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Les styles alimentaires urbains


Urbanisation et styles alimentaires
En ville, le blé et le riz délogent les autres denrées de base
La consommation de produits animaux dépend du revenu
En ville, les aliments changent, mais surtout la façon de les consommer
Les citadins ne se nourrissent pas forcément mieux
Mieux comprendre les modèles alimentaires urbains pour mieux planifier

Ceux de la majorité de la population de demain

H. Delisle

Hélène Delisle, Ph.D., est professeur au Département de nutrition, Faculté de médecine, Université de Montréal, Canada1.

[1 Adaptation partielle d'un document FAO du même auteur: Urban food consumption patterns in developing countries - some issues and challenges (1990).]

L'urbanisation accélérée que connaît actuellement le monde en développement constitue, avec l'augmentation globale de la population, le problème démographique majeur de cette fin de siècle. D'ici quelques années, plus de la moitié de la population des pays en développement sera concentrée dans les villes; à l'échelle mondiale, deux citadins sur trois se trouveront bientôt dans le tiers monde.

La concentration dans quelques grandes villes est une caractéristique du processus d'urbanisation, Mexico, mégalopole de plus de 15 millions d'habitants, en compte chaque jour 2 000 de plus. Le Caire, qui a déjà plus de 5 millions d'habitants, voit arriver plus de 800 migrants ruraux tous les jours.

La dimension alimentaire de la problématique urbaine est de taille. Il y a d'abord la question de l'approvisionnement, avec l'augmentation et les changements de la demande alimentaire. II y a également les problèmes relatifs a divers groupes de citadins: l'insécurité alimentaire des pauvres; les changements d'habitudes alimentaires qui exposent de plus en plus de citadins aux maladies dites «de civilisation»; et enfin, les risques liés a la contamination aux divers stades des circuits alimentaires qui s'allongent.

Nous nous pencherons ici sur quelques traits typiques de l'alimentation urbaine et de son évolution, ainsi que sur quelques-uns des facteurs qui expliquent le clivage urbain/rural. Outre certaines considérations nutritionnelles, les implications des modèles alimentaires urbains pour la planification agro-alimentaire et sociale seront abordées.

Urbanisation et styles alimentaires

Les «modèles» ou «styles alimentaires» ne désignent pas uniquement la nature des aliments consommés, mais également les procédés de transformation et de préparation de ces aliments, de même que les modalités de consommation et les systèmes de représentation symbolique des aliments. La consommation alimentaire en tant que phénomène individuel ou social est extrêmement complexe. Elle répond a une multitude de facteurs internes et externes en interaction, notamment les disponibilités alimentaires, la culture et l'éducation, le mode de vie et le niveau socio-économique. L'urbanisation, qui influence à des degrés divers ces différents déterminants, marque forcément de son empreinte les styles alimentaires dans leurs multiples composantes.

Il est indéniable que les modèles urbains de consommation se démarquent des habitudes alimentaires traditionnelles des zones rurales, reflétant des changements dans les systèmes d'approvisionnement, les modes de vie, les activités économiques et le contexte social. Malgré la grande diversité des styles alimentaires urbains, il est possible d'identifier certaines tendances communes dans les diverses régions en développement. Ce sont ces tendances qui seront discutées ici.

Les habitudes alimentaires urbaines n'évoluent pas systématiquement vers les modèles alimentaires occidentaux, même si plusieurs caractéristiques favorisent cette tendance: un accès plus facile aux produits importés et industriels; une consommation plus élevée de produits animaux, bien que celle-ci soit fortement dépendante du revenu; une réduction du temps consacré aux préparations domestiques; et une dissolution des structures familiales traditionnelles. Des styles alimentaires originaux et endogènes se développent en réponse aux spécificités du milieu.

Les styles alimentaires urbains sont en effet extrêmement évolutifs: la ville est un lieu privilégié pour l'innovation. «L'alimentation urbaine est tel un plat mijoté dans lequel s'associent diverses épices distinctes; on y reconnaît certaines d'entre elles, mais on reconnaît aussi, en fin de cuisson, de nouvelles saveurs, un goût particulier qui marque spécifiquement le plat2

[2 O'Déyé, M. et Bricas, N. 1985. Nourrir les villes en Afrique subsaharienne. Editions l'Harmattan, Paris.]

