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Section C: La biotechnologie au service des pauvres

7. Les activités et politiques de recherche pour les plus démunis

La biotechnologie agricole ouvre, sur le plan technique, des perspectives très prometteuses pour les petits agriculteurs des pays pauvres (Chapitre 2). La Révolution verte nous a appris que la recherche agricole peut favoriser une croissance économique durable dans les pays en développement, mais le paradigme qui sous-tendait ce mouvement a perdu sa validité (Chapitre 3).

Les plans de développement et de transfert technologique visant à accroître la productivité agricole des pays pauvres ont à l'origine été conçus à titre de service public gratuit. Toutefois, dans le contexte de la mondialisation, la recherche biotechnologique est maintenant dominée par le secteur privé, qui donne la priorité aux cultures et aux traits génétiques d'intérêt pour les agriculteurs commerciaux sur les marchés importants et lucratifs.

Comme on l'a vu dans le cas du coton Bt cultivé en Afrique du Sud, en Argentine et au Mexique, le secteur privé fournit des cultures transgéniques aux petits exploitants lorsqu'ils ont les moyens d'exploiter des produits commerciaux créés pour d'autres marchés, ou encore lorsque leurs gouvernements jouent un rôle de premier plan, comme en Chine (Chapitre 4). Mais qui fera progresser les biotechnologies au bénéfice de la majorité des petits pays en développement, qui n'ont ni un potentiel de marché suffisant pour attirer les gros investissements privés, ni les capacités scientifiques nécessaires pour se lancer eux-mêmes dans la recherche? Et comment peut-on réduire les obstacles au transfert technologique de façon à mettre à la disposition d'un plus grand nombre de pays les produits innovants élaborés hors de leurs frontières? À l'heure actuelle, il n'existe pas d'infrastructure institutionnelle ayant à la fois le motif et la capacité d'assurer la transmission des technologies nouvelles aux petits cultivateurs de ces pays.

Ce chapitre examine quelques stratégies visant à faire une place, dans la recherche publique et privée, aux problèmes des agriculteurs pauvres et à augmenter leurs chances de jouir des retombées d'innovations venant de l'étranger. Bon nombre des recommandations visent à la fois l'accroissement de la recherche axée sur la situation des pauvres et l'amélioration de l'accès aux produits découlant de cette recherche. Dans un monde où l'effort scientifique requis pour faire progresser la technologie est de plus en plus poussé et coûte de plus en plus cher, il importe à cette fin de resserrer les liens de collaboration entre les institutions publiques aussi bien qu'entre les secteurs public et privé (Pray et Naseem, 2003b).

Promouvoir l'accès aux applications biotechnologiques

Par quels moyens pourrait-on donner à plus d'agriculteurs sur la planète l'accès aux technologies agricoles issues de la Révolution génétique? Beaucoup de facteurs font obstacle à la diffusion internationale de ces technologies et empêchent le petit cultivateur de tirer profit des travaux menés déjà un peu partout dans le monde. Les gouvernements et la communauté internationale doivent prendre des mesures, dont les principales sont énoncées plus bas, pour faciliter le transfert sans danger de la technologie. En abaissant les coûts de la recherche et en élargissant le marché potentiel des produits innovants, ces mesures stimuleront par ailleurs l'investissement public et privé dans la recherche bénéficiant aux populations pauvres. Il convient donc:

Les structures réglementaires

L'absence d'une réglementation transparente et scientifiquement rigoureuse en matière de biosécurité constitue un obstacle majeur à l'élaboration et à la diffusion des cultures transgéniques par les compagnies, tant privées que publiques. Aucune entreprise privée ne voudra investir dans une recherche transgénique pointue pour le compte d'un seul pays, ni y commercialiser un produit existant, sans être assurée de la qualité de la réglementation en place.

Les exigences réglementaires augmentent considérablement le coût de la recherche-développement en ce domaine. Dans les pays industrialisés, les firmes de biotechnologie prévoient pour chaque innovation un budget d'environ 10 millions de dollars pour préparer la documentation exigée par les instances réglementaires en matière de santé, d'environnement et de biosécurité agricole. Ces dépenses sont évidemment justifiées s'il en découle des décisions judicieuses sur le plan scientifique, qui inspireront confiance au public et aux entreprises. En revanche, s'il en coûte des millions pour refaire inutilement une enquête de biosécurité déjà réalisée ailleurs, ou pour s'adapter à des exigences nationales qui changent sans arrêt, les compagnies seront peu portées à investir.

Parce que les institutions publiques ont beaucoup moins de ressources que les compagnies privées à consacrer aux études reliées aux exigences réglementaires, elles sont encore moins bien placées pour satisfaire des conditions de réglementation coûteuses, changeantes ou obscures. Finalement, les grandes multinationales sont parfois les seules qui aient les reins assez solides pour commercialiser une culture transgénique.

Les gouvernements doivent trouver le moyen de mettre de l'ordre dans leur réglementation et de financer eux-mêmes les essais dans les domaines de l'environnement et de la santé humaine s'ils veulent attirer les technologies du secteur privé ou encourager la recherche publique au bénéfice des pauvres. L'harmonisation bien pensée des règles de biosécurité pourrait réduire les dédoublements inutiles et les obstacles au transfert international de nouvelles variétés végétales, qu'elles soient conventionnelles et transgéniques. En cela, elle contribuerait à élargir le marché des produits de la recherche, tant privée que publique. Si les normes de biosécurité étaient harmonisées à l'échelle régionale, les pays dont les programmes de recherche-développement biotechnologique sont avancés pourraient en faire profiter des pays voisins où les conditions agroécologiques sont comparables. Le nombre de pays dotés de comités de biosécurité actifs augmente, il est vrai mais, en l'absence de réglementations communes et de partage de l'information au sein des régions, les coûts rattachés aux accords réglementaires bloqueront l'accès d'un grand nombre de pays à la biotechnologie agricole.

