La plupart des caractéristiques culturelles des communautés de petits pêcheurs peuvent être considérées comme des adaptations concrètes et nécessaires aux écosystèmes marins exploités. De fait, puisque lhumanité sest développée principalement au sein de milieux terrestres, les milieux marins exposent lêtre humain à des conditions particulières, exigeant autant dadaptations particulières dordre social, culturel, économique et technique.
La pêche de capture en mer a souvent été comparée à la chasse, mais pour arracher sa nourriture dun écosystème marin lhomme est confronté à des épreuves particulières rarement présentes dans le cadre des activités de chasse sur la terre ferme. Du point de vue dun pêcheur par exemple, lécosystème marin présente essentiellement laspect dune surface horizontale sans aucun élément marquant, au-dessous de laquelle il ne peut généralement distinguer la proie recherchée. De plus, à linverse de la plupart des proies terrestres, les proies marines ne peuvent normalement être observées ou suivies et doivent donc être repérées par des moyens autres que visuels. Enfin, et bien que sur la terre ferme dans la plupart des cas, les milieux marins créent des conditions réellement dangereuses pour la sécurité des hommes qui y travaillent comme pour la réussite de leurs activités. Aussi, pour les pêcheurs qui continuent de pratiquer leur activité dannée en année, lanticipation et la minimisation des risques correspondants exigent-elles des adaptations culturelles particulières.
Les techniques particulières utilisées par les pêcheurs à petite échelle sont également strictement adaptées aux écosystèmes marins exploités et aux espèces recherchées; de plus, et surtout dans le cas des communautés de pêcheurs traditionnelles et installées de longue date, les techniques de pêche en vigueur sont souvent laboutissement des enseignements cumulés dune expérience considérable, modulée par les contraintes affectant leurs possibilités dacquisition auprès du vaste monde extérieur. A cet égard, «les techniques de pêche» englobent non seulement le «matériel» ou les divers équipements nécessaires, mais aussi les connaissances liées au mode dacquisition, à lutilisation et à lentretien de ces équipements, ces connaissances techniques représentant une importante composante de la culture de ces communautés. Effectivement, les techniques de pêche utilisées de longue date par les collectivités très traditionnelles codifient en quelque sorte lexpérience quelles ont accumulée dans ce domaine, exactement comme les gênes dun organisme codifient lhistoire de son évolution et les résultats de son adaptation.
Les techniques et équipements de pêche utilisés dans les communautés de petits pêcheurs comptent en outre souvent parmi les principaux symboles culturels occupant une grande place dans lidentité culturelle tant individuelle que communautaire. Ainsi, les pêcheurs affichent souvent avec fierté différents objets propres à leur culture, révélateurs de leur compétence, de leur audace et de leur identité professionnelle; ces objets peuvent également être mis en évidence à loccasion dévénements importants du cycle rituel de la communauté.
Tandis que les techniques de pêche mises en oeuvre sont issues de lexploitation décosystèmes marins particuliers, elles imposent cependant des limites et façonnent lorganisation, la conduite et la productivité des activités de pêche. Ainsi, les pêcheurs réduits à lutilisation dembarcation à voile ou à rames, faute des moyens nécessaires pour acheter des moteurs hors-bords seront désavantagés face aux concurrents en mesure de le faire; de manière analogue, les pêcheurs qui nont pas les moyens dacheter des systèmes de réfrigération à bord seront contraints de se limiter à des sorties de pêche de courte durée, par exemple, dune seule journée, pour pouvoir débarquer les captures avant quelles ne se détériorent. Dans limpossibilité daller très loin et de prolonger les sorties de pêche, leur capacité de production sera inférieure à celle de leurs concurrents. Ainsi, lorsque leurs communautés dorigine sont également dépourvues dinstallations frigorifiques, la productivité potentielle des activités de transformation, de commercialisation et de distribution sera également affectée. Par conséquent, les techniques de pêche sont certes laboutissement dadaptations aux écosystèmes marins particuliers exploités, mais elles dépendent aussi des possibilités dacquisition effectives des pêcheurs. Dans le même temps, les techniques employées contribuent dans une large mesure à définir lorganisation et la dynamique des composantes imbriquées de la culture dune communauté de pêcheurs.
Lexposé ci-dessus démontre comment linnovation technologique peut améliorer le sort des pêcheurs à petite échelle. En revanche, leurs communautés ont subi parfois des conséquences désastreuses imputables au passage des techniques traditionnelles aux techniques nouvelles. On a constaté dans certains cas une intensification du processus de dégradation des écosystèmes et dépuisement de la ressource, tandis que des systèmes traditionnels et bien intégrés de relations sociales et économiques étaient détruits sans être remplacés par dautres. Une dépendance de plus en plus grande à légard de techniques coûteuses a par ailleurs entraîné une hausse des coûts de production des communautés de petits pêcheurs, contraignant en définitive certains participants à abandonner cette activité. Lintroduction de nouvelles techniques de pêche mises au point dans le cadre de cultures différentes, sans évaluation préalable de leur impact potentiel sur la culture destinataire sapparente à lintroduction dune espèce exotique dans un écosystème marin, sans évaluation préalable de son impact potentiel sur les espèces indigènes qui y vivent déjà.
