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Poverty and gender inequality of land access in southern Benin

Poverty and land are inextricably linked in southern Benin. The combined consequences of population growth and rules of inheritance have produced extreme land fragmentation and a proliferation of smallholdings of limited economic viability. One-third of the rural inhabitants live below the poverty line. This article examines why women are more vulnerable to poverty and focuses on the gender inequality of land rights under customary law. It uses the findings of a survey conducted in four villages in southern Benin to analyse the complex relationships that exist between the rules and practices of land access. The findings indicate that customary law is just one of the causes of gender inequality, and that the growing precariousness of land tenure for women is also linked to a developing land market and to aspects of the state's policy of agricultural modernization.

Pobreza y desigualdades relativas al acceso a la tierra entre hombres y mujeres en el sur de Benin

En el sur de Benin, la pobreza y la cuestión de la tierra están íntimamente relacionadas. Los efectos combinados del crecimiento demográfico y las reglas sobre las herencias han provocado una fragmentación extrema de la tierra y la proliferación de explotaciones agrícolas de pequeño tamaño y escasa viabilidad desde el punto de vista económico. Una tercera parte de los campesinos viven por debajo del umbral de la pobreza. El presente artículo se propone estudiar las razones que explican la mayor vulnerabilidad de las mujeres a la pobreza. Desde esta perspectiva, se presta una atención especial a las desigualdades existentes entre hombres y mujeres con respecto al derecho a la tierra en el régimen consuetudinario. Asimismo, se analizan las complejas relaciones existentes entre las reglas y las prácticas del acceso a la tierra mediante los datos de una encuesta cuantitativa realizada en cuatro aldeas de la zona meridional de Benin. Los resultados de esta encuesta revelan que las desigualdades entre los hombres y las mujeres no pueden interpretarse únicamente como el resultado de la aplicación de un derecho consuetudinario poco igualitario. La creciente precariedad de la tenencia de la tierra por parte de las mujeres está relacionada también con la evolución del mercado de tierras y con ciertos aspectos de la política de modernización de la agricultura puesta en marcha por el Estado.

Pauvreté et inégalités d'accès au foncier entre hommes et femmes dans le sud du Bénin

E. Dijoux

Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris, Université de Paris I

Dans le sud du Bénin, la pauvreté et la question foncière sont intimement liées. Les effets associés de la croissance démographique et des règles d'héritage ont provoqué un morcellement extrême des terres et la multiplication d'exploitations agricoles de petite taille, peu viables du point de vue économique. Un tiers des ruraux vivent au-dessous du seuil de la pauvreté. Le présent article se propose d'examiner les raisons de la plus grande vulnérabilité des femmes à la pauvreté. Dans cette perspective, une attention particulière est accordée aux inégalités de droits fonciers entre hommes et femmes, dans le régime coutumier. Les relations complexes entre les règles et les pratiques d'accès au foncier sont également analysées à l'aide des données d'une enquête quantitative réalisée dans quatre villages du Bénin méridional. Les résultats de cette enquête révèlent que les inégalités hommes-femmes ne peuvent uniquement être interprétées comme le résultat de l'application d'un droit coutumier inégalitaire. La précarité croissante de la tenure foncière des femmes est aussi liée au développement du marché foncier et à certains aspects de la politique de modernisation de l'agriculture mise en œuvre par l'Etat.

Les difficultés économiques auxquelles sont confrontées de très nombreuses sociétés rurales subsahariennes depuis deux décennies sont de nature et d'ampleur très diverses et ne se laissent pas facilement appréhender à partir d'une grille de lecture unique. Dans une perspective analytique, Mathieu et Tabutin (1996) distinguent trois niveaux de crise, souvent étroitement imbriqués, mais ayant des temporalités différentes:

En Afrique, au sud du Sahara, la «pauvreté se conjugue souvent au féminin» (Tabutin et Mathieu, 1996). Les femmes représenteraient 63 pour cent des ruraux pauvres dans cette région du monde (Jazairy, Alamgir et Pannuccio, 1992). Toutefois, cette estimation mérite d'être considérée avec prudence en raison du caractère très lacunaire des données sur la pauvreté dans la plupart des pays subsahariens. La répartition très inégale des ressources productives selon le sexe nous incite, malgré tout, à penser que les femmes ont une plus forte probabilité que les hommes d'être pauvres ou de devenir pauvres, toutes choses égales par ailleurs. En Afrique subsaharienne, le droit coutumier, qui demeure pour les ruraux le système normatif de référence, ne reconnaît pas les mêmes droits sur la terre aux hommes et aux femmes, comme l'ont souligné de très nombreux auteurs (Goody, 1976; Boserup, 1983; Frank et Mc Nicoll, 1987; Davison, 1988; Martin et Hashi, 1992; Berry, 1993; Coquery-Vidrovitch, 1994; Locoh, 1996; Ciparisse et Dissou, 1998, notamment). Dans la majorité des pays subsahariens, la transmission de la terre est patrilinéaire et les femmes sont donc exclues de l'héritage foncier. Leur accès aux ressources foncières est étroitement conditionné par leur statut matrimonial. Elles acquièrent, par le mariage, un droit d'usufruit sur la terre de leur époux. Ce droit est généralement temporaire et peut leur être retiré à la fin de la saison agricole, dans certaines zones rurales, ou en cas de divorce ou de décès du mari. Aussi, les veuves ou les femmes divorcées sans droits sur la terre sont-elles particulièrement vulnérables à la pauvreté. Les femmes sont donc très dépendantes économiquement de leur mari, même si elles peuvent utiliser librement les revenus tirés de leur exploitation agricole. En outre, le droit d'usufruit qui leur est accordé s'accompagne, généralement, d'importantes restrictions (interdiction de pratiquer des cultures pérennes, de louer ou de mettre en gage la terre).

Le présent article porte sur une région rurale très densément peuplée, le sud du Bénin, qui est caractérisée par de très fortes inégalités d'accès à la terre selon le sexe. Dans cette région, les difficultés rencontrées par les femmes pour exercer leurs droits fonciers sont anciennes et antérieures à la crise des années 80. Cette dernière semble, néanmoins, avoir accentué le risque de dépossession foncière de la paysannerie en suscitant une augmentation des achats de terres agricoles par les urbains (Pescay, 1998).

La pression démographique et l'insertion de l'économie rurale dans les échanges marchands ont conduit à un accroissement de la rareté relative de la terre et au développement d'un marché foncier dans le sud du Bénin. On s'intéressera ici en particulier, aux conséquences de la transformation progressive de la terre en un bien marchand (à sa marchandisation, en d'autres termes) ainsi qu'à l'accès des femmes au foncier. La marchandisation de la terre a-t-elle accentué la problématique hommes-femmes dans le domaine de l'accès au foncier? Rend-elle plus difficile pour les femmes l'exercice de leurs droits d'usufruit? Le développement du marché foncier est-il un facteur de paupérisation de la population féminine? On s'interrogera également sur les relations entre la politique agrofoncière de l'Etat, d'une part, et la crise du processus d'intensification agricole et l'accroissement de la différenciation sociale au sein de la paysannerie, d'autre part.

La question des inégalités foncières entre hommes et femmes sera envisagée d'un double point de vue: celui des règles et celui des pratiques d'accès à la terre. L'analyse de ces inégalités, au Bénin, est rendue extrêmement difficile par l'absence de données quantitatives représentatives à l'échelle nationale, régionale ou départementale, qui permettraient de comparer la tenure foncière des femmes à celle des hommes et d'estimer le nombre de paysan(ne)s sans terre. L'évaluation chiffrée des inégalités selon le sexe se fondera, essentiellement, sur les données de l'enquête «Femme, activité et statut en milieu rural» ou Fasmir. Cette enquête a été réalisée en novembre 1993 dans une zone rurale densément peuplée (190 habitants au kilomètre carré) du Bénin méridional, la basse vallée du fleuve Mono (ou Bas-Mono), située à la frontière bénino-togolaise, par les chercheurs de l'Unité de recherche démographique de l'Université du Bénin à Lomé (URD), du Centre de formation et de recherche sur la population de l'Université de Cotonou (CEFORP) et du Centre français sur la population et le développement (CEPED), à Paris. L'enquête Fasmir a porté sur un échantillon représentatif de 597 femmes non célibataires (âgées de 15 ans et plus) de quatre villages du Bas-Mono (Adohoun, Atchanou, Hoin-Tokpa et Oumako). Elle contient des informations sur les différents modes d'accès au foncier (héritage, achat, emprunt, location) des époux des femmes enquêtées, et permet ainsi de mieux cerner les inégalités d'accès au foncier selon le sexe.

