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1. OBJET ET INTRODUCTION


Le présent document a pour objet d’aider les responsables des pêches à mieux connaître la culture des communautés de petits pêcheurs. Ils seront ainsi davantage en mesure d’élaborer des politiques et des méthodes de gestion plus efficaces et d’aider les gens de ces communautés à améliorer leur vie.

Au niveau mondial, et dans leur très grande majorité, les pêcheurs font partie de communautés de pêche à petite échelle qui contribuent pour une part appréciable aux disponibilités alimentaires de l’humanité. L’accroissement de la prospérité de ces communautés exigera des responsables des pêches une connaissance adéquate de leur organisation et de leur fonctionnement, de la nature de leur système de valeurs et des moyens disponibles pour les renforcer et les protéger. Il importera en outre pour mieux comprendre leurs cultures de mettre en oeuvre des méthodes d’étude propres à fournir des informations crédibles, fiables et pertinentes.

1.1 La crise actuelle des pêches et de leur gestion

A présent, la plupart des grandes pêcheries mondiales sont menacées. La quasi-totalité des quelques 200 pêcheries dont la FAO assure le suivi sont pleinement exploitées: un tiers d’entre elles sont épuisées ou fortement surexploitées (Safina, 1995 et Economist, 1994: 21) et, malheureusement, la plupart se trouvent dans des régions littorales, où vivent la quasi-totalité des populations de pêcheurs - ce qui est de mauvais augure, non seulement pour l’avenir de ces communautés, mais aussi pour une population mondiale en plein essor et pour ses besoins alimentaires futurs. Cette situation démontre clairement la nécessité de définir de nouvelles approches en matière de gestion des pêches.

1.2 Une pêche est le lieu d’une activité humaine

Tout au long de leur élaboration, la théorie et la pratique de la science halieutique ont, dans une large mesure, privilégié un aspect inadéquat. Alors que la gestion des pêches aurait dû s’intéresser avant tout aux êtres humains qui utilisent les ressources halieutiques, ses orientations ont été fixées principalement par des biologistes, des économistes, des administrateurs et des politiciens qui s’intéressaient en premier lieu à la conservation des principales espèces biologiques marines et en second lieu à la répartition des ressources halieutiques et à la maximisation des avantages économiques recueillis. Cet état de choses est compréhensible si l’on tient compte du fait qu’à l’époque où la science halieutique moderne est apparue, c’est-à-dire vers la fin du XIXe siècle, les disciplines de la biologie et de l’économie étaient déjà très évoluées, tandis que les sciences sociales balbutiaient encore. Or, la gestion actuelle des pêches reflète encore dans une large mesure l’héritage de cette phase initiale.

Les principes comme la pratique de la science halieutique doivent accorder une plus large place au fait que les pêcheries sont une réalité humaine. Il s’agit en effet par définition des lieux mêmes où des activités humaines sont associées à des écosystèmes marins et à des ressources renouvelables. A vrai dire, la pêche en tant qu’activité humaine représente la caractéristique essentielle d’une pêcherie, puisqu’en son absence, il s’agirait simplement d’un domaine aquatique abritant différentes espèces marines. A l’évidence, la notion de pêcherie recouvre bien plus qu’une région géographique, des méthodes de pêche, des types de matériel de pêche, des espèces de poisson particulières, des ressources naturelles, ou une zone économique - elle correspond bien davantage à une réalité essentiellement humaine.

Il est par conséquent essentiel que les responsables des pêches reconsidèrent à présent la nature véritable de leur champ d’activité, leur tâche consistant moins à gérer des ressources naturelles et des systèmes économiques qu’à gérer les populations de pêcheurs. Aussi, le renforcement futur de l’efficacité de la gestion des pêches demande-t-il impérativement l’intégration de préoccupations sociales et culturelles aux préoccupations biologiques et économiques plus traditionnellement prises en compte jusqu’à maintenant. En définitive, la mesure du succès rencontré dans cette démarche dépendra de sa capacité à promouvoir la prospérité des personnes qui vivent dans les communautés de pêcheurs.

