentaire (Ramet, 1987).

Ce comportement rhéologique original du coagulum du lait de dromadaire implique, en pratique fromagère, de procéder à des coagulations rapides pour éviter toute friabilisation excessive du gel consécutive au développement de l'acidification lorsque la technologie de fabrication du fromage comporte, lors de l'égouttage ultérieur, des opérations mécaniques énergiques.

Relations entre la composition du lait et son aptitude à la coagulation

L'aptitude limitée du lait de dromadaire à la coagulation par voie enzymatique a vraisemblablement pour origine principale la composition particulière des micelles de caséine. Plusieurs travaux récents ont en effet montré que la caséine Kappa, qui constitue la fraction de la micelle sensible à l'action des protéases coagulantes, possède une charge électrique différente de la caséine Kappa du lait de vache, ce qui entraîne une mobilité électrophorétique plus faible (Farah et Farah-Riesen, 1985; Jardali, 1988; Mohamed et al., 1990).

Cette originalité de comportement est le reflet d'une composition très spécifique de la caséine qui a été mise en évidence dans des laits de dromadaire d'origine géographique variée. L'équilibre des fractions de caséine est très différent de celui du lait de vache: on note en particulier que la proportion de caséine Kappa est limitée (tableau 3) à 5 pour cent de la caséine totale alors qu'elle est de 13,6 pour cent pour le lait de vache (Jardali et Ramet, 1991).

Une seconde caractéristique originale de la caséine du lait de dromadaire est qu'elle se trouve sous forme de micelles de grande taille dont le diamètre moyen est environ le double (300 μm) de celui du lait de vache (160 μm) (Farah et Bachman, 1987; Jardali, 1988; Farah et Ruegg, 1989; Jardali et Ramet, 1991).

Le tableau 4 indique les valeurs mesurées dans des laits collectés dans des troupeaux ayant des origines génétiques et géographiques très différentes; malgré cette diversité, les valeurs mesurées sont homogènes, elles confirment le caractère très spécifique du lait de dromadaire.

II convient de remarquer que des variations saisonnières de la composition et de la taille des micelles de caséine ont été également mises en évidence chez la vache, elles résultent d'interactions avec le milieu comme la température, la disponibilité alimentaire et le rythme nycthéméral. Ainsi, dans des laits de vache de grand mélange produits dans l'est de la France, une variation non négligeable de 150 à 250 μm de la taille moyenne des micelles a été enregistrée. En saison chaude, les micelles sont plus grosses; elles sont moins riches en caséine Kappa et présentent une aptitude à la coagulation réduite par rapport à celles des laits d'hiver, qui se traduit par des temps de coagulation par la présure plus longs et une fermeté moindre des gels obtenus (Scher, 1988). A l'inverse, en hiver les micelles, de taille réduite, présentent un taux élevé de caséine Kappa, coagulent plus rapidement sous l'action de la présure et génèrent des coagulums plus fermes (Ekstrand et al., 1980; Niki et Arima, 1984; Scher, 1988).

L'ajout de la présure au lait de dromadaire entraîne une réaction de protéolyse de la caséine dont l'évolution peut être suivie par mesure du taux d'azote non protéique libéré (Farah et Bachmann, 1987; Mehaia, 1987). L'allure des courbes montre que la cinétique d'hydrolyse est comparable dans le lait de vache et le lait de dromadaire, bien que le taux de caséine Kappa des deux types de laits soit très différent.

II semble par contre que la réaction secondaire, qui correspond à l'agrégation des micelles de caséine préalablement hydrolysées, se déroule d'une manière particulière dans le lait de dromadaire. Par microscopie électronique, il a été observé que dans le lait de vache, un réseau homogène de micelles de caséine existe déjà pour des valeurs de temps correspondant à 80 pour cent du temps de floculation visible. Dans le lait de dromadaire, l'association de micelles de caséine est plus tardive et le réseau formé est plus lâche et moins compact (Farah et Bachmann, 1987).

