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Influence de la forêt sur les crues et inondations

H.L. TELLER

Le présent article reproduit un document préparé par M. H.L. Teller, fonctionnaire de la Division des forêts et des industries forestières de la FAO, pour une réunion du Groupe de travail de l'aménagement des bassins versants (Commission européenne des forêts) qui s'est tenue en Roumanie en 1967.

Il y a inondation lorsqu'un cours d'eau atteint un débit tel qu'il déborde de son lit et que l'eau envahit les plaines alluviales adjacentes. C'est là un phénomène naturel: les cours d'eau se creusent des lits correspondant à leur débit normal et insuffisants pour retenir les crues exceptionnelles. Lorsque l'homme empiète sur les plaines inondables, il prend un risque calculé: il arrive qu'il doive en payer le prix.

Dans quelle mesure les améliorations foncières peuvent-elles modifier la fréquence et la gravité des crues d'inondation, et quel est le rôle de la foresterie à cet égard? On décrit ci-dessous certains des processus physiques qui interviennent, indiquant l'importance et les limitations de l'aménagement des terres; certaines expériences sont citées à l'appui.

Facteurs physiques et techniques d'aménagement

Il y a ruissellement dans un bassin versant chaque fois que le taux de précipitation dépasse le taux d'infiltration ou que la capacité de rétention d'eau du sol est dépassée. Le débit à un point donné d'un cours d'eau est donc déterminé par l'interaction de nombreux facteurs dont les plus importants sont: distribution, intensité et durée des précipitations; couvert végétal ou autre; nature et profondeur du sol; structure géologique; topographie et notamment superficie et pente du bassin versant et caractéristiques du réseau d'écoulement.

L'homme ne peut modifier sensiblement que deux de ces facteurs: le couvert végétal et, dans une moindre mesure, la nature du sol. Les autres constituent des contraintes physiques qui peuvent rendre vaine toute intervention humaine.

Le rôle de la végétation forestière pour la conservation de l'eau est bien connu: les feuilles interceptent la pluie, réduisant ainsi la quantité d'eau qui atteint la terre et le choc des gouttes de pluie sur le sol. Les racines stabilisent le sol et forment des conduits qui accélèrent l'infiltration. Les substances organiques provenant des racines et des feuilles améliorent la structure des sols, accroissant à la fois le taux d'infiltration et la capacité de rétention d'eau. Par la transpiration, la végétation élimine une partie de l'eau contenue dans le profil du sol, libérant ainsi une partie de la capacité de rétention pour de nouvelles précipitations. La densité et la répartition des forêts influencent l'accumulation et la fonte des neiges. La forêt améliore le régime thermique du sol, réduisant les gelées et par conséquent le ruissellement superficiel. D'une façon générale, la couverture forestière réduit les débits de pointe en assurant une infiltration maximale, ce qui accroît l'écoulement souterrain aux dépens de l'écoulement superficiel; le transport de sédiments du bassin versant vers le cours d'eau est ainsi réduit.

Ces effets peuvent être modifiés - en mieux ou en pire par l'homme. L'homme peut en effet réduire ou accroître la densité ou la vigueur de la végétation, remplacer des essences à racines profondes par des essences à racines superficielles ou vice versa, ou, en général, remplacer des essences mal adaptées à la station ou aux objectifs de l'aménagement par d'autres, plus appropriées.

Il est sans doute plus difficile de modifier les caractéristiques du sol dans des délais raisonnables. En ce qui concerne sa profondeur, il n'y a pas grand-chose à faire. Quant à la structure, elle peut être graduellement améliorée par des apports de substances organiques mais ces modifications n'intéressent généralement que les horizons superficiels. On peut parfois accroître la perméabilité du sous-sol par des moyens mécaniques. Il est possible, en quelques années, de stabiliser les pentes érodables et de réduire le transport de sédiments en établissant une couverture végétale sur les sols dénudés, pourvu que la profondeur du sol soit suffisante. Des travaux de terrassement tels que les fossés ou banquettes en courbes de niveau ont également pour effet de réduire le ruissellement superficiel.

Un bon aménagement foncier met en jeu divers moyens en vue de régulariser le régime hydrique: interdiction de toute coupe en forêt, ou autorisation des seules coupes de sélection sur les pentes abruptes et sujettes à l'érosion; lutte contre les incendies pour éviter toute interruption du couvert forestier; culture en courbes de niveau ou sur des banquettes; plantation de graminées et d'arbres sur les pentes dénudées; prévention du surpâturage en terrain montagneux. Toutes ces techniques sont généralement bien connues. Dans quelles conditions peuvent-elles effectivement prévenir les inondations?