LA CRISE AGRAIRE DU SUD-BÉNIN

Le Sud-Bénin (Mondjannagni, 1977; Pfeiffer, 1988; Albert, 1993; Daane, Breuser et Frederiks, 1997; Pescay, 1998) fait partie d'une zone côtière plus vaste, englobant le sud du Togo et du Ghana et le sud-ouest du Nigéria. Il se caractérise par de très fortes densités de peuplement et une intégration ancienne de l'agriculture dans les rapports marchands. On peut en effet rappeler que c'est au milieu du XIXe siècle, sous le règne du roi Ghézo (1818-1858) du Dahomey1, que fut engagée la reconversion de l'économie de cette région du commerce des esclaves à celui de l'huile de palme destinée au marché européen alors en pleine expansion (Ki-Zerbo, 1995). C'est également sous son règne que furent développées les cultures du maïs et du manioc (après la grande famine de 1848). Le système agricole du Bénin méridional repose aujourd'hui, essentiellement, sur l'association de la culture pérenne du palmier à huile et de cultures vivrières annuelles (le maïs et le manioc, principalement). L'exploitation du palmier à huile est désormais davantage orientée vers la production de sodabi (vin de palme fermenté) destiné au marché national, activité très lucrative contrôlée par les hommes, que vers la production d'huile de palme et de palmistes, activités qui restent l'apanage des femmes. Le changement du mode d'exploitation de la palmeraie naturelle s'est opéré contre la volonté de l'Etat qui entendait conserver son caractère de culture d'exportation au palmier à huile (Daane, 1997).

Sous l'effet d'une croissance rapide de la population rurale sur plusieurs générations et de l'essor d'une agriculture commerciale centrée sur le palmier à huile, le régime foncier a évolué vers des droits plus individualisés sur la terre. La notion de ménage (au sens de famille restreinte) et celle d'exploitation agricole ne se recoupent pas dans le Bénin méridional; chaque conjoint dispose de sa propre exploitation et utilise librement les revenus provenant de la vente de sa production agricole. La plupart des femmes mariées cultivent un (ou, parfois, plusieurs) champ de cultures vivrières dont elles tirent l'essentiel de leurs revenus. Les femmes représentent un peu plus d'un actif sur deux employé dans l'agriculture, d'après le dernier recensement de la population, réalisé en 1992 (INSAE, 1994). Elles assurent une part importante de la production vivrière en tant qu'exploitantes agricoles et aides familiales sur la terre de leur époux. En outre, les secteurs de la transformation et de la vente (à petite échelle) des produits agricoles sur les marchés urbains et ruraux sont essentiellement féminins. Les agricultrices peuvent disposer librement de la production vivrière de leur(s) parcelle(s). Elles la destinent, en priorité, à la consommation du ménage et commercialisent le surplus avec l'aide de leurs filles.

La population rurale croît à un rythme rapide (autour de 2 pour cent par an) en dépit d'une très forte émigration rurale composée surtout de jeunes hommes dont un grand nombre éprouve des difficultés pour accéder à la terre. Les densités rurales (toujours supérieures à 100 habitants au kilomètre carré) continuent donc d'augmenter. La croissance démographique a exercé des pressions créatrices et incité la paysannerie à adopter des techniques culturales économisant la terre et plus intensives en travail. Un processus d'intensification agricole (au double sens d'utilisation plus intensive du sol et d'amélioration des techniques agricoles) s'est amorcé dès les années 20, dans le sud du Bénin. La croissance de la population, l'essor de la culture du palmier à huile et l'accroissement de la demande urbaine (lié à l'urbanisation) pour les produits vivriers de la région ont constitué les trois moteurs de l'intensification agricole. Jusqu'au début du XXe siècle, l'agriculture itinérante prédominait. La terre était cultivée une dizaine d'années avant d'être laissée en friche. L'augmentation de la demande d'huile de palme et de produits vivriers, dans les années 1920-1930, a bouleversé ce système agricole. Les superficies consacrées aux cultures vivrières (maïs et manioc, principalement) et aux cultures de rente (palmier à huile, essentiellement, mais aussi coton et arachide) ont augmenté considérablement, et un système rotationnel cultures-jachères s'est progressivement substitué à l'agriculture itinérante. Dans les années 20-30, les périodes de culture sont devenues aussi longues que les périodes de jachère et, dans la seconde moitié des années 40, la majeure partie des terres arables étaient mises en valeur et la technique des associations de cultures connaissait déjà une assez large diffusion. Cette technique permet, notamment, une utilisation plus efficace de l'eau et des éléments nutritifs du sol, une réduction de la propagation des maladies et des risques associés à l'irrégularité de la pluviométrie. Les dernières friches arbustives ont disparu entre 1946 et 1960, et les jachères traditionnelles ont cédé la place à des «jachères améliorées» (jachère-palmier et jachère-manioc) au cours des années 60.

Le palmier à huile est une culture pérenne à cycle très long associée aux cultures annuelles vivrières (ou pluriannuelle pour le maïs). La culture jachère-palmier assure le recyclage des éléments nutritifs du sol et contribue ainsi à la reconstitution de sa fertilité. Une autre technique utilisée est l'alternance sur un même champ des légumineuses (niébé, arachide, pois d'angole) et d'autres cultures vivrières. La culture du manioc favorise aussi la préservation de la fertilité de la terre grâce à la grande quantité de matière organique qu'elle produit et à l'ameublissement du sol qu'engendre la récolte des tubercules (Breusers et Gibbon, 1997). L'ensemble de ces techniques culturales permet de freiner le processus de dégradation de la fertilité des sols. Toutefois, seule l'utilisation d'engrais chimiques permettrait de l'enrayer. Mais celle-ci est peu répandue et, avec le raccourcissement de la durée des jachères (due à la pression de la population sur la terre), la fertilité des sols se détériore, ce qui entraîne une stagnation, voire une diminution, des rendements agricoles dans les zones les plus densément peuplées et une baisse corrélative des revenus de la paysannerie.

Trois chiffres résument bien la gravité de la crise agraire: un demi-million de personnes vivent au-dessous du seuil de pauvreté2 dans les campagnes du Sud-Bénin, soit près d'un tiers (32,3 pour cent) de la population rurale et un quart, environ, des ruraux sont vulnérables3 à la pauvreté et donc menacés de paupérisation (PNUD, 1997). Les ménages vulnérables vivent à la limite de la survie et sont par conséquent à la merci du moindre aléa climatique ou du moindre accident de santé qui pourrait rompre l'équilibre précaire qu'ils parviennent à maintenir entre leur production agricole et leurs besoins. Ne produisant guère de surplus monnayables, ils ne peuvent acheter sur les marchés de quoi se nourrir en cas de mauvaise récolte ou au moment de la période de soudure.

PAUVRETÉ ET QUESTION FONCIÈRE

La pauvreté et la question foncière sont intimement liées dans le Bénin méridional. Les effets combinés de la croissance démographique et des règles d'héritage qui prescrivent le partage de la terre entre tous les héritiers de sexe masculin du chef de famille ont provoqué un morcellement extrême des terres, au fil des générations, et la multiplication d'exploitations agricoles de petite taille, difficilement viables économiquement, compte tenu de l'état des techniques agricoles. L'incidence de la pauvreté est ainsi plus forte dans la zone très densément peuplée du plateau des terres de barre qui connaît une situation de saturation foncière. Plus d'un tiers de ses habitants (37,4 pour cent) vivent au-dessous du seuil de pauvreté contre un quart, environ, dans le reste du Bénin méridional (PNUD, 1997).