II est vraisemblable que cette aptitude réduite à la polymérisation des micelles de caséine du lait de dromadaire résulte d'une faible potentialité du substrat à l'établissement de ponts calciques entre les micelles. On sait en effet, d'une manière générale, que les grosses micelles sont moins minéralisées que les petites (Scher, 1988) et qu'en particulier dans le lait de dromadaire recueilli en saison chaude, le taux de calcium insoluble lié à la caséine et colloidal est plus faible (35 pour cent du calcium total) que dans le lait de vache (65 pour cent du calcium total) (Jardali, 1988), Par ailleurs, cette teneur en calcium diminue encore lorsque la disponibilité en eau pour l'animal est réduite (Yagil et Etzion, 1980).

Ce rôle majeur du calcium est corroboré par le fait qu'un enrichissement du lait de dromadaire en calcium ionique, susceptible d'établir les liaisons calciques entre particules, réduit considérablement le temps de floculation visible et renforce la rigidité des gels formés d'une manière plus marquée que dans le lait de vache (Ramet, 1985; 1987; Farah et Bachmann, 1987; Ramet, 1990).

On sait également que les propriétés rhéologiques du coagulum sont étroitement dépendantes de la teneur en matière sèche du lait; plus celle-ci est élevée, plus grande est la fermeté. Tous les composants de la matière sèche ne participent pas de la même manière à la formation du gel; le taux de caséine a le rôle majeur: plus il est important, plus la trame du réseau micellaire constitué lors de la coagulation est dense, et plus les propriétés rhéologiques sont améliorées. La matière grasse a un rôle passif lors de la constitution du réseau de caséine; les globules gras se trouvent emprisonnés dans le maillage du gel, ils constituent des points de discontinuité et affaiblissent sa rigidité. Pour des teneurs en matière grasse comparables et lorsque les globules sont petits, la friabilité du gel est accrue par rapport à celle d'un coagulum renfermant des globules gras plus gros. Les substances solubles ne participent pas directement à la structuration du gel, elles n'influencent que très faiblement la viscosité du lactosérum dans les espaces intermicellaires du réseau protéique.

Dans le cas du lait de dromadaire, l'analyse montre que la teneur en matière sèche est assez variable selon l'origine des laits (tableau 2), il en est de même des teneurs en protéines et en matières grasses; les valeurs moyennes sont toutefois plus faibles que celles mesurées pour le lait de vache, elles expliquent la moindre qualité des gels formés notamment lorsque le lait est récolté en saison chaude et que les animaux subissent un stress hydrique qui accroît la teneur en eau du lait. II a été noté que le passage d'un régime hydraté à un régime pauvre en eau fait chuter très sensiblement le taux de matière sèche totale de 14,3 pour cent à 8,8 pour cent; dans les mêmes conditions le taux de protéines diminue de 4,6 à 2,5 pour cent et celui de matière grasse est abaissé de 1,3 à 1,1 pour cent (Yagil et Etzion, 1980)

La taille réduite des globules gras du lait de dromadaire, qui est comprise entre 1,2 et 4,2 μm (Dong Wei, 1980; Knoess et al., 1986) alors qu'elle est de 1 à 10 μm dans le lait de vache, (Ramet, 1985) explique également la moindre fermeté des gels. Le comportement du lait de dromadaire est en ce sens voisin de celui d'un lait de vache ayant subi une homogénéisation préalable de son émulsion de matière grasse.

2.1.2 Coagulation par voie acide

Composition du lait et aptitude à l'acidification par voie fermentaire

La coagulation par voie acide du lait de dromadaire est conditionnée par son aptitude à l'acidification par voie fermentaire à l'aide des bactéries lactiques présentes naturellement dans le lait et/ou de celles inoculées de manière dirigée sous forme de cultures encore appelées ferments lactiques (Ramet, 1985).

Le lait, grâce à sa teneur élevée en eau, à la variété des substances nutritives qu'il contient et à son pH initial proche de la neutralité, constitue généralement un milieu favorable à la multiplication des micro-organismes y compris à celle des bactéries lactiques.

