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Pourquoi ignorer la déforestation tropicale?
Une proposition visant à inclure la conservation des forêts dans le Protocole de Kyoto

P. Moutinho, M. Santilli, S. Schwartzman et L. Rodrigues

Paulo Moutinho est coordonnateur de recherche pour le Programme sur le changement climatique, à l’Instituto de Pesquisa Ambiental da Amazônia (IPAM), Belém (Brésil).

Marcio Santilli travaille à l’Instituto Socioambiental (ISA), Brasília, (Brésil).

Stephan Schwartzman est Codirecteur du Programme international, Défense de l’environnement, Washington, États-Unis d’Amérique.

Liana Rodrigues est chercheur à l’Instituto de Pesquisa Ambiental da Amazônia (IPAM), Belém, Brésil.

Les projets de conservation des forêts sont exclus du Mécanisme pour un développement propre (MDP); un mécanisme hors MDP visant à offrir une compensation pour les activités de réduction des déboisements est proposé.

Bien que les émissions de gaz à effet de serre dues à la combustion de combustibles fossiles soient les principales causes du réchauffement climatique, la déforestation tropicale est responsable de 20 à 25 pour cent des émissions annuelles mondiales de dioxyde de carbone (GIEC, 2000). Pourtant, le Protocole de Kyoto n’a pas adopté de mécanisme pour faire de la conservation des forêts tropicales ou de la prévention de la déforestation une arme dans la lutte contre le changement climatique.

L’accord de Kyoto a établi un objectif contraignant pour les pays industrialisés (Annexe I), qui sont tenus de réduire les gaz à effet de serre de 5 pour cent par rapport aux niveaux de 1990, au cours de la première période d’engagement (2008-2012). Cet objectif est conforme au principe des responsabilités communes mais différenciées, en vertu duquel les pollueurs historiques de l’atmosphère devraient être les premiers à réduire leurs émissions. Bien que les pays en développement (non Annexe I) aient pris l’engagement général de réduire leurs émissions durant la première période d’engagement, leur obligation n’a pas été quantifiée.

Les pays en développement peuvent néanmoins contribuer à la stabilisation du climat en participant au Mécanisme pour un développement propre (MDP) à la fois comme partenaires et comme hôtes. Au titre de ce mécanisme, les pays de l’Annexe I peuvent obtenir des crédits d’émission en finançant, dans des pays en développement, des projets de développement durable qui réduisent les émissions ou fixent le carbone dans les forêts. Cependant, bien que le MDP autorise les projets basés sur l’énergie renouvelable (par exemple, les projets qui remplacent les combustibles fossiles par des sources d’énergie renouvelables, telles que la dendroénergie), les seules activités autorisées dans le secteur de l’utilisation des terres pour fixer le carbone atmosphérique sont les reboisements (plantation de forêt dans des zones qui ne portaient pas de forêts avant 1990) et les boisements (plantation de forêts dans des zones dépourvues de végétation forestière depuis au moins 50 ans). Bien que cette question fasse l’objet d’un débat international, les projets de conservation des forêts sont exclus du MDP. Le présent article décrit une proposition en vue d’inclure la conservation des forêts dans la prochaine période d’engagement (après 2012) du Protocole de Kyoto, qui pourrait inciter les pays tropicaux à apporter une contribution sensible à la réduction des émissions mondiales.

La déforestation tropicale, dont on voit ici les effets au Brésil, est responsable de 20 à 25 pour cent des émissions annuelles mondiales de dioxyde de carbone; ainsi, des incitations à la conservation du patrimoine forestier pourraient être offertes pour abaisser les émissions
J. CARLE


POURQUOI CETTE OPPOSITION?

Voulant éviter d’affaiblir les objectifs de réduction par tous les puits, les organisations environnementales non gouvernementales (ONG), les gouvernements et les scientifiques se sont opposés à ce que les forêts jouent un rôle quelconque dans le Protocole de Kyoto. Leur opposition était motivée par le fait qu’ils pensaient que les mesures de conservation des forêts seraient sans effet positif pour l’atmosphère (Fearnside, 2001). La permanence du carbone dans les forêts est certes relativement incertaine étant donné que les forêts peuvent être coupées, brûlées et exploitées; et le risque de «fuites» est élevé (possibilité de conserver la forêt dans une zone, tout en encourageant la déforestation dans une autre), mais on pourrait avancer le même genre d’arguments pour les projets énergétiques. Par exemple, les combustibles fossiles non brûlés grâce à la mise en œuvre d’un projet basé sur une source d’énergie propre dans un pays, pourraient être brûlés ailleurs.

Cette opposition à l’inclusion de la prévention de la déforestation ou de la conservation des forêts dans le MDP était en partie alimentée par le manque d’attention pour la fonction effective et potentielle des forêts tropicales existantes, comme sources d’émissions de carbone et de gaz à l’état de traces, en cas de déforestation et de changement d’affectation des terres. Le dialogue politique était plutôt centré sur la plantation de forêts comme «puits» propres à absorber le carbone de l’atmosphère pour compenser les émissions excessives, alors que le rôle essentiel des forêts naturelles tropicales existantes dans la stabilité du système climatique mondial était ignoré. Les boisements étaient en fait un prétexte pour abaisser les objectifs de réduction des émissions dans les pays industrialisés.


