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LES RESSOURCES HALIEUTIQUES DU LAC EDOUARD/IDI AMIN

d'après

F. René et P. Daniel
JEFAD/CEA

1. INTRODUCTION - PRESENTATION GENERALE DU LAC EDOUARD

Le lac Edouard est un des grands lacs de la zone ouest du Rift africain, situé à une altitude de 914 mètres. Sa superficie est de 2.240 km2, dont 1.630 km2 se trouvent au Zaïre (73 %) et 600 km2 en Ouganda (27 %). C'est un lac de forme ovale, d'une longueur et d'une largeur maximales respectivement de 90 km et de 40 km.

Sa profondeur moyenne est de 33 m, mais celle-ci est inégalement répartie. Dans les eaux ougandaises, la profondeur moyenne est de 17 m mais elle ne dépasse jamais 40 m de profondeur. Par contre, du côté zaïrois, le lac est plus profond, sa profondeur moyenne se situe à 40 m et la profondeur maximale de 117 m n'est atteinte seulement qu'5 km de la côte zaïroise, qui à cet endroit, s'élève brutalement vers des reliefs dépassant 2.500 m d'altitude. Ces eaux plus profondes sont moins productives que dans la partie ougandaise où la pente est beaucoup plus douce.

Le lac est alimenté principalement par la rivière Nyamgasani, au nord, qui draîne la partie sud-ouest des montagnes Ruwenzori, et au sud, les rivières Ishasha, Rutchuru et Rwindi. Il reçoit aussi le canal Kasinga, qui le relie au lac George situé en territoire ougandais, mais la contribution de ce dernier aux eaux du lac est faible par rapport à celle des rivières. Son émissaire est la rivière Semliki, qui va se jeter dans le lac Mobutu.

Le canal de Kasinga, au nord-est du lac Edouard, fait 40 km de long pour une largeur maximale inférieure à 1 km. Le lac George, d'une superficie totale de 270 km2, est situé dans une cuvette très peu profonde du Rift (2,5 m de profondeur moyenne). Sa profondeur maximale est de 7 m, mais il dépasse très rarement 3 m de profondeur. Ainsi, d'un point de vue géographique, il peut être considéré comme étant un simple appendice du lac Edouard. Ses principaux tributaires sont les rivières Nzonga, Mobutu qui sont caractérisées par une très forte turbidité et une énorme production primaire.

Enfin, ces deux lacs sont entièrement inclus dans des parcs nationaux et ceci tant du côté zaïrois qu'ougandais. Cependant, il faut noter que le Zaïre considère les eaux du lac Edouard comme faisant partie intégrante du parc, tandis que l'Ouganda le considère comme une entité autonome.

2. LES ESPECES EXPLOITABLES

Le lac Edouard est d'une relative pauvreté spécifique. Les genres soudaniens Lates, Hydrocynus et Synodontis, retrouvés dans les couches fossilifères datant du pléistocène, n'y sont plus présents actuellement. Le nombre d'espèces recensées varie de 26 selon Hulot 1 à 47, dont 28 cichlidés selon Greenwood 2. Toujours est-il que seules 5 espèces font véritablement l'objet d'une exploitation commerciale:

-Cichlidae:TilapiaOreochromis sp. (O. niloticus)
Sarotherodon sp.
-Siluriformes:Bagrus sp. (B. docmac)
Clarias gariepinus
Protopterus aethiopicus
-Cyprinidae:Barbus sp. (B. altianalis)

D'autres espèces de taille importante (taille adulte de 15 cm) existent mais ont peu de valeur économique, ou ne sont pas exploitées, comme Labeo forskalii, Mormyrus Kannume, ou Haplochromis squamipinnis, ce dernier a pourtant une forte valeur économique dans d'autres pêcheries lacustres. Par ailleurs, un grand nombre d'espèces de petite taille, principalement des genres Haplochromis et Aplocheilichthys, mais aussi Rastrineobola (Engraulicypris) ne sont actuellement pas exploitées. Ici, contrairement à ce qui se passe au lac Mobutu, la taille des espèces pêchées est donc relativement homogène.

