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3. De la Révolution verte à la Révolution génétique

La Révolution verte a apporté à des millions de petits agriculteurs d'Asie et d'Amérique latine d'abord, puis d'Afrique, des variétés semi-naines de riz et de blé à haut rendement élaborées au moyen des méthodes de sélection classiques. Les gains réalisés pendant les premières décennies de la Révolution verte ont été élargis dans les années 80 et 90 à d'autres cultures et régions défavorisées (Evenson et Gollin, 2003). À la différence des travaux qui sont à l'origine de la Révolution verte, la plupart des recherches sur les biotechnologies agricoles et la quasi-totalité des activités de commercialisation associées sont le fait de sociétés privées des pays industrialisés.

C'est là un changement spectaculaire par rapport à la Révolution verte où le secteur public a très largement contribué à diffuser les résultats de recherche et les technologies. Ce changement de paradigme est lourd de conséquences pour le type de travaux qui sont engagés, pour les technologies mises au point et la manière dont elles sont diffusées. La prédominance du secteur privé dans les biotechnologies agricoles suscite de nombreuses craintes car les agriculteurs des pays en développement, notamment les plus pauvres, pourraient être laissés pour compte, soit faute d'innovations adaptées à leurs besoins, soit du fait de leur coût élevé.

C'est grâce aux recherches menées par le secteur public qu'ont pu être élaborées les variétés de blé et de riz à haut rendement à l'origine de la Révolution verte. Les chercheurs du secteur public national et international ont cultivé des gènes nanifiants dans des cultivars d'élite de blé et de riz, ce qui a intensifié la production de grains et de tiges plus petites, et leur a permis de tolérer des apports d'eau et d'engrais plus importants. Ces cultivars semi-nains ont été mis gratuitement à la disposition des sélectionneurs des pays en développement qui les ont adaptés aux conditions locales de production. Dans certains pays, des sociétés privées ont pris part à l'élaboration et à la commercialisation des variétés localement adaptées, mais le matériel génétique amélioré a été fourni par le secteur public et distribué gratuitement en tant que bien public (Pingali et Raney, 2003).

Les pays qui ont tiré le plein avantage des possibilités offertes par la Révolution verte sont ceux qui disposaient - ou se sont rapidement dotés - de solides capacités nationales de recherche agricole. Dans ces pays, les chercheurs ont pu procéder aux adaptations locales nécessaires pour s'assurer que les variétés améliorées répondaient aux besoins de leurs agriculteurs et de leurs consommateurs. Les capacités nationales de recherche agricole ont été un facteur capital pour l'accès aux technologies agricoles de la Révolution verte et pour leur application et il en va de même aujourd'hui pour les biotechnologies. L'existence de capacités nationales de recherche permet à un pays d'importer et d'adapter des technologies agricoles élaborées ailleurs, de mettre au point des applications répondant aux besoins locaux (par exemple les cultures «orphelines») et d'adopter une réglementation appropriée en la matière.

La révolution biotechnologique est en revanche très largement dirigée par le secteur privé. On doit au secteur public les travaux de recherche fondamentale qui sous-tendent les biotechnologies agricoles, mais des sociétés privées sont à l'origine de la plupart des travaux de recherche appliquée et de la quasi-totalité des applications commerciales. Trois forces conjuguées viennent transformer la façon dont les technologies agricoles améliorées sont apportées aux agriculteurs de la planète. Il y a tout d'abord un climat général qui incite de plus en plus à la protection de la propriété intellectuelle des obtentions végétales. Vient ensuite le rythme accéléré des nouvelles découvertes et l'importance croissante de la biologie moléculaire et du génie génétique. Enfin, le commerce des intrants et des produits agricoles est de plus en plus ouvert dans presque tous les pays, ce qui se traduit par une expansion du marché potentiel des nouvelles technologies et des anciennes technologies apparentées. Cette situation est extrêmement motivante pour la recherche privée et vient modifier la structure des efforts de recherche agricole publics et privés, notamment pour l'amélioration des plantes cultivées (Pingali et Traxler, 2002).

Du fait de l'importance croissante de la recherche transnationale privée, les pays en développement doivent assumer des coûts de transaction de plus en plus élevés pour avoir accès à ces technologies et les mettre en pratique. Les réseaux publics internationaux qui permettent aujourd'hui la mise en commun des technologies entre pays, et donc d'optimiser leurs retombées, sont de plus en plus menacés. Il est désormais urgent de concevoir un système de flux technologiques qui préserve les motivations du secteur privé en faveur de l'innovation, tout en répondant aux besoins des agriculteurs pauvres des pays en développement.

Dans la première section de ce chapitre, on passe en revue l'organisation et les impacts de la recherche agricole et des flux technologiques de 1960 à 1990, période dominée par le paradigme de la Révolution verte fondé sur la recherche publique internationale. La deuxième section traite de la tendance à la privatisation croissante des activités de recherche-développement agricole et de ses conséquences pour l'accès des pays en développement aux nouvelles technologies, telles qu'attestées par les récentes tendances mondiales de la recherche, du développement et de la commercialisation des biotechnologies. Le chapitre se conclut sur diverses questions quant au potentiel de la Révolution génétique à servir les intérêts des pauvres. Ces questions sont discutées dans les chapitres suivants du rapport.

La Révolution verte: recherche, développement, accès et retombées

Au cours des 40 dernières années, la Révolution verte a été à l'origine d'une extraordinaire période de croissance de la productivité des cultures alimentaires dans les pays en développement (Evenson et Gollin, 2003). Cette avancée est due à la combinaison d'investissements importants dans la recherche agronomique, les infrastructures et le développement des marchés et à un bon soutien politique. Ces aspects de la stratégie de la Révolution verte ont permis d'intensifier la croissance de la productivité en dépit de la raréfaction et de l'enchérissement des terres (Pingali et Heisey, 2001).