Les leçons de l'expérience

Depuis une cinquantaine d'années, l'expérience a permis d'accumuler de nombreuses données concernant l'effet du mode d'utilisation des terres sur les crues. Les données relatives aux effets des interventions proprement forestières sont plus récentes et moins nombreuses. Souvent, les études portent sur des bassins versants de dimension limitée à quelques hectares ou même sur des parcelles encore plus petites. On n'a guère de données sûres pour de grands bassins versants, car les variables indépendantes sont difficiles à mesurer; en outre les caractéristiques des sols, de la végétation et des utilisations des terres sont très hétérogènes. De plus, en climatologie les extrêmes sont évidemment rares, de sorte que le plus souvent il n'y a pas eu de précipitations exceptionnelles susceptibles de provoquer une inondation pendant la période envisagée.

On peut cependant citer quelques exemples de l'influence du couvert forestier sur les débits de crue.

Massif du Harz, Allemagne - Etudes comparatives du ruissellement dans un bassin de 15 hectares coupé à blanc et dans trois bassins boisés (respectivement de 87, 38 et 32 hectares). C'est tantôt dans les bassins boisés et tantôt dans le bassin déboisé que l'on a observé le débit instantané le plus élevé. Dans le bassin boisé le débit de pointe est particulièrement fort en hiver lorsque la fonte des neiges est suivie de pluies. En été, c'est la zone déboisée qui a produit les pointes les plus élevées (Delfs et al., 1958).

Massif des Alleghanys, Virginie occidentale, Etats-Unis - Etude des effets de coupes plus ou moins sombres dans quatre bassins versants de moins de 40 hectares. L'effet de la coupe rase sur le débit de pointe varie selon qu'il y a ou non de la neige et selon l'humidité antérieure du sol. C'est surtout pendant la saison végétative et à l'automne, pendant la période de réalimentation, que se fait sentir le rôle de régulateur d'un peuplement complet. En période de dormance, une fois le sol complètement réalimenté, l'effet de la forêt n'est généralement pas significatif (Reinhart et al., 1963).

Suisse. Expérience classique dans les massifs de Sperbelgraben et Rappengraben - Dans des bassins boisés à 100 pour cent les débits de pointe sont de 30 à 50 pour cent inférieurs à ce qu'ils sont dans un bassin boisé à 30 pour cent seulement. Les bassins étudiés ont tous une superficie de moins de 60 hectares (Burger, 1943).

Plateau des Alleghanys, Ohio, Etats-Unis - Boisement d'un bassin versant de 17 hectares: comparaison des débits de pointe entre une période de cinq ans avec couvert d'arbres et une période de six ans avec des jeunes plants. Les arbres atténuent le débit de pointe dans une proportion qui va de 52 pour cent pour un écoulement n'atteignant pas 1,6 m3/sec/km2 à 84 pour cent pour un écoulement qui dépasse 16 m3/sec/km2 (Hill, 1960).

U.R.S.S. - D'après des données provenant de 212 barrages sur 123 cours d'eau drainant des zones comprises entre 50 et 50 000 km2, c'est lorsqu'il y a un couvert forestier d'environ 50 pour cent que la forêt exerce l'influence la plus marquée sur le débit de crue. Lorsque ce pourcentage n'est pas atteint ou qu'il est dépassé, les débits de crue sont plus élevés (Molchanov, 1963).

Tennessee, Etats-Unis - Après le boisement de 700 hectares de terres abandonnées par l'agriculture, le volume des eaux de crue n'a pas changé mais les débits de pointe ont été réduits à 15 pour cent de ce qu'ils étaient avant le boisement. Le temps de concentration est passé d'une heure et demie à huit heures. Les crues d'hiver n'ont pas subi de changements importants. Dans un autre bassin de réception de 35 hectares situé dans la même région, la sédimentation a diminué de 90 pour cent en cinq ans à la suite du reboisement et des mesures de conservation des sols (Hoyt et Langbein, 1955).

Massif de Wasach, Utah, Etats-Unis - Au bout de trois quarts de siècle d'habitat humain à la base de plusieurs bassins versants en forte pente, aucune inondation de grande ampleur ne s'était produite. Mais il a suffi de dégradations dues au feu ou au surpâturage sur 2 à 10 pour cent de la superficie des divers bassins versants pour produire un volume de sédimentation supérieur à celui des 200 siècles précédents (Croft, 1962).

Massif des Cascades, Orégon, Etats-Unis - Une étude statistique par régression multiple des débits de pointe dans 54 bassins versants d'une superficie allant d'une vingtaine de kilomètres carrés à près de 25 000 km2, indique que les coupes rases peuvent être suivies d'un accroissement des débits de pointe de l'ordre de 1 m3/sec/ km2 (Anderson, 1958).

Expériences européennes

Si les autorités responsables de l'aménagement des terres et des eaux en Europe connaissent depuis longtemps l'importance de l'aménagement des hauts bassins pour la maîtrise des eaux, la littérature existant sur la question se limite le plus souvent à une simple description des mesures adoptées, qui ne sont pas mises en rapport avec les résultats obtenus. Certes, l'effet des barrages de contrôle, des reboisements et des travaux de correction des torrents est évident sur place mais on dispose rarement d'une évaluation quantitative de cet effet.

