Previous PageTable Of ContentsNext Page

À qui va l’argent? Qu’est-ce que les propriétaires de forêts des pays développés attendent du Protocole de Kyoto?

W. Kägi et H. Schmidtke

Wolfram Kägi est associé de B.S.S. Economic Consultants à Bâle, Suisse. Il est spécialisé dans les politiques climatiques et les questions forestières.

Hubertus Schmidtke est propriétaire de Silvaconsult à Winterthur, Suisse.

Les pays de l’Annexe I peuvent choisir d’inclure l’impact carbone de la gestion des forêts dans leurs inventaires nationaux des gaz à effet de serre – mais comment garantir que les crédits carbone iront au secteur forestier?

La gestion des forêts peut permettre aux pays de l’Annexe I du Protocole de Kyoto (pays industrialisés et pays en phase de transition économique) de produire des crédits de carbone valant des centaines de millions d’euros. Mais qui sont les bénéficiaires de ces crédits? Les propriétaires des forêts? Le gouvernement? Et quels sont les risques? Telles sont les questions que pose cet article, en se référant aux débats en cours en Suisse.

Les forêts en croissance sont généralement des puits nets de CO2, puisqu’elles absorbent plus de carbone qu’elles n’en libèrent. Cela est vrai aussi bien pour les forêts plantées depuis peu, que pour les forêts établies à condition que le taux d’exploitation et/ou de perturbation soit inférieur au taux d’accroissement. L’Article 3.4 du Protocole de Kyoto permet aux pays de l’Annexe I d’inclure l’impact CO2 de la gestion des forêts existantes dans leurs inventaires nationaux des gaz à effet de serre. Dans quelques pays, la quantité de CO2 qui peut être fixée grâce à la gestion des forêts est significative. Les crédits de carbone générés aident les pays à remplir leurs engagements de Kyoto – ce qui signifie qu’ils peuvent entreprendre moins d’activités visant à réduire leurs émissions dans d’autres secteurs de l’économie, acheter moins de crédits de carbone à l’étranger ou même vendre des crédits de carbone sur le marché international. Si l’on traduit en termes financiers l’effet de fixation de carbone dérivant de la gestion des forêts, le secteur forestier peut produire des crédits de CO2 se chiffrant à des centaines de millions d’euros.


INCLUSION DE LA GESTION DES FORÊTS DANS LA COMPTABILITÉ NATIONALE

Avant d’étudier l’éventuelle distribution des fonds qui peuvent être obtenus grâce la gestion des forêts, il nous faut analyser les implications générales et les risques associés à l’éventuelle prise en compte de la gestion des forêts dans la comptabilisation nationale des gaz à effet de serre, au titre de l’Article 3.4 du Protocole de Kyoto.

Deux articles du Protocole de Kyoto se réfèrent au Secteur forestier dans les pays de l’Annexe I. L’Article 3.3 demande à ces pays de prendre en compte les variations des gaz à effet de serre découlant des «…activités humaines … boisement, reboisement et déboisement depuis 1990». Au titre de l’Article 3.4, les effets d’activités additionnelles dans le secteur de l’utilisation des terres peuvent aussi être pris en compte dans la comptabilité nationale. Les Accords de Marrakech spécifient que les effets de la gestion des forêts existant avant 1990 peuvent être inclus, et définissent la gestion des forêts comme un «système de pratiques de gestion et d’usage de territoires forestiers destiné à remplir les fonctions écologiques (y compris la biodiversité), économiques et sociales de la forêt, d’une manière durable».

Selon l’Article 3.3, les effets sur le CO2 des activités de déboisement, de boisement et de reboisement doivent être pris en compte dans le bilan national des gaz à effet de serre. Cependant l’inclusion de la gestion des forêts au titre de l’Article 3.4 est volontaire. Les gouvernements sont tenus d’informer le Secrétariat de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) de leur éventuelle décision d’opter pour l’inclusion de la gestion des forêts d’ici la fin 2006, avec une exception pour les gouvernements de l’Union européenne (UE) pour lesquels cette échéance est fixée au 15 janvier 2006. Une fois qu’un pays a décidé de prendre en compte la gestion des forêts au titre de l’Article 3.4, il est tenu de communiquer l’approche qu’il adoptera pour définir les forêts soumises à un système de «gestion des forêts».

Pour de nombreux pays industrialisés où la densité du couvert forestier s’accroît, l’inclusion de la gestion des forêts dans la comptabilité nationale semble être une opportunité relativement peu coûteuse d’obtenir des crédits de carbone. Choisir cette option au titre de l’Article 3.4 comporte cependant aussi un risque: s’ils optent dès à présent pour la gestion des forêts, ils devront comptabiliser ses effets pendant les périodes d’engagement en cours et futures. Si les forêts considérées comme soumises à un système de gestion des forêts s’avèrent être une source plutôt qu’un puits de CO² durant une période d’engagement actuelle ou future, les pays concernés devront enregistrer un débit et non un crédit de carbone dans leur comptabilité nationale des gaz à effet de serre. Cela dit, l’Article 3.4 peut devenir obligatoire dès la deuxième période d’engagement, auquel cas les pays n’auront aucune possibilité de choix.