1.3 Refonte de la gestion, de la planification et de la politique des pêches

Si l’on veut obtenir à l’avenir une plus grande efficacité de la gestion des pêches, il incombe à leurs responsables d’acquérir une meilleure connaissance des cultures des communautés de pêcheurs. Pour atteindre cet objectif il faudra étudier des méthodes de gestion plus ouvertes sur les préoccupations des pêcheurs et qui les associent plus souvent en tant que participants conjoints à la formulation des politiques qui les concernent. Menée à bien soigneusement, cette tâche devrait encourager les pêcheurs à oeuvrer en coopération plus étroite avec les responsables des pêches et entraîner simultanément une gestion plus efficace et plus durable des stocks de poissons.

Les responsables des pêches conviendront certes selon toute vraisemblance de la pertinence des principes ci-dessus, mais certains continueront sans doute à affirmer de façon catégorique la nécessité de continuer à s’attacher en priorité à la conservation des ressources biologiques, en faisant valoir que l’existence même d’une communauté de pêcheurs tient à celle du poisson nécessaire à sa subsistance. Si cette objection ne peut être écartée, un changement fondamental d’attitude reste nécessaire, pour admettre le fait que la pérennité des ressources de poisson et celle des communautés de pêcheurs sont des préoccupations indissociables.

1.4 Priorité aux communautés de petits pêcheurs

Près de 95 pour cent des pêcheurs dans le monde sont des pêcheurs à petite échelle. Ces derniers comptent plus de 20 millions de producteurs primaires, plus 20 millions encore de transformateurs, de négociants et de distributeurs à petite échelle, soit au total quelque 40 millions de personnes dans le monde qui sont directement employées dans ce secteur des pêches. Si l’on compte en outre tous les emplois secondaires qui subviennent aux besoins des premiers, ainsi que toutes les personnes à charge correspondantes, on constate alors que la pêche à petite échelle assure la subsistance de plus de 200 millions de personnes dans le monde;1 aussi, cette activité doit-elle retenir particulièrement l’attention des responsables des pêches puisqu’elle occupe la grande majorité des pêcheurs au niveau mondial.

L’apport des pêcheurs à petite échelle au restant de l’humanité est loin d’être négligeable. Par exemple, ils fournissent près de la moitié des captures mondiales de poisson destinées à la consommation humaine, la fraction restante étant le fait de la pêche industrielle. De plus, leurs prises sont destinées en quasi-totalité à la consommation humaine, tandis qu’un tiers des captures industrielles sont transformées en farine de poisson utilisée principalement comme aliment pour animaux; par ailleurs, leurs prises approvisionnent surtout les marchés locaux et régionaux et sont moins souvent destinées à l’exportation vers des marchés plus éloignés, par comparaison à celles des pêcheurs industriels.

Les pêcheurs à petite échelle se caractérisent essentiellement par le niveau relativement limité de leur production individuelle et de leurs investissements. Les publications consacrées à la gestion et à l’aménagement des pêches les qualifient souvent d’artisans, bien que dans nombre de cas ce terme soit inexact; s’il est généralement applicable aux pêcheurs qui fabriquent une grande partie de leur propre matériel, il s’avère inadéquat pour qualifier les pêcheurs nettement plus nombreux qui utilisent de petites embarcations motorisées et des équipements de pêche fabriqués à l’extérieur de leurs communautés locales; or, ces derniers types de pêcheurs sont malencontreusement encore souvent qualifiés d’artisans dans nombre de contextes de gestion et d’aménagement des pêches, bien qu’ils ne soient pas, au sens strict, des artisans, ce qui prête à confusion.