La disponibilité en lactose du lait de dromadaire est très variable; la teneur peut varier de 2,9 à 5,8 pour cent selon l'origine des laits et les conditions d'abreuvement (Yagil et Etzion, 1980). Malgré cette variation, et compte tenu du potentiel fermentaire de la plupart des bactéries lactiques qui est limité le plus souvent à une production d'acide lactique maxima de 1,0 à 1,2 pour cent, la disponibilité en lactose reste toujours suffisante même en cas d'acidification très poussée. En ce qui concerne la nutrition azotée, aucune étude précise ne permet de dire s'il y a adéquation entre les besoins azotés des bactéries lactiques et la composition du lait de dromadaire.

II ressort par contre de l'étude bibliographique que le lait cru de dromadaire possède différents systèmes antimicrobiens susceptibles de limiter la prolifération microbienne plus fortement que les laits d'autres espèces domestiques: ces systèmes sont probablement à l'origine des propriétés réputées fortifiantes et thérapeutiques du lait de dromadaire et largement admises par les nomades (Yagil, 1982; Ramet, 1987). En particulier, des teneurs élevées en Lysozyme (Barbour et al., 1984) et en vitamine C (Kon, 1972; Knoess, 1979; Yagil, 1982; Yagil et al., 1984) ont été mesurées.

II sembleégalement que la phase de bactériostase temporaire, qui entraîne une moindre propension à l'acidification spontanée dans les premières heures suivant la traite, soit supérieure dans le lait de dromadaire à celle observée pour le lait de vache (fig. 5); leurs durées se situent respectivement de 4 à 6 heures et de 2 à 6 heures (Ramet, 1985; 1987).

Aucune donnée n'existe à l'heure actuelle sur l'importance des deux systèmes enzymatiques antimicrobiens majeurs du lait cru représentés par la lactoperoxydase et la lactoferrine. (Monnom et al., 1989; IDF, 1991).

Une autre caractéristique originale du lait de dromadaire est son pouvoir tampon qui apparaît un peu plus important que pour le lait de vache: celui-ci pourrait également contribuer à expliquer la relative lenteur de l'acidification observée (fig. 6) en présence de plusieurs souches de bactéries lactiques homo-et hétérofermentaires (Rao et al., 1970; Ramet, 1985; 1987; Farah et al., 1990).

Formation et propriétés rhéologiques des gels lactiques

Dans le lait de vache, l'acidification s'accompagne d'une neutralisation progressive de la charge électronégative des micelles de caséine qui conduit à l'apparition d'un coagulum; le point de coagulation se manifeste d'autant plus tôt et à des valeurs basses de l'acidité que la température est élevée; par exemple: à 25°C la floculation intervient à une acidité de 0,4 à 0,5 pour cent (Veisseyre, 1975; Ramet, 1985). Dans le lait de dromadaire soumis à acidification, il n'est pas possible de mettre en évidence avec précision un point de début de coagulation acide; il n'y a pas non plus formation d'un coagulum véritable. Le milieu reste de structure floconneuse et s'apparente plus à un précipité; celui-ci tend à décanter lentement avec séparation d'un surnageant très blanc constitué par le lactosérum (Ramet, 1985; 1987; Farah et al., 1990).

2.2 Aptitude à l'égouttage

2.2.1 Propriétés des gels et synérèse

L'aptitude à l'égouttage des gels formés est directement conditionnée par les propriétés rhéologiques observées après la phase de durcissement du coagulum qui suit la coagulation et en particulier par la dureté ou fermeté du gel et par son élasticité.

L'extrême fragilité des coagulums de lait de dromadaire entraîne une destruction du gel lors des opérations mécaniques du tranchage et du moulage. De ce fait, une grande partie de la matière sèche du lait n'est pas retenue dans le fromage et est perdue dans le lactosérum; le taux de récupération est limité à environ 30 pour cent, alors qu'il se situe au voisinage de 50 pour cent pour des fabrications homologues au lait de vache et à plus de 68 pour cent pour le lait de brebis connu comme le lait le plus apte à la fabrication fromagère (Ramet, 1990).

