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4. LA COMMUNAUTÉ DES PÊCHEURS


4.1 Contribution du poisson à la sécurité alimentaire des populations de pêcheurs

Le Nigéria est un pays de pêche et ses habitants sont des consommateurs de poisson. A l’échelle nationale, la part moyenne approximative des fruits de mer dans la consommation totale de protéines s’élève à près de 33 pour cent. Ce pourcentage est sans doute nettement plus faible au nord du pays, où la part correspondant à la viande est nettement plus importante. Aussi, les captures de poisson réalisées dans les eaux intérieures et dans l’océan fournissent-elles la plus grande partie de l’apport en protéines d’origine animale dans la moitié sud du pays où le réseau de rivières et de canaux permet d’acheminer vers l’intérieur d’importantes quantités de poissons marins. En particulier pour les populations des mangroves, qui sont généralement dépourvues de terres agricoles ou de pâturages, les fruits de mer sont pratiquement la seule source de protéines animales d’une part et de revenus d’autre part. D’où l’importance primordiale pour ces populations de pouvoir se procurer facilement des équipements, du carburant et des services de crédit afin de garantir leur sécurité alimentaire.

La pêche à petite échelle (artisanale) est le principal secteur économique dans les zones côtières et la source majeure de revenus pour leurs habitants. Parmi les participants à ce secteur figurent les pêcheurs qui capturent le poisson, les femmes-pêcheurs ou poissonnières (appelées fish-mammies au Nigéria ou mammas poisson), qui procèdent au fumage et à la commercialisation, les bateliers de rivière qui les transportent, les distributeurs secondaires et tertiaires et différents fournisseurs, réparateurs et prêteurs dont les activités sont partiellement associées ou totalement tributaires des pêches. Le nombre de pêcheurs actifs dans la région est estimé à un effectif de 100 000 à 250 000 et de 500 000 à 1 million de personnes supplémentaires dont les moyens d’existence dépendent d’une façon ou d’une autre des pêches.

4.2 Les pêcheurs

Les marins pêcheurs artisans du sud-est du Nigéria comptent parmi les pêcheurs à petite échelle les plus braves, les plus habiles et les plus professionnels au monde. Ils opèrent pour la plupart à partir de plages découvertes, battues par les vagues déferlantes; leur pirogues chavirent parfois dans les vagues déferlantes qu’ils doivent traverser pour s’acheminer vers leur zone de pêche et en revenir. Les pertes de captures, de matériel, voire de vies humaines, sont fréquentes.

La dureté et le caractère dangereux des conditions dans lesquelles la pêche artisanale en mer est pratiquée exige en permanence d’une part, savoir et habileté, aptitude à prendre tous les jours et à toute heure de nombreuses décisions, esprit de compétitivité, et sens commercial aigu, et d’autre part une capacité de travail en équipe portée à la perfection, sans oublier une réelle force de volonté et une excellente forme physique. La plupart des artisans pêcheurs et des femmes de pêcheurs ont une attitude farouchement indépendante vis-à-vis des idées venues de l’extérieur et, en règle générale, présentent une bonne aptitude à communiquer et sont étonnamment bien informés; enfin, globalement, ces gens savent parfaitement de quoi ils parlent.

Le prétendu conservatisme des artisans pêcheurs est un mythe qui trouve principalement sa source dans les échecs des initiatives de développement visant à introduire des techniques et des institutions inadaptées. En fait, les artisans pêcheurs adoptent sans tarder des technologies et des projets sociaux dès lors qu’ils perçoivent la possibilité d’en tirer un réel avantage. Dans la plupart des régions d’Afrique, par exemple, ils ont vite adopté les filets de pêche, les cordons et les cordes synthétiques, ainsi que les moteurs hors-bord. Ils ont en effet constaté que ces innovations augmentaient leurs gains et réduisaient l’effort physique qu’exigent le pagayage et le raccommodage de filets de coton rapidement détériorés. De fait, l’utilisation de filets s’est développée considérablement grâce à l’introduction de fibres synthétiques pour leur fabrication. En revanche, les pêcheurs d’Afrique occidentale ont été lents à adopter les embarcations en fibre de verre et les moteurs diesel, parce qu’ils avaient d’excellentes raisons techniques de conserver leurs pirogues en bois et leurs moteurs hors-bord (Abasiatai, 1987; Aderounmu, 1986; Essien, 1987; FAO, 1992; FIDA, 1988; Marcus et al., 1985).