Recherche publique et transferts internationaux de technologies

La Révolution verte est venue contredire l'opinion classique selon laquelle les technologies agricoles n'étaient pas transposables, soit parce qu'elles étaient conçues pour des systèmes agroclimatiques spécifiques, comme les biotechnologies, soit parce qu'elles étaient sensibles aux prix relatifs des facteurs, comme les technologies mécaniques (Byerlee et Traxler, 2002). Pour stimuler la productivité des cultures alimentaires, la stratégie de la Révolution verte était explicitement basée sur l'hypothèse selon laquelle ces technologies pouvaient transcender les frontières politiques et agroclimatiques et avoir des retombées positives si les mécanismes institutionnels appropriés étaient en place. Le Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) a donc été spécifiquement constitué pour produire des retombées technologiques positives, notamment dans les pays qui n'étaient pas en mesure de tirer le plein profit de leurs investissements dans la recherche. Or, qu'adviendra-t-il des effets d'entraînement de la recherche-développement agricole dans une situation caractérisée par une intégration mondiale croissante des systèmes d'offre alimentaire?

Les grandes découvertes qui ont donné le coup d'envoi de la Révolution verte à la fin des années 60 sont dues aux méthodes classiques de sélection qui avaient d'abord comme objectif d'accroître le potentiel de rendement des principales cultures céréalières. Après les premiers succès spectaculaires enregistrés sur le blé et le riz dans les années 60, le rendement potentiel des principales céréales n'a cessé d'augmenter à une cadence régulière. Ainsi, le rendement potentiel du blé irrigué s'est accru au taux de 1 pour cent l'an durant les trois dernières décennies, soit une amélioration de quelque 100 kg par hectare et par an (Pingali et Rajaram, 1999).Globalement, aucune recherche n'a été effectuée pendant les premières décennies de la Révolution verte sur la plupart des plantes cultivées par les agriculteurs sans ressources des zones agroécologiques peu favorables (comme le sorgho, le millet, l'orge, le manioc ou les légumineuses), pas plus qu'elles n'ont donné lieu à l'élaboration de matériel génétique d'élite; depuis les années 80 toutefois, des variétés modernes de ces plantes ont été mises au point et leur rendement potentiel s'est amélioré (Evenson et Gollin, 2003). Outre les travaux qu'ils mènent pour faire reculer le seuil de rendement des cultures céréalières, les phytogénéticiens enregistrent toujours plus de succès dans des domaines moins brillants mais tout aussi importants de la recherche appliquée. Il est intéressant de noter par exemple l'élaboration de plantes présentant une résistance durable à une large gamme d'insectes et de maladies, de plantes plus tolérantes à divers stress physiques, de plantes dotées d'un cycle de croissance très raccourci et de grains céréaliers au goût et aux qualités nutritionnelles améliorés.

Avant 1960, il n'existait aucun système officiel permettant aux phytogénéticiens de se procurer du matériel génétique hors de leurs frontières. Depuis lors, le secteur public international (par le système du GCRAI) est devenu la principale source d'approvisionnement en matériel génétique amélioré élaboré par les méthodes classiques de sélection, notamment pour les espèces se reproduisant par autopollinisation, comme le riz et le blé, ainsi que pour le maïs à pollinisation libre. Les réseaux du GCRAI se sont développés au cours des années 70 et 80 qui ont été marquées par des investissements croissants dans la recherche agricole publique et l'insuffisance, voire l'absence, de législation sur la propriété intellectuelle. Les phytogénéticiens s'échangeaient le matériel génétique de manière informelle, ouverte et généralement gratuite. Les sélectionneurs pouvaient fournir leur matériel aux pépinières et se flatter de le voir adopté dans d'autres pays; de même, ils pouvaient à leur guise s'en procurer pour leur propre utilisation.

Les flux internationaux de matériel génétique ont eu une forte incidence sur la rapidité et le coût des programmes d'élaboration de plantes cultivées menés par les systèmes nationaux de recherche agricole (SNRA), d'où des gains d'efficience énormes (Evenson et Gollin, 2003). Traxler et Pingali (1999) font valoir que l'existence même d'un système d'échange gratuit et sans entrave, donnant accès au meilleur matériel génétique disponible dans le monde, permet aux pays de prendre des décisions stratégiques sur l'importance des investissements qu'ils doivent consentir dans les capacités de sélection végétale. Même les SNRA dotés de programmes de recherche pointus sur les plantes cultivées, comme le Brésil, la Chine et l'Inde, font grande utilisation des cultivars issus de ces pépinières qui leur servent de matériel de présélection ou de variétés abouties (Evenson et Gollin, 2003). Les petits pays ont opté pour une conduite rationnelle et profité du système international plutôt que d'investir dans leurs propres infrastructures de sélection végétale (Maredia, Byerlee et Eicher, 1994).

Evenson et Gollin (2003) signalent que même dans les années 90, le système du GCRAI comportait un grand nombre de variétés modernes pour la plupart des cultures alimentaires; 35 pour cent des obtentions provenaient de croisements entre des variétés du GCRAI, et 22 pour cent d'entre elles comptaient un parent issu d'un croisement du GCRAI ou un autre ancêtre provenant de la même source. Ils font valoir que le matériel génétique fourni aux pays en développement par les centres internationaux leur ont permis de bénéficier des effets d'entraînement des investissements réalisés par d'autres pays dans l'amélioration des cultures, et d'enregistrer des gains de productivité qui auraient été moindres, voire inexistants, s'ils avaient été contraints de s'en tenir aux seules ressources génétiques disponibles au début de cette période.

