Arbres hors forêt et systèmes de production
Photo 34. Ripisylve aux fonctions multiples, Tanzanie. (© Bellefontaine/Cirad)
Les arbres hors forêt se rencontrent dans de nombreux systèmes de production, où leur statut, leur fonction et leur avenir soulèvent des questions complexes. Pour illustrer la diversité de ces problématiques, trois exemples ont été choisis. Le premier porte sur les agroforêts des zones tropicales humides d'Asie, dont le statut, forestier ou agricole, n'est pas encore tranché. Le deuxième concerne les plantations de caféier des zones tropicales de montagne d'Amérique centrale et du Mexique, qui tentent de concilier impératifs économiques et exigences écologiques. Le dernier exemple est celui des systèmes linéaires, dont la sauvegarde et la gestion ne peuvent s'inscrire que dans un aménagement intégré du territoire.
Les forêts dans le monde sont parcourues, exploitées, travaillées par les paysans, souvent reconstruites en fonction de leurs besoins, et cela depuis fort longtemps. Les écosystèmes concernés par ces activités multiples et répétées s'en trouvent fortement modifiés dans leur composition, leur structure et leurs fonctions, parfois jusqu'à perdre une large fraction de leur couverture arborée. Certains systèmes comme les agroforêts indonésiennes offrent une affinité «forestière»: ils sont toutefois le résultat d'un fort processus d'anthropisation de l'écosystème qui aura permis aux paysans de tendre vers une appropriation individuelle et collective des terres et des ressources.
L'archipel indonésien apparaît encore comme l'une des dernières grandes réserves de forêts denses sempervirentes du globe. Mais celles-ci cachent une réalité complexe. Des formations de faciès, de compositions et de statuts extrêmement variés s'agrègent autour de ce terme de «forêt». On y trouve en particulier la majorité des végétations arborescentes, reconstruites ou simplement utilisées par les paysans, soit plusieurs dizaines de millions d'hectares. On connaît bien, dans la littérature scientifique internationale, l'originalité et l'importance du jardin familial (homegarden) javanais, souvent cité comme modèle d'une agroforesterie paysanne complexe, qui a réussi l'exploit de restituer, sur une surface d'à peine quelques dizaines de mètres carrés, un système aux multiples étages dont la biodiversité est élevée et la productivité, étonnante (Soemarwotto, 1987; Christanty, 1990; Karyono, 1990). Ces jardins forment des îlots arborés bien caractéristiques au milieu des rizières, et constituent l'une des réserves les plus importantes d'arbres hors forêt de Java.
On connaît moins les modèles plus extensifs d'agroforêts des îles extérieures, établis sur les pourtours des grands massifs forestiers, sur des terres de médiocre fertilité, parfois difficilement discernables de ces forêts dites «naturelles», et qui produisent pourtant une partie essentielle des fruits, bambous, rotins, résines, caoutchoucs et épices commercialisés dans l'archipel (Michon, 1999). L'une des caractéristiques majeures de l'agriculture paysanne des îles extérieures réside dans l'intégration de ressources ligneuses aux systèmes de production agricole, non seulement pour la subsistance, mais surtout pour le marché. Cette intégration s'est opérée, au cours des siècles derniers, et s'opère encore actuellement, par le biais de l'essartage, c'est-à-dire après une destruction initiale du couvert forestier dit «naturel» de forêts «primaires» ou de végétations «secondaires». Une bonne part des terres ouvertes initialement pour la production de riz pluvial est vouée aux cultures pérennes. Cette arboriculture paysanne intègre des plantes d'origine exotique, mais aussi et surtout des espèces locales et forestières comme le cannelier, le muscadier, le giroflier, les rotins, les arbres à benjoin, les arbres à résine damar, de nombreux fruitiers (durian, langsat, ramboutan, manguier, noix d'illipe et autres noix) et des Ficus producteurs de caoutchouc. Certaines de ces plantes sont gérées de façon classique en monoculture: les forêts côtières converties depuis longtemps déjà en cocoteraies villageoises peuvent être considérées comme des zones déboisées et les arbres qui y prospèrent sont, indubitablement, des «arbres hors forêt». Or, la plupart de ces cultures pérennes en milieu paysan ont droit à un traitement complexe, qui entraîne des débats sur la nature «forestière» ou «agricole» des systèmes résultants. L'exemple de la culture du damar, une diptérocarpacée des forêts locales qui produit de la résine, illustre bien l'originalité de ces pratiques paysannes liées à l'arbre (encadré 35).