La fonction de protection des bassins de réception est bien reconnue, surtout dans les pays alpins, comme l'atteste la législation adoptée et les sommes considérables dépensées à cette fin. Ainsi, en France, il existe une loi pour la protection des montagnes depuis 1882 et jusqu'à récemment, quelque 3 millions de dollars étaient affectés chaque année à la correction des torrents. En Italie, la première loi sur les bassins versants de montagne a été promulguée en 1910 et le budget annuel du reboisement et de la correction des torrents entre 1933 et 1962 s'est élevé à quelque 22 millions de dollars. La fréquence des inondations a été notablement réduite dans les villes situées en aval des bassins traités.

Tant pour le Rhin que pour le Rhône, c'est du haut bassin que provient la majeure partie du ruissellement et du débit solide; des sommes considérables ont été dépensées pour éviter les inondations. Mais encore aujourd'hui les travaux effectués dans les vallées sont souvent conçus indépendamment des mesures de correction et de reboisement en amont. Cependant, des progrès notables ont été réalisés, encore qu'il soit difficile d'évaluer l'effet de mesures telles que le reboisement par une comparaison chiffrée des avantages et des coûts. La stricte législation s'appliquant actuellement aux forêts de protection dans la plupart des pays d'Europe indique tout au moins une prise de conscience du rapport entre l'aménagement des bassins versants et la maîtrise de l'eau; mais les mesures prises à cet égard ne sont pas toujours aussi énergiques que le souhaiteraient les forestiers.

Conclusion

D'une façon générale, le taux d'infiltration est plus élevé dans les sols forestiers que dans les sols agricoles ou les prairies. Lorsque le profil du sol est très peu profond, la nature du couvert superficiel peut n'avoir guère d'influence sur l'hydrologie, mais elle reste importante pour réduire la sédimentation et stabiliser les pentes.

L'influence des forêts sur les débits de crue est plus marquée dans les sols profonds et perméables où la capacité de rétention peut être accrue par la transpiration des arbres eaux d'infiltration peuvent être conservées temporairement.

La création d'un peuplement forestier et les modifications qui y sont apportées par la suite ont un effet sur le régime thermique du sol ainsi que sur l'accumulation et la fonte des neiges. Les températures hivernales sont plus élevées qu'en terrain découvert et le sol gèle par conséquent moins facilement, ce qui réduit le ruissellement superficiel. Diverses techniques de coupe peuvent augmenter l'accumulation de neige dans la forêt et retarder le dégel, ce qui, dans certaines conditions, risque d'accroître le danger d'inondation plutôt que de l'atténuer.

L'influence du couvert forestier sur les inondations est surtout marquée dans les bassins de réception de petite dimension où la distance entre le sommet et le canal d'écoulement est courte. Aux Etats-Unis, près de 56 pour cent en moyenne des dégâts causés chaque année par les inondations et la sédimentation se produisent dans les vallées supérieures des cours d'eau: l'utilisation des terres dans cette zone a donc une importance certaine. Il en va de même dans de nombreuses vallées des Alpes en Europe où les cours d'eau sont courts et rapides.

Plus étendue est la zone drainée, plus les eaux de crue mettent longtemps à atteindre le cours inférieur du fleuve principal. La retenue des eaux d'infiltration pendant une période déterminée a donc moins d'effet sur l'écoulement de la crue lorsque la dimension du bassin est plus grande. Les grandes crues ont raison de toute végétation et tiennent leurs caractéristiques plutôt des précipitations elles-mêmes que de la nature de la surface du sol.

Dans les grands cours d'eau la plupart des sédiments proviennent d'alluvions arrachées dans le lit même du fleuve. L'aménagement du haut bassin n'empêche pas l'excavation des berges, l'affouillement des plaines alluviales et le creusement de vallées en aval. La stabilisation des pentes du bassin versant doit réduire le débit solide total, mais l'effet de cette réduction sur la sédimentation en aval dépend des caractéristiques du lit du fleuve et de la plaine d'inondation. En cas de crues graves, cet effet peut être positif mais d'ampleur négligeable.

L'effet des modes d'utilisation des terres sur les crues est surtout marqué dans le cas d'averses brèves, quand le volume total des précipitations est relativement faible. Cet effet s'atténue lorsque la chute de pluie se prolonge et que la quantité d'eau est plus importante. Les grandes crues sont souvent liées à des périodes de pluies prolongées pendant lesquelles le sol est saturé ou bien gelé, à la fonte des neiges ou à la présence simultanée de ces conditions. D'une façon générale, la mise sur place d'une couverture forestière peut réduire le débit de pointe sans toutefois modifier le volume total écoulé en période de crue.

Références

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