En ville, le blé et le riz délogent les autres denrées de base

Un des effets, et sans doute le plus généralisé, de l'urbanisation sur les habitudes alimentaires est le recul des denrées de base traditionnelles telles que mil, maïs et tubercules au profit du blé ou du riz, d'importation le plus souvent.

Les raisons de cette tendance sont complexes et interreliées. Y contribuent, à des degrés variables suivant l'espace urbain considéré, des facteurs tenant à la production agricole, à l'approvisionnement urbain et aux prix, mais aussi des considérations ¡de qualité, de prestige et de commodité des produits.

A Abidjan, par exemple, la consommation de riz est plus élevée et la consommation de tubercules et de féculents est moindre qu'en zone rurale; en revanche, on consomme davantage de semoule de manioc (attiéké) et de banane plantain dans la capitale qu'ailleurs en Côte d'Ivoire. Ces deux aliments de base traditionnels semblent avoir résisté à l'urbanisation; il est permis d'attribuer ce phénomène non seulement à un bon approvisionnement urbain, mais aussi au fait qu'ils sont de préparation rapide et facile. On a étudié l'influence des prix en comparant l'évolution des prix et de la consommation de riz, de manioc, d'igname et de plantain à Abidjan sur une période de 20 ans3. Ces quatre produits représentent au total environ 25 pour cent du budget alimentaire. Sur cette période, le prix du riz a diminué par rapport à celui des tubercules. C'est l'igname qui a connu la plus forte augmentation de prix, suivi du plantain et du manioc. On a constaté que la consommation du riz n'avait que peu augmenté, ce qui laisse supposer que cette consommation est relativement peu influencée par les prix, du moins en zone urbaine. En revanche, revolution de la consommation des tubercules suggère que pour les denrées traditionnelles les prix relatifs ont une influence: si la consommation d'igname a fortement fléchi à Abidjan, celle du plantain a peu bougé, alors qu'on a enregistré une hausse de la consommation de manioc.

[3 Réquier-Desjardins, D. 1989. L'alimentation en Afrique - Manger ce qu'on peut produire. Editions Karthala, Paris.]

A Ouagadougou, capitale du Burkina Faso, on constate également que la consommation de riz est peu sensible aux variations de prix, même parmi les citadins pauvres4. En revanche, les prix relatifs du mil et du maïs influencent la consommation de ces deux céréales traditionnelles.

[4 Reardon, T.A. et al. 1988. «L'importance des céréales non traditionnelles dans la consommation des riches et des pauvres à Ouagadougou». Economie rurale, 194 (190): mars-avril.]

Là où l'alimentation traditionnelle est à base de blé, la prédominance du blé sur les autres céréales tend fréquemment à s'accentuer encore avec l'urbanisation; on discerne notamment cette tendance en Tunisie et au Maroc.

Dans les pays où domine par tradition le riz, il est difficile de dégager des tendances générales, encore qu'on rapporte des cas de recul des plats traditionnels au profit de produits industriels dérivés du blé. Au Népal, par exemple, les nouilles instantanées ont envahi le marché urbain; elles s'imposent aussi progressivement dans les zones rurales et elles tendent à remplacer les plats traditionnels de riz et les bouillies épaisses de maïs, de mil ou de sarrasin. Pourquoi ces nouilles minute gagnent-elles la faveur des consommateurs? Question de goût, disent ces derniers, mais aussi de commodité: elles sont cuites en deux minutes et il suffit d'y ajouter le sachet d'épices vendu avec le paquet de nouilles.

Malgré cette progression globale du blé et du riz avec l'urbanisation, il n'en reste pas moins que l'ethnie et la région d'origine des citadins influent sur la structure de la consommation des denrées de base.

Outre les denrées de base traditionnelles, certains aliments faisant partie de la tradition alimentaire voient leur consommation s'amenuiser, sinon disparaître: des légumineuses, certains légumes et fruits de cueillette, le gibier ou encore certains insectes.