POURQUOI INCLURE LA CONSERVATION DES FORÊTS?

Étant donné que le Protocole de Kyoto ignore la conservation des forêts ou la prévention de la déforestation, les pays tropicaux qui ont de vastes étendues de forêts et une «matrice d’énergie propre» (c’est-à-dire de nombreuses sources d’énergie renouvelable et une faible utilisation de combustibles fossiles) ou une faible consommation d’énergie ont peu de possibilités de bénéficier du MDP. Cela est bien illustré par le Brésil, où environ 20 pour cent de la production d’énergie provient de sources renouvelables (bois, charbon de bois, sous-produits de la canne à sucre, etc.) (Ministère brésilien des mines et de l’énergie, 2005). Avec l’énergie hydroélectrique, ce pourcentage monte à environ 60 pour cent, même si les barrages hydroélectriques émettent un peu de gaz à effet de serre (méthane). La matrice d’énergie du Brésil est considérablement plus propre que celle des autres pays en développement. En 2002, le pays a émis 95 millions de tonnes de carbone en brûlant des combustibles fossiles, soit 12 et 37 pour cent des émissions provenant de la combustion des combustibles fossiles en Chine et en Inde respectivement (Energy Information Administration, 2005). Les émissions brésiliennes pourraient augmenter de façon significative dans les années à venir en raison de la crise de l’énergie hydroélectrique liée la sécheresse. Au Brésil, les émissions provenant des combustibles fossiles sont cependant plus modestes que celles dérivant de la déforestation.

Les près de 2 millions d’hectares de forêts défrichés chaque année rien que dans la zone amazonienne en 2002-2003 ont entraîné des émissions nettes de l’ordre de 200 millions de tonnes de carbone (Houghton, Skole et Nobre, 2000). Ce chiffre ne comprend pas les émissions résultant des incendies de la forêt amazonienne, particulièrement fréquents pendant les années El Niño, où une grave sécheresse frappe toute la région. Par exemple, en 1998, l’année du phénomène El Niño le plus intense du XXe siècle, 3,8 millions d’hectares de forêt ont été détruits par le feu dans la région de l’Amazonie brésilienne
(Kirchhoff et Escada, 1998).

Là où le Brésil pourrait contribuer de façon importante à la stabilisation du climat, par la conservation des forêts naturelles ou la réduction de la déforestation ou des feux, l’accès aux ressources du MDP ou de tout autre mécanisme du Protocole de Kyoto est refusé, car il n’existe actuellement aucune disposition ou incitation financière spécifique qui engagerait les pays tropicaux à participer aux initiatives du Protocole de Kyoto, par le biais de la conservation des forêts.


VOIR PLUS LOIN QUE LE MDP

À la différence des pays de l’Annexe I, pour qui les objectifs de réduction des émissions sont obligatoires, les pays en développement ont besoin d’incitations pour promouvoir des réductions d’émission volontaires. C’est pourquoi le Protocole de Kyoto doit mettre au point d’autres mécanismes plus appropriés que le MDP pour tenir compte des profils d’émission des pays tropicaux en développement confrontés à une déforestation massive. Outre le mécanisme de marché du MDP, le Protocole a besoin d’instruments qui permettraient de mieux relier la coopération internationale pour la protection de l’environnement aux initiatives de réduction des émissions dans les pays en développement. Les plus grands émetteurs historiques devraient offrir une compensation, directement ou par le biais d’institutions financières internationales, aux pays en développement pour les réductions des émissions forestières qu’ils parviennent à obtenir. C’est dans ce contexte que s’inscrit le mécanisme de réduction avec compensation, proposé ci-après (Santilli et al., 2005).


MÉCANISME PROPOSÉ POUR COMPENSER LA RÉDUCTION DE LA DÉFORESTATION

Il est proposé que les pays en développement qui choisissent de réduire leurs émissions résultant de la déforestation, par rapport au niveau de déforestation annuel moyen des années 90, pendant les cinq ans de la première période d’engagement, reçoivent une compensation financière pour les émissions évitées, basée sur la valeur moyenne du marché du carbone en 2012 (Santilli et al., 2005). Inversement, si ces pays accroissent leurs taux de déforestation durant la première période d’engagement, par rapport à la moyenne des années 90, l’augmentation devrait être compensée par une réduction obligatoire durant la deuxième période d’engagement. Ces pays devront attendre que l’augmentation des émissions durant la première période d’engagement ait été compensée pour pouvoir à nouveau prétendre à une compensation financière pour des réductions supplémentaires. Si leurs taux de déforestation continuent à augmenter, ils seront soumis aux sanctions internationales établies par le Protocole de Kyoto.

Toutefois, pour que la notion d’objectifs obligatoires pendant la deuxième période d’engagement soit applicable, il faudrait que les pays de l’Annexe I aient rempli toutes leurs obligations durant la première période d’engagement. Comme mesure de contrôle, le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) pourrait établir un taux de déforestation qui servirait de référence commune pour les pays intéressés.