Toutefois, la pénurie de terres agricoles n'est pas la seule cause de la pauvreté rurale. Une interprétation purement malthusienne de ce phénomène est trop réductrice. Elle ne permet pas, en particulier, de rendre compte de la plus grande vulnérabilité des femmes à la pauvreté. En effet, les femmes sont surreprésentées parmi les catégories de populations vulnérables à la pauvreté identifiées par le PNUD, dans le sud du Bénin. Deux de ces catégories sont d'ailleurs exclusivement féminines: les transformatrices de produits agricoles (dont les revenus sont faibles et irréguliers) et les femmes à la tête de ménages (PNUD, 1997). Les superficies des terres cultivées par les agricultrices sont, généralement, plus petites que celles des agriculteurs (Pfeiffer, 1988; Breusers et Gibbon,1997). En raison de leur accès plus limité à la terre, les femmes sont majoritaires dans les autres catégories de populations vulnérables: les agriculteurs/agricultrices dont la taille de l'exploitation agricole ne permet pas d'assurer la subsistance de leur famille (une superficie inférieure ou égale à 0,5 ha) et les agriculteurs/agricultrices sans terre (PNUD, 1997). Pour comprendre la vulnérabilité supérieure des femmes à la pauvreté, il faut accorder une attention particulière aux inégalités des droits fonciers selon le sexe.

Un droit foncier coutumier inégalitaire

La situation foncière du Sud-Bénin se caractérise aujourd'hui par une pluralité de normes juridiques gouvernant l'accès à la terre. On peut distinguer trois grands systèmes de normes: tout d'abord, un système coutumier en vertu duquel les droits sur la terre découlent de l'appartenance à un lignage; un droit d'origine étatique; et, enfin, des droits nés du développement d'un marché de la terre.

L'État colonial, puis indépendant, n'a pas réussi à éliminer les droits fonciers coutumiers. La colonisation française, en particulier, n'est jamais parvenue à imposer, par le moyen de l'immatriculation des terres, la propriété privée individuelle du sol en milieu rural. Le droit coutumier continue, aujourd'hui encore, à régir dans une très large mesure les rapports fonciers dans les campagnes du Sud-Bénin. Le droit coutumier ne saurait pour autant être assimilé à un droit traditionnel (au sens d'un droit précolonial). Il est, au contraire, le produit d'une adaptation de la coutume au développement d'une agriculture commerciale et à l'accroissement de la population rurale. Sous l'influence de ces deux forces de changement, les droits fonciers coutumiers ont évolué vers des droits plus individualisés et plus exclusifs sans que l'on puisse parler à leur propos de propriété privée de la terre (au sens où l'entend, par exemple, une conception civiliste de la propriété, héritée du droit romain, c'est-à-dire une propriété individuelle et absolue).

Evolution vers des droits fonciers plus individualisés. Dans le régime foncier ancien, la terre du lignage était administrée par le chef de terre (membre le plus âgé de la génération la plus ancienne). Le chef de terre n'était que le gérant d'un patrimoine inaliénable légué par les ancêtres du lignage (Mondjannagni,1977). La mise en valeur de la terre s'effectuait sous son autorité. Il avait notamment la charge de distribuer les droits d'exploitation sur la terre du lignage aux hommes, chefs de familles étendues. A mesure que l'utilisation du sol s'est faite plus intensive, ces droits de culture sur une partie du patrimoine foncier lignager, à l'origine temporaires et pouvant être réaffectés à d'autres familles, sont devenus permanents et transmissibles par voie d'héritage. Les terres lignagères maintenues en indivision ont régressé en raison de l'attribution progressive de toutes les terres cultivables aux chefs de famille et à leur mise en valeur effective. Le développement de la culture du palmier à huile a joué un rôle majeur dans l'appropriation individuelle de la terre. Comme le souligne Mondjannagni (1977): «Plus une terre est cultivée et aménagée en palmeraie, plus sa valeur est grande, et plus la propriété se précise à cause du caractère pérenne du palmier à huile.» La quasi-totalité des terres cultivables font aujourd'hui l'objet d'une appropriation individuelle par les hommes, chefs de familles restreintes (Pescay, 1998). Les seules terres propriétés indivises des lignages qui subsistent encore sont les forêts sacrées qui abritent les temples des voduns.

Une nouvelle division sexuelle du travail dans l'agriculture. L'utilisation plus intensive du sol a aussi contribué à modifier la division sexuelle du travail dans l'agriculture. Jusqu'au début du XXe siècle, les femmes étaient uniquement aides familiales sur la terre de leur mari. Elles participaient au semis, effectuaient le ramassage du bois et des branchages au moment du défrichage, ainsi que le transport de la récolte. Dans les années 20, l'activité agricole devient progressivement plus exigeante en main-d'œuvre, en raison de l'abaissement de la durée des jachères qui nécessite de consacrer un nombre plus important d'heures de travail à la préparation du sol et au sarclage. Cette évolution va amener les femmes à prendre une part plus active à l'agriculture en participant aux travaux de sarclage à la houe et à la récolte (Wartena, 1997). Le changement de la division sexuelle du travail résulte également de l'absence de mécanisation des tâches agricoles et de la décision des hommes d'augmenter les superficies dévolues aux cultures de rente (palmier à huile et coton), plus rémunératrices que les cultures vivrières. C'est aussi la raison pour laquelle un nombre de plus en plus important d'hommes vont, à partir des années 20, confier à leurs épouses une parcelle en usufruit afin de leur permettre d'assumer une part plus importante de l'approvisionnement en vivres du ménage (Wartena, 1997). Ce qui n'était qu'un usage va, petit à petit, devenir un droit coutumier féminin. L'obtention par les femmes d'un droit d'usage sur la terre de leur mari a contribué à renforcer la tendance à l'individualisation des droits fonciers. Cependant, cette évolution ne s'est pas accompagnée d'une répartition plus égalitaire des droits sur la terre. Le régime foncier actuel se caractérise, au contraire, par une très forte inégalité de droits selon le sexe.

Exclusion des femmes de l'héritage foncier. Le don et l'héritage sont les deux modes d'acquisition de la terre dans le régime foncier coutumier. Ils sont exclusivement masculins. Au moment de son mariage, un homme reçoit de son père une terre pour fonder une nouvelle exploitation agricole. La propriété paternelle est ainsi démembrée, et la part conservée par le père est partagée à sa mort entre ses fils. Dans le sud du Bénin, les droits fonciers reposent sur la filiation. La terre est un «bien masculin». Sa transmission, comme celle de la parenté, s'effectue uniquement en ligne masculine. Les femmes sont donc exclues de l'héritage foncier et ne peuvent transmettre aucun droit sur la terre à leurs enfants (filles ou garçons). La terre se transmet de père en fils. Si un homme n'a pas de fils, l'ordre de dévolution des biens fonciers prescrit par la coutume est que chaque rang d'héritiers ne peut concourir à la succession que si les héritiers du rang précédent font défaut: ses frères de même père et de même mère; ses frères de même père; les fils de ses frères de même père et de même mère; les fils de ses frères de même père; et, enfin, ses cousins patrilatéraux (Tardits, 1956).

La terre est considérée comme un bien masculin car elle est le fondement de l'identité du patrilignage et, en tant que telle, elle est inaliénable. L'exclusion des femmes de l'héritage foncier empêche, au moment du mariage, la dissémination des biens fonciers hors de la famille patrilinéaire. L'exclusion des femmes est un moyen de préserver l'unité, la cohésion du lignage. Elle permet de conserver son caractère patrimonial à la terre (Dissou, 1998).