Le terme «pêcheur à petite échelle» est beaucoup plus adéquat, puisqu’il désigne conjointement les deux types de pêcheurs évoqués ci-dessus, et de plus peut s’appliquer à toutes sortes de pêcheurs dans le monde, dont les caractéristiques communes sont nombreuses, aussi bien dans les pays en développement que dans les pays développés. Le point commun essentiel tient au caractère limité de leur investissement financier individuel, de leur niveau de production et de leur pouvoir politique. La plupart d’entre eux vivent au sein de communautés dispersées le long des côtes, se livrent à la pêche essentiellement à proximité de leurs communautés d’origine et, jusqu’à présent, n’ont guère influé sur l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques de gestion des pêches, ni disposé des moyens requis pour protéger les pêches dont ils dépendent contre les incursions des pêcheurs à plus grande échelle et contre les différentes menaces extérieures, telle que la pollution du milieu marin.

L’expression «à petite échelle» n’est pas forcément synonyme de pauvreté ou d’appauvrissement. De fait, dans certaines communautés de petits pêcheurs, les prix élevés de certaines captures favorisent une certaine prospérité. En revanche, et plus fréquemment les membres de ces communautés appartiennent aux catégories les moins aisées des sociétés plus importantes dont elles font partie, dans les pays en développement comme dans les pays développés.

Une autre caractéristique importante de la pêche à petite échelle tient au fait suivant: davantage que la pêche à grande échelle, cette activité se trouve étroitement liée à l’identité personnelle et culturelle des pêcheurs: pour la plupart d’entre eux, elle n’est pas simplement perçue comme un moyen de gagner sa vie, mais plus généralement comme un véritable mode de vie, nourri de valeurs professionnelles importantes et de symboles reflétant des aspects essentiels de leurs identités individuelles et culturelles. Nombre de pêcheurs à petite échelle adhèrent donc avec une ténacité particulière à leur métier, même lorsqu’il a cessé d’être rémunérateur sur le plan économique. Or, cette ténacité les rend parfois indûment hostiles aux transformations progressives nécessaires, attitude risquant ensuite de constituer une source d’épineux problèmes pour les gestionnaires des pêches.

Outre les apports importants de la pêche à petite échelle aux disponibilités alimentaires, elle soutient bien la comparaison avec la pêche à grande échelle sur plusieurs autres plans. D’une part, bien que l’impact collectif des pêcheurs à petite échelle sur les stocks de poissons puisse être problématique, en règle générale, ils sont moins souvent impliqués dans l’épuisement des principaux stocks de poissons que les pêcheurs à grande échelle. Cela s’explique notamment par la productivité relativement plus faible des techniques habituellement employées. D’autre part, contrairement aux pêches à grande échelle, souvent axées sur une espèce unique ou sur un petit nombre d’espèces, la plupart des pêcheurs à petite échelle ont une conception extensive de leur activité, ciblant plusieurs espèces différentes au sein des écosystèmes marins dont ils dépendent. Enfin, puisqu’ils opèrent en majorité à proximité de leur foyer et ne peuvent se déplacer aisément vers d’autres pêcheries advenant un effondrement des écosystèmes assurant leur subsistance, ils sont d’ordinaire plus motivés pour assurer le maintien en bon état des écosystèmes en question.

Plusieurs autres caractéristiques de la pêche à petite échelle soutiennent avantageusement la comparaison avec la pêche à grande échelle. Evidemment, puisque la faiblesse de l’investissement individuel en constitue une caractéristique distinctive, un niveau donné d’investissement correspond d’ordinaire à des niveaux notablement plus élevés de production et d’emploi, avantage notable dans les pays en développement qui disposent certes d’importantes ressources de main-d’œuvre, mais dont les capitaux et les actifs sont limités. De plus, en raison de leur niveau de capitalisation relativement faible, les pêcheurs à petite échelle sont plus rarement touchés par la surcapitalisation, actuellement l’un des problèmes les plus délicats auxquels sont confrontés nombre de pêches à grande échelle. Enfin, rapportés à une consommation énergétique unitaire, les pêcheurs à petite échelle réalisent une production généralement beaucoup plus importante, autre avantage particulièrement notable dans tout pays en développement, tenu d’importer des combustibles fossiles tout en veillant attentivement à l’équilibre de sa balance commerciale.