L'égouttage du coagulum au lait de dromadaire est caractérisé par une synérèse très rapide par rapport au comportement des gels de lait de vache. La figure 7 illustre la différence d'allure dans l'expulsion d'un lactosérum, observée à partir d'un coagulum de même type obtenu par voie acide dominante (Ramet, 1987). Cette situation apparaît consécutive à un faible pouvoir de rétention d'eau par le coagulum au lait de dromadaire résultant de sa teneur relative limitée en caséine. De plus, la pauvreté de la micelle en caséine Kappa très hydrophile, ainsi que sa surface spécifique, réduite en raison de sa voluminosité élevée, réduisent sensiblement les capacités d'hydratation des gels correspondants (Jardali, 1988; Scher, 1988). II convient de remarquer que des relations très significatives analogues ont été observées en analysant de manière fine les variations saisonnières de composition de la micelle de caséine du lait de vache. En été, les micelles de caséine sont plus grosses, plus pauvres en caséine Kappa, et les coagulums obtenus présentent un pouvoir de rétention d'eau plus faible qu'en saison froide (Scher, 1988).

L'acidification du lactosérum en cours d'égouttage apparaît un peu plus lente lorsqu'il est issu de coagulum au lait de dromadaire que lorsqu'il provient de gel au lait de vache (Ramet, 1985; 1987). Cette cinétique différente pourrait résulter des différents facteurs entraînant une moins bonne aptitude à la fermentation lactique (voir ci-dessus par. 2.1.2).

2.2.2 Composition des lactosérums

La composition du lactosérum du lait de dromadaire se caractérise par une teneur en matière sèche totale en général un peu plus élevée que celle du lait de vache, soit 7 pour cent et 6,5 pour cent respectivement, alors qu'à l'inverse les extraits secs des laits sont souvent plus faibles pour le lait de dromadaire que pour le lait de vache (Ramet, 1987; Ramet et Kamoun, 1989; Kamoun et Bergaoui, 1989). II y a lieu de remarquer que le taux de matière grasse est particulièrement important et se situe à une valeur 3 à 4 fois supérieure à celle mesurée dans le lactosérum de fromages homologues fabriqués au lait de vache, soit 0,3 et 1,3 pour cent respectivement; il correspond à plus de 60 pour cent de la quantité de matière grasse présente dans le lait (Ramet, 1989; Mohamed, 1990). La faible dimension des globules gras du lait de dromadaire et leur étroite liaison au réseau protéique très friable constituant le coagulum, expliquent les fortes pertes observées (Rao et al., 1970).

L'aspect du lactosérum provenant du lait de dromadaire est de couleur blanche très marquée contrairement au sérum de lait de vache qui possède un aspect verdâtre (Ramet, 1989; Ramet et Kamoun, 1989; Mohamed et al., 1990). II est vraisemblable que cette caractéristique soit consécutive à la charge importante du lactosérum en particules (agrégats protéiques et globules gras); celles-ci provoquent des phénomènes complexes de diffraction et réflexion de la lumière qui, on le sait, sont à l'origine de la couleur blanche.

II se pourrait également que la teneur en riboflavine, qui est responsable de la couleur verte caractéristique du lactosérum (Webb et al., 1974), et qui est plus faiblement représentée dans le lait de dromadaire que dans le lait de vache, intervienne de manière déterminante.

2.3 Aptitude à l'affinage des fromages au lait de dromadaire

II n'existe qu'un nombre très limité d'observations relatives à l'affinage de fromages faits au lait de dromadaire; toutes ont été réalisées à partir de fabrications expérimentales, elles ne permettent de dégager que des tendances.

Pour les fromages à humidité élevée (80–85 pour cent) de types pâtes fraîches obtenus par coagulation acide dominante, la qualité des produits a été jugée satisfaisante; la texture onctueuse a été appréciée; le goût acidulé caractéristique a été jugé satisfaisant (Ramet, 1987). Pour des fromages à extrait sec plus élevé (20–30 pour cent), des caractéristiques voisines ont été notées; certains dégustateurs ont remarqué une texture légèrement rugueuse et crayeuse qui peut s'expliquer par le taux réduit de matière grasse existant dans la pâte par suite des pertes très élevées dans le sérum, ainsi que par la capacité d'hydratation limitée de la caséine. Le fromage possède donc de ce fait des caractéristiques physiques proches de celles de fromage au lait partiellement écrémé. Ces mêmes défauts de texture granuleuse et cassante ont été également retrouvés par ailleurs dans des fromages à pâte pressée non cuite et à pâte dure (Ramet et Kamoun, 1988; Mohamed et al., 1990). Cette observation confirme une notion bien connue en fromagerie, qui indique que le risque de défaut, dû à un manque d'onctuosité de la pâte, s'accroît lorsque les teneurs en eau et en matière grasse du fromage diminuent.