Impacts des technologies d'amélioration des cultures alimentaires

On ne manque pas de preuves empiriques concernant les retombées de la recherche agricole moderne et des flux internationaux de variétés modernes de plantes alimentaires sur la production, la productivité, les revenus et le bien-être des populations. Evenson et Gollin (2003) fournissent des informations détaillées sur l'adoption généralisée des variétés modernes, pour toutes les grandes cultures alimentaires, et sur leur impact. L'adoption des variétés modernes (taux moyen pour l'ensemble des cultures) s'est rapidement généralisée durant les deux décennies de la Révolution verte, pour s'accélérer encore pendant les décennies suivantes, passant de 9 pour cent en 1970 à 29 pour cent en 1980, et de 46 pour cent en 1990 à 63 pour cent en 1998. En outre, dans bien des régions et pour nombre de plantes, les variétés modernes de première génération ont été remplacées par des variétés de seconde et troisième générations (Evenson et Gollin, 2003).

CONTRIBUTION SPÉCIALE 1
Le défi du XXIe siècle: Nourrir 10 milliards de personnes

Norman E. Borlaug1

Depuis 35 ans, la production céréalière a plus que doublé, progressant plus vite que la population mondiale. L'adoption rapide des variétés récentes, le triplement de la consommation d'engrais chimiques et le doublement des superficies irriguées ont été les piliers de cette Révolution verte. En accroissant les rendements sur les meilleures terres agricoles, les agriculteurs du monde ont pu laisser de vastes étendues de terres disponibles pour d'autres usages.

La population mondiale pourrait atteindre 10 milliards d'habitants au milieu du siècle. Pendant les 20 années à venir, la demande mondiale de céréales va augmenter de 50 pour cent, sous l'effet de la croissance rapide de la consommation de fourrages et de viande. À l'exception des zones à sols acides d'Afrique et d'Amérique du Sud, les possibilités d'expansion des superficies mondiales sont limitées, et c'est surtout sur des terres déjà cultivées qu'il faudra accroître la production vivrière, en maintenant et en améliorant la productivité de ces terres.

Les 842 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde vivent pour la plupart de l'agriculture pratiquée sur des terres marginales. Les ménages souffrant de l'insécurité alimentaire dans ces zones rurales à risque subissent des sécheresses fréquentes, ont des terres dégradées, souffrent de l'éloignement des marchés et des insuffisances des institutions de commercialisation. Pour nombre d'entre eux, la sécurité alimentaire passe par une augmentation de la production et des revenus agricoles. Des investissements dans la science, les infrastructures et la conservation des ressources sont nécessaires pour accroître la productivité et abaisser les risques sur les terres marginales. Certes, les difficultés qui caractérisent ces environnements ne pourront pas toutes être surmontées, mais des améliorations sensibles devraient être possibles. Les biotechnologies permettront de mettre au point des obtentions plus tolérantes aux stress abiotique et biotique et plus riches en éléments nutritifs. Il faut poursuivre l'amélioration génétique des cultures vivrières - par les outils de recherche classiques et par les biotechnologies - pour faire progresser les rendements et les stabiliser.

Au néolithique, l'homme - ou plutôt la femme - a acclimaté presque toutes nos espèces vivrières et animales sur une période relativement courte, il y a 10 000 à 15 000 ans. Ensuite, des centaines de générations d'agriculteurs ont apporté d'énormes modifications génétiques à toutes nos principales espèces végétales et animales. Grâce aux progrès faits par la science depuis 150 ans, nous avons maintenant, grâce à la phytogénétique et à la sélection, des moyens d'obtenir à volonté ce que jusqu'ici la nature faisait par hasard ou à dessein. La modification génétique des plantes cultivées, loin de relever de la sorcellerie consiste à utiliser progressivement les forces de la nature et à les mettre au service de l'alimentation. En effet, le génie génétique - sélection végétale à l'échelle moléculaire - n'est qu'une étape du voyage scientifique de l'homme au cœur des génomes du vivant. Il ne saurait remplacer la sélection classique, mais il peut la compléter en permettant d'identifier les caractères souhaitables dans des groupes taxonomiques qui sont des parents éloignés et de les transférer plus vite avec et plus de précision dans des espèces cultivées à haut rendement et de qualité.

Le monde a déjà ou aura bientôt les technologies nécessaires pour nourrir durablement 10 milliards de personnes. Cependant, l'accès à ces technologies n'est pas assuré, en raison de problèmes liés aux droits de propriété intellectuelle, à l'acceptation des technologies par la société civile et les gouvernements, aux obstacles financiers et d'éducation qui tiennent les agriculteurs pauvres à l'écart et les empêchent d'adopter les nouvelles technologies.

1 Normam Borlaug est Président de la Sasakawa Africa Association, Professeur honoraire d'agriculture internationale à la Texan A&M University, et Prix Nobel de la paix de 1970. Il est connu comme le père de la Révolution verte pour ses travaux complètement nouveaux en matière de sélection et de production du blé.

L'augmentation de la production agricole sur les 40 dernières années est davantage due à une amélioration du rendement à l'hectare qu'à un accroissement des superficies plantées. Des données de la FAO montrent par exemple que dans tous les pays en développement, les rendements de blé ont grimpé de 208 pour cent de 1960 à 2000; les rendements de riz se sont accrus de 109 pour cent; les rendements de maïs de 157 pour cent; les rendements de pomme de terre de 78 pour cent; et ceux de manioc de 36 pour cent (FAO, 2003). Les tendances de la productivité totale des facteurs sont conformes aux mesures partielles de la productivité, comme le taux de croissance du rendement (Pingali et Heisey, 2001).