1.5 Difficultés actuelles des communautés de petits pêcheurs

Malgré leur importance prépondérante au sein des pêches mondiales, leur contribution à la production destinée à l’alimentation humaine et, par comparaison à la pêche à grande échelle, leur impact généralement moindre sur les stocks de poissons et leur utilisation plus efficace des investissements et de l’énergie, la plupart des communautés de petits pêcheurs sont à présent en butte à de graves difficultés. Leur faiblesse sur la plan politique les rend vulnérables à des menaces extérieures dont la plus importante est vraisemblablement celle du secteur de la pêche à grande échelle.

Dans la période de l’après-guerre, le développement a eu tendance à favoriser des formes de croissance économique caractérisées par des accumulations de capital de plus en plus considérables, lesquelles ont facilité des taux d’exploitation des ressources naturelles jamais observés auparavant. Dans le secteur des pêches cette tendance a conduit à privilégier les techniques à grande échelle, au détriment des méthodes à petite échelle, de telle sorte que l’accès aux ressources halieutiques s’est trouvé dans nombre de cas concentré entre les mains d’un nombre d’acteurs de plus en plus restreint.

Les besoins spéciaux du marché se développant dans le contexte d’une économie de plus en plus mondialisée, ont par exemple renforcé les pressions exercées sur les responsables politiques et sur les investisseurs pour favoriser les méthodes de pêche à grande échelle, davantage industrialisées et plus productives. Les entreprises à grande échelle ainsi mises en place bénéficient généralement d’économies d’échelle plus importantes et offrent dans nombre de cas une rentabilité économique accrue, du moins à court terme. Leurs avantages concurrentiels par rapport aux techniques de pêche à petite échelle viennent généralement de leur meilleur financement, de l’utilisation de technologies hautement productives, du fait qu’elles bénéficient de différentes aides extérieures et de subventions des pouvoirs publics, et enfin du soutien constant des responsables politiques et des investisseurs qui leur ont fourni leur appui initial. Malheureusement toutefois, la croissance extraordinaire du secteur de la pêche à grande échelle dans l’après-guerre, ainsi que les politiques de gestion et de développement qui ont favorisé cette croissance, se sont poursuivies au détriment des communautés de petits pêcheurs (le lecteur est invité à consulter l’annexe 10.6 du présent document, qui décrit le processus de paupérisation des communautés de petits pêcheurs de l’ouest de l’Écosse, provoqué par les mesures prises en faveur des entreprises de pêche à grande échelle.

Dans certaines régions, les phénomènes décrits ci-dessus ont eu simplement pour effet de placer les communautés de petits pêcheurs dans une situation de concurrence inégale, puisque les entreprises de pêche industrielle ont été en mesure de proposer des fruits de mer produits en série à des prix plus bas. Une conséquence néanmoins radicale pour les communautés de petits pêcheurs a été l’intrusion des entreprises de pêche industrielle sur leurs lieux de pêche traditionnels. Cette situation s’est traduite fréquemment par l’épuisement d’importants stocks de poissons, la détérioration des écosystèmes côtiers-marins et la destruction involontaire de différentes sortes d’équipements de pêche passifs utilisés habituellement par les pêcheurs à petite échelle. Les difficultés évoquées ci-dessus risquent en outre d’être aggravées par la priorité accordée par le secteur de la pêche industrielle à la production en vue de l’exportation, qui a pour effet d’expédier hors de la région les fruits de mer produits sur place, réduisant ainsi les disponibilités sur les marchés locaux et régionaux tout en faisant monter les prix.