1 Hulot A., 1956. Aperçu sur la question de la pêche industrielle aux lacs Kivu, Edouard et Albert. Bulletin agricole du Congo belge, 47 (4): 68p.

2 Greenwood P.H., 1964. Explosive speciation in African lakes. Proc. R. Inst. GR. BR., 40: 256–269p.

3. LES CONNAISSANCES SUR LES STOCKS

3.1. Potentiel

Comme pour le lac Mobutu, les seules évaluations de production potentielle sont fondées sur des modèles environnementaux.

En 1989, Jan Michael Vakily, ayant appliqué au lac les modèles de Henderson et Welcomme 1 et de Schlesinger et Régier 2, a estimé la production maximale équilibrée à 15.000 ou 16.000 tonnes (voir annexe 1).

1 Henderson K.F. et Welcomme R.L., 1974. Relation entre la production, l'indice morpho-édaphique et le nombre de pêcheurs des pêcheries des eaux continentales d'Afrique. CIFA occas. pap. (1): 19p.

2 Schlesinger D.A. et Régier H.A., 1989. Climatic and morpho-edphic of fish yields from natural lakes. Transactions of the American Fisheries Society, 111: 141–150p dans Valiky J.M, 1989

3.2 Répartition géographique

Le lac Edouard est composé d'une zone côtière peu profonde (30 m) et d'une zone profonde, située côté zaïrois du lac. Bien qu'il existe des mouvements permanents entre ces deux zones, elles représentent néanmoins deux stocks distincts de poissons.

3.2.1. Zone peu profonde

Cette zone est la plus riche et fournit la majorité des captures actuelles. C'est là que se trouve la quasi-totalité des espèces commercialement exploitées, et en premier lieu les tilapias.

3.2.2. Zone profonde

Des essais d'échosondage dans cette zone ont permis de dépister des concentrations de poissons jusqu'à une profondeur de 40 m environ; en dessous, les poissons sont très rares. Rappelons qu'exception faite des mois qui suivent le brassage annuel des eaux en août, c'est à cette profondeur que se situe la limite inférieure de diffusion de l'oxygène. Cela représente donc une bande d'environ 10 m de profondeur qui, en l'absence de toute pêche semi-industrielle, n'est actuellement pas exploitée. Les essais de relance de cette activité par la COPEVI (sur un financement CEBEMO de 20 millions de francs belges) sont encore peu significatifs à ce jour.

Il serait souhaitable de procéder à l'évaluation du stock constitué d'espèces de petite taille (taille adulte 15 cm), mais présentes en grand nombre, notamment les genres Haplochromis et Aplocheilichthys. En effet, ces espèces à cycle de vie court et donc à rapport Production/Biomasse très élevé ont une très forte productivité potentielle. C'est en tout cas ce que tend à démontrer de façon quantitative la formule empirique de Pauly 3, qui estime que le MSY augmente de façon exponentielle quand le poids individual des poissons diminue:

MSY (kg/ha/an) = 2,3-0,26 W (g) × Bv (kg/ha)

Ce stock, sur lequel seuls les prédateurs se nourrissent pour l'instant, pourrait donc éventuellement, sous réserve d'une évaluation quantitative précise, servir de support à une petite exploitation semi-industrielle et fournir un complément de production limité à la pêcherie zaïroise.

3 Pauly D., 1982. Studying single-species dynamics in a tropical multi-species context. ICLARM Conf. Proc. (9): 33–70p. dans Marshall B.E., 1984. Small pelagic fishes and fisheries in inland waters, CIFA Tech. Pap. (14): 25 p.

3.3.3. Production

La production totale du lac Edouard a été estimée à 14.000–15.000 tonnes pour le Zaïre (75 %). Comme pour le lac Mobutu, ces statistiques sont peu fiables, et sans doute sous-estimées, pour les raisons suivantes:

Globalement, à partir de séries effectuées à Vitshumbi, Vakily (étude déjà citée) a évalué la sous-estimation systématique des captures à environ 30%. Cela ramènerait la production globale du lac à environ 18.000 tonnes, soit audessus de la limite de sur-exploitation biologique estimée. Deux études menées en 1989 pour le Zaïre (Vakily J.M., 1989) et pour l'Ouganda 1 sont arrivées à la même conclusion, à savoir que même en l'absence d'estimations plus précises du potentiel et de statistiques plus fiables, on pouvait d'ores et déjà penser que le lac était arrivé à un niveau d'exploitation maximal, voire à une surexploitation, au moins pour certaines espèces.