L'exemple du damar se retrouve, avec de légères variantes dans les itinéraires techniques ou dans les modèles sociaux et institutionnels qui les régissent, dans le développement d'autres cultures arborescentes d'origine forestière. Les paysans bataks des hautes terres de Sumatra Nord ont ainsi établi depuis deux siècles des jardins-forêts à benjoin (Styrax sp.) pour produire la résine du même nom (Watanabe, 1990; Katz, 2000; Garcia et al., 2000; Angelsen et al., 2000). Les rotins (Calamus caesius, essentiellement) sont cultivés dans des «jachères surveillées», qui peu à peu évoluent en jardins forestiers et peuvent rester en place jusqu'à cinquante ans (Fried, 2000). D'autres exemples ont en commun un passage plus ou moins ancien d'un système extractiviste (le produit-pivot du jardin actuel était autrefois collecté en forêt) à un système de production finalisée. L'exemple est bien connu pour les épices comme la muscade et le girofle, pour le benjoin (Katz, 2000) et la cannelle (Aumeeruddy, 1993). Après 1910, la culture de l'hévéa brésilien a très vite remplacé la collecte des caoutchoucs sauvages, économiquement très importante pendant toute la seconde moitié du XIXe siècle pour les populations d'essarteurs des basses terres de Sumatra et de Bornéo (Dove, 1994).
Ce passage s'est la plupart du temps accompagné d'un bouleversement dans le statut et la fonction des anciennes terres forestières, et souvent aussi d'importants bouleversements sociaux. Les plantations-jardins qui en résultent constituent aujourd'hui le pivot des systèmes de production agricole au sein desquels elles se sont mises en place, qu'il s'agisse de systèmes à composante d'essartage ou de systèmes définitivement fixés. Toutes ont plus une allure de «forêt» que de plantation monospécifique et équienne. Faut-il pour autant les assimiler à des «forêts»? Faut-il les inventorier dans les catégories classiques de «forêt primaire» ou de «végétation secondaire dégradée», typiques des inventaires forestiers? Sinon, ont-elles dans le paysage la même fonction qu'une plantation industrielle?
Comment faut-il donc les définir? La question est intéressante pour plusieurs raisons. La première tient à l'importance de ces systèmes sur le plan de l'occupation de l'espace. Ces plantations-jardins ou ces jardins-forêts sont loin d'être anecdotiques. En recoupant plusieurs inventaires, on peut estimer qu'ils couvrent plus d'une dizaine de millions d'hectares sur tout l'archipel. Les petites plantations paysannes d'hévéa (jungle rubber) couvrent à elles seules entre 2,5 et 3 millions d'hectares sur les îles de Sumatra et de Kalimantan (Dove, 1993; Gouyon et al., 1993). Dans les provinces de Jambi, Riau et Kalimantan Ouest, elles représentent très certainement la majeure partie des surfaces habituellement répertoriées en «forêt secondaire» ou «forêt exploitée». Les jardins à damars s'étendent sur 60 000 hectares, actuellement cartographiés comme «forêt primaire intacte». Ils représentent entre autres la quasi-totalité de la ceinture «forestière» de la zone périphérique du parc national de l'ouest de la province. Les divers jardins fruitiers qui ceinturent les villages de Sumatra couvriraient à eux seuls environ 3 millions d'hectares, eux aussi répertoriés comme «forêt», «primaire» ou «secondaire». Ils occupent très certainement une surface comparable dans les provinces de Kalimantan. Leur équivalent javanais, plus policé, connu sous l'appellation de homegarden, couvrirait aussi entre 3 et 4 millions d'hectares. Les jardins à benjoins couvrent la majorité des terres du district de Sumatra Nord. Ces chiffres sont à comparer aux 4,5 millions d'hectares de grandes plantations de palmier à huile ou aux 3 millions d'hectares de plantations forestières industrielles.
Le débat pourrait s'ouvrir si l'on considère le fait que le terme de «forêt», habituellement perçu avant tout comme un faciès végétal particulier, correspond le plus souvent à quatre entités distinctes et généralement non superposables: un système biologique et écologique (écosystème, lieu de la biodiversité); une somme de ressources économiques exploitables (bois, ressources non ligneuses); une ressource à valeur sociale individuelle ou collective (terre-patrimoine, eau); enfin un enjeu géopolitique (territoire, domaine sous contrôle ou espace à conquérir).