Au cours des dernières décennies, la rentabilité des investissements dans le matériel génétique moderne à haut rendement a été précisément mesurée par nombre d'économistes. Plusieurs rapports récents récapitulent et analysent les données issues de centaines d'études menées dans les 30 années passées qui visent à calculer le rendement des investissements dans la recherche agricole en termes sociaux. Elles examinent notamment les investissements réalisés par les institutions publiques nationales et internationales en Afrique, en Asie, en Amérique latine et dans les pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ainsi que par le secteur privé (Alston et al., 2000; Evenson et Gollin, 2003). En dépit des différentes méthodes utilisées dans ces études, les résultats sont d'une remarquable cohérence. Au plan social, le rendement moyen des investissements publics dans la recherche agricole annoncé dans ces études est d'environ 40 à 50 pour cent. Les recherches engagées par le secteur privé ont produit des taux de bénéfices sociaux du même ordre.

La réduction des prix alimentaires est une conséquence immédiate de la recherche agricole pour les pauvres qui ne relèvent pas du secteur agricole, comme sur ceux des zones rurales qui sont acheteurs nets de denrées alimentaires. L'adoption généralisée des technologies à base d'engrais et de semences améliorées a engendré une mutation importante de l'offre alimentaire en intensifiant les rendements et en contribuant à la baisse du prix réel des denrées alimentaires:

Le relèvement du pouvoir d'achat des pauvres - dû tant à l'amélioration de leurs revenus qu'à la baisse du prix des denrées alimentaires de base - est probablement la principale cause des gains nutritionnels engendrés par la recherche agricole. Seuls les pauvres sont victimes de la faim. Étant donné qu'une part relativement importante de leurs revenus est consacrée à l'alimentation, les effets sur les revenus des modifications de l'offre dues à la recherche peuvent avoir des retombées importantes sur la nutrition, notamment quand ces modifications résultent de technologies qui s'adressent aux producteurs les plus pauvres.

(Alston, Norton et Pardey, 1995: 85).

Les études réalisées par les économistes soutiennent empiriquement la proposition selon laquelle la croissance du secteur agricole a des retombées sur l'économie toute entière. Hayami et al. (1978) a démontré qu'au niveau du village, la croissance rapide de la production de riz stimulait les prix et la demande de terres, de main-d'œuvre ainsi que de biens et de services non agricoles. On trouvera chez Hazell et Haggblade (1993); Delgado, Hopkins et Kelly (1998); et Fan, Hazell et Thorat (1998) une validation au niveau sectoriel de l'argument selon lequel l'agriculture fait office de moteur pour la croissance économique tout entière.

Une fois les variétés modernes adoptées, les coûts de production baissent encore très sensiblement grâce à toute une série de technologies complémentaires, dont les machines agricoles, les pratiques de gestion des terres (souvent liées aux herbicides), l'apport d'engrais, la gestion intégrée des ravageurs et, plus récemment, les pratiques de gestion améliorée de l'eau. Bien que la Révolution verte ait souvent reposé sur des trains de technologies (les nouvelles variétés végétales étant accompagnées de l'engrais, des pesticides et des herbicides aux doses recommandées, ainsi que des mesures de maîtrise de l'eau), nombre de leurs composantes ont été appliquées de manière fragmentée et progressive (Byerlee et Hesse de Polanco, 1986). L'ordre dans lequel elles étaient mises en application dépendait de la pénurie des facteurs et des économies financières possibles. Herdt (1987) a procédé à une étude détaillée de la manière dont les technologies de gestion de la riziculture ont été progressivement adoptées aux Philippines. Traxler et Byerlee (1992) présentent des informations analogues sur la mise en place au coup par coup des technologies de gestion du blé à Sonora, dans le nord-ouest du Mexique.

Bien que les environnements favorables, à fort potentiel, aient été les grands gagnants de la Révolution verte du point de vue de la croissance de la productivité, les environnements moins favorables en ont eux aussi bénéficié, par effet d'entraînement, et du fait des migrations de main-d'œuvre vers les milieux plus productifs. Selon David et Otsuka (1994), le rééquilibrage des salaires entre ces deux types d'environnement a été l'un des principaux moyens de redistribution des gains produits par les mutations technologiques. Renkow (1993) a tiré les mêmes conclusions pour le blé cultivé dans des zones du Pakistan à fort et faible rendement potentiel. Dans une évaluation mondiale de l'adoption des variétés modernes de blé (1993), Byerlee et Moya ont constaté qu'avec le temps, les régions plus défavorisées ont fini par rattraper les zones plus propices, notamment lorsque le matériel génétique initialement élaboré pour ces dernières avait été réadapté aux zones marginales. Pour ce qui est du blé, le taux de croissance du rendement potentiel dans les zones sujettes à la sécheresse était de l'ordre de 2,5 pour cent l'an dans les années 80 et 90 (Lantican et Pingali, 2003). Dans un premier temps, l'augmentation du rendement potentiel sur les terres marginales est venue des retombées technologiques, après que les variétés sélectionnées pour les environnements à fort potentiel ont été adaptées aux zones marginales. Dans les années 90 cependant, les améliorations du rendement potentiel doivent être attribuées aux efforts de sélection spécifiquement axés sur les terres marginales.

CONTRIBUTION SPÉCIALE 2
Vers une Révolution toujours verte

M.S. Swaminathan1

En août 1968, le Gouvernement indien a mis en circulation un timbre intitulé «Révolution verte» afin de sensibiliser l'opinion publique à la voie révolutionnaire que l'Inde avait empruntée pour produire davantage de blé. Tout en mettant l'accent sur les rendements du blé, le gouvernement a aussi lancé un programme massif de mise au point et de diffusion de variétés de riz, de maïs, de sorgho et de mil chandelle à haut rendement. Véritables moteurs de la «Révolution verte» en Inde, ces programmes ont permis d'apporter des améliorations prodigieuses à la production et à la productivité sans expansion des superficies cultivées.