1 Dunn J., 1989. Fishery management study in the Queen Elisabeth National Park, Ouganda, CEE.

3.4. Les pêcheries des lacs Mobutu, Edouard et George

3.4.1. Principales données de production (1988)

 Superficie
(km2)
MSY (tonne/an)Production
(tonne)
Nombre de bateaux
MinimumMaximum
Mobutu5.27021.00030.00022.5003.300
Edouard2.24015.00016.00014.3001.700
George   270  4.000  5.000  2.500   200

3.4.2. Comparaison des ressources (1988)

 MSY (kg/ha)Production tonne/km2Production par bateau (tonne/an)Nombre de bateaux
MinimumMaximum
Mobutu  40  574,27  6,820,63
Edouard  66  706,38  8,410,76
George1481859,2612,500,74

Ces chiffres montrent que les lacs Edouard et Mobutu ont une production à peu près équivalente, avec cependant un avantage pour le premier. Le cas du lac George est particulier, c'est un lac d'une productivité tout à fait exceptionnelle, parmi les plus élevées de tous les plans d'eau naturels du monde.

3.4.3. Répartition des captures en pourcentage

 ZaïreOugandaTOTAL
Tilapia713659   
Bagrus152819,5
Protoptère  72212,1
Clarias  3  6
Barbus  2  2
Divers  2  6  3,4

Les tilapias constituent la première espèce pêchée et représentent environ 60 % des captures, viennent ensuite les Baqrus (environ 20 %) et les protoptères (environ 10 %). Comme c'est le cas au lac Mobutu, les tilapias représentent pour le Zaïre une part beaucoup plus importante (70 % contre 35 %) des captures que pour l'Ouganda, où les Baqrus (30 %) et les protoptères (20 %) sont proportionnellement plus représentés (15 et 7 % au Zaïre).

3.4.4. Variations saisonnières

Vakily a établi des “coefficients de capture” mensuels à partir de données recueillies à Vitshumbi de janvier 1987 à juin 1988, pour les sennes de plage et pour les filets maillants. Il trouve la même évolution mensuelle pour les deux engins, bien que les variations des taux de captures soient moins prononcées pour les filets dormants que pour les sennes de plage. Peut-être estce dû au fait que ces dernières, étant employées en bordure de côte, souvent dans des zones de frayères, sont plus dépendantes du comportement reproducteur des poissons.

La capturabilité est minimale en janvier, puis atteint un sommet en mars-avril. Elle diminue ensuite, jusqu'en juillet puis atteint un deuxième sommet en octobre. Cette saisonnalité est donc fortement liée au climat, les meilleures captures étant réalisées pendant les périodes pluvieuses, périodes qui correspondent également aux températures de l'eau de surface les plus élevées.

4. CONTRAINTES LIEES A LA RESSOURCE ET RECOMMANDATIONS

4.1. Niveau d'exploitation

Comme nous l'avons vu dans le paragraphe 3.3.3., le lac est arrivé à l'heure actuelle à un niveau d'exploitation maximal. Les ressources côtières de tilapias montrent même des signes de sur-exploitation: réduction de la taille moyenne des captures, taille moyenne de première maturité relativement faible. Cela concorde également avec la tendance croissante à la réduction du maillage des sennes de plage et à l'augmentation des pêches illégales dans les frayères.

Il convient donc de réaliser au plus tôt une évaluation précise des stocks exploitables, et de mettre en place, en fonction des résultats de cette étude, une politique commune d'aménagement de la pêcherie. En effet, même si l'exploitation des ressources profondes s'avérait économiquement rentable, cela ne permettrait qu'un accroissement modéré du volume débarqué.