La consommation de produits animaux dépend du revenu

Si le déclin plus ou moins marqué des denrées de base traditionnelles en milieu urbain apparaît comme un effet caractéristique de l'urbanisation, il n'en va pas de même pour la consommation des denrées animales, qui, elle, est nettement influencée par le revenu.

En ville, les aliments changent, mais surtout la façon de les consommer

Le citadin a davantage accès aux aliments industriels, importés ou élaborés localement. En effet, les importations atteignent d'abord les villes, qui possèdent également des industries agro-alimentaires de transformation, Un même produit agricole, par exemple le blé, sera consommé en ville sous de nombreuses formes - pain, pâtes, pâtisseries, pizza, etc. - alors qu'en zone rurale la gamme des dérivés sera plus limitée. Il en va de même pour les autres produits (lait, oléagineux).

Par ailleurs, les marchés urbains offrent souvent aux consommateurs un éventail plus vaste de fruits et légumes frais en toute saison. Cependant, les différences infra-urbaines sont parfois importantes, en fonction de l'influence réciproque des prix des produits, du pouvoir d'achat et des habitudes des divers groupes de consommateurs.

Un des traits caractéristiques et universels du mode de vie urbain est l'importance que prend l'alimentation hors domicile. D'après les différentes enquêtes budget-consommation, les citadins y consacreraient, quelle que soit la ville, en moyenne environ 20 pour cent de leur budget alimentaire. Plus qu'un luxe, manger à l'extérieur répond souvent à une nécessité imposée par le rythme de travail, les distances souvent grandes et les difficultés de transport, ou encore, surtout pour les personnes seules, l'impossibilité de préparer des repas à domicile. Diverses formules existent, par exemple la cantine d'entreprise ou scolaire, la petite restauration fixe, les cuisines collectives, l'alimentation «de rue», etc.

Les aliments de rue recouvrent une gamme très étendue de produits, dont certains aliments industriels importés et des amuse-gueule à base de produits locaux, mais les plats cuisinés de caractère traditionnel sont les plus populaires. Le citadin retrouve ainsi avec plaisir ces préparations qu'il n'a plus le temps ou la possibilité de préparer et de consommer chez lui. L'innovation n'est pas absente non plus: à Dakar, par exemple, le «chawarma» en est l'illustration classique. Version locale du hamburger, cette galette de blé contenant de la viande grillée et des légumes est une nouveauté qui s'est rapidement imposée parmi les consommateurs urbains. L'alimentation de rue exerce une influence non négligeable sur les styles alimentaires urbains, notamment en favorisant la consommation alimentaire individuelle, le grignotage et l'abandon des repas au profit du fast-food, même à coloration locale.

Les citadins ne se nourrissent pas forcément mieux

La ville constitue, en principe, un contexte plus propice à une alimentation plus diversifiée que le milieu rural. II n'est pas certain pour autant que les citadins soient mieux nourris que leurs pairs vivant en zone rurale.

D'une part, il est unanimement reconnu que les citadins défavorisés, dont le nombre augmente, sont plus vulnérables d'un point de vue nutritionnel que leurs homologues ruraux. Ils dépendent quasi totalement de leur pouvoir d'achat pour se nourrir. Certaines dépenses obligées, pour le logement et le transport notamment, sont en concurrence avec la nourriture pour leurs maigres ressources. Outre cette insécurité alimentaire, les pauvres sont davantage exposés en ville a des pressions sociales et commerciales pouvant entraîner de mauvais choix alimentaires. Sans pour autant dépenser plus, ils pourront, par exemple sous l'influence de la publicité ou d'autres citadins qui leur servent de modèles, remplacer des aliments de base traditionnels par des versions plus usinées des mêmes produits, donc de moindre valeur nutritive, ou pire encore, par des produits industriels sans grand intérêt nutritionnel, comme les boissons gazeuses et les sucreries. Contrairement à ce qu'on prétend parfois, le fait que les ressources pour l'alimentation soient limitées ne confère pas une immunité face aux sollicitations de l'environnement, et l'utilisation du budget alimentaire n'est pas obligatoirement optimale.