Un second défaut de texture parfois relevé, concerne un caractère très collant de la pâte. Lors de la mastication, le fromage tend à adhérer fortement dans la bouche: cette sensation se maintient après déglutition et s'apparente à une impression de persistance d'un film de matière grasse sur les différentes parois de la cavité buccale. Aucune relation précise n'a pu être avancée jusqu'ici pour expliquer l'origine du défaut; on sait toutefois que la composition de la matière grasse du lait de dromadaire se caractérise par une teneur élevée en acides gras à courtes chaînes (Jardali, 1988); de ce fait, les points de fusion et de solidification de la phase grasse sont très élevés et se situent respectivement à 41,9°C et 30,5°C contre 32°C et 22,8°C pour le lait de vache (Abu Lehia, 1987); il est donc vraisemblable que l'état d'équilibre physique de l'émulsion de matière grasse soit déterminant dans la génèse du phénomène du collage.

L'apparition de goût amer a été notée de manière transitoire ou permanente dans plusieurs fabrications de fromages (Ramet, 1987; Ramet et Kamoun, 1988). La plupart du temps, le défaut ne devient perceptible qu'après déglutition du bol alimentaire d'où la qualification fréquente d'arrière-goût amer; cette perception tardive de l'amertume est liée à l'implantation particulière des cellules sensorielles sensibles aux saveurs amères sur la partie supérieure et postérieure de la langue.

On sait que les substances susceptibles de provoquer des goûts amers n'appartiennent pas exclusivement à une famille chimique donnée. Dans les produits laitiers, les causes sont variées et sont attribuées, soit à la présence de sels de calcium et de magnésium apportés lors du salage par du chlorure de sodium insuffisamment purifié, soit à l'accumulation de certains peptides issues de la protéolyse de la caséine, soit à la présence d'alcaloïdes provenant de l'ingestion par l'animal de certaines plantes. La cause la plus fréquente d'amertume est liée à la formation de peptides amers qui apparaissent lorsque l'activité protéolytique, due aux enzymes coagulantes résiduelles fixées dans la pâte est élevée, et lorsque le pH du fromage est acide. Or, dans le fromage de dromadaire, la quantité d'enzyme coagulante retenue est probablement importante en raison de la nécessité pratique de surdoser l'enzyme pour obtenir la coagulation dans des délais acceptables; elle induit un risque non négligeable d'accumulation de peptides amers.

2.4 Produits dérivés du lactosérum

2.4.1 Fromages de lactosérum

La production de fromages de sérum obtenus par thermocoagulation des protéines solubles contenues dans le lactosérum provenant de lait de dromadaire n'apparaît pas possible. En effet, lorsqu'on chauffe le lactosérum, des agrégats de protéines dénaturées apparaissent à des températures allant de 72 à 80° C (Ramet, 1987; Mohamed et al., 1990); ces agrégats restent toutefois très petits et isolés et ne se rassemblent pas en amas plus gros pendant le chauffage.

Après repos à température ambiante pendant 10 à 16 heures, trois phases deviennent visibles: un surnageant constitué de protéines et de matière grasse, un léger précipité blanc décanté en partie basse, une importante strate intermédiaire constituée de sérum limpide; leur prélèvement séparé par des moyens classiques de filtration est inefficace en raison de leur faible différence de densité et seule la centrifugation permet de les séparer aisément (Ramet, 1987; 1990). Les différentes alternatives apportées au procédé de base (acidification par acide lactique et acide citrique, addition de chlorure de calcium et de chlorure de sodium, ajout de 30 pour cent de lait de chamelle) n'ont pas permis d'améliorer la collecte des particules de protéines formées (Ramet, 1990).