4.3 Les femmes

La population féminine des communautés de pêcheurs mérite le plus grand respect. A l’instar des autres poissonnières d’Afrique occidentale, les fish-mammies sont travailleuses, qualifiées, dotées d’un bon sens des affaires et capables d’exprimer très clairement leurs besoins et leurs problèmes comme ceux de leur famille. Elles n’accepteraient pas des solutions techniques incompatibles avec leurs propres critères; et de façon générale, il s’agit des bons critères. Elles ont, par exemple, écarté le principe de fumoirs efficaces communs, qui avaient été jugés plus salubres et plus rentables par un technicien occidental. «Nous devons impérativement fumer notre poisson chez nous, pour pouvoir surveiller les enfants en même temps», ont-elles souvent déclaré. Or, on trouve maintenant dans toute l’Afrique occidentale des fumoirs délabrés et souvent abandonnés qui sont les produits de programmes conçus en haut lieu, menés à bien par des technocrates ignorants qui n’avaient tenu aucun compte du bon sens des fish mammies.

Outre leurs rôles habituels d’épouses, de mères et de maîtresses de maison, les femmes jouent un rôle économique majeur au sein des communautés de la région, comme dans la plupart des communautés d’artisans pêcheurs d’Afrique Occidentale et du tiers monde en général. Elles s’activent à la manutention, à la transformation et à la vente du poisson et, fait moins connu ou fréquemment ignoré, elles participent aussi dans nombre de cas à la pêche proprement dite. En particulier quand la pêche est pratiquée essentiellement dans les rivières, les estuaires, les lagons ou les criques, et lorsque les captures ne sont pas excessivement lourdes, on peut constater la participation de quelques femmes. Leurs opérations de pêche sont néanmoins distinctes de celles des hommes, puisqu’elles se spécialisent avant tout dans la pêche à la ligne, l’utilisation de paniers, de nasses et de petits pièges et de petits filets traînés; elles réalisent des captures substantielles de petits crustacés et assurent probablement la plus grande partie de la production de mollusques; elles procèdent le plus souvent à bord de petits pirogues à pagaie ou en marchant dans l’eau et en plongeant. Une part notable de leurs captures est destinée à l’autoconsommation. Dans les communautés marines, lorsque d’importantes quantités de petits pélagiques, tels que bongas, sardinelles et aloses, sont débarquées et à l’occasion des captures saisonnières surabondantes, les femmes ont moins tendance à aller pêcher et passent plutôt la plus grande partie de leur temps aux opérations de manutention, de transformation et de vente du poisson.

Or, le rôle des femmes ne se limite pas nécessairement à la pêche, au fumage de poisson et au commerce. Elles fabriquent également différents types d’équipements de pêche traditionnels: par exemple, pièges et nasses de poisson; elles travaillent aussi sur les plages et les jetées de débarquement, puisqu’après en avoir retiré le poisson, elles nettoient et réempilent les filets.

En règle générale, les femmes de pêcheurs sont financièrement indépendantes. Elles achètent aux pêcheurs le poisson qu’elles fument, notamment à leur propre mari ou à d’autres parents. Certaines possèdent des pirogues, dont elles peuvent se servir pour collecter ou transporter du bois, transporter du poisson, pêcher dans des criques, ou encore qu’elles affrètent pour la pêche. Hormis les rapports commerciaux entre époux, les femmes font également des échanges avec des parents et d’autres pêcheurs. Selon les circonstances, elles peuvent aussi devenir créancières ou débitrices des pêcheurs, en particulier lorsqu’elles n’ont pas assez d’argent pour payer le poisson avant de pouvoir le vendre. Il est néanmoins plus fréquent qu’elles prêtent aux pêcheurs les sommes utilisées comme fonds de roulement, ou même pour réaliser des investissements de matériel, exigeant en retour l’obligation pour les pêcheurs de leur livrer leurs captures. Ce système aboutit à un endettement prolongé croissant des hommes auprès de leurs épouses et d’autres femmes, et conduit parfois les pêcheurs à partir avec leurs pirogues et leurs équipages vers d’autres communautés, des camps de pêche éloignés ou des établissements provisoires, dans certains cas à titre définitif, pour échapper à leurs engagements. Par ailleurs, en ce qui concerne le commerce du poisson, les femmes jouent un rôle prédominant dans les échanges réalisés sur la grève et au village, et aussi au niveau du commerce de détail. Cette dernière activité est cependant davantage aux mains des femmes des villes et des agglomérations. Dans les grands centres de commercialisation du poisson, il existe des associations de mareyeurs de poisson constituées uniquement de femmes qui fixent les règles commerciales et veillent à leur application (Adebona, 1978; FIDA, 1988; Toh, 1982).