Parmi les différentes stratégies mises en oeuvre par les responsables des pêches pour contrôler leffort de pêche, les mesures restrictives concernant le matériel comptent sans doute parmi celles qui ont la moins bonne presse auprès des pêcheurs proprement dits. De leur point de vue, leur activité étant déjà assez difficile, ils voient généralement dans ce genre de mesures une sorte dobligation de réduire leur rendement. De plus, puisque les engins utilisés sont fréquemment le fruit dune expérience considérable et de nombreuses adaptations, les mesures imposées de lextérieur visant à restreindre les engins utilisés les choquent souvent par leur caractère inadéquat et inadapté à leur culture. Les communautés de petits pêcheurs tireront donc profit de pratiques et de politiques daménagement des pêches tenant effectivement compte du fait que leurs techniques sont le résultat de lexpérience acquise en matière dexploitation décosystèmes marins particuliers. Sans quoi, les initiatives daménagement qui ignorent ces adaptations particulières risquent de conduire directement à des catastrophes (le lecteur est invité à consulter lannexe 10.4 du présent rapport qui présente une description de limpact de certaines initiatives adoptées à lendroit de communautés de petits pêcheurs en Inde qui ont insuffisamment pris en considération les adaptations culturelles traditionnelles).
Les adaptations culturelles des communautés de petits pêcheurs aux écosystèmes marins exploités apparaissent par ailleurs clairement dans nombre de cas au niveau des autres composantes culturelles, notamment des composantes plus éloignées des techniques de pêche et des activités correspondantes. Ainsi, des croyances religieuses importantes, des valeurs, des symboles et des rituels communautaires peuvent également témoigner de la dépendance de la communauté à légard de certains écosystèmes marins. Même lorsque les croyances et les pratiques religieuses dune communauté de pêche sont essentiellement issues de la culture dont elle fait partie, celle-ci peut néanmoins avoir des croyances et des pratiques qui découlent de lexploitation despèces et décosystèmes marins particuliers.
Selon les croyances de nombreux membres de ces communautés, les pêcheurs ainsi que les créatures marines quils exploitent mènent des vies parallèles ou suivent des destinées mêlées ou encore, les mondes habités par certaines créatures marines reflètent ou constituent des métaphores du monde dans lequel ils vivent. Si à première vue, ces croyances semblent peut-être relever de la pure imagination, un examen plus attentif permet souvent dapprécier leur incidence concrète. Anderson (1994: 141-142) attire souvent lattention sur le fait que le long de la côte nord-ouest de lAmérique du Nord «toutes les données disponibles montrent que les poissons les plus prisés faisaient partie des stocks les plus vulnérables mais les plus importants, quils faisaient lobjet de mesures délibérées et explicites daménagement et que leur transposition sociale en tant que membres vénérés de la société humaine était une croyance liée à un objectif de conservation». De plus, il observe le fait suivant chez les Katzie Salish vivant le long du cours inférieur de la rivière Fraser en Colombie Britannique (Canada):
Lesturgeon était vénéré... Daprès une croyance Katzie, le créateur a eu un fils et une fille. Le fils est devenu lancêtre de lhumanité, tandis que la fille est devenue lancêtre des esturgeons; aussi, esturgeons et humains sont-ils nés des mêmes parents (page 142).
De manière analogue, chez les aborigènes Inuits de la partie occidentale du Groenland, le monde des poissons était considéré comme une métaphore de la société humaine et daprès les chants traditionnels qui sont encore ceux des Inuits contemporains habitant cette région «le poisson aime la liberté» autant que les humains, et le poisson «établit souvent des rapports avec dautres membres de son espèce». Ces chants véhiculent également des croyances selon lesquelles chaque poisson a une famille, des problèmes familiaux, une histoire personnelle, etc.: les poissons ne doivent pas être moins considérés que les humains qui en dépendent pour leur subsistance (Kleivan, 1984: 887).
Dans le cadre dune culture autochtone très différente, celle des aborigènes du nord-est de la Terre dAmhem (Australie) la vie matérielle, économique et spirituelle des hommes est étroitement liée à la mer et à des écosystèmes marins particuliers. Ainsi, pour citer Davis (1984: 231):
Selon leurs croyances, leur esprit vient de la mer au moment de la conception et doit y retourner à linstant de leur mort... (et) le droit exclusif dhabiter les eaux littorales de leur région et dutiliser les ressources quelles contiennent leur appartient de temps immémorial...(et) ils se sont dotés de règles élaborées visant à restreindre laccès aux sites marins sacrés et à répartir laccès aux ressources économiques.