Comment la transformation agroforestière opérée par les paysans indonésiens modifie-t-elle les composantes de cette entité à facettes multiples qu'est la «forêt»? Elle bouleverse certainement les structures et certaines fonctions de l'écosystème, et entraîne une réduction de la biodiversité. Cependant, de nombreuses études ont montré les fortes affinités «forestières» des systèmes résultants. Pour un biologiste non averti, une agroforêt est tout autant une «forêt» que peut l'être une ancienne jachère non remaniée. Il est important de noter que cette affinité forestière est une résultante des itinéraires techniques choisis, et non une fin en soi pour les paysans. Les paysans ne recherchent pas la biodiversité comme un objectif affirmé de production.
La transformation agroforestière agit fortement sur les niveaux naturels des stocks de ressources disponibles pour les adapter aux besoins économiques du moment. Là encore, les études ont montré que certaines ressources typiquement «forestières» étaient conservées ou restituées, que la plupart des ressources-pivot des systèmes mis en place étaient aussi classiquement considérées par les forestiers comme des «produits forestiers non ligneux» (jusqu'à un prochain reclassement en «produits agricoles»15 ), mais que pour les paysans ces produits étaient des produits de «jardin», dénomination qui prend en compte le capital investi dans la production: travail physique, enjeu social, intrants divers.
La transformation agroforestière permet souvent de changer le statut juridique de l'espace et des ressources qu'il contient, c'est-à-dire le lieu social de son contrôle. A l'échelon local, cette construction agroforestière est pensée comme un réel processus d'appropriation, qui permet de transformer un espace au départ collectif (la forêt villageoise) en terre à statut d'appropriation plus privée, sous le contrôle individuel d'un propriétaire ou d'un clan (Peluso, 1993). Dans les relations entre collectivité locale et administration nationale, elle permet aux paysans de mieux revendiquer sur les terres forestières, vis-à-vis de l'Etat souverain, des droits de propriété au moins coutumière sur des espaces traditionnellement intégrés au territoire villageois, mais en litige. La transformation agroforestière sert toujours à redéfinir la base des relations entre les diverses catégories d'acteurs au sujet de l'accès et du contrôle de ressources et d'espaces vitaux (Dove, 1995; Michon, 2000). Enfin, cette appropriation reconnue de l'espace, par l'individu qui a opéré la transformation, permet de créer des patrimoines fonciers transmissibles aux générations futures et constitue donc un acte fondateur essentiel des familles, des lignages ou des clans (Mary, 1987; Michon, 2000).
La plupart des discussions actuelles sur la «forêt» se concentrent sur les aspects structuraux, biologiques ou environnementaux et, pour ce qui est des aspects économiques, sur leur traduction comptable. Ce sont sans doute les plus faciles à appréhender, en tous cas, à chiffrer. Définitions, inventaires et évaluations économiques cachent le vrai débat qui n'est pas celui de savoir combien de ressources forestières il reste actuellement dans le monde ou quelle est leur valeur réelle ou potentielle. Les questions que posent ces exemples paysans d'agroforesterie dépassent en effet largement les besoins comptables de recensement des ressources ligneuses à l'échelle d'un pays ou d'une région. Elles vont aussi au-delà des limites d'un débat académique sur la définition scientifique d'une forêt. Elles renvoient à la conception même des différents systèmes d'utilisation des terres et des arbres, comme enjeu des relations économiques, sociales et politiques entre les différentes catégories d'acteurs, que ce soit entre Etats, forestiers et collectivités locales, ou au sein même de ces collectivités.
Le caféier Arabica (Coffea arabica) est une plante d'ombre bien adaptée au climat des montagnes tropicales d'Amérique centrale et du Mexique, où il est surtout cultivé dans de petites exploitations (encadré 36). Il donne ses meilleures productions, en quantité et en qualité, dans les zones humides où la période sèche ne dépasse pas quatre mois (Alvarez et al., 1992), à une altitude supérieure à 1 200 m, dans des sols profonds généralement volcaniques (IICA, 1995; Salinas, 1991). Mais bien souvent il est planté dans des conditions nettement moins favorables, sur des sols pauvres, dans des régions de basse altitude, où les précipitations sont réduites et où la saison sèche et chaude est marquée (Galloway et Beer, 1997). Dans ces conditions suboptimales pour la production du café, le caféier est associé à des arbres d'ombrage, qui maintiennent un microclimat favorable à sa croissance et permettent de diversifier la production. Ces systèmes agroforestiers complexes comprennent parfois trois strates de végétation (Tulet, 1992; Moguel et Toledo, 1999), où les plants de caféier sont mêlés aux bananiers, aux arbres fruitiers et aux essences forestières.