Chaque pays qui aurait des émissions forestières et qui souhaiterait obtenir une compensation définirait lui-même sa stratégie pour parvenir à une réduction progressive et constante des taux de déforestation. La déforestation continuerait d’être différenciée de facteurs aléatoires ou saisonniers comme les émissions dues au brûlage des pâturages ou aux feux de forêt. Les feux de forêt, qui sont une source significative d’émissions de gaz à effet de serre, sont en particulier étroitement liés à la déforestation (Alencar, Solórzano et Nepstad, 2004). Toute réduction des taux de déforestation sera par conséquent reflétée dans une réduction de la superficie affectée par les feux de forêt.


Les formes de compensation

Il est proposé que les pays qui démontrent la réduction de leurs émissions dérivant de la déforestation durant la première période d’engagement puissent prétendre, avec l’appui d’organismes multilatéraux compétents, à des certificats-carbone équivalant au volume de leurs réductions, et cessibles sur le marché international du carbone.

Toutefois pour que cela soit plus avantageux pour le climat de la planète, seule une partie de ces certificats donnerait droit à une compensation durant la première période d’engagement, le reste étant valide pour les périodes successives. Les pays pourraient vendre leurs certificats à tout moment, mais les acheteurs ne pourraient les utiliser que durant leur période de validité respective.

Les ressources que recevraient les pays en développement qui réduisent leurs taux de déforestation pourraient être investies dans n’importe quel type de projet de développement durable, sous réserve que celui-ci n’entraîne pas d’augmentations ultérieures des émissions.

La réduction de la déforestation reposera sur la mise en œuvre de politiques garantissant à la fois la mise en application des lois et la promotion d’activités durables. Les gouvernements locaux devront être associés à l’expansion agricole et économique et aux nouveaux projets infrastructurels. Les pays en développement seront plus nombreux à pouvoir utiliser ces mécanismes s’ils ont accès aux ressources nécessaires pour les payer.

Les pays qui souhaitent réduire la déforestation pourraient financer ces programmes sur leurs propres ressources ou avec les certificats-carbone obtenus.

Les feux de forêt (vue du Mato Grosso au Brésil) sont une importe source d’émissions de gaz à effet de serre et ils sont étroitement liés à la déforestation
J. CARLE


CONCLUSION

En général, les gouvernements comme les acteurs privés des zones de forêts tropicales sont plus incités à déboiser qu’à laisser leurs forêts sur pied. La protection des forêts coûte cher et rapporte peu concrètement. En offrant une compensation aussi bien aux parties privées qu’aux gouvernements pour les activités qu’ils mettraient en œuvre pour conserver les forêts, on accroîtrait la valeur économique des forêts sur pied.

Le type d’instrument décrit ici dans le contexte du Protocole de Kyoto, aurait le mérite de promouvoir l’adoption de politiques de lutte contre la déforestation dans les pays en développement, tout en préservant le droit souverain de ces pays à en définir les moyens et à en allouer les avantages. Il deviendrait possible de conclure des accords nationaux appropriés et de les concrétiser dans des instruments juridiques communs. De par son caractère intergouvernemental, mondial, ce mécanisme est plus ambitieux qu’une approche-projet.

Contrairement au MDP, l’instrument ne serait pas un mécanisme de marché limité à des projets spécifiques, mais un engagement entre des pays.

La perspective d’une participation significative des pays en développement aux efforts internationaux de lutte contre le réchauffement de la planète pourrait faciliter les négociations internationales sur le climat, pour les périodes d’engagement successives.

Bibliographie

Alencar, A.A.C., Solórzano, L.A. et Nepstad, D.C. 2004. Modeling forest understory fires in an eastern Amazonian landscape. Ecological Applications, 14(4) Suppl.: S139-S149.

Ministère brésilien des mines et de l’énergie. 2005. Balanço Energético Nacional 2005. Brasilia. Disponible à l’adresse suivante: www.mme.gov.br

Energy Information Administration. 2005. International Energy Annual 2003. Washington, États-Unis. Disponible à l’adresse suivante: www.eia.doe.gov/emeu/iea/carbon.html

Fearnside, P. 2001. Environmentalists split over Kyoto and Amazonian deforestation. Environmental Conservation, 28(4): 295-299.

Houghton, R., Skole, D. et Nobre, C. 2000. Annual fluxes of carbon from deforestation and regrowth in the Brazilian Amazon. Nature, 403: 301-304.

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). 2000. Land use, land-use change and forestry. Cambridge, Royaume-Uni, Cambridge University Press.

Kirchhoff, V.W.J.H. et Escada, P.A.S. 1998. O megaincêndio do século – 1998. [The wildfire of the century – 1998.] São José dos Campos, Brésil, Transtec Editorial.

Santilli, M., Moutinho, P., Schwartzman, S., Nepstad, D., Curran, L. et Nobre, C. 2005. Tropical deforestation and Kyoto Protocol. Climatic Change, 71(3): 267–276.

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