Les droits de propriété intellectuelle

La difficulté de protéger les droits de propriété intellectuelle (DPI) entrave également le transfert biotechnologique international. À l'échelle mondiale, le bilan à ce chapitre est mitigé en ce qui concerne le soja, le maïs et le coton transgéniques: la réglementation reçoit une application rigoureuse dans quelques pays, lâche dans d'autres, aléatoire dans la grande majorité. Beaucoup de gens craignent que les mesures de protection des DPI en matière de biotechnologie et de sélection végétale ne viennent limiter l'accès des agriculteurs aux semences en accordant aux sociétés privées un monopole sur des ressources génétiques et des techniques de recherche essentielles. Le problème ne se pose pas encore sur une grande échelle (Chapitre 4); il incombe néanmoins aux gouvernements de s'assurer que les compagnies n'abusent pas de leur situation privilégiée en fixant des prix trop élevés. Cela dit, la protection des DPI est un élément déterminant du succès de la recherche-développement dans le domaine des nouvelles technologies. Les compagnies doivent pouvoir obtenir des rendements financiers suffisants pour justifier leurs investissements (Chapitre 3), mais c'est aux administrations nationales qu'il revient de trouver un juste équilibre entre les intérêts respectifs des sociétés privées et des cultivateurs.

Les grandes multinationales n'ignorent pas que les petits agriculteurs de subsistance dans les pays pauvres ont peu de chances de se transformer en acheteurs «sérieux», et la protection des DPI n'y changera pas grand-chose. Mais dans certains pays en développement de plus grande taille, l'attention portée aux DPI pourrait effectivement encourager les sociétés privées (transnationales et locales) à augmenter la recherche sur la problématique des pays pauvres et à adapter et mettre en marché à leur intention des produits déjà brevetés. On a vu de grandes compagnies collaborer avec le secteur privé local à cette fin: le gène Bt élaboré par Monsanto a été inséré dans le coton pour des petits exploitants d'Afrique et d'Asie et, récemment, incorporé au maïs blanc en Afrique du Sud. On a déjà vu aussi le secteur privé accepter de transférer gratuitement et/ou de commercialiser des technologies pouvant être utiles aux cultivateurs pauvres; il le ferait sans doute plus souvent, d'ailleurs, si ce n'était des problèmes de réglementation.

Programmes nationaux de sélection végétale

Les pays qui ont le plus à gagner des produits transgéniques importés sont ceux qui sont dotés de bons programmes de sélection végétale. Cette ressource, avec ou sans volet biotechnologique, est nécessaire pour incorporer les produits transgéniques dans des cultivars adaptés aux conditions locales. Les manipulations génétiques s'effectuent dans le cadre de programmes de sélection combinant deux ou plusieurs plantes-mères. Un processus de choix et d'évaluation permet d'identifier les variétés individuelles qui s'adapteront le mieux aux conditions agroécologiques locales. Les nouvelles semences sont ensuite mises en production pour en augmenter la disponibilité, puis diffusées commercialement. Le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l'alimentation et l'agriculture insiste, avec raison, sur les programmes de sélection et les systèmes de production de semences, maillons importants dans la transmission des bénéfices de la recherche vers les classes pauvres. Ces deux éléments doivent être en place, sans quoi les investissements en biotechnologie ont une haute probabilité d'échec.

Des marchés efficaces pour les technologies agricoles

Un autre obstacle au transfert de l'innovation transgénique agricole, et peut-être le pire, est l'absence dans presque tous les pays et pour la plupart des cultures, de marchés de semences bien organisés. Sauf pour le maïs, le coton et les légumes dans quelques pays, ces marchés n'existent pratiquement pas, situation qui complique la fourniture aux agriculteurs de variétés de semences modernes, y compris les transgéniques. La libéralisation des marchés d'intrants et l'élimination des monopoles d'État peuvent accroître le potentiel commercial des nouveaux produits biotechnologiques; ces facteurs ont joué dans l'accélération de la recherche privée en Asie (Pray et Fuglie, 2000) et pourraient encore avoir de l'importance dans certains pays, les marchés de semences étant souvent les derniers à être libéralisés (Gisselquist, Nash et Pray, 2002). Dans bien des cas, une intervention gouvernementale s'impose pour mettre sur pied l'infrastructure matérielle (transports et communications) et l'infrastructure institutionnelle (ordre public, droit des contrats exécutoire) indispensables au bon fonctionnement des marchés.

Promouvoir la recherche publique et privée au bénéfice des pauvres

Les économistes sont largement d'accord sur le type de recherche à privilégier pour que la biotechnologie contribue à réduire la pauvreté, et sur la nature des institutions qui devraient s'en charger (Lipton, 2001; Byerlee et Fisher, 2002; Naylor et al., 2002; Pingali et Traxler, 2002). Cependant, dans le climat actuel de scepticisme à l'égard de la biotechnologie, et un contexte de faibles prix agricoles où l'intérêt des donateurs pour la recherche agricole décline, le débat s'anime sur la question de savoir comment stimuler la recherche publique (biotechnologique ou traditionnelle) visant les cultures de subsistance pratiquées dans les pays en développement. Les moyens d'encourager la recherche dans le secteur privé sont mieux connus mais prêtent davantage à controverse. Les mesures proposées plus haut pour faciliter le transfert international des innovations biotechnologiques encourageront dans bien des cas la recherche en faveur des populations pauvres, au public comme au privé, mais cela ne suffira pas. Le reste du présent chapitre trace les grandes lignes d'un programme de recherche destiné à combler ce manque, et examine les moyens de le mettre en œuvre, notamment par des partenariats public/privé assurant aux chercheurs des pays en développement un accès aux outils et matériaux de recherche, dont les gènes.

Les priorités de la recherche transgénique en faveur des pauvres

Les cultures auxquelles le programme proposé doit donner la priorité sont les cultures de base des populations pauvres: riz, blé, maïs blanc, manioc et millet (Naylor et al., 2002). Les nouveaux traits recherchés pour ces denrées de base sont, notamment, la hausse du potentiel de rendement, une production plus stable grâce à une résistance accrue au stress biotique ou abiotique, et le renforcement de la capacité à pratiquer, dans des conditions difficiles (sécheresse, salinité), des cultures vivrières présentant une meilleure valeur nutritive (Lipton, 2001). La résistance des plantes aux insectes peut éventuellement figurer parmi les caractères génétiques souhaités pour venir en aide aux agriculteurs pauvres, particulièrement dans les endroits où il n'existe pas d'autres méthodes de lutte contre les infestations, ou encore là où les nouvelles technologies permettraient de diminuer ou d'éliminer le recours aux produits chimiques dangereux (Chapitre 4). La tolérance aux herbicides, en revanche, ne serait pas prioritaire dans les pays à surfaces agricoles limitées où le désherbage est une source d'emplois pour une main-d'œuvre abondante. Enfin, l'effort de recherche devrait viser les petits exploitants qui ont difficilement accès aux terres cultivables, au machinisme ou aux intrants chimiques.