Photo 35. Production de café sous ombrage, Costa Rica. (© Harmand/Cirad)
Même si récemment l'introduction des nouvelles variétés naines, qui supportent le plein ensoleillement et résistent à la rouille orangée, a profondément modifié les systèmes de culture, aboutissant parfois à l'élimination complète des arbres d'ombrage, les plantations agroforestières se sont maintenues dans bien des régions, où les paysans continuent de cultiver des espèces ligneuses et fruitières en association avec ces nouvelles variétés. De tels systèmes s'avèrent non seulement économiquement moins hasardeux, mais aussi écologiquement plus durables (Vaast et Snoeck, 1999). Ainsi, des systèmes extrêmement diversifiés coexistent, depuis la monoculture intensive jusqu'à la polyculture extensive avec des arbres médicinaux, des fruitiers et des légumineuses arborescentes, en passant par tous les intermédiaires.
En fonction de leur diversité, de leur complexité et de l'intensité de leur gestion, les systèmes caféiers peuvent se classer en cinq grandes catégories (figure 4; tableau 4):
Pays |
Systèmes* |
Surface totale en caféiers |
Caféières parmi cultures pérennes (%) |
Total des exploitations |
Petites exploitations(%) | ||
|
trad. |
interm. |
techn. |
|
|
|
|
Mexique |
10 |
73 |
17 |
669 |
43 |
275 000 |
98 |
Costa Rica |
10 |
50 |
40 |
98 |
39 |
55 000 |
85 |
Salvador |
92 |
n.d. |
8 |
165 |
100 |
35 000 |
79 |
Guatemala |
45 |
35 |
20 |
260 |
50 |
34 000 |
78 |
Honduras |
15 |
50 |
35 |
205 |
69 |
38 000 |
98 |
Nicaragua |
56 |
15 |
29 |
90 |
43 |
15 000 |
85 |
Panama |
n.d. |
n.d. |
n.d. |
25 |
16 |
31 000 |
94 |
Source: Rice et Ward (1996) et
Statistiques de la FAO (2000). |
Les systèmes de culture traditionnels prédominent au Salvador, où d'ailleurs les caféières représentent la totalité des surfaces avec une présence d'espèces forestières. Les systèmes à base de polyculture sont les plus fréquents au Guatemala, au Honduras et au Nicaragua. Les systèmes intensifs plus modernes sont pratiqués par 40 pour cent des exploitations du Costa Rica, environ 20 pour cent de celles du Guatemala, et aux alentours de 30 pour cent de celles du Honduras et du Nicaragua. Les différences entre pays sont importantes, et à ce titre on peut mentionner que seulement 10 pour cent des caféières sont sous ombrage forestier au Costa Rica contre 90 pour cent au Salvador. En général, les systèmes traditionnels et la polyculture prédominent dans les petites exploitations, alors que les grandes surfaces caféières sont plutôt conduites sur un mode intensif.
De nombreuses espèces ligneuses sont utilisées comme arbres d'ombrage permanent. Du Mexique (Soto-Pinto, 2000) au Nicaragua (Galloway et Beer, 1997), les espèces du genre Inga spp. sont les plus utilisées. Ces légumineuses fixatrices d'azote ont une croissance rapide et une grande capacité de régénération après la taille; elles conservent leurs feuilles en saison sèche et produisent du bois de feu et du bois de service. Dans les zones de basse altitude, au Honduras et au Nicaragua, Gliricidia sepium est fréquemment planté bien qu'il présente l'inconvénient de perdre ses feuilles en saison sèche chaude. Au Costa Rica, la légumineuse Erythrina poeppigiana est l'espèce d'ombrage la plus courante du fait de sa capacité à supporter des émondages fréquents et drastiques. L'installation de brise-vent dans les caféières est également une pratique qui s'est développée dans beaucoup de pays et les espèces utilisées sont nombreuses: Cupressus, Eucalyptus, Croton, Cordia, entre autres (Galloway et Beer, 1997).
Figure 4. Représentation des cinq grandes classes de systèmes caféiers en Amérique centrale et au Mexique (adaptée de Moguel et Toledo, 1999).
Du point de vue écologique, les systèmes agroforestiers caféiers présentent de nombreux avantages. Dans certains pays comme le Salvador, la zone caféicole constitue le principal espace boisé artificiel. La rugosité du paysage, créée par la strate arborée, rend l'écosystème plus résistant aux événements climatiques exceptionnels, comme les ouragans. Ce couvert arboré joue un rôle essentiel dans la conservation des sols agricoles, en particulier sur les pentes. L'apport d'émondes (encadré 37) limite le ruissellement et enrichit continuellement le sol en matière organique. Par ailleurs, dans un système avec ombrage, les besoins nutritionnels du caféier sont moindres qu'en pleine lumière, alors que le recyclage et la capacité de rétention des éléments minéraux sont accrus. Ces facteurs permettent de diminuer l'apport d'engrais et réduisent leur perte par lixiviation et ruissellement.