Les transformations ainsi introduites ont rarement été mises en cause par les communautés de petits pêcheurs affectées par leurs répercussions préjudiciables, les membres desdites communautés étant d’ordinaire géographiquement dispersés, politiquement inorganisés, ignorants de leurs droits d’appel et dans l’incapacité de prendre le temps nécessaire sur leurs activités de pêche pour faire valoir leurs griefs. Aussi, bien que la production accrue des pêches à grande échelle ait augmenté le revenu global dans certaines régions, en maintes circonstances les avantages n’ont pas été largement répartis. Enfin, en l’absence d’une contestation efficace et officielle de la part des communautés de petits pêcheurs, lesdites répercussions préjudiciables n’ont pratiquement jamais fait l’objet d’une évaluation détaillée, ni d’un recensement précis.

Par conséquent, le fait que les gestionnaires des pêches s’emploient de leur mieux à connaître et à respecter la culture des communautés de petits pêcheurs n’aura guère d’importance, si en définitive l’élimination progressive de ces mêmes cultures se poursuit sous l’effet du développement des méthodes de pêche à grande échelle et des politiques halieutiques qui les favorisent. Si on laisse cette tendance se poursuivre librement, de plus en plus de communautés de petits pêcheurs perdront leur accès aux ressources halieutiques et celles qui ne seront plus en mesure de s’adonner à la pêche disparaîtront en tant que cultures distinctes de pêcheurs.

Au demeurant, la croissance de la pêche industrielle n’a pas été la seule menace extérieure pour les communautés de petits pêcheurs. Compte tenu de la croissance persistante de la population mondiale, des niveaux de plus en plus élevés de la production de fruits de mer et de l’intensification générale de la concurrence pour l’exploitation des ressources biologiques marines dans pratiquement toutes les régions du globe, les intrusions d’autres types de pêcheurs issus d’autres communautés, notamment d’autres pêcheurs à petite échelle, ont également soumis ces communautés à rude épreuve. Par ailleurs, d’autres menaces extérieures y ont suscité de graves problèmes: la pollution marine par exemple, qui reste un problème pratiquement insoluble dans nombre de pays aussi bien développés qu’en développement, et qui ont eu de terribles conséquences pour maintes communautés de petits pêcheurs, dans certains cas brutales et désastreuses, dans d’autres encore lentes et pernicieuses.

Ces dernières décennies, la prolifération des industries touristiques côtières a également menacé la prospérité des communautés de petits pêcheurs en intensifiant les pressions exercées sur les stocks de poissons et les écosystèmes marins, en éloignant les pêcheurs d’importantes ressources halieutiques et enfin, en perturbant gravement leurs cultures. Parallèlement, les mouvements mondiaux de protection des animaux ont également réussi à empêcher certaines communautés d’exploiter certaines ressources marines dont elles tiraient traditionnellement leur subsistance.

Puisque les communautés de petits pêcheurs ont été de plus associées à des zones de commercialisation nouvelles et de plus étendues, des transformations culturelles, politiques et économiques affectant des régions lointaines ont également provoqué des transformations rapides et des bouleversements. Aussi, pour que les responsables des pêches réussissent à gérer plus efficacement les communautés de petits pêcheurs il leur faudra comprendre non seulement les mécanismes internes propres à leur culture, mais aussi leurs relations évolutives avec des communautés situées bien au-delà de leurs limites géographiques.

Nombre des membres des communautés de petits pêcheurs se trouvent confrontés à un autre problème plus délicat et qui les touche d’encore plus près: en l’occurrence le peu d’estime dans lequel ils sont tenus par leurs voisins non-pêcheurs, par d’autres personnes vivant en dehors de la communauté, et parfois par les responsables des pêches eux-mêmes. Les raisons de cette situation sont variées. D’une part, les pêcheurs qui travaillent en mer sont souvent séparés de leur famille, ce qui contribue à les isoler de la population des non-pêcheurs, tout en mettant à l’épreuve et en déstabilisant leur propre famille. De plus, puisque nombre d’activités de subsistance liées à la pêche peuvent être exercées sans capitalisation notable et sans formation spécifique, les pêches attirent souvent les plus pauvres, les moins scolarisés et déjà les moins estimés de la collectivité considérée. Les personnes qui se livrent à la pêche de capture sont souvent critiquées par les non-pêcheurs qui leur reprochent d’effectuer une ponction sur les ressources naturelles sans réaliser les investissements nécessaires à leur préservation ou à leur développement. Qui plus est, tandis que des traits de caractère tels que l’indépendance et l’acceptation des risques sont nécessaires pour entreprendre nombre d’activités de pêche, ces mêmes traits de caractères sont rarement considérés d’un oeil favorable par les non-pêcheurs au sein d’une communauté.