Ce comportement original du lactosérum de lait de dromadaire pourrait s'expliquer par certaines de ses particularités de composition. II ressort en effet de travaux récents que la proportion et les propriétés des principales protéines sériques sont différentes de celles rencontrées dans les sérums des laits des autres mammifères les plus couramment exploités pour la production de lait (Abdo et al., 1987). En particulier, il a été mis en évidence dans le lait de dromadaire deux types de α-lactalbumines (Conti et al., 1985) ainsi qu'une protéine originale (Beg et al., 1987); par contre, la présence de β-lactoglobuline est controversée. II a été montré également que la stabilité à la chaleur des protéines sériques du lait de dromadaire était supérieure à celle du lait de vache (Farah, 1986). Enfin, il a été établi que lors d'un chauffage sévère comme celui pratiqué lors du chauffage du lactosérum, il y a dans le lait de vache formation d'un complexe entre la β-lactoglobuline et la caséine Kappa qui contribue efficacement à la formation des agrégats protéiques de grande taille (Zittle et al., 1962); la pauvreté du lait de dromadaire en caséine Kappa pourrait être à l'origine d'une réaction limitée et entraîner les difficultés rencontrées.

Enfin, il n'est pas exclu que la teneur particulièrement élevée du sérum de lait de dromadaire en matière grasse influence, de manière négative par son incidence sur la tension superficielle du milieu, la coalescence des particules protéiques, qui au lieu de s'associer, restent très dispersées.

2.4.2 Beurre de lactosérum

En raison de la teneur particulièrement élevée en matière grasse des lactosérums issus du lait de dromadaire, on peut se demander s'il est possible de fabriquer du beurre de lactosérum comme cela peut se pratiquer à partir de certains lactosérums de lait de vache riches en matière grasse.

En se référant à l'analyse bibliographique, il apparaît que la possibilité de faire du beurre à partir du lait de dromadaire est très controversée. Pour beaucoup de nomades, cette transformation n'est pas possible (Dickson, 1951; Wilson, 1984) alors que d'autres auteurs donnent un avis plus nuancé et font état de produits fabriqués dans des conditions assez satisfaisantes (Knoess, 1986; Yagil, 1982). Des recherches très récentes ont confirmé une faisabilité qui reste toutefois plus délicate que pour le lait de vache (Farah et al., 1989; Ramet, 1990).

Ces difficultés semblent résulter de l'état particulier des globules gras qui sont de petite taille et possèdent une enveloppe membranaire importante (Knoess et al., 1985; Rao et al., 1970). De ce fait, la résistance mécanique des globules est vraisemblablement accrue: celle-ci entraîne, lors du barattage, un temps d'agitation très long de l'ordre de 5 heures lorsqu'on traite le lait directement (Ramet, 1990). Si on réalise une acidification préalable du lait à pH 5,0, le caractère hydrophile des globules gras est réduit et la durée de l'opération peut être limitée à 1–2 heures. La concentration préalable de la phase grasse sous forme de crème par voie centrifuge à l'aide d'écrémeuse classique est plus difficile que pour le lait de vache en raison de la faible dimension des globules, ce qui nécessite de pratiquer une double centrifigation si on veut concentrer la matière grasse à une teneur de 20–30 pour cent. L'agitation de la crème conduit à une diminution sensible du temps nécessaire à la formation des grains de beurre; ce temps est compris entre 5 et 45 minutes selon la température appliquée (Farah et al., 1989; Ramet, 1990) lorsqu'on traite une crème douce; après acidification préalable de la crème, on note une réduction non négligeable des temps de barattage mais les rendements en matière récupérée diminuent (fig. 8).

Une autre particularité de la matière grasse du lait de dromadaire est de posséder une composition en acides gras originale qui se caractérise par une faible proportion des acides gras à courtes chaînes et une proportion élevée en acides palmitique et stéarique.

Le tableau 4 indique les valeurs publiées par différents auteurs. Cette composition spécifique de la matière grasse induit des points de fusion et de solidification de la matière grasse du lait de chamelle significativement différents de ceux du lait de vache; ces valeurs sont respectivement de 41, 4°C - 41, 9°C et 30, 5°C contre 28°C - 32°C et 22,8°C pour le lait de vache (Abu-Leiha, 1987; Farah et al., 1989). II convient toutefois de noter que ces valeurs correspondent à des observations ponctuelles et qu'il convient de les nuancer compte tenu d'interactions possibles des facteurs alimentaires et saisonniers sur la composition en acides gras de la matière grasse; chez la vache, des écarts moyens de 4 à 10° C sont relevés pour les indices précités en climat tempéré entre saison chaude et saison froide.