L'apport de matière organique au sol et la régulation du microclimat procurent aussi des conditions favorables au développement d'une certaine biodiversité faunique. Ainsi, on signale, au Costa Rica, une forte diversité d'arthropodes sous ombrage (Perfecto et al., 1997) et on a démontré que les cacaoyères et les caféières gérées traditionnellement abritent au moins 180 espèces d'oiseaux, bien davantage que les autres terres agricoles (Rice et Ward, 1996). La strate arborée fournit l'habitat indispensable à certaines espèces et les systèmes agroforestiers caféiers font partie d'un corridor biologique essentiel à la sauvegarde de la biodiversité faunique. Les plantations mixtes (cacaoyer ou caféier avec bananiers et agrumes) et les caféières sous ombrage regrouperaient ainsi les trois quarts de la richesse spécifique d'un habitat forestier.
Ces systèmes agroforestiers à base de caféiers jouent aussi le rôle de puits de carbone dans l'optique d'une réduction des émissions de gaz à effet de serre. Alvarado et al. (1999) donnent pour les systèmes agroforestiers caféiers du Guatemala un stock moyen de carbone, fixé dans la biomasse et la litière, de l'ordre de 30 tonnes par hectare.
Du point de vue économique, les systèmes agroforestiers caféiers présentent également des atouts, les arbres assurant un meilleur équilibre du revenu des caféiculteurs. Ainsi, les exploitations qui ont une production diversifiée supportent mieux que les autres les baisses des cours du café (Bart, 1992): en effet, les producteurs ont alors tendance à gérer leur caféière de façon moins intensive, en restreignant leurs achats d'intrants et leur recours à la main-d'uvre, et à favoriser les autres productions, fruitières et vivrières.
Les plantations sous ombrage peuvent aussi fournir de grandes quantités de bois de feu: 8,5 m3 par hectare et par an à partir de 635 arbres par hectare pour Mimosa scabrella, de 1 250 arbres par hectare pour Inga densiflora et de 330 arbres par hectare pour Gliricidia sepium (Beer et al., 1998). Les besoins en bois de feu des ménages justifient la présence et le maintien de ces espèces ligneuses dans les caféières. Certains arbres d'ombrage comme Cordia alliodora et Cedrela odorata fournissent du bois d'uvre. Beer et al. (1998) avancent que pour les pays d'Amérique centrale la production commerciale moyenne de bois de Cordia alliodora varie de 4 à 15 m3 par hectare et par an. Un peuplement de cent Cedrela odorata par hectare, associé au caféier, produit à Turrialba, au Costa Rica, un volume commercial de 4 m3 par hectare et par an (Ford, 1979), ce qui génère chaque année un bénéfice équivalent à 10-15 pour cent de la valeur de la récolte de café. A l'âge d'exploitabilité commerciale, soit entre 15 et 20 ans, les arbres procurent un revenu représentant deux à trois récoltes annuelles de café.
Si, dans la plupart des pays, il est permis de couper les arbres dans les caféières et d'utiliser le bois à des fins domestiques, il faut détenir un permis pour transporter et commercialiser les arbres. Ce permis est difficile à obtenir, ce qui dissuade les exploitants d'installer des espèces de bois d'uvre dans leurs caféières. Dans certains pays, la législation a cependant évolué. Au Costa Rica, par exemple, la nouvelle loi forestière de 1996 autorise l'exploitation et la commercialisation du bois et des produits des arbres issus des plantations forestières, dans lesquelles sont inclus les systèmes agroforestiers. Cette législation et l'octroi de subventions au reboisement ont incité beaucoup d'agriculteurs à remplacer l'ombrage traditionnel de légumineuses par des espèces de bois d'uvre à valeur commerciale, pour diversifier leurs sources de revenus (Tavares et al., 1999) ou constituer une épargne.
Ainsi, les systèmes caféiers agroforestiers d'Amérique centrale et du Mexique ont à la fois des fonctions productives et écologiques. Mieux adaptés aux contraintes environnementales que la monoculture, ils garantissent, par la diversité de leurs produits, la viabilité économique des exploitations familiales et en assurent la pérennité.
L'espace rural ou urbain est souvent organisé et structuré par des composantes ligneuses régulières. Ces alignements répondent à des besoins divers: délimitation foncière, protection contre les éléments naturels et les incursions du bétail, préservation de l'intimité des jardins privés, esthétique du paysage, isolation, ombrage. Que ce soit en ville ou à la campagne, ces arbres sont indispensables au paysage et au bien-être des habitants.