L'une des manières les plus efficaces de réduire les carences en oligo-éléments chez les populations pauvres est d'en augmenter la teneur dans les céréales de base (Graham, Welch et Bouis, 2001). Dans certains cas, on peut arriver à ce résultat par les techniques de sélection conventionnelles. En fait, les premiers produits élaborés dans ce but, des variétés de riz à haute teneur en fer, le seront sans doute selon les méthodes ordinaires. Cependant, lorsqu'il s'agit d'ajouter de la vitamine A ou d'autres oligo-éléments au riz, par exemple, les techniques transgéniques peuvent s'avérer précieuses (encadré 26).

Consommateurs et gouvernements des pays en développement réclament non seulement des produits qui satisferont les besoins alimentaires des classes démunies mais, de plus en plus, des études sur l'impact environnemental et sanitaire des cultures transgéniques. Nombreux sont les États qui manquent de spécialistes locaux en mesure de guider les décisionnaires dans l'épineux dossier de l'agriculture transgénique. Comme les préoccupations environnementales, en particulier, doivent être étudiées dans différents contextes agroécologiques, on a besoin de compétences locales (Chapitre 5), sans quoi l'opposition combinée des consommateurs et des environnementalistes pourrait bloquer les autorisations de mise en marché.

En vue d'établir une échelle des priorités, il conviendrait de dresser un inventaire complet, par culture et par milieu agroécologique, de tous les produits biotechnologiques déjà ciblés par les chercheurs, puis d'évaluer de manière préliminaire l'impact potentiel de chacun sur le rendement agricole et le niveau de vie des agriculteurs. Cet exercice permettrait d'identifier rapidement des ensembles de produits déjà insérés dans la filière de recherche et présentant un fort potentiel d'amélioration de la situation des populations pauvres, et qui pourraient éventuellement faire l'objet de partenariats public/privé.

Stimuler la recherche agricole publique pour les plus démunis

La recherche publique axée sur les problèmes des agriculteurs pauvres se heurte à la difficulté d'obtenir un financement stable et à long terme. Les budgets de recherche agricole de nombreux pays en développement, comme ceux des Centres internationaux de recherche agronomique (CIRA), diminuent. En outre, dans la course aux ressources financières, les pauvres passent souvent en dernier. Il va presque de soi qu'ils n'ont pas de porte-parole professionnels pour défendre leurs intérêts auprès des gouvernements distributeurs de fonds. Il existe pourtant des ONG, des œuvres charitables, des fondations et des donateurs dont la mission première est de combattre la pauvreté. Il convient de mobiliser ces groupes en faveur de la recherche agricole, conventionnelle et biotechnologique, bénéficiant aux pauvres. Les programmes de sélection participative (encadré 26) associant les citoyens à la prise de décisions en matière technologique peuvent, par exemple, contribuer à orienter la recherche publique vers les problèmes des populations démunies.

Il faudra étudier plus à fond les répercussions économiques, environnementales et sanitaires des nouvelles technologies, en particulier sur les classes pauvres. De tels travaux devraient apporter des réponses à certaines des questions que la science continue de se poser sur la sécurité et l'efficacité des cultures transgéniques, et permettront de les comparer aux méthodes de production alternatives qui existent déjà. Les programmes de formation portant sur les avantages et les risques potentiels associés à la biotechnologie aident tant les agriculteurs que les consommateurs à faire des choix éclairés. De plus, les réglementations transparentes favorisent les décisions judicieuses en cette matière et contribuent à convaincre le public qu'il ne court pas de risques inacceptables.

Pour être en mesure d'évaluer les innovations biotechnologiques et de les adapter à leurs besoins, les pays en développement ont intérêt à se doter de capacités de recherche agricole, mais il n'est pas nécessaire, ni économiquement justifiable, que chacun se rende compétent dans les méthodes de recherche les plus avancées. Savoir utiliser la technologie n'est pas synonyme de pouvoir la générer. Il y aurait lieu pour les pays d'évaluer stratégiquement leurs ressources en matière de recherche et de chercher à acquérir, au minimum, la capacité d'apprécier correctement les biotechnologies existantes et de les adapter au contexte national. Or, un très grand nombre de petits pays ne disposent pas même de cette capacité minimale de recherche.

Il pourrait être intéressant pour les plus grands des pays en développement Afrique du Sud, Brésil, Chine et Inde de se faire les pourvoyeurs régionaux de la recherche agricole pour les pays de moins grande taille. Les avantages qu'il y aurait à regrouper ainsi les activités en fonction des conditions agroclimatiques sont évidents. Chacun de ces quatre pays possède une bonne infrastructure de recherche fondamentale et de recherche agricole. Par contre, seule la Chine a effectivement diffusé un produit transgénique par le biais de ses institutions publiques. Le Brésil et l'Inde n'ont approuvé que récemment l'usage commercial des OMG. En outre, rien n'annonce l'arrivée prochaine d'un autre acteur public parmi les joueurs importants et aucun pays n'a encore bénéficié des découvertes biotechnologiques faites en Chine.

L'absence de structure formelle de partage de la propriété intellectuelle constitue un gros obstacle au transfert de technologie entre institutions publiques de différents pays. Alors que les échanges de ce type se pratiquent couramment dans le secteur privé, on serait en peine de trouver, dans le secteur public, même un petit nombre d'institutions avec la souplesse ou la motivation nécessaires pour en faire autant. Cela signifie qu'une transformation radicale des mentalités et des façons de faire s'impose. Pour que les petits pays aient un jour accès aux produits innovants par l'intermédiaire de leurs plus grands voisins, le partage de la propriété intellectuelle entre instituts publics de recherche de différents pays doit se généraliser. Pour l'instant, il est très rare (sauf en ce qui touche le matériel génétique échangé au sein des réseaux du GCRAI), sans doute parce que les directions concernées ne sont guère motivées en ce sens et sans doute aussi en raison de la concurrence implicite que se livrent les pays sur les marchés internationaux de denrées.