4.4 Observations socioéconomiques

4.4.1 Conditions de production

Puisque le poisson représente la quasi-totalité de la production de la région, les conditions économiques de cette activité sont définies dans une large mesure par les différences plutôt marginales entre les coûts de production et les gains des pêcheurs. Parmi ces conditions économiques figurent l’importance et le niveau d’évolution des moyens techniques employés, l’éloignement et l’accessibilité des zones de pêche et des marchés, le coût de la main-d’œuvre, les frais d’exploitation et par dessus tout la disponibilité et le coût du crédit.

4.4.2 Revenu annuel

En 1988, le revenu annuel moyen d’un pêcheur dans un village type voué à la pêche, éloigné des principales agglomérations, était d’environ 400 dollars EU par an. Compte tenu de la taille moyenne des familles (sept personnes) et du nombre d’apporteurs de revenu (deux personnes), ce chiffre a été ramené à environ 115 dollars EU par an, par habitant. Ce revenu est nettement inférieur «au niveau absolu de pauvreté de 301 dollars EU par habitant pour les zones rurales» reconnu par la FAO et différents organismes des Nations Unies. Simultanément, on observe d’importantes différences de revenu au sein des communautés et certaines personnes n’ont à proprement parler aucun revenu, leur survie dépendant uniquement de leur appartenance à des groupes familiaux plus importants d’une part, et d’autre part, de ce qu’elles peuvent retirer de la mer ou de la rivière.

4.4.3 Niveau de vie

Le niveau de vie général dépend de (1) la technicité de la pêche, (2) de la distance par rapport aux ressources halieutiques abondantes et (3) de la distance par rapport aux principaux marchés. L’éloignement des principaux marchés affecte non seulement les coûts de production et de commercialisation (en particulier du carburant pour la pêche), ainsi que le coût du transport, mais aussi le coût de la vie puisque les prix des produits courants et des biens manufacturés qui ne sont pas produits sur place sont nettement plus élevés que sur les principaux marchés de l’intérieur.

4.4.4 Types de communautés

On peut également observer des différences considérables de niveau de vie d’une communauté à l’autre. Dans cette région, on trouve au moins trois types distincts de communautés de pêcheurs:

(1) Villages et cités permanentes: il s’agit d’ordinaire d’importantes communautés, situées en règle générale au niveau d’un carrefour et/ou des grandes voies d’eau, et dont la population de non-pêcheurs est habituellement très importante. Dans ces communautés, le niveau de vie, de même que le développement des services et les conditions de vie dans leur ensemble sont normalement plus élevés que dans les deux autres types d’établissements décrits ci-dessous. Cependant, même dans ce cas, il faut souvent se rendre dans les centres urbains plus éloignés pour pouvoir bénéficier de soins médicaux complexes et poursuivre des études à un niveau plus élevé.

(2) Etablissements semi-permanents: Ils ont été créés par des personnes originaires des villages et des cités permanentes, initialement pour se rapprocher des zones de pêche. Actuellement toutefois, les établissements semi-permanents sont à toutes fins pratiques aussi permanents que les autres. Proches des zones de pêche, ils sont plus ou moins isolés des établissements à caractère plus permanent. Leurs habitants sont essentiellement des pêcheurs, pour la plupart originaires des établissements permanents susmentionnés de la région. Certains sont venus d’autres districts éloignés, et parfois d’autres États, attirés par la richesse des ressources halieutiques du delta. Il est également possible qu’ils aient déménagé pour fuir leurs créanciers ou le fardeau du soutien de familles étendues. Bien que la plupart des habitants de ces communautés soient pratiquement permanents et que nombre d’entre eux, en particulier les enfants et les jeunes, y soient nés, presque tous conservent au moins un lien sentimental avec la communauté d’origine de leur famille. Les mieux lotis peuvent même acheter des maisons dans les établissements plus permanents, ayant tendance à investir leurs économies pour acquérir des biens immobiliers situés dans des établissements qu’ils considèrent toujours comme leurs communautés d’origine.

