Page précédente Table des matières Page suivante


2.6 Adaptations culturelles et techniques aux écosystèmes marins


La plupart des caractéristiques culturelles des communautés de petits pêcheurs peuvent être considérées comme des adaptations concrètes et nécessaires aux écosystèmes marins exploités. De fait, puisque l’humanité s’est développée principalement au sein de milieux terrestres, les milieux marins exposent l’être humain à des conditions particulières, exigeant autant d’adaptations particulières d’ordre social, culturel, économique et technique.

La pêche de capture en mer a souvent été comparée à la chasse, mais pour arracher sa nourriture d’un écosystème marin l’homme est confronté à des épreuves particulières rarement présentes dans le cadre des activités de chasse sur la terre ferme. Du point de vue d’un pêcheur par exemple, l’écosystème marin présente essentiellement l’aspect d’une surface horizontale sans aucun élément marquant, au-dessous de laquelle il ne peut généralement distinguer la proie recherchée. De plus, à l’inverse de la plupart des proies terrestres, les proies marines ne peuvent normalement être observées ou suivies et doivent donc être repérées par des moyens autres que visuels. Enfin, et bien que sur la terre ferme dans la plupart des cas, les milieux marins créent des conditions réellement dangereuses pour la sécurité des hommes qui y travaillent comme pour la réussite de leurs activités. Aussi, pour les pêcheurs qui continuent de pratiquer leur activité d’année en année, l’anticipation et la minimisation des risques correspondants exigent-elles des adaptations culturelles particulières.

Les techniques particulières utilisées par les pêcheurs à petite échelle sont également strictement adaptées aux écosystèmes marins exploités et aux espèces recherchées; de plus, et surtout dans le cas des communautés de pêcheurs traditionnelles et installées de longue date, les techniques de pêche en vigueur sont souvent l’aboutissement des enseignements cumulés d’une expérience considérable, modulée par les contraintes affectant leurs possibilités d’acquisition auprès du vaste monde extérieur. A cet égard, «les techniques de pêche» englobent non seulement le «matériel» ou les divers équipements nécessaires, mais aussi les connaissances liées au mode d’acquisition, à l’utilisation et à l’entretien de ces équipements, ces connaissances techniques représentant une importante composante de la culture de ces communautés. Effectivement, les techniques de pêche utilisées de longue date par les collectivités très traditionnelles codifient en quelque sorte l’expérience qu’elles ont accumulée dans ce domaine, exactement comme les gênes d’un organisme codifient l’histoire de son évolution et les résultats de son adaptation.

Les techniques et équipements de pêche utilisés dans les communautés de petits pêcheurs comptent en outre souvent parmi les principaux symboles culturels occupant une grande place dans l’identité culturelle tant individuelle que communautaire. Ainsi, les pêcheurs affichent souvent avec fierté différents objets propres à leur culture, révélateurs de leur compétence, de leur audace et de leur identité professionnelle; ces objets peuvent également être mis en évidence à l’occasion d’événements importants du cycle rituel de la communauté.

Tandis que les techniques de pêche mises en oeuvre sont issues de l’exploitation d’écosystèmes marins particuliers, elles imposent cependant des limites et façonnent l’organisation, la conduite et la productivité des activités de pêche. Ainsi, les pêcheurs réduits à l’utilisation d’embarcation à voile ou à rames, faute des moyens nécessaires pour acheter des moteurs hors-bords seront désavantagés face aux concurrents en mesure de le faire; de manière analogue, les pêcheurs qui n’ont pas les moyens d’acheter des systèmes de réfrigération à bord seront contraints de se limiter à des sorties de pêche de courte durée, par exemple, d’une seule journée, pour pouvoir débarquer les captures avant qu’elles ne se détériorent. Dans l’impossibilité d’aller très loin et de prolonger les sorties de pêche, leur capacité de production sera inférieure à celle de leurs concurrents. Ainsi, lorsque leurs communautés d’origine sont également dépourvues d’installations frigorifiques, la productivité potentielle des activités de transformation, de commercialisation et de distribution sera également affectée. Par conséquent, les techniques de pêche sont certes l’aboutissement d’adaptations aux écosystèmes marins particuliers exploités, mais elles dépendent aussi des possibilités d’acquisition effectives des pêcheurs. Dans le même temps, les techniques employées contribuent dans une large mesure à définir l’organisation et la dynamique des composantes imbriquées de la culture d’une communauté de pêcheurs.