Il doit également être tenu compte de la limitation des quantités de crédits de gaz à effet de serre à produire au titre de l’Article 3.4. Les limites spécifiques à chaque pays de l’Annexe I sont stipulées dans l’Annexe Z et oscillent entre moins de 5 millions de tonnes de CO2 par an dans de nombreux pays et 121 millions de tonnes de CO2 par an en Fédération de Russie.

Avant d’aller plus loin dans les aspects techniques de la gestion des forêts au titre de l’Article 3.4, il convient de clarifier quelques éléments sur les forêts et la comptabilisation du carbone. Premièrement, les effets d’une expansion de la superficie forestière sont pris en compte au titre de l’Article 3.3 et non de l’Article 3.4. Deuxièmement, les effets des produits ligneux sur le stockage du carbone sont complètement ignorés durant la première période d’engagement du Protocole de Kyoto. Une fois que la biomasse quitte la forêt, elle doit être retranchée de la comptabilité nationale du carbone. Les produits ligneux durables ont beau emmagasiner le carbone, ces effets ne sont pas pris en compte en vertu des règles internationales de comptabilisation du carbone. Enfin, les règles de comptabilisation établies à Kyoto, ne prévoient pas d’imputer directement à la forêt les variations de carbone découlant de la substitution des combustibles fossiles par les combustibles ligneux. Ces effets restent cependant inclus dans le bilan national du carbone, grâce à la prise en compte des réductions des émissions provenant de la combustion des combustibles fossiles, résultant de leur remplacement par les combustibles ligneux.

Le moment est venu pour les gouvernements de décider s’ils vont inclure la gestion des forêts dans leur comptabilité, au titre de l’Article 3.4. Au printemps 2005, des décideurs et des experts de 16 pays de l’Annexe I interrogés à un atelier sur ce sujet (Joanneum Research, 2005) se sont déclarés sceptiques quant à la probabilité que les pays optent pour l’inclusion de la gestion des forêts, mais ils concordaient davantage sur les critères de définition des forêts sous «gestion des forêts»: la majorité d’entre eux incluraient la quasi-totalité des forêts correspondant à la définition de «forêt gérée» de la CCNUCC. Les données utilisées pour les communications nationales produites pour la CCNUCC pourraient ainsi être reprises pour la comptabilisation au titre de l’Article 3.4 du Protocole de Kyoto.

La Suisse a clairement exprimé son intention d’utiliser la gestion des forêts au titre du Protocole de Kyoto. Actuellement, il semble que le pays n’ait pas grand-chose à perdre en agissant ainsi. Durant les années 90, les forêts helvétiques ont emmagasiné en moyenne 3 millions de tonnes de CO2 par an. Selon l’Annexe Z, 1,8 million de tonnes par an peuvent lui être créditées. Le pays devrait atteindre cette quantité sans apporter de changements notables à sa politique forestière ou à la gestion de ses forêts.

Cette forêt en phase de croissance, située dans le Canton du Tessin (sud de la Suisse) reboisé avant 1990, est un puits de , tant qu’elle n’est pas exploitée; les effets sur le CO2 seront comptabilisés au titre de l’Article 3.4
H. SCHMIDTKE


À QUI VONT LES CRÉDITS DE LA GESTION DES FORÊTS?

Une fois qu’un pays a pris la décision d’inclure la gestion des forêts dans sa comptabilité nationale du carbone, il doit faire face aux implications concrètes de ce choix. Le problème central est de savoir à qui iront les crédits de CO2 et quelles conditions il faudra remplir pour les recevoir. L’Agence suisse pour l’environnement, les forêts et le paysage (Ministère national de l’environnement) s’est penchée sur la question. Le secteur forestier devrait générer des recettes importantes. Sur la base d’une estimation prudente du prix du carbone (10 euros par tonne d’équivalent CO2 ), la gestion des forêts générera des crédits évalués à plus de 70 millions d’euros durant la première période d’engagement. Étant donné que la Suisse compte s’acquitter dans une large mesure de son engagement de Kyoto avec des actions qui lui reviendront très cher, elle peut réaliser au titre de l’Article 3.4 une économie très supérieure à 10 euros par tonne d’équivalent CO2 en incluant les effets de la gestion des forêts sur le piégeage du carbone.