Ces variétés à haut rendement nécessitant des intrants - engrais et eau d'irrigation - les spécialistes des sciences sociales ont accusé les technologies de la Révolution verte de ne pas être neutres au point de vue des ressources. Les écologistes ont attaqué la Révolution verte en raison des atteintes potentielles à la productivité à long terme dues à l'utilisation excessive de pesticides et d'engrais et à la monoculture. Même si la Révolution verte a réussi à libérer des millions de personnes de la misère, l'incidence de la pauvreté, la faim endémique, les maladies contagieuses, les taux de mortalité infantile et maternelle, le faible poids à la naissance, les retards de croissance et l'illettrisme restent élevés.

Les préoccupations des spécialistes des sciences sociales et des écologistes et les problèmes urgents de la pauvreté et de la faim ont conduit à élaborer le concept d'une «Révolution toujours verte» afin de souligner la nécessité d'améliorer durablement la productivité des cultures sans qu'elle s'accompagne de répercussions négatives pour l'environnement et la société. Une Révolution toujours verte exige que nous soyons attentifs aux voies qui peuvent aider à améliorer la productivité, la qualité et à créer de la valeur ajoutée dans des conditions de diminution des disponibilités de terres arables et d'eau d'irrigation par habitant, d'expansion des stress biotiques et abiotiques et d'évolution rapide des préférences des consommateurs et du marché. Cela nécessitera la mobilisation optimale des connaissances traditionnelles, des technologies et des sciences pionnières qui intéressent la prochaine étape de notre révolution agricole, dont la principale est la biotechnologie.

Les appréhensions que suscitent la génétique moléculaire et le génie génétique sont en gros les suivantes: la science proprement dite, l'accès à celle-ci, sa maîtrise, les préoccupations pour l'environnement et la santé humaine et animale. Une étude approfondie de chacune de ces questions sera importante pour une analyse rigoureuse des risques et des avantages. Le traitement global de ces questions pour toutes les applications du génie génétique aboutira à des conclusions sans nuances, telles que la condamnation générale des OGM par les organisations non gouvernementales (ONG) au Sommet mondial de l'alimentation: cinq ans après, (Rome, 2002).

Les avantages qu'apportent des techniques de sélection moléculaire comme l'utilisation des marqueurs moléculaires et la sélection de précision de caractères spécifiques grâce à la technologie de l'ADN recombinant sont immenses. Les travaux réalisés en Inde ont révélé le potentiel de sélection de nouvelles variétés génétiquement modifiées possédant une tolérance à la salinité et à la sécheresse, à certains des principaux organismes nuisibles et maladies, ainsi qu'une qualité nutritionnelle améliorée. Une nouvelle ère de sélection mendélienne intégrée et moléculaire a commencé. Une Révolution toujours verte associera ces techniques de pointe à la prudence écologique des communautés traditionnelles pour mettre au point des technologies fondées sur la gestion intégrée des ressources naturelles et adaptées aux conditions locales parce qu'elles sont élaborées et testées avec les familles d'agriculteurs.

C'est la seule façon de relever les défis, en particulier dans le contexte de la rareté croissante de l'eau et de la nécessité urgente de produire davantage dans les zones semi-arides et d'aridoculture. L'accélération du progrès de l'agriculture est la meilleure garantie contre la faim et la pauvreté, parce que dans la plupart des pays en développement, plus de 70 pour cent de la population vivent de l'agriculture. Nous refuser les moyens de la nouvelle génétique serait porter grandement atteinte à la fois aux familles d'agriculteurs disposant de peu de ressources et à la mise en place d'un système national durable d'alimentation et de nutrition

1 L'auteur est le Président de la M.S. Swaminathan Research Foundation. Il travaille depuis 50 ans avec des chercheurs et des décideurs à divers problèmes de génétique végétale fondamentale et appliquée ainsi que de recherche-développement agricole. Il est connu comme étant le père de la Révolution verte en Inde.

La Révolution génétique: un changement de paradigme pour la recherche-développement agricole

Dans les années 60, 70 et 80, le secteur privé n'a guère investi dans la recherche sur la sélection végétale, en particulier dans les pays en développement, en raison de l'absence de mécanismes efficaces de protection exclusive des produits améliorés (encadré 12). La situation a évolué dans les années 90 avec l'apparition d'hybrides de plantes à pollinisation croisée telles que le maïs. La viabilité économique de ces hybrides a permis le démarrage d'une industrie des semences dans les pays en développement, sous l'impulsion de sociétés transnationales de pays développés, puis de sociétés nationales nouvelles (Morris, 1998). Malgré la croissance rapide de l'industrie semencière dans les pays en développement, son action reste encore assez limitée et nombre de marchés sont toujours laissés pour compte.

Le secteur privé a été davantage motivé à investir dans la recherche agricole lorsque les États-Unis et d'autres pays industrialisés ont autorisé le brevetage des gènes artificiellement élaborés et des plantes génétiquement modifiées. Cette protection nationale a été encore renforcée par l'Accord de 1995 sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui oblige ses membres à protéger par brevet les inventions biotechnologiques (produits et procédés) et à protéger les obtentions végétales par brevet ou par tout autre régime particulier de protection. Ces formes de protection exclusive ont fourni au secteur privé les incitations nécessaires pour engager des recherches dans les biotechnologies agricoles (encadré 12).

ENCADRÉ 12
Biens collectifs et droits de propriété intellectuelle

Les biens collectifs créent des avantages pour la société en sus des avantages privés qui peuvent être tirés par la personne qui les a créés. Les avantages sont parfois appelés retombées. Les biens collectifs se caractérisent par la non-rivalité et la non-exclusivité. La non-rivalité signifie que le bien est également disponible pour tous, c'est-à-dire que sa consommation par une personne ne réduit pas la quantité qui est disponible pour les autres. La non-exclusivité signifie que les personnes qui ne paient pas le produit ne peuvent pas être empêchées de l'utiliser. Ces caractéristiques signifient que les obtenteurs privés ne peuvent pas capter l'ensemble des avantages sociaux de leur création à moins qu'ils ne puissent trouver un moyen d'empêcher l'utilisation non autorisée. Étant donné que les sociétés privées ne peuvent profiter pleinement de la recherche qui produit des biens collectifs, elles n'investiront pas dans un niveau de recherche optimal au point de vue social (Ruttan, 2001).