L’exposé ci-dessus démontre comment l’innovation technologique peut améliorer le sort des pêcheurs à petite échelle. En revanche, leurs communautés ont subi parfois des conséquences désastreuses imputables au passage des techniques traditionnelles aux techniques nouvelles. On a constaté dans certains cas une intensification du processus de dégradation des écosystèmes et d’épuisement de la ressource, tandis que des systèmes traditionnels et bien intégrés de relations sociales et économiques étaient détruits sans être remplacés par d’autres. Une dépendance de plus en plus grande à l’égard de techniques coûteuses a par ailleurs entraîné une hausse des coûts de production des communautés de petits pêcheurs, contraignant en définitive certains participants à abandonner cette activité. L’introduction de nouvelles techniques de pêche mises au point dans le cadre de cultures différentes, sans évaluation préalable de leur impact potentiel sur la culture destinataire s’apparente à l’introduction d’une espèce exotique dans un écosystème marin, sans évaluation préalable de son impact potentiel sur les espèces indigènes qui y vivent déjà.

Parmi les différentes stratégies mises en oeuvre par les responsables des pêches pour contrôler l’effort de pêche, les mesures restrictives concernant le matériel comptent sans doute parmi celles qui ont la moins bonne presse auprès des pêcheurs proprement dits. De leur point de vue, leur activité étant déjà assez difficile, ils voient généralement dans ce genre de mesures une sorte d’obligation de réduire leur rendement. De plus, puisque les engins utilisés sont fréquemment le fruit d’une expérience considérable et de nombreuses adaptations, les mesures imposées de l’extérieur visant à restreindre les engins utilisés les choquent souvent par leur caractère inadéquat et inadapté à leur culture. Les communautés de petits pêcheurs tireront donc profit de pratiques et de politiques d’aménagement des pêches tenant effectivement compte du fait que leurs techniques sont le résultat de l’expérience acquise en matière d’exploitation d’écosystèmes marins particuliers. Sans quoi, les initiatives d’aménagement qui ignorent ces adaptations particulières risquent de conduire directement à des catastrophes (le lecteur est invité à consulter l’annexe 10.4 du présent rapport qui présente une description de l’impact de certaines initiatives adoptées à l’endroit de communautés de petits pêcheurs en Inde qui ont insuffisamment pris en considération les adaptations culturelles traditionnelles).

Les adaptations culturelles des communautés de petits pêcheurs aux écosystèmes marins exploités apparaissent par ailleurs clairement dans nombre de cas au niveau des autres composantes culturelles, notamment des composantes plus éloignées des techniques de pêche et des activités correspondantes. Ainsi, des croyances religieuses importantes, des valeurs, des symboles et des rituels communautaires peuvent également témoigner de la dépendance de la communauté à l’égard de certains écosystèmes marins. Même lorsque les croyances et les pratiques religieuses d’une communauté de pêche sont essentiellement issues de la culture dont elle fait partie, celle-ci peut néanmoins avoir des croyances et des pratiques qui découlent de l’exploitation d’espèces et d’écosystèmes marins particuliers.

Selon les croyances de nombreux membres de ces communautés, les pêcheurs ainsi que les créatures marines qu’ils exploitent mènent des vies parallèles ou suivent des destinées mêlées ou encore, les mondes habités par certaines créatures marines reflètent ou constituent des métaphores du monde dans lequel ils vivent. Si à première vue, ces croyances semblent peut-être relever de la pure imagination, un examen plus attentif permet souvent d’apprécier leur incidence concrète. Anderson (1994: 141-142) attire souvent l’attention sur le fait que le long de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord «toutes les données disponibles montrent que les poissons les plus prisés faisaient partie des stocks les plus vulnérables mais les plus importants, qu’ils faisaient l’objet de mesures délibérées et explicites d’aménagement et que leur transposition sociale en tant que membres vénérés de la société humaine était une croyance liée à un objectif de conservation». De plus, il observe le fait suivant chez les Katzie Salish vivant le long du cours inférieur de la rivière Fraser en Colombie Britannique (Canada):

L’esturgeon était vénéré... D’après une croyance Katzie, le créateur a eu un fils et une fille. Le fils est devenu l’ancêtre de l’humanité, tandis que la fille est devenue l’ancêtre des esturgeons; aussi, esturgeons et humains sont-ils nés des mêmes parents (page 142).

De manière analogue, chez les aborigènes Inuits de la partie occidentale du Groenland, le monde des poissons était considéré comme une métaphore de la société humaine et d’après les chants traditionnels qui sont encore ceux des Inuits contemporains habitant cette région «le poisson aime la liberté» autant que les humains, et le poisson «établit souvent des rapports avec d’autres membres de son espèce». Ces chants véhiculent également des croyances selon lesquelles chaque poisson a une famille, des problèmes familiaux, une histoire personnelle, etc.: les poissons ne doivent pas être moins considérés que les humains qui en dépendent pour leur subsistance (Kleivan, 1984: 887).

Dans le cadre d’une culture autochtone très différente, celle des aborigènes du nord-est de la Terre d’Amhem (Australie) la vie matérielle, économique et spirituelle des hommes est étroitement liée à la mer et à des écosystèmes marins particuliers. Ainsi, pour citer Davis (1984: 231):

Selon leurs croyances, leur esprit vient de la mer au moment de la conception et doit y retourner à l’instant de leur mort... (et) le droit exclusif d’habiter les eaux littorales de leur région et d’utiliser les ressources qu’elles contiennent leur appartient de temps immémorial...(et) ils se sont dotés de règles élaborées visant à restreindre l’accès aux sites marins sacrés et à répartir l’accès aux ressources économiques.