Si en milieu urbain, l'évolution des mentalités garantit leur avenir, en milieu rural, il en va tout autrement. Ces formations et leurs ressources sont en effet rarement recensées dans les inventaires forestiers nationaux et les mutations rapides que connaissent l'agriculture et l'environnement font craindre leur disparition à brève échéance. Pour les préserver, il devient nécessaire de les considérer comme une composante à part entière de l'aménagement intégré du territoire.
Les arbres des systèmes linéaires se présentent selon des dispositifs de structure, de fonction et d'origine diverses, qui peuvent se résumer à quatre grands types.
La haie est un ensemble linéaire d'arbres et/ou d'arbrisseaux, libres ou taillés, de hauteur variable, qui sert de clôture ou d'abri (IDF, 1995). En Europe, il y a deux siècles, le morcellement des grandes plaines s'est accompagné de l'installation de haies pour former un bocage (Schmutz et al., 1996), composé de champs irréguliers, limités par des haies, fossés et talus boisés, et comprenant parfois des arbres épars. Ce paysage tend à disparaître en France et les haies sont arasées (INRA, 1976). En Afrique, en revanche, les haies jalonnent dans bien des endroits le paysage, notamment pour assurer la sécurité des exploitations (Ouattara et Louppe, 1998). En Moyenne Guinée, dans le Fouta Djalon, les haies entourent toujours les cultures vivrières. Dans le nord du Cameroun et au Tchad, les habitants ont jadis installé des fortifications végétales pour se défendre contre les envahisseurs (Seignobos, 1980). Le pays Bamiléké au Cameroun est réputé pour ses haies vives autour des champs et sentiers et pour ses haies mortes autour des habitations. Dans la zone sahélienne, les haies d'euphorbes sont largement utilisées pour lutter contre l'érosion éolienne. Si la haie est composée de hautes tiges suffisamment denses pour assurer une porosité optimale, par exemple la haie composite (Tourret, 1997), elle peut être assimilée à un brise-vent. Dans les villes, l'implantation de zones résidentielles a favorisé la plantation de haies urbaines, le plus souvent privatives.
Le brise-vent est un alignement étroit d'arbres dans les champs, qui forment un maillage dans le parcellaire agricole (IDF, 1981). Le rideau-abri est une bande boisée, souvent naturelle et un peu plus large, que l'on retrouve dans des zones de culture plus extensive. Pour obtenir une porosité uniforme dont l'optimum serait d'environ 25 pour cent, le brise-vent doit être constitué d'une seule ligne d'arbres aux canopées uniformes et jointives avec un sous-étage d'espèces buissonnantes, qui restent en feuilles durant la période des vents forts (Cornelis et al., 2000). Pour être efficaces, ces brise-vent doivent être espacés d'environ 15 fois la hauteur moyenne des arbres adultes (FAO, 1986). Les brise-vent se retrouvent essentiellement dans des paysages fortement anthropisés où l'agriculture est intensive (encadré 38). Ils sont souvent associés aux aménagements hydroagricoles des grands fleuves dans les zones arides. Ils sont alors abondants autour des vergers fruitiers et deviennent de plus en plus fréquents autour des parcelles maraîchères proches des grandes villes (Louppe, 1991; Lamers et al., 1994). Ils restent rares dans les cultures agricoles en sec, mais commencent à se développer dans les zones à forte densité humaine, notamment pour matérialiser la propriété de la terre, rôle également attribué aux haies vives. En agriculture extensive, ils sont peu fréquents, sauf dans certaines zones d'élevage.
Photo 36. Bocage dans les Ardennes belges à Francorchamps. (© Bellefontaine/Cirad)
L'alignement d'arbres le long des routes, des canaux et des lignes de chemins de fer, apparu vers le milieu du XIXe siècle dans les pays industrialisés, est lié à une politique active d'urbanisation et d'aménagement du territoire. En milieu rural, ces arbres d'alignement routier sont actuellement vieillissants et leur renouvellement n'est plus guère assuré pour des raisons de sécurité. Depuis peu, les aménagements ruraux envisagent d'élargir les chemins campagnards sans araser les haies les plus remarquables (Soltner, 1995). En milieu urbain, en revanche, ces arbres ont un rôle considérable, et aucun projet de construction ne peut faire l'économie de l'aménagement d'espaces verts.