Une bonne partie des résultats de la recherche agricole, y compris dans le domaine des biotechnologies, ont l'une des caractéristiques d'un bien collectif ou les deux. Par exemple, tout chercheur peut utiliser des connaissances au sujet de la structure du génome du riz sans réduire la quantité de connaissances à la disposition d'autres chercheurs, et une fois que ces connaissances paraissent dans une publication scientifique ou sur le Web, il est difficile d'empêcher d'autres personnes de les utiliser. Par ailleurs, une variété de plante transgénique peut avoir des caractéristiques de biens collectifs dans une certaine mesure, (par exemple, il est difficile d'exclure complètement les utilisateurs non autorisés), mais il ne s'agit pas d'un bien collectif pur parce que les semences peuvent être utilisées et que l'utilisation non autorisée peut être empêchée, du moins en partie.

Il y a deux façons - biologique et juridique - d'empêcher l'utilisation non autorisée de variétés de plantes. Les semences hybrides peuvent être mises de côté, reproduites et ressemées, mais seulement au prix d'une perte significative de rendement et de qualité, de sorte que l'hybridation assure une protection biologique de l'obtention. Les techniques génétiques restrictives constituent une autre forme de protection de la propriété intellectuelle biologique qui a été proposée pour les plantes transgéniques. Ces technologies produiraient des semences stériles ou des semences qui nécessitent l'application d'un produit chimique spécial pour activer le caractère novateur. L'opposition de l'opinion publique à l'approche des semences stériles a conduit la compagnie privée Monsanto à abandonner sa mise au point. La protection juridique sous forme de brevets, marques déposées et contrats peut également protéger la propriété intellectuelle, mais ces méthodes fournissent généralement une protection incomplète.

Les grandes sociétés agrochimiques transnationales ont été les premières à investir dans l'élaboration des cultures transgéniques, bien que les recherches fondamentales qui leur ont ouvert la voie aient été en grande partie réalisées par le secteur public et mises à la disposition des sociétés privées en vertu de licences exclusives. L'une des raisons qui a incité les sociétés agrochimiques à se lancer dans la recherche-développement sur les cultures transgéniques est qu'elles avaient prévu le déclin du marché des pesticides et étaient en quête de nouveaux produits (Conway, 2000).

Les sociétés chimiques se sont rapidement implantées dans le secteur de la sélection végétale en rachetant les sociétés semencières, d'abord dans les pays industrialisés, puis dans les pays en développement. Ces fusions entre les sociétés semencières nationales et les multinationales se justifiaient au plan économique, dans la mesure où elles sont spécialisées dans des aspects différents de l'élaboration de variétés de semences et de leur distribution (Pingali et Traxler, 2002). C'est en fait un continuum qui démarre, en amont, par l'accumulation de connaissances sur les gènes utiles (la génomique) et l'élaboration de plantes transgéniques et se poursuit, en aval, par des processus adaptatifs permettant le rétrocroisement des transgènes en lignées commerciales et la distribution des semences aux agriculteurs. Les résultats des activités conduites en amont sont applicables dans le monde entier, pour toute une gamme de cultures et d'environnements agroécologiques. Les variétés et les cultures génétiquement modifiées en revanche s'appliquent à des niches agroécologiques spécifiques. En d'autres termes, les retombées positives et les économies d'échelle décroissent à mesure qu'on s'approche de l'extrémité du continuum caractérisée par les processus d'adaptation. De la même manière, le coût des recherches et leur complexité chutent à mesure que l'on s'oriente vers les activités d'aval. Une division marquée des responsabilités s'est donc instaurée dans le processus d'élaboration et de diffusion des produits biotechnologiques, les sociétés transnationales assumant la recherche biotechnologique en amont tandis que les sociétés locales fournissent les variétés de plantes présentant les caractéristiques agronomiques commercialement recherchées. (Pingali et Traxler, 2002).

Pour les systèmes publics de recherche, il n'est guère évident d'exploiter les retombées des travaux menés par les multinationales. Les programmes publics de recherche sont généralement conçus en fonction des frontières politiques nationales ou régionales, et les transferts directs de technologies d'État à État sont restés limités (Pingali et Traxler, 2002). La stricte adhésion aux domaines politiques freine considérablement la transposition des innovations technologiques à des zones agroclimatiques analogues. Le système d'échange de matériel génétique du GCRAI a permis de contourner la difficulté pour plusieurs plantes cultivées importantes, mais il n'est pas sûr que ce système puisse également s'appliquer aux produits biotechnologiques et aux cultures transgéniques, étant donné les droits de propriété exclusive rattachés à ces technologies.

Les investissements dans la recherche biotechnologique

Pour se faire une idée de l'ampleur des investissements actuels du secteur privé dans la recherche agricole, il suffit de comparer son budget annuel de recherche à celui de la recherche publique axée sur l'agriculture des pays en développement (Pray et Naseem, 2003a). Les dépenses cumulées de recherche-développement agricole des 10 plus grandes sociétés transnationales de biosciences s'élèvent à près de 3 milliards de dollars EU. Par comparaison, le GCRAI, qui est le plus gros fournisseur public international de technologies agricoles, a un budget annuel de recherche-développement en sélection végétale de moins de 300 millions de dollars EU. Les plus grands programmes publics de recherche agricole engagés par des pays en développement, à savoir le Brésil, la Chine et l'Inde, ont tous un budget annuel de moins de 500 millions de dollars chacun (Byerlee et Fischer, 2002).