Théoriquement, les crédits obtenus grâce à la gestion des forêts n’iront pas automatiquement aux propriétaires des forêts mais ils apparaîtront dans la comptabilité nationale des gaz à effet de serre. Les crédits de CO2 sont donc un produit très différent du bois, par exemple. Si aucune règle spécifique n’est mise en place, les crédits appartiennent à l’État et ont seulement pour but d’aider le pays à s’acquitter de ses engagements de Kyoto.

Toutefois, cette approche pourrait être politiquement inacceptable et elle risquerait aussi de déboucher sur des effets négatifs découlant d’incitations non justifiées. Premièrement, les propriétaires de forêts pourraient trouver inacceptable que des crédits obtenus grâce à leurs efforts de gestion des forêts soient tout bonnement absorbés par l’État. En Suisse, les propriétaires des forêts ont commencé à s’organiser pour faire entendre leur opinion sur ce sujet.

Les groupes écologistes s’inquiéteront aussi du fait que l’État utilise les crédits provenant de la gestion des forêts pour compenser son incapacité à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans d’autres secteurs de l’économie.

Enfin, et c’est peut-être encore plus important, il y a l’argument économique: les propriétaires de forêts optent pour le régime de gestion des forêts qui présente le plus d’intérêt économique pour eux. Le prix du bois est actuellement bas en Suisse, de sorte que les taux d’exploitation sont faibles et que les forêts s’accroissent et absorbent du CO2. Toutefois cela pourrait changer, surtout si le prix du pétrole continue à grimper. Si les propriétaires de forêts ne tirent aucun profit de la fonction de piégeage de carbone de leur forêt, ils ne prendront pas cet aspect en considération lorsqu’ils optimiseront leurs stratégies. Ils risquent d’intensifier leur taux d’exploitation, auquel cas le pays perdrait les crédits de carbone provenant de la gestion des forêts. Le meilleur moyen d’éviter cela est de permettre aux propriétaires de forêts d’obtenir une part de la valeur créée grâce aux crédits de carbone, de façon à ce qu’ils tiennent compte du piégeage du carbone dans leurs décisions d’exploitation forestière.

La distribution des crédits de carbone (ou de la valeur associée à ces crédits) aux propriétaires des forêts comporte aussi des difficultés. Premièrement, ces crédits peuvent être considérés comme une aubaine imméritée pour les propriétaires de forêts qui pourraient recevoir des fonds considérables sans changer leur comportement (cela dit, cette situation pourrait changer à l’avenir, on l’a vu). Deuxièmement, la méthode de répartition des crédits entre les propriétaires des forêts est problématique. L’option à première vue la plus directe consiste à mesurer les variations du carbone dans chaque exploitation forestière et à répartir les crédits en fonction de l’effet carbone actuel. Toutefois, cette opération serait très coûteuse, surtout dans un pays comme la Suisse où les exploitations sont petites et le paysage très diversifié.

Au lieu de mesurer les effets sur le carbone, on pourrait aussi baser la distribution des fonds sur la mise en œuvre de certaines activités préalablement déterminées, comme la création de réserves ou la réduction de l’intensité d’exploitation. Toute règle de distribution tiendra également compte du seuil indiqué dans l’Annexe Z, qui empêchera la Suisse et de nombreux autres pays de l’Annexe I de recevoir des crédits de carbone suffisants pour compenser l’intégralité des volumes de carbone stockés dans les forêts existantes. Ainsi, la règle doit aussi prévoir un mécanisme pour abaisser les crédits en conséquence ou sélectionner les propriétaires de forêts qui recevront les crédits.


... ET QUI SUPPORTE LES RISQUES?

Quelles que soient les règles de distribution, qu’adviendra-t-il si la forêt devient une source de carbone dès à présent ou à l’avenir? Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas au gouvernement d’assumer le risque, puisque les propriétaires des forêts revendiquent les avantages. Mais les propriétaires individuels des forêts seront-ils en mesure de prendre ce risque et de le gérer? Une solution pourrait être de donner aux propriétaires individuels des forêts la possibilité d’opter pour la «foresterie du carbone», de façon à ce que ceux qui choisissent cette option pour avoir droit aux crédits soient aussi contraints d’en accepter le risque. Dans ce cas, les règles pourraient être conçues pour favoriser des activités présentant de multiples avantages pour l’environnement, telles que la création d’une réserve forestière. Cette option pourrait aussi résoudre le problème de l’insuffisance des crédits de carbone pour offrir une compensation à tous les propriétaires de forêts.

Toutefois, une telle approche isolée pour les projets carbone est en contradiction avec l’esprit de l’Article 3.4 et pourrait engendrer des problèmes. Les effets de la gestion des forêts dans le cadre de l’Article 3.4 sont calculés au niveau d’un pays.