Maintien d'un contrôle lignager sur la gestion des terres. Le mouvement d'individualisation des droits fonciers n'a cependant pas entraîné la disparition de toute régulation lignagère (Pescay, 1998). Le caractère patrimonial de la terre se manifeste par le maintien d'un certain pouvoir de contrôle du lignage dans le domaine de la gestion foncière. Le droit privatif détenu par les hommes sur le foncier découle de leur appartenance à un lignage, et ceux-ci restent donc soumis aux règles coutumières de transmission de la terre. Les litiges soulevés par le partage des biens fonciers sont réglés par un conseil de famille composé des oncles et des tantes des héritiers (Mondjannagni, 1977).

Le droit privatif des hommes ne peut être assimilé à un droit de propriété privée individuelle. En effet, un homme n'est pas libre d'aliéner la terre qu'il a reçue en héritage de son père. Celle-ci constitue une fraction du patrimoine foncier du lignage, et sa vente est donc soumise à l'approbation du chef de lignage et des aînés. Ce contrôle tend à rendre plus difficile la transformation de la terre en un bien marchand. Le développement d'un marché foncier s'en trouve par conséquent entravé. La terre conserve un caractère éminemment sacré, même dans une société très anciennement insérée dans l'économie monétaire. L'étude du PNUD sur la pauvreté au Bénin (1997) souligne l'opprobre attaché à la vente de la terre familiale et le risque d'exclusion du système de solidarité communautaire pour celui qui y recourt sous l'empire de la nécessité économique. Vendre la terre c'est, en quelque sorte, rompre le lien sacré qui rattache chaque homme à une lignée et à ses ancêtres. Les relations marchandes restent, dans une large mesure, «encastrées» (embedded), pour reprendre une expression de Karl Polanyi (1975), dans les structures de parenté. En contribuant à soustraire l'accès à la terre à la logique du marché, le contrôle lignager de la gestion foncière a permis de retarder l'apparition d'une classe de paysans/paysannes sans terre, mais sans parvenir à l'empêcher.

Les droits sur la terre sont fondés sur l'appartenance à une entité abstraite: le lignage. Les évolutions successives du droit coutumier se sont toutes conformées à ce principe. Ainsi, c'est en vertu de son appartenance, par le mariage, au groupe de parenté de son mari que la femme est habilitée à détenir un droit d'usufruit sur la terre de celui-ci. Même mariée, elle reste membre de sa famille d'origine et peut donc bénéficier d'un droit d'usage sur les terres des membres de son patrilignage. Toutefois, la règle de résidence patrilocale contribue à restreindre l'exercice de ce droit. En effet, l'obligation pour la femme mariée de quitter la maison de son père pour celle de son époux implique, assez fréquemment, un départ de son village d'origine.

Des droits d'usufruit féminins assortis d'importantes restrictions. L'usufruit d'une terre ne confère pas à la femme les pleins pouvoirs de gestion sur son exploitation, même si celle-ci peut disposer librement des revenus tirés de son activité agricole. A la différence des hommes, elle ne peut pas pratiquer la culture pérenne du palmier à huile, pourtant plus lucrative que les cultures vivrières. Les palmeraies sont un bien foncier presque exclusivement masculin. Elles constituent une épargne aisément mobilisable et sont aussi, pour les hommes, un instrument privilégié de consolidation de l'appropriation privative de la terre dans une société où la pénurie de terres agricoles contribue à aviver les conflits fonciers. En outre, les droits d'usufruit des femmes sont temporaires et peuvent leur être retirés à la fin de la saison agricole. Elles ne peuvent ni louer, ni mettre en gage les parcelles qui leur sont prêtées. En définitive, les femmes sont très dépendantes de leur époux et des membres masculins de leur patrilignage pour ce qui est de l'accès à la terre. Le droit coutumier les place dans une situation socialement subordonnée.

En outre, l'autonomie économique procurée aux femmes par l'exercice d'une activité de production agricole indépendante de celle de leur mari se heurte à certaines limitations. Elles restent, en effet, tenues d'aider leur époux pour le semis et le sarclage, avant de pouvoir effectuer ces travaux sur leur propre champ. La concurrence entre ces deux activités peut compromettre leur récolte (Breusers et Gibbon, 1997; Pfeiffer, 1988). En outre, le manque de contrôle des femmes sur la main-d'œuvre familiale rend extrêmement difficile l'adoption de nouvelles techniques agricoles, plus intensives en travail, qui permettent de préserver le potentiel productif du sol et d'accroître les rendements de leur exploitation. Dans ce conditions, les revenus que les agricultrices peuvent espérer tirer de leur terre ne peuvent être que faibles, et c'est là sans doute l'une des raisons pour lesquelles une proportion très élevée d'entre elles exercent des activités para-agricoles (transformation et vente, à petite échelle, de produits vivriers, artisanat, etc.), et ce, en particulier durant la période de soudure.

Contrôle lignager de la gestion des terres et réduction de la vulnérabilité à la pauvreté. Le maintien d'un contrôle lignager sur la gestion des terres appropriées d'une manière privative par les hommes permet de sécuriser les droits fonciers des femmes. Ce contrôle les prémunit contre les risques de reprise arbitraire de la terre en usufruit par son «propriétaire». La logique communautaire du droit foncier, fondée sur une conception patrimoniale et donc non marchande de la terre, ne s'oppose pas au mouvement d'individualisation des droits fonciers. Il ne s'agit pas de deux logiques contradictoires. Au contraire, la très forte individualisation des droits fonciers n'est peut-être possible que grâce au maintien d'une conception patrimoniale, lignagère de la terre qui assure à tout membre du groupe familial (indépendamment de son niveau de revenu) un droit d'accès à la terre. Le droit coutumier, même s'il n'accorde pas à tous (hommes ou femmes, aînés ou cadets) des droits égaux sur la terre contribue, malgré tout, à réduire la vulnérabilité à la pauvreté en dissociant l'accès d'une personne à la terre de son niveau de revenu, à la différence d'une régulation marchande de l'accès au foncier (par achat ou location de terre) dans laquelle l'exercice de droits fonciers dépend des disponibilités monétaires de chacun. On peut déduire de ce qui précède qu'une politique foncière de l'Etat visant à instaurer la propriété privée individuelle de la terre aurait pour effet d'accroître l'insécurité de la tenure foncière de larges fractions de la paysannerie. Elle risquerait de favoriser les détenteurs de droits permanents sur la terre (les hommes, chefs de ménage) au détriment de ceux dont l'accès à la terre dépend étroitement de l'application de la coutume (les femmes et les cadets). Une telle politique aurait pour conséquence de faire disparaître tout contrôle lignager en matière de gestion foncière. Les hommes, détenteurs de droits complets de propriété, ne seraient plus tenus d'allouer un droit d'exploitation sur leur terre aux membres de leur parenté (leurs femmes ou leurs sœurs, en particulier) qui en feraient la demande. Le mode de régulation coutumier contribue ainsi à sécuriser l'accès à la terre des groupes (les femmes et peut-être aussi les cadets) qui ne seraient pas en mesure d'accéder au marché foncier ou seulement dans des conditions très précaires (sous la forme du métayage, par exemple).

Les règles de droit et les inégalités d'accès au foncier: des relations complexes. Il faut cependant se garder de tout juridisme dans l'analyse des inégalités hommes-femmes en matière d'accès au foncier; en d'autres termes on ne peut attribuer à la seule puissance du droit l'existence de ces inégalités, sauf peut-être dans les sociétés où le droit est le fruit d'un travail ancien de codification, la force propre, intrinsèque de la loi demeure limitée. Une explication purement juridique des inégalités hommes-femmes dans le domaine foncier est par conséquent insuffisante. En outre, un droit seulement partiellement codifié, comme celui du Bénin méridional, offre aux acteurs sociaux des possibilités importantes de jeu avec la règle juridique.