De plus, McDonald, Arragutainaq et Novalinga (1997), dans leur description de populations autochtones Cree vivant au Canada de la chasse et de la cueillette, font valoir que pour ces populations les proies dont elles dépendent pour leur subsistance, en tant que «personnes non humaines», sont toutes dotées de caractéristiques et dune «personnalité» individuelle. Lexistence et le destin de leurs principales proies, selon la croyance des Cree, sont imbriquées avec les leurs. Comme le font observer par conséquent les auteurs, les Cree ne considèrent pas ces animaux en tant que ressources vivantes à gérer et à entretenir, et ne souhaitent pas enregistrer une augmentation de leur production grâce à ladoption de nouvelles technologies - ce qui, font-ils valoir, diffère notablement des points de vue en vigueur dans la plupart des milieux actuels daménagement des pêches.
Les populations de pêcheurs peuvent par ailleurs professer des croyances et avoir des usages que dautres peuvent considérer comme de simples «superstitions». Les croyances en question recommandent parfois déviter de pêcher dans certaines régions, à certaines époques, ou certaines espèces, de ne pas siffler à lapproche de nuages orageux, ou de ne pas croiser les rames au fond dun bateau, ce qui risquerait de provoquer la colère de différentes entités surnaturelles. Or, un examen plus attentif peut révéler que ces croyances et ces usages répondent à des préoccupations concrètes, en dépit du fait quils soient institués dans le cadre du système de croyances religieuses.
Les besoins concrets liés aux activités de pêche peuvent également susciter dautres pratiques et croyances religieuses. Ce nest en effet pas une coïncidence si par exemple nombre des fêtes traditionnelles des communautés en question se situent à des époques de lannée où les activités de pêche en cours sont rares. En programmant ces fêtes lorsquils ont suffisamment de temps pour y participer, les membres des communautés bénéficient ainsi de possibilités de diversion particulièrement indispensables, lorsquil y a sinon peu de travail à faire; qui plus est, même lorsque la programmation de certaines fêtes communautaires correspond à certaines exigences du calendrier religieux de la culture nationale ou de la culture plus vaste dont la communauté fait partie, ils peuvent néanmoins mettre laccent sur des avantages concrets: ainsi, dans nombre de communautés de pêche, les fêtes particulièrement importantes tombent souvent avant louverture dune nouvelle campagne de pêche et une pratique courante dans ce cadre consiste à présenter à une autorité religieuse les bateaux de pêche nouvellement remis en état ou à les montrer à loccasion dune procession religieuse ou dune cérémonie. Concrètement, les préparatifs de ces rituels impliquent nécessairement la préparation des navires de pêche en vue de la campagne à venir. Simultanément, la teneur religieuse de la fête peut également prendre en compte les risques, les incertitudes et les dangers qui accompagneront les activités de pêche et aider ainsi les marins à affronter psychologiquement les situations périlleuses auxquelles ils devront bientôt faire face.
Toutefois, il ny pas lieu de tenir pour acquis que toutes les pratiques culturelles dune communauté de pêche sont enracinées dans des préoccupations concrètes. Lorsquil est question dêtres humains, la tradition et les coutumes, les préférences individuelles et les goûts peuvent également jouer un rôle considérable. Dans le Portugal daujourdhui par exemple, les citadins des classes moyennes et supérieures continuent à acheter et à consommer de la morue salée et séchée, bien que les techniques modernes de congélation et de réfrigération leur permettent daccéder à un vaste éventail de fruits de mer frais. Pour nombre de Portugais contemporains, la chair de la morue salée, une fois correctement préparée par trempage, a une texture et un goût nettement supérieurs par comparaison à la morue fraîche; leur nette préférence alimentaire pour la morue salée est apparue il y a quatre siècles, époque à laquelle la morue salée était léquivalent du buf en Europe, et une grande partie était approvisionnée par les pêcheurs portugais qui opéraient dans la région des Grands Bancs de Terre-Neuve (Kurlansky, 1997).
Les préférences alimentaires ainsi observées au Portugal, pays développé, impliquent le maintien de méthodes de transformation et de conservation du poisson qui sont plus souvent associées à des pays en développement. Des comportements analogues peuvent être relevés dans beaucoup dautres sociétés et dans beaucoup dautres cultures partout dans le monde, en présence dune forte demande persistante de fruits de mer transformés par les méthodes traditionnelles, même si les méthodes modernes de réfrigération et de transport rapide permettent de disposer dun vaste éventail de fruits de mer frais et meilleur marché.