La ripisylve, frange étroite, voire discontinue d'arbres est une formation issue de forêts alluviales inondées exceptionnellement, de forêts-galeries ou de mangroves qui ont été défrichées, drainées et mises en culture. Située à proximité de l'eau, elle est régulièrement inondée. Sa composition floristique et son extension dépendent des débordements et des écoulements superficiels et phréatiques. Elle protège les berges de l'érosion, grâce aux multiples espèces adaptées à ces milieux particuliers et à la puissance de leurs systèmes racinaires. La ripisylve fait souvent l'objet d'enjeux contradictoires entre agriculteurs, pêcheurs et chasseurs.
Les avantages que procurent les arbres hors forêt en systèmes linéaires relèvent de leurs rôles écologiques et paysagers (lutte contre l'érosion éolienne et pluviale, régulation des crues, épuration des eaux, lutte contre la pollution de l'air, enrichissement des paysages), mais aussi de leurs fonctions socio-économiques (maillage interstitiel dans les agglomérations, délimitation des propriétés foncières, valorisation du patrimoine foncier, production de bois ou de fourrage, création d'emplois en zone rurale ou urbaine).
Disposés perpendiculairement à la pente la plus forte, les alignements d'arbres et d'arbustes dans les champs réduisent le ruissellement et l'érosion hydrique (Perez et al., 1997). Ils favorisent l'infiltration des eaux de pluie en améliorant la porosité du sol et jouent ainsi, dans une certaine mesure, un rôle régulateur pour les crues. Dans le cas des cordons ou bandes boisées rivulaires, c'est la rugosité par rapport aux écoulements en période de crue qui est la plus appréciable: les alignements sont capables de freiner le courant et de dissiper mètre après mètre l'énergie du cours d'eau, limitant ainsi les effets dévastateurs des crues (Ruffinoni, 1997). Pour qu'ils remplissent au mieux ce rôle de frein végétal, ces alignements doivent être constitués d'espèces autochtones à enracinement profond (et non pas de végétaux exotiques qui risquent de se déchausser, puis de chuter dans la rivière et de former des embâcles sous les ponts) et dépourvus d'arbres sous-cavés16 . Ils conviennent surtout aux berges à profil en pente douce et régulière (Lachat et al., 1994).
Par leur rôle tampon, les ripisylves qui séparent les milieux aquatiques des terrains agricoles limitent la pollution et sont donc financièrement intéressantes à court terme (encadré 39). Dans le sud de la Suède par exemple, le prix de la terre varie de 18 000 à 30 000 F par hectare et le coût de sa dépollution est estimé à 150 F par kilo de nutriments (phosphates et nitrates combinés), soit de 8 200 à 13 000 F par hectare et par an (Petersen et al., 1992). L'installation d'une bande boisée de 10 m de large sur les bords de la rivière serait une opération rentable au bout de trois ans, compte tenu de la capacité d'autoépuration de la végétation (Stroffek et al., 1999).
Les alignements ont également un rôle dans la protection de la faune. Les ripisylves abritent une grande richesse biologique, servent de frayère pour les poissons et les crustacés, et, grâce à leur ombrage qui limite le développement de la flore aquatique, réduisent les problèmes d'eutrophisation. Les alignements d'arbres hébergent une faune souterraine riche: en Côte d'Ivoire par exemple, la population de vers de terre et de termites est nettement plus élevée sous un brise-vent constitué d'une simple ligne d'Acacia mangium âgés de 6 ans, que sous une jachère herbacée à Pueraria, et surtout que sous une culture d'arachide (Ouattara, cité par Louppe et al., 1996). De même, le bocage constitue un milieu indispensable à la survie de nombreuses espèces animales: insectes, rongeurs, oiseaux. Les réseaux ininterrompus de haies, de brise-vent et de ripisylves, surtout composés de plusieurs lignes d'arbres, servent de couloir de déplacement à la faune entre les bois, les forêts et les points d'eau. Enfin, les alignements d'arbres sont souvent enrichis d'espèces ligneuses spontanées, transportées par zoochorie, qui viennent accroître la biodiversité de ces écosystèmes.
Les alignements d'arbres ont souvent pour fonction de protéger les infrastructures contre le vent, la pluie, le froid ou le soleil. C'est fréquemment le cas pour les installations d'élevage: les alignements disposés autour des bâtiments permettent d'en réguler la température, et ceux placés autour des prés de limiter le vent, qui accroît les échanges énergétiques des animaux et a une action indirecte sur les ressources alimentaires disponibles (FAO, 1986).