De plus, McDonald, Arragutainaq et Novalinga (1997), dans leur description de populations autochtones Cree vivant au Canada de la chasse et de la cueillette, font valoir que pour ces populations les proies dont elles dépendent pour leur subsistance, en tant que «personnes non humaines», sont toutes dotées de caractéristiques et d’une «personnalité» individuelle. L’existence et le destin de leurs principales proies, selon la croyance des Cree, sont imbriquées avec les leurs. Comme le font observer par conséquent les auteurs, les Cree ne considèrent pas ces animaux en tant que ressources vivantes à gérer et à entretenir, et ne souhaitent pas enregistrer une augmentation de leur production grâce à l’adoption de nouvelles technologies - ce qui, font-ils valoir, diffère notablement des points de vue en vigueur dans la plupart des milieux actuels d’aménagement des pêches.

Les populations de pêcheurs peuvent par ailleurs professer des croyances et avoir des usages que d’autres peuvent considérer comme de simples «superstitions». Les croyances en question recommandent parfois d’éviter de pêcher dans certaines régions, à certaines époques, ou certaines espèces, de ne pas siffler à l’approche de nuages orageux, ou de ne pas croiser les rames au fond d’un bateau, ce qui risquerait de provoquer la colère de différentes entités surnaturelles. Or, un examen plus attentif peut révéler que ces croyances et ces usages répondent à des préoccupations concrètes, en dépit du fait qu’ils soient institués dans le cadre du système de croyances religieuses.

Les besoins concrets liés aux activités de pêche peuvent également susciter d’autres pratiques et croyances religieuses. Ce n’est en effet pas une coïncidence si par exemple nombre des fêtes traditionnelles des communautés en question se situent à des époques de l’année où les activités de pêche en cours sont rares. En programmant ces fêtes lorsqu’ils ont suffisamment de temps pour y participer, les membres des communautés bénéficient ainsi de possibilités de diversion particulièrement indispensables, lorsqu’il y a sinon peu de travail à faire; qui plus est, même lorsque la programmation de certaines fêtes communautaires correspond à certaines exigences du calendrier religieux de la culture nationale ou de la culture plus vaste dont la communauté fait partie, ils peuvent néanmoins mettre l’accent sur des avantages concrets: ainsi, dans nombre de communautés de pêche, les fêtes particulièrement importantes tombent souvent avant l’ouverture d’une nouvelle campagne de pêche et une pratique courante dans ce cadre consiste à présenter à une autorité religieuse les bateaux de pêche nouvellement remis en état ou à les montrer à l’occasion d’une procession religieuse ou d’une cérémonie. Concrètement, les préparatifs de ces rituels impliquent nécessairement la préparation des navires de pêche en vue de la campagne à venir. Simultanément, la teneur religieuse de la fête peut également prendre en compte les risques, les incertitudes et les dangers qui accompagneront les activités de pêche et aider ainsi les marins à affronter psychologiquement les situations périlleuses auxquelles ils devront bientôt faire face.

Toutefois, il n’y pas lieu de tenir pour acquis que toutes les pratiques culturelles d’une communauté de pêche sont enracinées dans des préoccupations concrètes. Lorsqu’il est question d’êtres humains, la tradition et les coutumes, les préférences individuelles et les goûts peuvent également jouer un rôle considérable. Dans le Portugal d’aujourd’hui par exemple, les citadins des classes moyennes et supérieures continuent à acheter et à consommer de la morue salée et séchée, bien que les techniques modernes de congélation et de réfrigération leur permettent d’accéder à un vaste éventail de fruits de mer frais. Pour nombre de Portugais contemporains, la chair de la morue salée, une fois correctement préparée par trempage, a une texture et un goût nettement supérieurs par comparaison à la morue fraîche; leur nette préférence alimentaire pour la morue salée est apparue il y a quatre siècles, époque à laquelle la morue salée était l’équivalent du bœuf en Europe, et une grande partie était approvisionnée par les pêcheurs portugais qui opéraient dans la région des Grands Bancs de Terre-Neuve (Kurlansky, 1997).

Les préférences alimentaires ainsi observées au Portugal, pays développé, impliquent le maintien de méthodes de transformation et de conservation du poisson qui sont plus souvent associées à des pays en développement. Des comportements analogues peuvent être relevés dans beaucoup d’autres sociétés et dans beaucoup d’autres cultures partout dans le monde, en présence d’une forte demande persistante de fruits de mer transformés par les méthodes traditionnelles, même si les méthodes modernes de réfrigération et de transport rapide permettent de disposer d’un vaste éventail de fruits de mer frais et meilleur marché.


Page précédente Début de page Page suivante