Supposons qu’un propriétaire individuel de forêt fixe du carbone, mais que la forêt restante devienne une source, le pays se verra assigner un débit, même si de petits projets carbone individuels sont efficaces. Dans ce cas, le pays pourrait avoir intérêt à ignorer purement et simplement la gestion des forêts. Une approche de foresterie du carbone isolée, fondée sur un projet est une entreprise risquée pour un pays, à partir du moment où il y a un risque que les forêts deviennent une source de carbone au niveau national.

On commence à penser en Suisse que les propriétaires de forêts pourraient s’organiser et revendiquer ensemble les crédits de carbone, en partageant non seulement les avantages mais aussi le risque que les forêts deviennent une source d’émissions. Avec ce système, les propriétaires de forêts auraient financièrement intérêt à empêcher les forêts de devenir une source de CO2. Ils pourraient s’assurer collectivement contre le risque de perte d’une vaste étendue de forêt due à des catastrophes naturelles, qui libérerait des quantités considérables de CO2 dans l’atmosphère. Si les propriétaires de forêts organisaient ensemble les activités de piégeage du carbone au titre de l’Article 3.4, ils éviteraient qu’elles leur soient imposées.


QUE FERAIENT LES PROPRIÉTAIRES DE FORÊTS AVEC LES CRÉDITS DE CARBONE?

La gestion des forêts au titre de l’Article 3.4 génère un type particulier de crédit carbone, appelé Unité d’absorption (RMU – removal units).L’utilisation de ces crédits est soumise à des règles particulières. Les Unités d’absorption ne peuvent pas être reportées sur la période d’engagement successive et elles ne sont pas acceptées dans le cadre du système d’échange de réductions d’émissions de l’UE. Suivant le calendrier du suivi et de l’établissement des rapports, les crédits pourraient n’être disponibles qu’après 2013. Tout cela fait que la valeur de ces crédits sur le marché est incertaine. Les pays seront peut-être encore demandeurs de crédits une fois que les Unités d’absorption deviendront disponibles, mais les prévisions relatives aux prix de ces crédits futurs sont très variables.

Les pays pourraient se sortir de ce dilemme en utilisant les RMU pour appliquer le Protocole de Kyoto et en distribuant des Unités de quantité attribuée (AAU – assigned amount units) c’est-à-dire des crédits carbone assignés aux gouvernements et cessibles au niveau international. Les RMU futures pourraient être échangées contre des AAU à un moment où le marché international du carbone est encore liquide. Un pays pourrait aussi proposer d’échanger des RMU contre des contrats futurs relatifs à des unités de réduction certifiée des émissions (CER) ou à des unités de réduction des émissions (ERU) – crédits carbone internationalement échangeables générés par des projets de réduction des émissions au titre de la Mise en œuvre conjointe ou du Mécanisme pour un développement propre. De nombreux pays auront dans leurs registres nationaux quelques CER et ERU, achetées soit par l’État soit par des firmes pour appliquer leurs propres engagements. En résumé, les pays pourraient utiliser les RMU pour honorer leurs engagements et donner d’autres types de crédits aux propriétaires de forêts, en échange.

L’option la plus pragmatique et la plus facile serait cependant que l’État offre aux propriétaires de forêts un paiement en espèces pour chaque unité d’absorption générée par la gestion des forêts au titre de l’Article 3.4. De cette manière, les propriétaires de forêts n’auraient pas à s’engager dans des échanges de crédits de CO2; en ce qui concerne le prix de la tonne de CO2, le marché du carbone pourrait continuer à servir d’orientation. Pour les pays, les unités d’absorption ont une valeur réelle, dans la mesure où ils peuvent les utiliser pour s’acquitter de leurs propres engagements. S’ils ont des RMU à disposition, ils peuvent acheter moins d’autres crédits ou même vendre une partie de leurs AAU.


CONCLUSION

Les idées exprimées dans le présent article ne sont que des solutions possibles et n’ont qu’une valeur purement spéculative. Toutefois, il est temps que les pays décident s’ils vont inclure des activités de gestion forestière au titre de l’Article 3.4. Le secteur forestier doit s’assurer qu’il recevra effectivement les crédits ou au moins qu’il bénéficiera de la valeur associée à la fonction de piégeage du carbone. Dans le même temps, le secteur doit trouver des solutions en ce qui concerne la répartition des crédits et la gestion du risque.

Bibliographie

Joanneum Research. 2005. LULUCF workshop: Land-Use Related Choices under the Kyoto Protocol: Obligations, Options and Methodologies for Defining “Forest” and for Selecting Activities under Kyoto Protocol Article 3.4. Graz, Autriche, 2-4 Mai 2005. Document Internet: www.joanneum.at/CarboInvent/workshop/workshop02.html

Previous PageTop Of PageNext Page