Les chiffres de la recherche sur les biotechnologies agricoles mettent en évidence une profonde dichotomie entre pays développés et pays en développement (tableau 3). Les pays développés dépensent quatre fois plus que les pays en développement dans la recherche publique sur les biotechnologies et ce, même si l'on cumule toutes les sources de financements publics - État, bailleurs et centres du GCRAI - pour les pays en développement. Rares sont les pays en développement ou les institutions internationales du secteur public qui ont les ressources nécessaires pour créer une source indépendante d'innovations biotechnologiques (Byerlee et Fischer, 2001).

On ne dispose pas de données complètes sur les recherches biotechnologiques conduites par le secteur privé dans les pays en développement, bien qu'elles semblent pour la plupart tourner autour des essais réalisés par les sociétés transnationales sur leurs variétés transgéniques. Les instituts de recherche locaux sont à l'origine de divers travaux (c'est par exemple le cas au Brésil et en Afrique du Sud où des instituts de recherche privés sur la canne à sucre ont lancé des programmes de recherche biotechnologique assez importants), tandis qu'en Inde, plusieurs sociétés semencières nationales (particulièrement la Maharashtra Hybrid Seed Company [Mahyco]) disposent de programmes de recherche en biotechnologie. On ne connaît pas le montant total des investissements réalisés par ces sociétés privées, mais ils sont sans aucun doute moins importants que ceux consentis par le secteur public des pays en développement en faveur de la recherche biotechnologique (Pray et Naseem, 2003a).

Tableau 3
Estimation des dépenses pour les recherches en biotechnologie des plantes

 

(En millions de $EU/an)

(Pourcentage)

Recherche et développement biotechnologiques

Part des biotechnologies dans le secteur de la recherche et du développement

PAYS INDUSTRIALISÉS

1 900-2 500

 

Secteur privé1

1 000-1 500

40

Secteur public

900-1 000

16

PAYS EN DÉVELOPPEMENT

165-250

 

Public (ressources propres)

100-150

5-10

Public (aide étrangère)

40-50

Centres du GCRAI

25-50

8

Secteur privé

TOTAL MONDIAL

2 065-2 730

 

1 Englobe un montant inconnu affecté à la recherche et au développement pour les pays en développement.

Source: Byerlee et Fischer, 2001.

Évaluation de l'ampleur des recherches sur les cultures transgéniques en fonction des essais de terrain

Bien que le volume total des dépenses de recherche biotechnologique soit à peu près également réparti entre les secteurs public et privé, la production des nouvelles technologies est presque totalement entre les mains du secteur privé1. Celui-ci a élaboré toutes les plantes cultivées génétiquement modifiées qui ont été commercialisées à ce jour dans le monde, à l'exception de celles disponibles en Chine (voir le Chapitre 4). La prédominance du secteur privé dans ce domaine prête à croire que les cultures et les problèmes de production particulièrement importants pour les pauvres risquent d'être dédaignés dans la mesure où le marché pour ces semences est très étroit.

Depuis 1987 où les premiers essais ont été approuvés, plus de 11 000 essais au champ ont été réalisés pour 81 cultures transgéniques différentes (figure 1 et tableau 4), mais seulement 15 pour cent d'entre eux ont eu lieu dans des pays en développement ou des pays en transition2. Ces chiffres sont révélateurs du peu d'intérêt commercial que semblent présenter ces marchés et des difficultés qu'ont eues les gouvernements concernés à réglementer la biosécurité. Les essais conduits dans les pays développés et les pays en transition se sont intensifiés durant les dernières années et, en 2000, au moins 58 pays signalaient avoir réalisé des essais au champ de cultures transgéniques (Pray, Courtmanche et Govindasamy, 2002). Certains pays ont interrompu les essais de terrain pendant quelques années afin de réviser leur régime de prévention des risques biotechnologiques.

Les données concernant les essais de terrain justifient les craintes selon lesquelles les cultures et les caractéristiques importantes pour les pays en développement seront délaissées (tableau 4, figures 2 et 3). Les cultures alimentaires de base ont fait l'objet de très rares travaux de recherche biotechnologique appliquée, même si l'on constate sur les dernières années une augmentation des essais au champ de variétés de blé et de riz, les plus importantes cultures alimentaires dans les pays en développement; par ailleurs, une variété de manioc transgénique a été testée pour la première fois en 2000. Dans un ou plusieurs pays, d'autres cultures alimentaires de base comme les bananes, les patates douces, les lentilles et les lupins ont toutes été approuvées pour des essais de terrain.

Près des deux tiers des essais de terrain réalisés dans les pays industrialisés et les trois quarts de ceux effectués dans les pays en développement sont axés sur deux caractéristiques: la tolérance aux herbicides et la résistance aux insectes, ou sur l'association de ces deux caractéristiques (figures 2 et 3). Si la résistance aux ravageurs est importante pour les pays en développement, c'est moins le cas de la résistance aux herbicides dans les zones où la main-d'œuvre agricole est abondante. En revanche, les caractéristiques agronomiques qui intéresseraient vraiment les pays en développement et les zones de production marginale, comme le rendement potentiel et la tolérance aux stress abiotiques (tels que la sécheresse et la salinité) n'ont donné lieu qu'à de très rares essais de terrain dans les pays industrialisés, et encore moins dans les pays en développement.