Mais les alignements remplissent aussi des fonctions productives: certaines haies, installées pour contrôler les déplacements des animaux et leur divagation, peuvent être accessoirement fourragères. En Indonésie, Gliricidia sepium planté en tiges très serrées, forme une clôture vivante dont les produits de taille sont fourragers. Au Vanuatu, les piquets vifs de clôture en bourao (Hibiscus tiliaceus) sont taillés chaque année et les feuilles sont laissées aux bovins. Lorsque les éleveurs en ont les moyens financiers, les plantations d'arbres fourragers en bordure des champs (Kleinn et Morales, 2000) servent également de banques fourragères pendant les périodes les plus difficiles, selon un système d'affouragement en vert relativement intensif, très courant en Asie du Sud-Est et dans certaines régions d'Afrique de l'Est. Enfin, les systèmes linéaires d'arbres contribuent à la production de bois de chauffage, de bois d'uvre et de bois de trituration (encadré 40).
Photo 37. Rôle tampon d'une ripisylve de la vallée de l'Alagnon en Auvergne, France. (© Bellefontaine/Cirad)
Si, en ville, les associations de citadins ont imposé un suivi des arbres qui leur assure une certaine pérennité, dans les campagnes, la gestion des arbres hors forêt relève le plus souvent d'une démarche personnelle de l'agriculteur ou del'éleveur. Le droit d'accès à la ressource y est lié au droit de propriété même si dans certains pays des autorisations administratives sont nécessaires pour exploiter et commercialiser les espèces précieuses. Pour assurer la pérennité des systèmes arborés linéaires, il est indispensable de penser leur gestion à long terme avec l'ensemble des acteurs concernés dans le cadre d'un aménagement intégré du territoire.
Sur les 2 millions de kilomètres17 de haie vraisemblablement présents en France à l'apogée du bocage, près de 65 pour cent soit 1,3 million de kilomètres ont été détruits au cours du XXe siècle après le remembrement des terres agricoles. En Angleterre et en Ecosse, le linéaire a diminué de 25 pour cent entre 1946 et 1974 et en Irlande, de 14 pour cent entre 1937 et 1982 (Pointereau et Bazile, 1995). La régression peut être rapide et insidieuse. Pour remédier à cette situation, certains pays ont mis en place des systèmes de suivi et de protection, en tenant compte des attentes des différents acteurs (encadré 41). Mais le choix d'un modèle de gestion dépend avant tout du contexte social, tout particulièrement lorsqu'il s'agit de la gestion d'un bien collectif, dont la responsabilité n'est pas toujours bien perçue par les exploitants agricoles (Jégat, 1994). Les haies constituent un atout pour la collectivité (Touret, 1999).
Photo 38. Oliveraie protégée par un brise-vent de cyprès à Volubilis, Maroc. (© Bellefontaine/Cirad)
Un vaste chantier institutionnel s'ouvre aux aménageurs préoccupés par l'avenir des systèmes arborés linéaires: recenser les dispositifs, les usages traditionnels, les expériences locales récentes, relever leur portée pratique, leurs points positifs, leurs insuffisances; pour certains pays, soumettre des propositions de loi ou des modifications législatives ou réglementaires pour officialiser les solutions les mieux appropriées, expérimenter les idées nouvelles. La mise en place d'une véritable politique de gestion environnementale des paysages ruraux et urbains est devenue une nécessité au XXIe siècle. La prise en compte du statut foncier des arbres hors forêt disposés en alignements, la formation des acteurs économiques qui gèrent un bien commun à l'ensemble des habitants d'un terroir et les aides (incitations financières et fiscales, subventions judicieuses dans le cadre d'une action concertée et soutien d'un marché du bois et des autres produits) éviteront que ces systèmes ne soient marginalisés (encadré 42).
15 Dans les statistiques indonésiennes, parmi les produits principaux des agroforêts, le damar, les rotins, la cannelle sont encore des «produits forestiers non ligneux», alors que la muscade, le girofle, le benjoin sont des produits d'origine agricole. Le statut de l'hévéa est débattu: il est actuellement considéré comme un produit de plantation,mais il est question de le reclasser dans les produits forestiers. Ce reclassement transférerait administrativement les millions d'hectares de plantations paysannes sous la tutelle du Ministère des forêts.
16 Sous la pression des crues, la partie supérieure de l'enracinement des arbres est mise à nu par l'érosion, mais l'arbre reste fixé vigoureusement dans la berge.
17 Il est convenu d'assimiler 1 km de haie (avec une emprise au sol de 10 m de large) à 1 hectare de forêt (INRA, 1976). Pour Schmutz et al. (1996), la surface des plantations linéaires s'obtient en multipliant leur longueur par 5 m pour les haies constituées d'espèces buissonnantes et par 10 m pourles haies d'arbres de haute tige.