En pratique beurrière, la maîtrise de la température est essentielle car elle conditionne l'état physique de la phase grasse; si la température est trop basse, l'ensemble du globule gras est à l'état cristallisé; la libération d'une petite fraction de matière grasse liquide nécessaire à réaliser la coalescence des globules gras pour former le grain de beurre ne se fait pas et conduit à l'absence de formation d'un grain de beurre. Inversement, si la température est trop élevée, l'ensemble de la matière grasse est sous forme liquide, le beurre formé est trés mou et une fraction non négligeable est perdue sous forme d'huile dans le babeurre.

L'importance de ce facteur température a été confirmée dans un travail réalisé au Kenya qui a montré qu'à la température de 10 à 12° C, habituellement observée pour baratter la crème de lait de vache, la formation de grains de beurre ne se fait pas et qu'au-dessus de 36°C, le rendement en beurre commençait à diminuer; les conditions optima du barattage ont été trouvées à 25°C avec une crème titrant 22,5 pour cent de matière grasse et une durée d'agitation de 11 minutes (Farah et al., 1989).

Au plan organoleptique, le beurre issu du lait de dromadaire se caractérise par sa couleur très blanche (Farah et al., 1989; Ramet, 1990); celle-ci résulte vraisemblablement de la présence d'un non-gras important composé de protéines résiduelles difficilement dissociables de la phase grasse et d'eau capillaire retenue entre les grains de beurre (Ramet, 1990). La texture du produit se distingue, à la coupe et à la dégustation, par un caractère collant et graisseux (Farah et al., 1989; Ramet, 1990). Son goût et son odeur sont neutres et peu typés.

Ces considérations générales sur la fabrication de beurre ne permetent, en l'absence d'essais pratiques particuliers dans ce domaine, que d'avancer quelques hypothèses sur la faisabilité de fabriquer du beurre à partir de lactosérum. La matière grasse de lactosérum diffère principalement de la matière grasse de lait et de crème par un état globulaire plus altéré consécutif aux actions mécaniques et chimiques subies pendant les phases de préparation, de coagulation du lait et pendant l'égouttage. Par voie de conséquence, les temps techniques de barattage de crème de lactosérum et les pertes en matière grasse libre pourraient être plus importants que lors du traitement de crème provenant directement du lait. La qualité organoleptique et l'aptitude à la conservation du beurre de lactosérum devraient être moins bonnes que pour le produit issu directement du lait frais.

2.4.3 Boissons à base de lactosérum

Le lactosérum entier, écrémé ou partiellement déprotéiné ainsi que le babeurre de sérum, peuvent être valorisés avantageusement sous forme de boissons. Ils possèdent une haute valeur nutritionnelle due en particulier à la présence des protéines lactosériques riches en acides aminés essentiels, de sels minéraux et de lactose. Lorsque le sérum a subi une acidification, la teneur en lactose réduite permet de remédier à l'intolérance rencontrée chez certains individus. Les propriétés organoleptiques du lactosérum sont satisfaisantes; sa saveur est douce ou plus acide selon l'acidité développée, on lui reproche parfois un goût lacté qui peut être facilement masqué par un ajout de concentrés de jus de fruits acides. En raison de la couleur opalescente du sérum et de la présence possible d'un précipité de protéines, il est préférable d'utiliser des jus troubles renfermant naturellement de la pulpe comme les jus d'agrumes. En raison de leur pH voisin de 3,5 ces jus confèrent au lactosérum une protection par voie acide complémentaire vis-à-vis du développement de la plupart des micro-organismes indésirables et une saveur typique et rafraîchissante très appréciée.

La consommation doit intervenir dans un délai de 2 à 3 jours; pour une conservation plus longue, il est nécessaire de pratiquer une préservation supplémentaire par pasteurisation.


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