ENCADRÉ 26
Les biotechnologies peuvent-elles répondre aux besoins des agriculteurs pauvres? Le rôle des recherches agricoles participatives

Les biotechnologies, et en particulier le génie génétique, offrent d'énormes possibilités de satisfaire les besoins des agriculteurs disposant de peu de ressources. Le problème, tel qu'il est présenté par Lipton (2001), est que ce potentiel est «enfermé dans un système dans lequel il n'est pas utilisé à ces fins et dans lequel un petit nombre de grandes sociétés en concurrence les unes avec les autres sont appelées à protéger leur investissement par des moyens qui, à l'heure actuelle, menacent la recherche publique». Pour que les secteurs public et privé collaborent efficacement pour résoudre les problèmes des pauvres, il est souhaitable que les besoins des agriculteurs soient pris en compte comme il convient grâce à la recherche participative. Dans la recherche agricole participative, les agriculteurs sont considérés comme des participants actifs qui peuvent diriger le processus de recherche et dont les idées et les opinions ont une influence sur les résultats de la recherche et non pas comme des spectateurs passifs ou des objets de recherche (Thro et Spillane, 2000). Cela est important parce que la façon dont les agriculteurs perçoivent les choses et leurs préférences pour des technologies particulières auront une influence en fin de compte sur l'adoption. La recherche agricole participative est considérée comme faisant partie intégrante de la stratégie générale de recherche et de l'établissement des priorités et non pas quelque chose qui peut les remplacer.

Thro et Spillane (2000) avancent plusieurs raisons pour lesquelles la recherche participative dans le domaine de la transgénétique est nécessaire. Premièrement, la prise de décisions collégiale et dirigée par les agriculteurs sur la question de savoir s'il faut ou non utiliser le génie génétique nécessite que les agriculteurs et les chercheurs comprennent le vocabulaire et les typologies les uns des autres et aient au moins une connaissance élémentaire des compétences spécialisées des uns et des autres. Deuxièmement, étant donné les préoccupations relatives à la prévention des risques biotechnologiques et à la protection de l'environnement que suscitent les produits transgéniques, il est important que les agriculteurs aient conscience de ces problèmes, faute de quoi les chercheurs peuvent implicitement supposer qu'ils n'ont pas de préférence pour telle ou telle approche technologique. Troisièmement, l'aptitude du génie génétique à permettre la mise au point de caractères et de types de plantes complètement nouveaux exige que les chercheurs comprennent et identifient de nouvelles options, dont certaines ne peuvent être identifiées que par une recherche participative à laquelle les agriculteurs soient associés.

À ce jour, rares sont les opérations d'établissement de priorités effectuées en collaboration avec des agriculteurs disposant de peu de ressources qui ont abouti à la mise en œuvre d'une recherche assistée par les biotechnologies. L'un des domaines dans lesquels les outils biotechnologiques pourraient être particulièrement utiles est la sélection végétale. Des outils tels que la sélection assistée par marqueurs, les promoteurs inductibles, la stérilité mâle contrôlable, l'apomixie inductible et les marqueurs visuels confèrent une plus grande souplesse à la sélection locale et accroissent la gamme des options de variétés dans laquelle les agriculteurs peuvent choisir. Pingali, Rozelle et Gerpacio (2001) ont élaboré une méthodologie permettant de recueillir les préférences des agriculteurs à l'aide d'une méthode de vote expérimentale. Cette méthodologie permet d'opérer des estimations quantitatives des préférences et des facteurs socioéconomiques déterminant l'adoption. Ils constatent que les agriculteurs ont des préférences marquées pour certaines technologies, en particulier celles qui conservent des facteurs de production limités ou maximisent les revenus agricoles, mais que d'autres technologies leur sont indifférentes.

Pour que la recherche biotechnologique participative réussisse, il faut que certaines conditions soient réunies. La principale de celles-ci est peut-être que les informations relatives aux technologies proposées soient communiquées clairement et qu'il y ait une communication durable entre les spécialistes des biotechnologies, les obtenteurs et les agriculteurs. Bien que la recherche participative soit axée sur l'amélioration des moyens de subsistance locaux, il ne faut pas perdre de vue que la recherche fondamentale et appliquée est encore utile et nécessaire. La recherche fondamentale doit scrupuleusement traiter les problèmes soulevés par les agriculteurs, mais elle peut appeler une plus grande collaboration entre les spécialistes des sciences sociales et les spécialistes en biologie afin de transformer les besoins des agriculteurs en priorités pour la recherche fondamentale.

Stimuler la recherche dans le secteur privé pour les plus démunis

Les données issues des essais sur le terrain le montrent, la recherche biotechnologique conduite par le secteur privé sur les produits transgéniques de première génération n'a pas été axée sur les pays, les cultures ou les caractères génétiques qui auraient pu faire une différence pour les populations pauvres. Néanmoins, une grande partie de ces travaux génèrent des connaissances, des outils de recherche, des gènes et des variétés d'OGM dont les classes démunies des pays en développement pourraient tirer bénéfice. C'est le cas, notamment, de la recherche sur le génome du riz financée par Monsanto et Syngenta, et des travaux de génomique fonctionnelle visant à cerner la fonction des gènes et des groupes de gènes dans certaines céréales, dont le riz. Si elle doit effectivement déboucher sur la création de variétés propres à aider les petits cultivateurs pauvres, ce type de recherche devra vraisemblablement s'appuyer sur des programmes publics de sélection végétale auxquels, moyennant certains changements en matière de droits d'exclusivité, le secteur privé pourrait participer. Dans les paragraphes qui suivent, nous explorons des moyens possibles d'accroître l'intérêt des entreprises privées de biotechnologie et de sélection végétale pour la recherche et le développement de produits conçus pour les pays pauvres.