Beaucoup de pêcheurs à petite échelle enfreignent par ailleurs régulièrement les règles et les principes de gestion des pêches, en particulier lorsqu’ils les jugent injustes ou de nature à compromettre indûment leur subsistance. Des comportements de ce type risquent d’affecter encore plus la considération des voisins non-pêcheurs à leur égard, tout en sapant également celle des responsables des pêches. En revanche, la faible considération à l’égard des pêcheurs à petite échelle a parfois été exploitée pour justifier des pratiques et des principes de gestion contraires à leurs intérêts.

1.6 Besoins particuliers de gestion des pêches propres aux communautés de petits pêcheurs

Les communautés de petits pêcheurs posent des problèmes complexes en matière de gestion des pêches. Le nombre relativement important de participants, ainsi que leur dispersion le long des côtes, ne facilitent pas la tâche des gestionnaires des pêches qui s’efforcent de les joindre et de les suivre. Il s’ensuit très souvent des sentiments profondément ancrés de distance sociale, de méfiance et d’aliénation, tant parmi les pêcheurs que parmi les gestionnaires.

Un moyen efficace d’atténuer la difficulté susmentionnée consiste pour les responsables des pêches à offrir en permanence aux membres des communautés de petits pêcheurs la possibilité de participer à la gestion et à l’élaboration des politiques d’aménagement. Une mesure importante prise dans cette optique consiste à conférer autant d’activités de gestion que possible aux membres de ces communautés. Toutefois, cela est souvent plus vite dit que fait, même pour les personnes bien disposées à participer à ce type d’activité, mais qui, pour pouvoir le faire, ont souvent des difficultés à interrompre leur travail de pêcheur. De plus, dans le cas de communautés importantes les responsables des pêches ne seront pas en mesure de travailler réellement avec tous les membres de la communauté et devront se limiter à une fraction de la population considérée. Au demeurant, le choix de la composition de ce sous-ensemble ne sera pas une tâche facile - ni pour les responsables des pêches, ni en général pour les membres de la communauté.

Une coopération véritable au sein d’une communauté de petits pêcheurs exigera généralement des responsables des pêches qu’ils acquièrent au préalable une connaissance approfondie des mécanismes sociaux, économiques, politiques et culturels de la communauté et de son histoire, avant de s’engager dans des projets et des programmes qui demandent une forte participation. Il incombera par ailleurs aux responsables des pêches d’établir des relations de travail avec les principaux membres de la communauté et, vraisemblablement, de collaborer avec des personnes choisies par celle-ci, mais avec lesquelles ils auraient préféré ne pas collaborer.

La protection des droits d’accès à l’exploitation des ressources halieutiques des communautés de petits pêcheurs devrait être une préoccupation prioritaire des responsables des pêches. Cependant, cette même préoccupation est susceptible de les placer devant certains dilemmes professionnels, personnels, moraux et éthiques délicats. Par exemple, ils risquent de se trouver eux-mêmes impliqués dans des conflits d’intérêts au sein de la communauté de pêcheurs, avec des collègues des institutions qui les emploient, notamment avec des supérieurs hiérarchiques, comme avec d’autres personnes oeuvrant à d’autres niveaux ou dans d’autres services de l’administration. Or, il s’agit précisément des problèmes auxquels ils doivent s’attaquer, au sujet desquels ils doivent mieux s’informer, et qu’il ne faut surtout pas esquiver.