Si la règle de droit n'est pas efficace par elle-même, on peut dès lors s'interroger sur les facteurs qui incitent les acteurs sociaux à s'y conformer, à la contourner ou bien à lui rendre hommage, tout en la vidant de son sens. Max Weber rappelle qu'il y a des conditions sociales de possibilités d'application du droit en soulignant que: «les agents sociaux obéissent à la règle quand l'intérêt à lui obéir l'emporte sur l'intérêt à lui désobéir» (cité par Bourdieu, 1987). Si on adopte la perspective de Max Weber (qui transpose, en quelque sorte, dans le champ juridique le raisonnement marginaliste des économistes néoclassiques), on peut observer que, dans le sud du Bénin, hommes et femmes, aînés et cadets n'ont pas nécessairement le même intérêt à l'application du droit foncier coutumier. Les femmes, dans l'ensemble, y ont plutôt intérêt. En dépit de son caractère inégalitaire, le droit coutumier leur offre, en effet, un certain nombre de garanties appréciables: un droit d'usage sans aucune contrepartie financière sur la terre de leur époux et des membres masculins de leur famille d'origine (et donc une réduction de l'insécurité économique) et la possibilité de disposer de leurs propres revenus (et donc une relative autonomie par rapport à leur conjoint).

Le droit coutumier prévoit un partage de la terre familiale entre tous les fils du chef de famille. Les cadets ont donc eux aussi intérêt à l'application de la coutume, plus encore peut-être que les femmes, puisque celle-ci leur garantit, à terme, une émancipation économique complète par rapport aux aînés. Ainsi, le morcellement extrême des exploitations agricoles, caractéristique du Bénin méridional, doit aussi être envisagé comme la résultante d'un mouvement d'émancipation des cadets par rapport aux aînés que risque, néanmoins, de remettre en cause la pression croissante de la population sur les ressources foncières.

Les aînés, en revanche, ont un intérêt moindre à l'application du droit coutumier, ou du moins de ses dispositions favorables aux femmes et aux cadets, qui les empêchent de disposer librement de la terre et accélèrent le démembrement de leur patrimoine foncier. Ils peuvent par conséquent être moins enclins à accéder aux demandes des cadets relatives au partage de la terre familiale. Par ailleurs, le changement de statut de la terre consécutif au développement d'une agriculture de rente et d'un marché foncier, en d'autres termes sa transformation progressive en un bien marchand, augmente pour les aînés et, d'une manière plus générale, pour les hommes, le coût d'opportunité du prêt de terres aux femmes. La tentation est grande, en effet, pour tout détenteur de droits privatifs sur le foncier de louer les parcelles qu'il possède ou d'y pratiquer la culture du palmier à huile plutôt que de les prêter, sans aucune contrepartie financière, à ses épouses ou à ses sœurs veuves ou divorcées. D'une manière plus générale, le changement de statut de la terre, conjugué à sa raréfaction relative, augmente pour les hommes le coût d'opportunité de l'octroi d'une parcelle en usufruit aux femmes, dans la mesure où sa mise en location ou sa mise en culture par son détenteur sont plus rémunératrices.

Crise du régime coutumier et vulnérabilité croissante à la pauvreté. Le régime foncier coutumier est aujourd'hui en crise. En effet, il ne parvient plus à assurer à tous les ayants droit un accès à la terre dans des conditions satisfaisantes. Les hommes qui n'ont pu hériter de leur père une terre d'une taille suffisante pour subvenir aux besoins de leur famille et les femmes privées de l'exercice de leurs droits d'usage sont contraints de se tourner vers le marché foncier. Les paysan(ne)s pauvres recourent plutôt au métayage. Il s'agit du mode d'accès à la terre le plus accessible aux agriculteurs dépourvus de ressources financières. C'est aussi le moins avantageux. Le métayer (homme ou femme) doit, en effet, céder la moitié de sa récolte au propriétaire de la terre (Wartena, 1988). En outre, il ne dispose d'aucune garantie sur la pérennité de son droit de culture qui peut lui être retiré par le propriétaire à la fin de la saison agricole.

Les femmes participent moins que les hommes aux autres formes de transactions marchandes portant sur la terre (achats, locations contre argent, «contrats-palmiers»4) en raison de leur caractère onéreux. Le fermage, en particulier, exige des sommes d'argent relativement importantes qu'un nombre restreint de femmes peut réunir. Dans le cadre de la location (sous forme de fermage ou de métayage), le locataire n'a pas le droit de faire des constructions ou des plantations arbustives (Mondjannagni, 1977). L'achat de terre est le seul moyen d'acquérir des droits complets de propriété. Il s'agit néanmoins d'un mode d'acquisition très onéreux et hors de portée de la plupart des femmes (Wartena, 1988). Dans certains villages du plateau Adja (situé dans le sud-ouest du Bénin), les terres achetées peuvent parfois représenter un quart, voire un tiers de la superficie agricole cultivée (Biaou, 1997). Les ventes de terre sont très souvent des ventes de détresse, dictées par un manque de disponibilités monétaires. La mise en location de la terre est une solution qui est généralement préférée par les paysans dans une situation financière difficile. La terre peut aussi servir à gager un emprunt: le propriétaire cède à son créancier l'usage de sa terre jusqu'au remboursement complet du prêt qu'il a contracté.

Le développement du marché foncier reflète une vulnérabilité croissante à la pauvreté de larges fractions de la paysannerie. Cette vulnérabilité procède d'une érosion des droits d'accès aux ressources économiques du lignage qui peut conduire à une rupture d'affiliation au système de solidarité communautaire, à une «désaffiliation», pour reprendre un expression de Castel (1995). La multiplication des transactions marchandes portant sur la terre contribue aussi à accentuer la différenciation sociale au sein de la paysannerie. En effet, l'existence d'un marché de la terre tend à fragiliser le régime foncier coutumier en élevant pour les propriétaires fonciers le coût d'opportunité de l'octroi d'un droit d'usufruit (un droit d'usage sans aucune contrepartie financière) sur leurs terres aux membres de leur parenté.

Toutes les inégalités hommes-femmes ne découlant donc pas nécessairement de l'application d'un droit foncier coutumier inégalitaire, d'autres facteurs doivent être pris en compte. Il peut exister une assez forte discordance entre les règles coutumières et les pratiques d'accès au foncier des acteurs sociaux. Les résultats de l'enquête «Femme, activité et statut» (ou Fasmir) sont, à cet égard, particulièrement instructifs.

Inégalités hommes-femmes: des règles aux pratiques

L'enquête Fasmir a été réalisée auprès de 597 femmes de quatre villages du Bas-Mono (dans le sud-ouest du Bénin), en novembre 1993. Elle permet d'articuler l'étude des inégalités de droits avec celle des inégalités d'accès au foncier et d'apporter des éléments de réponses aux questions suivantes: dans quelle mesure les pratiques se conforment-elles aux règles coutumières, en d'autres termes, jusqu'à quel point le droit coutumier est-il producteur d'inégalités? Quels sont les liens entre le mode d'accès des femmes au foncier et leur vulnérabilité à la pauvreté? Quelle est la proportion de paysannes sans terre?

Avant de présenter les résultats de l'enquête Fasmir, il convient de rappeler que les agricultrices du Bas-Mono béninois sont quasiment toutes des exploitantes agricoles. Seules quelques-unes d'entre elles ne disposent pas de leur propre champ et travaillent comme aide-familiale sur la terre de leur mari (six agricultrices seulement).

Des pratiques très diverses. Hommes et femmes exercent un contrôle très inégal sur la terre. Les exploitants agricoles, dans leur très grande majorité (83 pour cent), disposent d'un droit privatif (donc permanent) sur le foncier (tableau 1). L'héritage est le mode d'acquisition de la terre le plus fréquent (62,2 pour cent). Les exploitantes agricoles, au contraire, ne détiennent que des droits limités sur la terre. La plupart d'entre elles n'exercent qu'un droit d'usufruit (donc temporaire) ne leur permettant pas de pratiquer des cultures pérennes. Un peu plus d'une femme sur deux cultive une parcelle qui lui a été prêtée par son époux (55,6 pour cent) et un peu plus d'un tiers une terre allouée par un homme de son patrilignage (35 pour cent).