On peut envisager, par exemple, un scénario où les grands pays du monde en développement, Afrique du Sud, Brésil, Chine et Inde «accueilleraient plus résolument les OGM». Si ces pays se dotaient de cadres réglementaires et de régimes de DPI stables, et que leurs consommateurs faisaient bon accueil aux produits génétiquement modifiés, les compagnies privées seraient très probablement incitées à investir gros en recherche-développement de produits offrant des remèdes aux sérieux problèmes agricoles de leurs clients. Les quatre pays nommés ci-dessus représentent un marché de semences combiné d'environ 5 milliards de dollars. Les produits élaborés à leur intention pourraient être diffusés dans les pays voisins, pour autant que ceux-ci aient mis en place les réglementations requises en matière de biosécurité et de protection des DPI. Ces produits créés pour des zones tropicales et semi-tropicales seraient ensuite introduits dans d'autres pays à profil agroéconomique semblable.

Outre la promotion de l'accès aux innovations technologiques, les pouvoirs publics ont d'autres moyens à leur disposition pour encourager les investissements privés dans la recherche bénéficiant aux pauvres des moyens qui permettraient de réduire le coût de la recherche, d'élargir le marché potentiel des innovations biotechnologiques et de stimuler par des incitatifs directs l'intérêt pour les problèmes des populations démunies.

Ainsi, les gouvernements des pays en développement peuvent faire appel aux programmes de recherche d'universités publiques formant des scientifiques de premier plan. Leurs universités pourraient mettre sur pied, en collaboration avec celles de pays développés, des programmes de recherche conjoints leur permettant d'accéder aux connaissances, aux outils de recherche et au germoplasme dont elles ont besoin.

Le relâchement des restrictions frappant les investissement étrangers directs contribuerait à accroître les possibilités de transfert de recherche et technologie. De même, l'assouplissement des règles commerciales concernant les intrants utilisés par les chercheurs (produits chimiques) ferait baisser les coûts. Il y aurait peut-être lieu aussi d'accorder une aide publique aux petites entreprises locales pour leur faciliter l'accès à la technologie brevetée.

En outre, les pays concernés auraient intérêt à manifester concrètement leur soutien aux entreprises privées qui mettent au point et diffusent des technologies venant en aide aux classes pauvres; la création de prix serait un moyen, parmi d'autres, de saluer publiquement leurs efforts. L'établissement d'incitatifs fiscaux et l'amélioration des conditions d'investissement sont à envisager également. C'est en partie grâce à des régimes fiscaux avantageux que sont apparus, aux États-Unis et ailleurs dans le monde, des fondations privées et des organismes de bienfaisance tels que la Fondation Rockefeller.

Enfin, on devrait songer à mettre sur pied un concours de technologie agricole récompensant généreusement les découvertes axées sur la réduction de la pauvreté ou de l'insécurité alimentaire (Lipton, 2001). Ce concours, ouvert aux entreprises publiques aussi bien que privées, porterait sur les cultures de subsistance des pays pauvres, et serait doté par des fondations publiques et privées d'un montant assez élevé pour susciter l'intérêt. Le programme de recherche de la Fondation Bill and Melinda Gates - récemment annoncé - financé à hauteur de 200 millions de dollars, et qui vise l'éradication de maladies faisant des millions de victimes dans les pays en développement, pourrait servir ici de modèle10.

Partenariats public/privé

Les possibilités de collaboration plus étroite entre les secteurs public et privé, où les partenaires se concentrent sur leurs activités propres tout en s'appuyant sur l'apport de l'autre, sont nombreuses. La question est de savoir si l'on peut créer des incitatifs, là où il n'en existe pas, pour opérer des rapprochements permettant aux institutions publiques d'utiliser et d'adapter au bénéfice des populations pauvres des technologies mises au point par l'entreprise privée. Des contrats de licence qui rendraient de tels échanges possibles sont-ils envisageables? Selon Pingali et Traxler (2002), les organismes publics qui souhaitent obtenir les droits d'utilisation de ces technologies n'auront peut-être pas d'autre choix que de les acheter.

Une étude récente sur le sujet met en lumière les possibilités de partenariat entre les systèmes nationaux de recherche agricole (SNRA), les compagnies locales de semences, les multinationales et le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) (Byerlee et Fischer, 2002). Nous passerons en revue les points saillants de cette étude pour ensuite examiner de plus près les cas, rares, où le transfert de biotechnologie et le développement de nouvelles technologies en faveur des agriculteurs ont effectivement réussi.

L'accès des institutions publiques aux gènes et outils biotechnologiques brevetés

Il existe au moins cinq façons pour les instituts publics de recherche et les entreprises locales de se procurer des gènes ou des outils biotechnologiques brevetés. Premièrement, ils peuvent tout simplement les utiliser sans solliciter l'autorisation des propriétaires. Dans le cas des technologies faciles à copier ou dont l'origine est entièrement divulguée dans les demandes de brevets, le procédé est souvent efficace et légal, à condition que les inventions n'aient pas fait l'objet d'une demande de brevet dans le pays ou aient été exclues de son champ d'application. Il se trouve, cependant, que beaucoup d'outils biotechnologiques sont protégés par des brevets de grande portée, en particulier dans les pays où les SNRA sont bien développés; en outre, les produits fabriqués à l'aide de ces outils ne seraient pas exportables vers les marchés où de tels brevets sont en vigueur. En revanche, cette option pourrait être retenue dans les territoires non visés par les brevets et pour des biens qui ne seront pas commercialisés soumis à des échanges internationaux.

Deuxièmement, les établissements publics peuvent acquérir de la technologie, notamment auprès des universités ou de petites compagnies privées. On a vu, par exemple, un consortium asiatique d'instituts de recherche publics, dirigé par l'Institut international de recherche sur le riz (IIRI), acheter d'une petite entreprise japonaise les droits sur un gène Bt (Byerlee et Fischer, 2002). Il faut savoir toutefois que bien peu de technologies essentielles sont mises en vente.

Troisième possibilité: les accords de transfert de matériel (ATM) et les contrats de licence. Les ATM fixent les conditions relatives à la recherche seulement, les modalités de mise en marché étant déterminées à une date ultérieure. Cette façon de procéder est moins onéreuse au départ, mais rien ne garantit à la société effectuant la recherche qu'elle sera autorisée à commercialiser la technologie développée ultérieurement. Les contrats de licence, en revanche, fixent l'ensemble des modalités de mise en marché, de paiement et de partage des bénéfices. Les ATM et les contrats de licence sont les véhicules les plus souvent utilisés pour le transfert de technologie et de connaissances (sauf dans certains pays où l'on préfère la première option, l'utilisation sans autorisation).