Il ne faut donc pas s'attendre dans l'avenir à une augmentation importante des captures. Le développement de la pêcherie s'effectuera plutôt, comme dans le cas du lac Mobutu, vers une gestion rationnelle et une préservation des ressources afin de consolider les captures à leur niveau actuel.

4.2. Protection des frayères et des nurseries

Actuellement, cette protection est inefficace. La pêche illégale dans ces zones, la plupart du temps de nuit avec des sennes de plage de très petits maillages, provoque des pertes considérables dans les populations de jeunes tilapias. Au Zaïre par exemple, ces sennes sont pratiquement toutes enregistrées à Vitshumbi, où les zones qui leur sont accessibles sont justement des frayères dans leur quasi totalité. En avril 1989, les services de l'ECN (Environnement et conservation de la nature) ont ordonné la destruction de ces sennes, mais cette pratique n'a pas disparu pour autant, bien qu'elle ait été réduite.

La prise de conscience du danger potentiel de cette pêche, tant par les agents de contrôle et de répression, que par les pêcheurs eux-mêmes risque de demander la mise en oeuvre d'une politique de sensibilisation de longue haleine. Et pour l'instant, même si les infractions sont réprimées, l'amende infligée n'est pas assez lourde pour être dissuasive.

Le meilleur moyen d'assurer une production efficace serait donc, comme l'a proposé Mr. Vakily, non seulement de mieux recenser et signaliser ces réserves, mais encore de les rendre inaccessibles à la pêche à la senne par l'immersion d'obstacles lourds.

4.3. Exploitation des ressources profondes

Ces ressources pourraient apporter un complément appréciable à la production globale de la pêcherie. Néanmoins, avant leur mise en exploitation, (déjà amorcée au Zaïre par la COPEVI) il conviendrait de s'assurer de leur disponibilité en quantité suffisante pour soutenir une petite pêcherie semi-industrielle. Ceci nécessite une étude biologique du stock, puis une étude de faisabilité économique.

5. CONCLUSION ET MISE EN GARDE

De même que pour le lac Mobutu, les ressources du lac Edouard semblent être exploitées au maximum. Cela souligne l'urgence d'une évaluation précise des stocks disponibles et d'une politique commune d'aménagement rationnel de la pêcherie. En effet, toute augmentation intempestive de l'effort de pêche, c'est-à-dire sans évaluation préalable des ressources, risque de créer une situation de sur-exploitation préjudiciable à l'ensemble de la pêcherie.

Or, jusqu'à présent, la pression de pêche a été limitée en quelque sorte “naturellement” par la précarité des conditions de vie des pêcheurs, le poids des “taxes” qu'ils supportent, l'extrême enclavement de la région et les difficultés qui en découlent tant pour s'approvisionner en intrants de pêche que pour écouler la production.

Tout effort de développement, d'amélioration des infrastructures et de l'équipement, donc du niveau de vie des pêcheurs engendrera forcément une tendance à l'accroissement de la pression de pêche, ce qui risquerait rapidement de réduire à néant ce développement. Par conséquent, une limitation de l'effort, et/ou de l'accès à la pêcherie sera assez vite indispensable. Son meilleur gage d'efficacité serait d'être le moins répressif possible, et donc d'être en grande partie le fait des communautés de pêcheurs elles-mêmes. Un effort de sensibilisation et d'organisation de ces communautés est donc nécessaire.

Annexe 1

Estimation de la production potentielle du lac Edouard

1. PAR LE MODELE DE HENDERSON ET WELCOMME

Ce modèle est fondé sur l'indice morpho-édaphique (IME) déduit de la conductivité de l'eau (c) et de la profondeur moyenne (p):

On en déduit les captures annuelles:

MSY = 14,3136 × IME × exp(0,4681) = 66 kg/ha

MSY = 15.000 tonnes/an

2. PAR LE MODELE DE SCHLESINGER ET REGIER

L'indice morpho-édaphique (IME) est ici fonction total des solides dissous (S) et de la profondeur moyenne annuelle de la température de l'air (T=25,6°C)

log MSY = 0,05 T + 0,28 log IME + 0,236

MSY = 70 kg/ha

MSY = 16.000 tonnes/an


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