De fait, pour s’acquitter correctement de leurs tâches, les responsables des pêches devront souvent se poser certaines des questions philosophiques les plus ardues et les plus délicates auxquelles l’humanité a été confrontée. Ils doivent certes oeuvrer à l’humanisation de l’aménagement des pêches, mais on ne dispose d’aucune recette pour faire progresser cette cause. Le présent rapport avance néanmoins un certain nombre de suggestions à cet effet.

1.7 Conseils à l’intention des responsables des pêches

La FAO et différentes organisations à vocation similaire ont pris conscience depuis longtemps de la nécessité de mieux connaître les mécanismes sociaux et culturels des communautés de petits pêcheurs, non seulement pour promouvoir la prospérité desdites communautés, mais aussi pour aménager les pêches de façon plus pertinente. Depuis plusieurs décennies ce besoin a été formulé à l’occasion de différentes rencontres réunissant des responsables politiques, des gestionnaires des pêches, des chercheurs, des universitaires et des pêcheurs. Ce souci a également été mis en évidence dans d’innombrables publications. Or, bien que l’importance de la prise en compte de ce besoin fasse l’unanimité, l’obtention d’indications pratiques dans ce sens est restée quelque peu problématique. La Conférence internationale sur la contribution durable des pêches à la sécurité alimentaire, qui s’est tenue à Kyoto (Japon) en décembre 1995, a recommandé par exemple de prêter attention aux aspects sociaux et culturels, afin de renforcer la sécurité alimentaire, mais a par ailleurs fourni peu d’indications sur les moyens à mettre en oeuvre dans cette perspective.

Par conséquent, nombre de responsables des pêches authentiquement désireux d’améliorer leurs connaissances des sociétés, des communautés et des cultures liées à la pêche, n’ont pas été mis au courant ou n’ont pas eu accès à des instructions concrètes définies dans ce sens. Ainsi nombre d’entre eux se sont posé des questions telles que: «Qu’entend-on exactement par une société, une communauté ou une culture de pêcheurs» et «quand bien même j’apprendrais à mieux les connaître, comment faire pour mettre en pratique cette meilleure connaissance?».

Heureusement, de nombreux travaux approfondis consacrés aux mécanismes sociaux et culturels des communautés de petits pêcheurs (voir par exemple, la bibliographie figurant à la fin de la section suivante) ont été publiés. Par contre, ces mêmes publications n’ont pas toujours été accessibles ou n’ont pas été d’une utilité notable pour nombre de responsables des pêches: un des problèmes est venu, dans une large mesure, de leur caractère relativement disparate et non-systématique, étant donné qu’elles correspondent à toutes sortes de préoccupations et d’observations obtenues par différentes méthodes. Il en a résulté des difficultés de comparaison d’une étude à l’autre; de manière analogue, il a été difficile pour les gestionnaires des pêches de dégager des conclusions susceptibles d’être applicables. Un autre problème a résulté du fait que ces publications sont publiées en grande partie dans des langues inconnues des responsables des pêches, alors qu’elles pourraient présenter un intérêt pour ces derniers. Qui plus est, en particulier dans nombre de pays en développement, l’existence même des travaux en question est souvent restée inconnue et il n’y avait au demeurant guère de facilité pour se les procurer.

Le présent ouvrage répond au besoin de disposer de documents accessibles, offrant aux responsables des pêches les indications nécessaires pour acquérir une meilleure connaissance des cultures des communautés de petits pêcheurs. Après avoir dûment examiné les réflexions présentées dans ce document, les responsables des pêches devraient être davantage en mesure d’élaborer des politiques et des méthodes d’aménagement des pêches plus efficaces, lesquelles contribueront sans doute à aider les personnes vivant au sein des communautés de petits pêcheurs à améliorer leurs conditions d’existence.


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