Tableau 4
Essais sur le terrain par culture et par région

 

Maïs

Colza

Pommes de terre

Soja

Coton

Tomate

Betterave

Tabac

Blé

Riz

Autres

Totaux

NOMBRE TOTAL D'ESSAIS

3 881

1 242

1 088

782

723

654

394

308

232

189

1 610

11 105

États-Unis
et Canada

2 749

826

770

552

407

494

118

194

190

102

1 087

7 489

Europe/
Nouvelle-Zélande/Australie/Japon

452

366

227

20

72

89

237

61

23

36

316

1 901

Pays en transition

61

17

27

7

2

2

33

6

1

0

9

1 550

Pays en

développement

619

33

64

203

242

69

6

47

18

51

198

1 550

POURCENTAGE

DE L'ENSEMBLE DES CULTURES

35

11

10

7

7

6

4

3

2

2

14

100

États-Unis
et Canada

37

11

10

7

5

7

2

3

3

1

15

100

Europe/
Nouvelle-Zélande/Australie/Japon

24

19

12

1

4

5

13

3

1

2

17

100

Pays en transition

37

10

16

4

1

1

20

4

1

0

6

100

Pays en

développement

40

2

4

13

16

5

0

3

1

3

13

100

Source: Pray, Courtmanche et Govindasamy, 2002.

Commercialisation des cultures transgéniques

En 2003, 18 pays cultivaient des cultures transgéniques commercialement sur une superficie totale de 67,7 millions d'hectares, contre 2,8 millions d'hectares en 1996 (figure 4). Pour impressionnant que soit ce taux global de diffusion des technologies, il est néanmoins très inégal. En effet, six pays, quatre plantes cultivées et deux caractéristiques représentent à eux seuls 99 pour cent de la production mondiale de cultures transgéniques (figures 5 à 7) (James, 2003).

Les États-Unis cultivent les deux tiers des cultures transgéniques plantées dans le monde. Bien que les superficies qui leur sont consacrées ne cessent d'augmenter aux États-Unis, leur part de la surface totale vouée à ces cultures dans le monde a chuté rapidement dès lors que l'Afrique du Sud, l'Argentine, le Brésil, le Canada et la Chine ont développé leurs propres plantations. Les 12 autres pays qui en cultivaient en 2002 représentent à eux tous moins de 1 pour cent du total mondial.

Les cultures transgéniques les plus cultivées sont le soja, le maïs, le coton et le colza. La tolérance aux herbicides et la résistance aux ravageurs sont les caractéristiques les plus fréquentes. Le soja tolérant aux herbicides représente désormais 55 pour cent de la production mondiale, tandis que le colza doté de la même caractéristique compte pour 16 pour cent de la superficie totale ensemencée en colza. Les variétés de coton et de maïs transgéniques qui sont aujourd'hui cultivées commercialement sont résistantes aux ravageurs ou tolérantes aux herbicides, parfois les deux, et elles représentent actuellement 21 pour cent et 11 pour cent respectivement des superficies totales plantées en coton et maïs (James, 2003). D'autres plantes transgéniques sont cultivées commercialement à très petite échelle, notamment des variétés de papaye et de courge résistantes aux virus. Aucune variété transgénique de blé ou de riz, les principales céréales alimentaires, n'est cultivée commercialement où que ce soit dans le monde.

Conclusions

Le déplacement de la recherche agricole du secteur public aux sociétés privées transnationales a eu une forte incidence sur le type de produits désormais élaborés et commercialisés. Les recherches du secteur privé se portent naturellement sur les cultures et les caractéristiques présentant un intérêt commercial pour les agriculteurs des pays à revenu élevé où le marché des intrants agricoles est robuste et rentable. Les biens publics, notamment les plantes alimentaires et les caractéristiques importantes pour les agriculteurs pratiquant l'agriculture vivrière dans des conditions marginales, sont de peu d'intérêt pour les grandes sociétés transnationales. Les agriculteurs des pays en développement pourront-ils tirer profit des retombées économiques des cultures transgéniques élaborées et commercialisées par le secteur privé? Y a-t-il des axes de recherche qui pourraient être plus directement utiles aux pauvres?

La Révolution verte a montré que les technologies agricoles pouvaient être transposées dans le monde entier, en particulier dans les pays dotés de bonnes capacités nationales de recherche agricole, et donc à même d'adapter les cultivars importés à haut rendement à leurs conditions de production locales. Quelles sont les capacités de recherche dont les pays en développement ont besoin pour tirer profit de la Révolution génétique? Face à la contraction des ressources allouées à la recherche publique, comment peut-on mobiliser davantage de moyens en vue de la recherche axée sur les besoins des pauvres? Comment structurer les partenariats public-privé pour exploiter à plein les points forts de chaque secteur?

À la différence des variétés à haut rendement dues à la Révolution verte, les produits de la Révolution génétique suscitent l'inquiétude des populations et se heurtent à de sérieux obstacles réglementaires et commerciaux. Quelle incidence ces questions auront-elles sur le transfert international des nouvelles technologies? Quelles mesures politiques faut-il mettre en place pour faciliter le mouvement international des technologies transgéniques dans de bonnes conditions de sécurité?

Les variétés améliorées à l'origine de la Révolution verte, considérées comme biens collectifs, ont été distribuées gratuitement. À l'inverse, nombre des innovations de la Révolution génétique font l'objet de brevets ou de licences d'exclusivité. Cette protection de la propriété intellectuelle a grandement stimulé la recherche privée, mais elle risque d'entraver l'accès aux outils de recherche pour les autres chercheurs. Quels mécanismes institutionnels faut-il mettre en place pour promouvoir la mise en commun de la propriété intellectuelle des résultats de recherche sur les biens publics?

Ces questions sont abordées dans la section suivante où l'on passe en revue les éléments de preuves existants sur les aspects économiques (Chapitre 4) et scientifiques (Chapitre 5) des cultures transgéniques et les inquiétudes que suscite leur emploi (Chapitre 6). Dans la dernière section, on examine les moyens qui permettront aux biotechnologies de servir les intérêts des pauvres.

1 Il n'existe pas de données complètes sur les essais au champ de toutes les biotechnologies agricoles. Cette section ne porte que sur les essais de cultures transgéniques.

2 Ces données proviennent d'une source qui comptabilise chaque parcelle d'essai comme un essai distinct; la même plante génétiquement modifiée peut donc donner lieu à de multiples essais dans un pays donné.


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