Les alliances et les entreprises en coparticipation constituent un quatrième choix. Dans le cas des entreprises en coparticipation, qui en général comportent des ATM et des contrats de licence, les deux parties s'entendent sur la nature de leur apport sous forme d'actifs et sur le partage des bénéfices. La nécessité de partenariats public-privé dans le contexte de l'assistance aux cultivateurs pauvres des pays en développement suscite d'ailleurs un consensus de plus en plus large (Byerlee et Fischer, 2002; Pingali et Traxler, 2002).

Cinquièmement, les technologies brevetées utiles aux pauvres pourraient être cédées à titre humanitaire. Une difficulté subsiste cependant: les marchés sont trop restreints pour permettre aux grandes sociétés privées d'y trouver leur compte. Si ces dernières acceptaient de faire don de leurs technologies, elles exigeraient en échange de conserver leurs droits de brevet afin de pouvoir les rentabiliser ailleurs. Pour bien asseoir les partenariats public-privé destinés à aider les agriculteurs pauvres, il faudrait donc, d'une part, segmenter les marchés de manière à assurer aux institutions publiques des droits d'utilisation sur tout produit innovant fourni par leur partenaire privé ou mis au point conjointement et, d'autre part, autoriser les compagnies privées à vendre les produits aux agriculteurs commerciaux. Bon nombre d'accords de ce type - avec segmentation par culture, région, revenu national et statut commercial - ont été négociés, notamment pour le riz doré, mais leur efficacité n'a pas encore été démontrée. Les expériences tentées avec le coton Bt et le soja HT donnent toutefois à penser que ce système serait très difficile à instaurer.

Les éléments d'un bon partenariat

Pour assurer le succès d'un partenariat, les parties doivent définir clairement leurs objectifs, évaluer correctement leurs atouts, identifier leurs champs de complémentarité et déterminer les possibilités de se partager les marchés (Byerlee et Fischer, 2002). Elles doivent aussi reconnaître qu'elles cultivent des valeurs et des objectifs différents: la recherche du bien de la société d'un côté, la recherche du profit de l'autre. Les accords de partenariat sont affaire de négociation.

Sur le tableau 11 figurent les actifs de recherche des différents groupes susceptibles de s'engager dans des partenariats. En général, les institutions publiques sont avantagées par la disponibilité du germoplasme, une bonne infrastructure d'évaluation des variétés végétales et (dans les SNRA solidement implantés) la capacité de conduire de la recherche en amont. La plupart jouissent aussi d'une bonne réputation, ce qui n'est pas négligeable. Les compagnies privées locales ont à leur disposition des savoir-faire particuliers, des programmes de sélection, de même que des systèmes de mise en marché et de distribution des semences. L'apport des sociétés transnationales consiste dans la biotechnologie, l'accès aux marchés financiers, les économies d'échelle et l'expérience en matière de réglementation. Quant aux instituts affiliés au GCRAI, leurs atouts sont le germoplasme, les programmes de sélection, les échanges internationaux de germoplasme, etc. Germoplasme et gènes sont manifestement des avantages complémentaires. Embrapa (Société brésilienne de recherche agricole) s'est servi de son germoplasme de soja, par exemple, pour mettre sur pied un partenariat avec Monsanto, ce qui lui a valu d'obtenir les gènes et la technologie de transformation végétale Roundup Ready®. Ensemble, ils ont produit plusieurs variétés de soja RR conçues expressément pour le marché brésilien.

TABLEAU 11
Valeurs et actifs des secteurs public et privé dans la recherche en biotechnologie agricole

 

Secteur public

Secteur privé

Mesure des résultats

Avantages sociaux, y compris la part accordée aux producteurs et aux consommateurs démunis

Bénéfices

Organisations nationales

SNRA publics

Sociétés semencières locales

Actifs principaux

Matériel génétique local diversifié

Connaissances locales

Connaissances locales

Programmes et infrastructures de sélection

Programmes de sélection et d'évaluation et infrastructure s'y rapportant

Système de fourniture de semences

Accès au système de fourniture, y compris la vulgarisation

Réseau de commercialisation

Capacité en amont dans les SNRA de type I

 

Image positive auprès de la population

 

Organisations régionales et mondiales

Centres internationaux du GCRAI

Multinationales du secteur des sciences de la vie

Actifs principaux

Matériel génétique diversifié

Outils biotechnologiques, gènes, connaissances

Programmes de sélection et infrastructure s'y rapportant

Accès aux marchés des capitaux

Réseaux mondiaux d'échange et d'évaluation de matériel génétique

Économies en rapport avec les marchés

Économies en rapport avec les marchés

Compétences dans les rapports avec les organismes de réglementation

Capacité en amont dans certains centres peu nombreux

Image qui risque d'être négative auprès de la population

Image généralement positive auprès de la population

 

Source: Byerlee et Fischer, 2002.

Le partenariat public-privé à l'œuvre

Les instituts de recherche, publics et privés, mettent actuellement à l'essai divers types de partenariat et de modalités de transfert de technologie. À ce jour, peu ont réussi à mettre au point des produits innovants utiles, et encore moins à les diffuser dans les milieux agricoles pauvres. Les obstacles juridiques et réglementaires ont retardé les opérations de commercialisation. Mais certaines entreprises en coparticipation ont réussi. Nous les décrivons ci-dessous dans leurs grandes lignes, avant d'en souligner les caractères communs.

Les plus grands succès à ce chapitre ont été obtenus par les compagnies chinoises de semences Ji Dai et An Dai. Ji Dai est une entreprise en coparticipation associant deux sociétés américaines (Monsanto et D&PL) et la Compagnie de semences de la province du Hebei. An Dai regroupe les deux mêmes sociétés américaines et la Compagnie de semences de la province de l'Anhui. En vertu des accords, Monsanto fournit le gène Bt, et D&PL les variétés de coton, tandis que les compagnies chinoises se chargent de l'évaluation des variétés, de même que de la multiplication des semences et de leur distribution dans les réseaux provinciaux et au-delà. Les ventes enregistrées à ce jour par Ji Dai et An Dai totalisent quelque 2 000 tonnes de semences de coton et les surfaces agricoles plantées en variétés Bt dépassent le million d'hectares (compte tenu des semences conservées à la ferme et de celles vendues sans autorisation par d'autres compagnies). Toutes les semences de Ji Dai et An Dai sont vendues aux petits agriculteurs (moins de 2 ha). Ceux-là cependant ne se classent pas tous parmi les pauvres; les deux tiers environ des ménages ayant adopté le coton Bt gagnaient un revenu annuel équivalant à moins de 360 dollars EU après conversion au taux officiel (voir, au Chapitre 4, l'analyse de l'impact économique du coton Bt en Chine).