TABLEAU 1

Comparaison des modes d'accès au foncier des femmes et des hommes du Bas-Mono béninois (1993)

FEMMES

(%)

HOMMES

(%)

Propriété (héritage uniquement)

14,7

Propriété :

81

   

- Héritage

62,2

   

- Achat

18,6

Terre empruntée au mari

45,1

Emprunt

11

Terre empruntée à la famille d'origine*

25,6

   

Location

1

Location

6

Total (modes d'accès uniques à la terre)

86,4

Total (modes d'accès uniques à la terre)

98

Propriété + emprunt au mari

2,4

Propriété + location

0,7

Propriété + emprunt à la famille d'origine

2,7

Propriété + emprunt

1

Emprunt au mari + emprunt à la famille d'origine

6,5

   

Emprunt au mari + location

1

   

Emprunt au mari + awoba

0,7

   

Location + propriété

0,3

   

Total (modes d'accès combinés à la terre)

13,6

Total (modes d'accès combinés à la terre)

2

Total (accès uniques et combinés)

100

Ensemble

100

Propriété

20

Propriété

83

Emprunt au mari

55,6

Emprunt

12

Emprunt à la famille d'origine

35

   

Location

2,4

Location

7

Effectifs

293

Effectifs

257

Source: Enquête Fasmir. Effectifs entre parenthèses. Modes d'accès combinés à la terre: exercice simultané de deux types de droits fonciers différents.

* L'awoba désigne la pratique qui consiste, pour un créancier, à prendre en gage la terre de son débiteur jusqu'au complet remboursement de la dette. Une terre en awoba est une terre prise en gage.

Toutefois, l'inégalité hommes-femmes est moins forte qu'elle ne devrait l'être (si le droit coutumier s'appliquait mécaniquement), car les pratiques s'écartent, au moins partiellement, de la règle de transmission patrilinéaire des biens fonciers. On remarque, en effet, que 20 pour cent des exploitantes agricoles ont hérité de leur père la terre qu'elles cultivent. Cette proportion élevée ne manque pas de surprendre dans une région où la pénurie de terres agricoles devrait, au contraire, rendre très rare l'héritage foncier féminin.

En outre, hommes et femmes accèdent très inégalement au marché foncier. Les femmes ne participent quasiment pas aux transactions marchandes portant sur la terre: 2,4 pour cent des agricultrices seulement ont loué une parcelle et aucune n'en a acheté. Les hommes, au contraire, recourent davantage au marché foncier: 7 pour cent des agriculteurs ont loué une terre et 18,6 pour cent en ont acheté une. Ces résultats montrent que les femmes sont beaucoup plus dépendantes que les hommes de l'application des règles coutumières d'attribution des droits fonciers, car la faiblesse de leurs moyens financiers ne leur permet pas de recourir au marché de la terre.

On remarque, d'autre part, que les femmes cultivent plus souvent que les hommes des parcelles ayant des statuts différents: 13,6 pour cent contre 2 pour cent respectivement. La détention d'un droit d'usufruit sur la terre du mari et sur celle d'un membre masculin du lignage d'origine est la forme la plus fréquente d'exercice simultané de droits différents sur le foncier (6,5 pour cent).

En se fondant sur les données présentées au tableau 1, il est possible de distinguer trois groupes de femmes dans une situation de dépendance inégale par rapport à leur conjoint. Tout d'abord, un groupe de femmes entièrement dépendantes de leur époux pour accéder à la terre. Un deuxième groupe de femmes totalement indépendantes comprenant les femmes exerçant un droit d'usage sur une terre d'un homme de leur patrilignage, les agricultrices «propriétaires» et les femmes ayant loué une parcelle. Ces deux groupes sont de taille comparable et réunissent chacun 45 pour cent environ des exploitantes agricoles. Enfin, un troisième groupe comprenant les femmes détentrices d'un droit d'usage sur la terre de leur époux et disposant aussi d'un autre droit foncier qui leur confère une certaine autonomie par rapport à celui-ci. Il s'agit, le plus souvent, d'un droit d'usufruit sur une terre d'un membre de leur famille d'origine (6,5 pour cent des cas) et, plus rarement, d'un droit privatif (2,4 pour cent) ou d'une terre louée (1 pour cent) ou détenue en awoba (0,7 pour cent). Ce groupe de femmes est numériquement moins important et ne représente que 10,5 pour cent des agricultrices.

Modes d'accès des femmes au foncier et vulnérabilité à la pauvreté. La nature des droits exercés par la femme sur la terre est un bon indicateur de son autonomie économique par rapport à son conjoint. Il s'agit, néanmoins, d'un indicateur imparfait. Il ne permet pas, en effet, de savoir si la taille de son exploitation agricole est suffisante pour nourrir sa famille. Cette information peut être obtenue à partir des réponses fournies par les agricultrices à la question suivante: «Recherchez-vous actuellement une terre à cultiver à votre propre compte?» Une réponse positive indique que les revenus tirés de l'exploitation agricole ne procurent pas une sécurité économique suffisante. La précarité de sa tenure foncière peut également inciter la femme à rechercher une autre parcelle à cultiver afin de réduire le risque d'être privée d'accès au foncier. La «demande de terre» est un assez bon indicateur de la vulnérabilité à la pauvreté. Celle-ci semble particulièrement élevée si l'on considère le pourcentage important d'agricultrices ayant déclaré rechercher une terre à cultiver: 79 pour cent (tableau 2). Les femmes qui détiennent des droits permanents sur la terre (des droits privatifs) semblent disposer d'une plus grande sécurité économique. En effet, leur demande de terre est nettement plus faible que celle des femmes qui ne disposent que de droits temporaires sur la terre: 63 pour cent des premières contre 83,3 pour cent des secondes ont déclaré rechercher une parcelle à cultiver. Cette proportion est encore plus forte parmi les agricultrices qui exploitent une terre qui leur a été prêtée par un homme de leur famille d'origine: 95 pour cent (contre 76 pour cent pour celles qui bénéficient d'un droit d'usage sur la terre de leur époux). En revanche, on n'observe aucune relation entre la demande de terre et l'autonomie ou l'indépendance d'accès au foncier par rapport au mari.

TABLEAU 2

Proportions (%) d'exploitantes agricoles ayant déclaré rechercher une terre à cultiver au moment de l'enquête Fasmir (Bas-Mono béninois, 1993)

Exploitantes agricoles

Recherche une terre à cultiver

Total

Effective

 

(%)

 

 

 

Oui

Non

   

Droit privatif sur la terre:

       

Oui

62,7

37,3

100

59

Non

83,3

16,7

100

234

Ensemble des exploitantes agricoles

79

21

100

293

(Khi2 : 00049)

 

 

 

 

Accès au foncier par rapport au mari:

 

 

 

 

Entièrement indépendant

82

18

100

130

Partiellement indépendant

80,6

19,4

100

31

Entièrement dépendant

76

24

100

132

Ensemble des exploitantes agricoles

79

21

100

293

(Khi2: 41692)

 

 

 

 

Droits fonciers :

 

 

 

 

Droit privatif uniquement

60,5

39,5

100

43

Droit d'usage sur la terre du mari uniquement

76

24

100

132

Droit d'usage sur la terre du patrilignage uniquement

95

5

100

75

Droits d'usage sur la terre du mari et sur celle du patrilignage

84,2

15,8

100

19

Ensemble (droits d'usage)

83

17

100

226

Ensemble des exploitantes agricoles

79

21

100

293

(Khi2: 00009)

       

Source: Enquête Fasmir.

Une très forte proportion de paysannes sans terre. La demande de terre à cultiver permet aussi d'évaluer le nombre de femmes privées de droits fonciers, en d'autres termes, le nombre de paysannes sans terre. Il s'agit des femmes qui, au moment de l'enquête Fasmir, n'étaient pas exploitantes agricoles et souhaitaient le devenir (174 femmes au total). Ce groupe représente 29 pour cent de la population interrogée et 31 pour cent de la population active. Plus de la moitié des paysannes sans terre (57 pour cent) sont commerçantes, un quart sont artisanes ou manœuvres dans les carrières de gravillons proches de la ville de Lokossa (chef-lieu du Département du Mono) et 18,4 pour cent transformatrices de produits agricoles (tableau 3). Les femmes qui ne dépendent plus de l'activité agricole pour assurer la subsistance de leur famille sont peu nombreuses et représentent à peine 16,4 pour cent des femmes actives (93 femmes sur 566). Il s'agit, pour la plupart, de commerçantes (73 pour cent).