Dans la mesure où le pouvoir d'achat le permet, il est vrai que la qualité nutritionnelle des rations urbaines peut être plus satisfaisante, avec une consommation proportionnellement plus élevée de fruits, de légumes et de denrées d'origine animale qu'en zone rurale. Cela se traduit notamment par un apport plus important de calcium, de fer facilement utilisable, de vitamine A et d'autres micronutriments.

En revanche, certains de ces avantages peuvent être neutralisés par des éléments potentiellement négatifs tenant à la transformation industrielle des aliments et au choix des consommateurs. Par exemple, l'usinage poussé, notamment des céréales, sans compensation partielle des pertes encourues par l'enrichissement signifie un fléchissement de la teneur en vitamines, minéraux et fibres des produits.

D'ailleurs (on ne fera que l'évoquer ici), une progression des maladies chroniques liées à la nutrition (et au mode de vie) est observée dans diverses régions à urbanisation rapide. Or, parmi les facteurs de risque tenant à l'alimentation, on peut signaler un apport élevé en graisses totales et en graisses d'origine animale (saturées), une surconsommation énergétique entraînant l'obésité, une forte consommation de sel et des rations à faible teneur en fibres.

Mieux comprendre les modèles alimentaires urbains pour mieux planifier

II y a un grand intérêt à mieux connaître et comprendre les modèles alimentaires urbains et les motivations des consommateurs. Les modes, alimentaires ou autres, naissent et se développent en ville, mais elles tendent à se répandre progressivement dans les populations rurales. En connaissant mieux les modèles alimentaires urbains actuels, notamment en termes de quantités et de types de produits consommés, on est mieux en mesure de prévoir l'évolution globale de la demande alimentaire et de faire face à cette demande. En outre, il importe de mieux comprendre les motivations qui sous-tendent les comportements alimentaires des consommateurs, ne serait-ce que pour modeler, éventuellement, la demande de tel segment de consommateurs pour tel type d'aliments par des mesures incitatives appropriées, qu'il s'agisse de politiques de prix, de programmes de développement de produits, ou encore de campagnes de promotion de certains aliments.

Le clivage urbain/rural dans la consommation, en particulier des produits alimentaires de base, entraîne une sorte de divorce entre la production vivrière rurale (offre) et la consommation urbaine (demande). Tous les efforts doivent être déployés afin que la demande alimentaire urbaine serve de moteur plutôt que de frein au développement de l'agriculture locale. II convient par conséquent de rechercher les moyens d'une meilleure adéquation des systèmes de production, de commercialisation et de transformation alimentaire à la demande des consommateurs urbains et, pour cela, il est impérieux de disposer d'une véritable base de données sur les profils des consommateurs. Plusieurs études de marché suggèrent, par exemple, que le critère de commodité est pour bon nombre de citadins plus déterminant que le seul critère du prix pour l'achat de telle denrée de base plutôt que de telle autre. Cela demande a être vérifié et précisé par des études, mais pareille observation devrait déboucher sur des stratégies destinées à développer des aliments locaux transformés qui puissent faire concurrence aux produits importés prêts à l'emploi, grâce à un approvisionnement stable et à la facilité et la rapidité de leur préparation.

Par ailleurs, ce n'est que par le suivi de la consommation alimentaire des citadins défavorisés qu'il est possible d'élaborer des programmes destinés à soulager efficacement dans le court terme la misère alimentaire urbaine.

Compte tenu de l'absence quasi totale de renseignements sur la nature et le rythme des changements d'habitudes alimentaires qui surviennent lors de la migration urbaine, on doit déduire les effets de l'urbanisation de données opposant consommation alimentaire urbaine et rurale. En particulier, il est indispensable d'entreprendre désuétudes longitudinales intéressant les nouveaux arrivants en milieu urbain afin de mieux cerner l'effet de l'urbanisation sur les modèles alimentaires.

Enfin, pour guider les consommateurs urbains dans leurs choix alimentaires et freiner, ce faisant, la progression des maladies nutritionnelles dites «de civilisation», il est opportun de mettre en oeuvre des programmes d'information et de formation des consommateurs; mais ces programmes ne seront efficaces que dans la mesure où ils se basent sur une connaissance approfondie et circonstanciée des modèles alimentaires.


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