Pour les entreprises partenaires, ce type d'entente présentait un attrait financier tout en leur procurant une bonne visibilité. En s'associant à des compagnies publiques, les sociétés américaines espéraient gagner assez de poids politique pour pouvoir faire approuver par les comités provinciaux de biosécurité les variétés de coton génétiquement modifiées et, par la suite, les mettre en production à grande échelle. Elles espéraient aussi obtenir par le biais de leurs partenaires un certain contrôle du marché leur permettant de hausser les prix jusqu'au niveau de la rentabilité. Dans le premier cas, leurs attentes ont été satisfaites: certaines provinces ont accordé les approbations sollicitées. En ce qui concerne le contrôle du marché, en revanche, les résultats ont été moins probants, les compagnies chinoises étant elles-mêmes à l'affût de bonnes occasions d'affaires. Jusque-là, la semence de coton n'avait pas présenté d'intérêt commercial. Avec l'introduction du gène Bt, elle prenait beaucoup de valeur, il devenait avantageux d'en faire commerce, et les provinces renouaient avec une culture de rapport importante (que plusieurs infestations d'insectes nuisibles avaient précédemment endommagée).

L'adoption du coton Bt par les petits agriculteurs des plaines de Makhathini, en Afrique du Sud, offre un autre exemple de transfert de technologie ayant bénéficié aux milieux agricoles pauvres. Ce territoire est situé dans une zone de projet gouvernemental visant exclusivement les petits cultivateurs africains, dont bon nombre n'ont pas accès à l'eau d'irrigation. Dans ce cas, Monsanto, D&PL et Clark11 (première entreprise d'achat et d'égrenage de coton du pays) a investi dans du personnel technique et d'autres ressources spéciales pour former les agriculteurs à l'utilisation du coton Bt. La compagnie a également collaboré avec la station de recherche et le service de vulgarisation publics locaux, et avancé du crédit pour financer l'achat d'intrants et les coûts de main-d'œuvre. Les premières années, ces fonds de crédit, assortis de taux d'intérêt fixés par le gouvernement, provenaient de la banque d'État, la Land Bank. Presque tous les producteurs de coton de Makhathini se sont convertis au coton Bt et la plupart semblent en avoir tiré une augmentation sensible de leur revenu (l'impact économique du coton Bt en Chine est analysé au Chapitre 4).

Les entreprises privées d'Afrique du Sud qui participent à ce programme semblent motivées par des considérations à la fois politiques et sociales. Les autorités pressent l'ensemble du secteur privé de lancer plus de projets d'affaires à incidence sociale. Le succès du coton Bt dans les plaines de Makhathini a été une excellente source de publicité pour les compagnies. Les revenus supplémentaires qu'elles tirent de la vente des nouvelles variétés ne compenseront pas toutes les dépenses liées à la recherche et à la vulgarisation, mais elles gagnent en revanche une précieuse expérience, apprenant à monter des stratégies d'affaires adaptées aux pays pauvres d'Afrique.

Exemples de réussites en matière de recherche appliquée

Les accords de recherche-développement de type collaboratif sont nombreux au Brésil, et d'autres pays à solides capacités de recherche publique et privée auraient intérêt à s'inspirer de cet exemple. Prenons l'entreprise en coparticipation Embrapa-Monsanto ciblant le soja transgénique, mentionnée plus haut. Embrapa fournit les variétés et une petite part de la technologie de transformation végétale, tandis que les gènes et l'essentiel de la technologie de transformation sont à la charge de Monsanto. Cette dernière écoulera le soja génétiquement modifié par l'entremise de son groupe de vente, et Embrapa récoltera des redevances. Une partie des profits retournera dans un fonds de recherche créé pour appuyer la production durable de soja.

La collaboration peut aussi prendre la forme d'accords entre, d'une part, des firmes privées ou des coopératives de pays en développement et, d'autre part, des scientifiques (qu'elles embauchent directement) ou des laboratoires d'universités ou d'institutions publiques dont elles louent les services. Ainsi, la Coopérative de producteurs de canne à sucre, sucre et alcool (COPERSUCAR) a élaboré des variétés de canne à sucre transgéniques et résistant aux virus en confiant à des spécialistes de l'Université de São Paolo à Campinas, de l'Université du Minnesota et de Texas A&M des mandats de recherche spécifiques pour lesquels elle n'avait pas les capacités internes requises. Résultat, COPERSUCAR possède aujourd'hui un nouveau produit conforme à la réglementation de la biosécurité et prêt à être mis en production quand seront délivrées les autorisations officielles (Pray, 2001).

Par ailleurs, plusieurs SNRA de moindre envergure mais plus avancés se sont alliés à de grandes entreprises pour créer de nouvelles technologies. On trouve en Égypte un bon exemple de ce type d'association (Byerlee et Fischer, 2002): ici, l'Institut de recherche agricole en génie génétique (AGERI) (un organisme public de recherche) et la société Pioneer Hi-Bred ont créé ensemble un nouveau gène Bt. Ce faisant, le partenaire égyptien a obtenu un accès aux compétences scientifiques nécessaires pour élaborer une souche Bt locale (l'innovation) et pour former son personnel. Le partenaire privé, qui de son côté a payé les coûts afférents aux demandes de brevet, a désormais à sa disposition un nouveau produit qu'il pourra commercialiser hors de l'Égypte.

Considérons enfin un arrangement qui lie depuis une décennie Monsanto et l'Institut de recherche agricole du Kenya. Cette collaboration, où Monsanto a fourni le gène et formé un scientifique kenyan aux méthodes biotechnologiques, a débouché sur la mise au point de variétés de patates douces résistantes aux virus. Actuellement au stade des essais sur site, ces nouveaux produits devraient pouvoir être mis en marché d'ici quelques années.