Par ailleurs, il convient de souligner que les femmes des jeunes générations rencontrent de plus grandes difficultés pour exercer leurs droits fonciers. Au moment de l'enquête Fasmir, 40,5 pour cent des moins de 35 ans n'avaient pu accéder au foncier contre 21,5 pour cent des femmes plus âgées. Près des deux tiers des paysannes sans terre (65 pour cent) avaient moins de 35 ans.

TABLEAU 3

Proportions (%) de femmes exerçant une activité non agricole à la recherche d'une terre à cultiver (Bas-Mono béninois, 1993)

Activité principale

Recherche une terre à cultiver (%) 

Effectifs

 

Oui

Non

 

Transformatrices de produits

89

11

36

agricoles

18,4

4,3

 

Commerçantes

59,3

40,7

167

 

56,9

73,1

 

Artisanes ou manœuvres dans

67

33

64

les carrières de gravillons

24,7

22,6

 

Ensemble

65

35

-

 

100

100

 

Effectif total des femmes exerçant une activité non agricole

174

93

267

Effectif total des femmes exerçant une activité agricole*

 

 

(299)

Effectif total des femmes actives

 

 

(566)

* Exploitantes agricoles et femmes travaillant comme aides-familiales sur la terre de leur mari.

Source: Enquête Fasmir. Khi2: 00305

Politique agrofoncière de l'État et accroissement des inégalités hommes-femmes

Dans les campagnes du Sud-Bénin la vulnérabilité à la pauvreté concerne davantage les femmes que les hommes en raison des inégalités hommes-femmes dans le domaine de l'accès aux ressources productives (terre, main-d'œuvre et intrants agricoles). La politique de développement rural de l'État a contribué à amplifier ces inégalités. En effet, l'action des organismes publics chargés de la mise en œuvre de cette politique à l'échelle départementale - les Centres d'action régionale pour le développement rural (ou CARDER5) - ont privilégié le secteur des cultures d'exportation (le coton dans le centre et le nord et le palmier à huile dans le sud), à très forte prépondérance masculine, au détriment des cultures vivrières. Les femmes présentes, majoritairement, dans le secteur vivrier, ont peu bénéficié des services des CARDER en matière de vulgarisation agricole (diffusion de techniques comme le semis en ligne, la culture en couloir ou la jachère améliorée), de fourniture d'intrants (semences sélectionnées, produits phytosanitaires) et de crédits. Les CARDER ont, certes, suscité la création de coopératives féminines de production vivrière et la constitution de groupements féminins de transformation des produits agricoles (fabrication de gari [farine de manioc], de tapioca et d'huile de palme). Mais les femmes restent, malgré tout, sous-représentées à l'intérieur du mouvement coopératif (Albert, 1997).

La plupart des groupements féminins du Bénin méridional ont abouti à des échecs relatifs. Les équipements destinés à la transformation des produits agricoles sont demeurés sous-utilisés en raison, notamment, du caractère saisonnier de cette activité. Les groupements de transformatrices de produits agricoles ont été confrontés à des problèmes d'approvisionnement en matières premières et de commercialisation des produits transformés. Les membres des coopératives féminines de production vivrière ont rencontré des difficultés d'accès au foncier et, pour cette raison, les superficies mises en valeur sont demeurées limitées (moins de 1 ha par agricultrice, pour certains groupements). Les difficultés rencontrées par les membres des coopératives pour étendre leurs superficies cultivées ne résultent pas uniquement de la raréfaction des terres agricoles. La défiance de larges fractions de la paysannerie envers les structures d'encadrement du monde rural créées par l'Etat a aussi joué un rôle non négligeable. Les propriétaires fonciers se sont ainsi montrés très réticents à prêter ou louer des terres aux membres des coopératives, de crainte de s'en voir, à terme, dépossédés par l'Etat (Albert, 1997). Enfin, le manque de sécurité foncière des femmes membres de ces groupements de producteurs a freiné l'adoption des innovations techniques proposées par les agents du CARDER.

Les travaux d'infrastructures réalisés ou impulsés par ces organismes publics (forage de puits, construction et équipement de dispensaires et de maternités, réfection et extension du réseau routier permettant le désenclavement de très nombreux villages) ont sans doute davantage contribué à l'amélioration des conditions de vie de la population rurale, tout particulièrement celles des femmes, que leurs interventions dans le secteur vivrier.

En 1991, le Gouvernement béninois a entamé une restructuration des CARDER. Ceux-ci ont perdu leur monopole en matière de fourniture d'intrants agricoles et ont vu leurs prérogatives réduites dans le domaine de la commercialisation du coton. L'Etat a aussi décidé de renforcer leur action en direction des femmes et des jeunes ruraux (D'Orgeval Dubouchet, 1997).

La filière du coton s'est révélée la grande bénéficiaire de la politique agricole menée par l'Etat depuis le début des années 80, ce qui explique, dans une large mesure, l'essor spectaculaire de cette culture d'exportation. On doit également souligner que la production de maïs a connu une très forte augmentation dans les départements où se trouve localisée la filière du coton, le Zou et le Borgou (situés dans le centre et le nord du Bénin, respectivement), en raison des effets secondaires bénéfiques des engrais utilisés dans la culture du coton (Igué, 1999).

Dans la région méridionale densément peuplée, la misère paysanne a pour cause essentielle le manque de terres. Cependant, la pénurie de terres agricoles n'est pas seulement liée à une densification de l'espace rural due à une croissance soutenue de la population. Elle résulte, au moins en partie, de la politique agrofoncière de l'Etat et, plus particulièrement, de la tentative de modernisation de la palmeraie, qui a connu son plein développement dans les années 1960-1980. La création par l'Etat, sans aucune concertation avec la paysannerie, de périmètres d'aménagement rural sur lesquels furent implantés des complexes agro-industriels (comprenant des palmeraies sélectionnées, des zones de cultures annuelles, des zones de boisement et de pâturage et des usines de transformation des produits du palmier à huile), a donné lieu à de très nombreuses expropriations de paysans (Le Meur, 1995). Une part du capital social des coopératives, une rente annuelle peu élevée6 et une parcelle de vivrier de 1,5 ha à l'intérieur du périmètre d'aménagement furent allouées aux paysans expropriés. Ceux-ci durent parfois attendre plusieurs années avant d'obtenir cette parcelle et certains préférèrent migrer en ville (Le Meur, 1995). La création de périmètres d'aménagement rural a accentué la pression foncière et rendu ainsi plus difficile l'accès des femmes et des cadets à la terre (Mongbo et Dossou-Houessou, 2000). En outre, l'installation d'huileries sur les périmètres aménagés a eu pour conséquence de dépouiller les femmes de leur activité traditionnelle de fabrication artisanale d'huile de palme (Droy, 1990).

Les coopératives étaient gérées par une société d'économie mixte, la Société nationale pour le développement rural (SONADER). A l'intérieur de cet organisme, les représentants de l'Etat avaient une influence prépondérante et les décisions relatives à l'organisation du travail, au choix des techniques et des cultures et à la fixation des salaires échappaient, dans une très large mesure, aux paysans membres des coopératives. Les salaires versés par les coopératives étaient faibles et très inférieurs aux revenus procurés par une exploitation agricole. Elles ont donc surtout attiré une main-d'œuvre salariée composée de femmes et de cadets. Le faible niveau de rémunération de la main-d'œuvre, le mauvais fonctionnement des instances décisionnelles des coopératives, en particulier leur bureaucratisation, ainsi que la participation réduite des coopérateurs aux prises de décisions furent autant de facteurs qui contribuèrent à l'échec de la politique de modernisation de la palmeraie du Sud-Bénin. Une opération de rétrocession des terres des coopératives à leurs anciens propriétaires est actuellement en cours, dans le cadre de la restructuration des services agricoles et de la privatisation des sociétés d'Etat prévues par le troisième Plan d'ajustement structurel, adopté par le Gouvernement béninois en 1996 (Mongbo et Dossou-Houessou, 2000).