Dans les établissements «semi-permanents», on trouve souvent une population issue de plusieurs groupes tribaux et linguistiques. Nombre de ces établissements ont des écoles pour les enfants, et parfois aussi plusieurs autres équipements communautaires de base, tels que lieux de réunion et dispensaires. Les installations sanitaires sont rudimentaires et comme c’est le plus souvent le cas, inexistantes, ce qui se traduit par une fréquence élevée de maladies telles que le choléra et la typhoïde. Les cas de malnutrition, d’infections et de parasites intestinaux abondent, en particulier chez les enfants dont beaucoup ont le ventre démesurément gonflé.

(3) Les camps de pêche sont occupés surtout de façon saisonnière et situés relativement près des zones de pêche. Les pêcheurs y débarquent et fument le poisson, généralement de petits pélagiques. Ils peuvent être entièrement inoccupés hors saison, ou rester occupés par certains pêcheurs pour différentes raisons.

4.4.5 Mobilité

Une mobilité dans les deux sens a été signalée dans la région. Pendant les années 1970, 1980, on a observé un net mouvement vers l’extérieur, depuis les établissements de pêcheurs vers les agglomérations urbaines. Les immigrants expliquent leur départ par l’insuffisance des infrastructures de scolarisation pour leurs enfants, les faibles niveaux d’hygiène et le niveau plus important des rémunérations partout ailleurs. Vers la fin des années 1980 et au début des années 1990, un phénomène inverse a été observé: des personnes jeunes et relativement instruites, parfois issues de familles de pêcheurs, cherchaient à travailler dans le secteur de la pêche. Les gains des pêcheurs, en particulier dans le cas des pêches saisonnières de pélagiques, ont alors commencé à dépasser manifestement ceux d’un travailleur citadin ou même ceux d’un fonctionnaire au bas de l’échelle, dont la carrière est normalement celle à laquelle se destine un diplômé de l’enseignement secondaire. Il y a là en effet une contradiction manifeste entre le statut plus élevé d’un fonctionnaire de l’administration publique (col blanc) et le revenu plus important d’un pêcheur (Abasiatai, 1987; Bell-Gamm, 1990; Ekpoudom, 1987; Fadayomi, 1982); FIDA, 1988; et Marcus et al., 1985).

4.5 Antagonismes tribaux

Les initiatives de développement poursuivies dans la région ont été souvent confrontées à des difficultés venant des conflits entre les différentes tribus et les diverses communautés. Les antagonismes tribaux sont fréquents et souvent violents. Pendant les phases initiales du projet, des incendies criminels ont provoqué des morts et la destruction quasi totale d’au moins deux villages importants, outre l’évacuation temporaire de plusieurs autres. Des tensions et des violences de ce type affectent évidemment la sécurité et le bon déroulement de tout projet. Un antagonisme latent risque d’être activé par telle ou telle situation nouvelle. Dans un cas par exemple l’approbation de microprojets au sein de deux communautés voisines rivales a entraîné des troubles majeurs qui ont abouti à l’abandon provisoire des deux villages.

4.6 Transports et migrations journalières

L’accessibilité compte parmi les principaux problèmes auxquels la plupart des communautés de pêche de la région se trouvent confrontées. Pour les pêcheurs, une embarcation (pirogue à rames ou à moteur) est le principal moyen de transport, tandis que les vedettes ou les yoles munies de moteur hors-bord sont principalement employées pour les transports publics et les déplacements quotidiens. Les charges importantes sont acheminées à bord de grandes embarcations en forme de pirogues, pouvant atteindre 30 m de long, construites localement en bois, et capables de transporter des passagers et plusieurs tonnes de fret. Dans le dernier quart du XXe siècle, la situation des transports s’est améliorée, notamment dans les eaux marines et dans les eaux saumâtres, grâce à la construction de nombreux canaux de liaison dragués dans les marais de mangroves. Dans l’intérieur du pays, certaines zones fluviales peu profondes, zones lacustres et régions de marais restent difficiles d’accès, même au moyen de pirogues (FIDA 1988).


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