Exemples de collaborations prometteuses

Les petits pays où les SNRA sont moins bien implantés peuvent n'avoir d'autre choix pour se procurer la technologie transgénique que de faire appel aux centres de recherche internationaux du GCRAI ou aux compagnies régionales titulaires de brevets. Les centres internationaux ont lancé à ce jour quelques entreprises en coparticipation en vue d'assurer aux agriculteurs pauvres l'accès à certaines innovations. Par exemple le projet multipartite associant le Kenya, CIMMYT et Syngenta et visant à l'élaboration de maïs Bt pour l'Afrique de l'Est; le partenariat entre l'IRRI, des laboratoires d'État européens et Syngenta visant le riz doré; et le projet international mixte de génomique du riz dirigé par l'IRRI (Byerlee and Fischer, 2002).

Récemment, plusieurs nouveaux programmes multinationaux destinés à améliorer l'accès des populations pauvres aux innovations technologiques ont été mis sur pied. La Fondation africaine de technologie agricole (AATF) est une société sans but lucratif financée à l'origine par la Fondation Rockefeller. Elle a pour mandat d'obtenir et d'exploiter des licences appartenant à de grandes firmes de biotechnologie pour une utilisation à titre humanitaire, et de les mettre gratuitement à la disposition des scientifiques œuvrant dans les pays pauvres d'Afrique12. Le Centre pour l'application de la biologie moléculaire à l'agriculture internationale, en Australie (CAMBIA), s'emploie de son côté à faciliter l'accès à l'information concernant les biotechnologies brevetées et à créer d'autres produits innovants, non brevetés, à l'intention des chercheurs dans les pays pauvres13. Enfin, le nouveau programme américain IP Clearing House, créé en vue de faciliter l'accès à la propriété intellectuelle détenue par les universités et les instituts publics de recherche, vise à préparer une trousse biotechnologique à coût modéré pour les chercheurs du secteur public des pays industrialisés ou en développement.

Ce qui distingue les partenariats réussis

Les entreprises en coopération qui ont effectivement conduit à un transfert ou à la création de nouvelles technologies avaient des points communs. Premièrement, les deux parties avaient beaucoup à tirer du succès de leur collaboration. Les profits sont sans doute le premier incitatif dans les associations de longue durée, mais les gains souhaités ne sont pas toujours d'ordre financier. Deuxièmement, les gouvernements avaient la volonté et la capacité de négocier avec l'entreprise privée (dans nombre de pays, la méfiance à l'égard du secteur privé et l'inexpérience rendent la chose très difficile). Troisièmement, les deux partenaires se sont engagés à investir beaucoup de temps et d'argent sur une longue période; la recherche-développement de nouveaux produits est toujours plus longue qu'on ne le croit. Quatrièmement, les entreprises en coopération bénéficiaient d'apports financiers du partenaire public (dans le cas de l'Égypte et du Kenya, les fonds provenaient de donateurs étrangers). Cinquièmement, pour les systèmes nationaux plus fragiles, la présence d'un intermédiaire, tel le Service international d'acquisition d'applications agrobiotechnologiques, ou un institut GCRAI, est parfois nécessaire pour s'assurer que la technologie est en rapport avec les besoins du pays. Les partenariats ne cessent d'augmenter, en nombre et en diversité. Un examen systématique de leurs conditions de succès serait de la plus grande utilité.

Conclusions

La domination du secteur privé dans la recherche et la commercialisation des produits agricoles issus de la biotechnologie soulève bien des inquiétudes. L'état actuel des connaissances sur l'impact de la recherche transgénique dans les pays en développement montre que les nouvelles technologies bénéficient aux agriculteurs pauvres dans la mesure où ils y ont accès et où elles répondent à leurs besoins. Le présent chapitre fait état de trois catégories de mesures qui faciliteraient l'accès des pauvres à ces technologies.

En premier lieu, il convient d'adopter des mesures pour encourager l'investissement privé dans la recherche et la commercialisation d'applications biotechnologiques utiles aux populations pauvres. Il pourrait s'agir d'incitatifs commerciaux tels que des réglementations de biosécurité plus efficaces, de meilleures protections de la propriété intellectuelle, d'incitatifs à la recherche, et de récompenses en argent soulignant les innovations destinées aux agriculteurs de subsistance.

En deuxième lieu, il faut stimuler la recherche publique. Pour se maintenir à long terme, la recherche publique en faveur des pauvres a besoin de groupes de défense de ses intérêts. Un appui local efficace ne peut venir que de groupes et de donateurs locaux déterminés à agir pour réduire la pauvreté. L'appui de la communauté internationale aux travaux de recherche biotechnologique des Centres de recherche internationaux en agronomie (IARC) est également essentiel, et nous espérons qu'il se consolidera quand l'arrivée sur le marché de produits innovants pour les pauvres aura démontré leur utilité.

Les partenariats public-privé permettant d'exploiter efficacement la technologie brevetée par les secteurs public et privé des pays développés sont à encourager aussi. Les gouvernements peuvent jouer un rôle actif à ce chapitre.

Quatrièmement, il convient d'accélérer les investissements en vue de renforcer la capacité à élaborer des variétés végétales (par la sélection) et à mettre en place des systèmes de semences. Les investissements biotechnologiques ne produiront les résultats escomptés pour les agriculteurs pauvres qu'à cette condition.

Aussi utiles qu'elles soient, cependant, ces mesures ne garantissent aucunement que les technologies innovantes atteindront leur cible. Lorsque l'on songe que, chez les plus démunis des cultivateurs, les techniques conventionnelles ne sont même pas encore en usage, le doute est permis. Les politiques publiques offrent-elles une solution? Les acteurs du développement se doivent de continuer à travailler pour identifier les facteurs qui bloquent l'accès des petits agriculteurs à la technologie et à ses avantages. Il ne vaudra la peine pour le secteur public d'investir dans la recherche biotechnologique que si les obstacles au transfert des techniques conventionnelles vers les agriculteurs de subsistance sont enfin surmontés.

10 Voir le site de la Fondation: http://www.gatesfoundation.org.

11 Clark, propriété de la coopérative agricole OTK, est propriétaire à son tour de Vunisa, qui traite directement avec les cultivateurs des plaines de Makhathini.

12 Voir le site http://www2.merid.org/AATF.

13 Voir le site at http://www.cambia.org.


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