Les expropriations qui accompagnèrent la constitution des blocs de palmeraies agro-industrielles et celles qui eurent lieu lors de la création des fermes d'Etat, dans les années 70, firent naître, au sein de la paysannerie, une profonde méfiance à l'égard des actions de l'Etat dans le domaine foncier (Pescay, 1998). Ces opérations d'aménagement rural ont contribué à créer une situation d'insécurité foncière qui a découragé l'investissement agricole, tout particulièrement l'investissement à moyen et long termes. En effet, l'adoption de nouvelles pratiques culturales suppose que l'exploitant(e) agricole dispose d'un minimum d'assurance sur l'avenir et, notamment, de garanties suffisantes concernant la pérennité de ses droits fonciers. Or, la politique de l'Etat a, au contraire, provoqué au sein de la paysannerie une très vive inquiétude concernant la pérennité de ses droits fonciers. Il est possible, également, que cette insécurité foncière ait suscité des «stratégies d'appropriation préventive de l'espace», selon la formule de J.-P. Raison (1989), qui ont contribué à rendre plus difficile encore l'accès des femmes et des cadets au foncier7.

La politique agrofoncière de l'Etat a donc eu pour conséquence indirecte d'accroître la pénurie de terres agricoles et d'accentuer les inégalités hommes-femmes en matière d'accès au foncier, mais aussi les inégalités à l'intérieur de la population masculine entre aînés, détenteurs du patrimoine foncier et cadets, héritiers en puissance de ce patrimoine. Les effets de cette politique se sont cumulés avec ceux de la pression démographique et du marché foncier et ont conduit à l'apparition d'une couche de paysan(ne)s sans terre et de paysan(ne)s parcellaires cultivant une terre dont la superficie réduite ne leur permet pas de couvrir leurs besoins fondamentaux et ceux de leur famille.

La précarité de la tenure foncière des femmes du Sud-Bénin compromet le développement de l'agriculture vivrière (et donc l'amélioration de la sécurité alimentaire de la population) en rendant extrêmement difficile tout investissement de long terme dans des techniques permettant, à la fois une meilleure conservation des sols et un accroissement significatif des rendements agricoles. En outre, l'absence de droits permanents des femmes sur la terre contribue à restreindre leur accès au crédit rural, une terre en usufruit n'étant pas considérée comme une garantie fiable pour un emprunt auprès d'une institution financière.

La sécurité foncière peut être évaluée à partir de trois critères:

Si on se fonde sur ces trois critères, les hommes disposent, incontestablement, d'une sécurité foncière très supérieure à celle des femmes dans le sud du Bénin comme, du reste, dans la plupart des régions rurales subsahariennes. En effet, seuls les hommes détiennent des droits fonciers permanents, peuvent pratiquer les cultures de leur choix et transférer d'une manière temporaire ou définitive leurs droits sur la terre, et ce, sous certaines conditions; en effet, les ventes de terres sont soumises à l'approbation des autorités lignagères dans le Bénin méridional. Les femmes, au contraire, ne disposent que de droits temporaires et limités. Elles ne peuvent pratiquer qu'un certain type de cultures (les cultures vivrières) et ne peuvent pas transférer leurs droits fonciers à d'autres personnes (leurs enfants, par exemple). Le manque de sécurité foncière des femmes induit une plus grande vulnérabilité à la pauvreté, car il limite leurs possibilités d'investissement agricole et leur capacité d'épargne (les agricultrices ne peuvent détenir des palmeraies, seule forme d'épargne aisément mobilisable en milieu rural).

Le manque de sécurité de la tenure foncière des femmes (comparée à celle des hommes) ne provient pas seulement du caractère inégalitaire du droit coutumier. Il est aussi lié au développement d'un marché de la terre. Celui-ci fragilise les droits d'usage des femmes en augmentant pour les hommes, détenteurs de droits privatifs, le coût d'opportunité du prêt d'une ou de plusieurs parcelles à leur(s) épouse(s) sans contrepartie financière. Le marché foncier, en transformant progressivement la terre en un capital à valoriser, contribue ainsi à accroître la précarité de la tenure foncière des femmes (à la «précariser»). De plus, l'essor du marché de la terre s'accompagne d'une réduction de la sécurité économique procurée par le système de solidarité familiale à ses membres les plus vulnérables (les femmes et les cadets), car il offre aux dominants de l'ordre lignager (les aînés) la possibilité d'utiliser d'une manière plus rémunératrice leur patrimoine foncier. En d'autres termes, l'extension des transactions marchandes portant sur la terre, en favorisant l'individualisme économique, affaiblit le système de solidarité familiale. La concurrence entre le régime coutumier et un mode marchand d'accès à la terre accentue la vulnérabilité à la pauvreté des deux groupes dont l'accès au foncier dépend le plus étroitement de l'application des règles coutumières: les cadets, dont un grand nombre se trouvent contraints de migrer en ville, et les femmes.

La politique agrofoncière de l'État en suscitant, au sein de la paysannerie, une très grande incertitude sur la pérennité de ses droits fonciers a contribué à fragiliser le régime coutumier et renforcé ainsi la tendance à la marchandisation de la terre. L'affaiblissement de la force contraignante des règles coutumières d'attribution des droits fonciers a suscité des inégalités d'un autre ordre entre hommes comme entre hommes et femmes, fondées sur la capacité inégale d'accéder au marché foncier dans des conditions satisfaisantes.

L'augmentation de la précarité de la tenure foncière des femmes a amorcé un processus de féminisation de la pauvreté rurale.

BIBLIOGRAPHIE

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1   Le Dahomey est l'ancien nom du Bénin. Le royaume du Dahomey, fondé au début du XVIIe siècle, contrôlait, au milieu du XIXe siècle, la majeure partie du Sud-Bénin actuel.

2 Toutes les données sur la pauvreté sont tirées du Rapport sur la pauvreté au Bénin du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), publié en 1997. Le PNUD a découpé l'espace béninois en huit zones agroécologiques dont les frontières ne recoupent pas celles des départements. Pour chacune d'elles, ainsi que pour les villes, un seuil monétaire de pauvreté a été élaboré au-dessous duquel une personne n'est pas en mesure de satisfaire ses besoins fondamentaux (nourriture, logement, habillement, santé). Le Sud-Bénin rural comprend trois zones agroécologiques: la zone du plateau des terres de barre, très densément peuplée (231 habitants au kilomètre carré), la zone des pêcheries (190 habitants au kilomètre carré) et la zone de la «dépression» (115 habitants au kilomètre carré).

3 L'étude du PNUD sur la pauvreté au Bénin considère comme vulnérable à la pauvreté toute personne membre d'un ménage dont les dépenses de consommation représentent, au maximum, 1,5 fois le seuil monétaire de pauvreté (PNUD, 1997).

4 Les palmeraies peuvent également faire l'objet de transactions marchandes dans le cadre de contrats-palmiers. Le prix d'achat d'une palmeraie dépend de sa densité et de l'âge des palmiers. L'acheteur exploite la palmeraie pendant une période comprise entre huit et 13 ans environ, période au terme de laquelle il procède à l'abattage des palmiers avant de rétrocéder la terre à son propriétaire.

5 A l'exception du CARDER du Mono, créé en 1969, les CARDER des autres départements ont tous été mis en place par l'Etat au cours de la seconde moitié des années 70.

6 Cette rente annuelle représentait à peine 3 pour cent de la valeur vénale des terres avant aménagement.

7 Ces stratégies peuvent, par exemple, consister en l'expansion des superficies plantées en palmiers à huile. Les palmeraies permettent, en effet, à leurs possesseurs de marquer durablement leur emprise sur la terre et d'affirmer ainsi, face à l'Etat, leur droit privatif sur le foncier.

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