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Chapitre 1 Introduction


Caractéristiques particulières de l'eau
Nécessite d'une intervention publique
Le secteur de l'eau et son rayon d'action
Le débat international
Objectifs de ce manuel
A qui s'adresse ce manuel

Ce chapitre commence par énumérer certaines des caractéristiques - physiques, sociales et économiques de l'eau - qui en font un cas particulier et qui rendent inévitable un fort degré d'intervention gouvernementale dans ce secteur. L'étendue et les nombreuses ramifications de ce secteur sont fortement mises en avant pour bien montrer (à l'adresse des lecteurs travaillant dans l'agriculture) que l'eau met enjeu beaucoup d'autres secteurs et que son utilisation a de larges répercussions. Etant donné que les conséquences de l'utilisation de l'eau dépassent les frontières internationales, ce chapitre inclut un compte-rendu d'événements internationaux récents, comme notamment la Conférence de Dublin et celle de Rio (CNUED), où les gouvernements ont reconnu la nécessité de réexaminer les politiques dans le secteur de l'eau, entérinant en particulier sa valeur de rareté croissante.

L'objectif de ce manuel est d'identifier les enjeux qu'implique la gestion de l'eau, de présenter des principes et des critères pour cette gestion, d'introduire des méthodes utiles et des processus clefs et de montrer des résultats obtenus pour des cas réels. Le lecteur ciblé se définit au sens large comme toute personne susceptible d'être impliquée dans l'examen des politiques de l'eau, des ministres aux spécialistes techniques. Ce manuel s'adresse aussi aux spécialistes qui travaillent dans le secteur de l'eau et qui désirent élargir leur intérêt à l'ensemble des enjeux et notamment la philosophie générale qui sous-tend cet ouvrage.

Caractéristiques particulières de l'eau

L'accès à l'eau est largement considéré comme un des principaux droits de l'homme. La conférence de Dublin (Conférence Internationale sur l'eau et l'environnement -ICWE-) qui s'est tenue en 1992, a déclaré qu'

"...il est vital de reconnaître d'abord le droit primordial pour chaque être humain d'avoir accès à de l'eau salubre et à l'hygiène, et cela à un prix raisonnable".

Le lien entre l'eau et la vie humaine prend un aspect dramatique dans les régions arides où l'irrigation des cultures est essentielle à la production alimentaire.

De nombreuses sociétés donnent à l'eau une valeur culturelle, religieuse et sociale particulière qui lui confère un statut particulier vis à vis des autres biens économiques. Dans beaucoup de cultures, des finalités autres que l'efficacité économique influencent le choix des institutions qui gèrent l'eau. Certaines religions interdisent même que la distribution de l'eau soit déterminée par les lois du marché.

Cependant, l'importance attachée au statut particulier de l'eau tend à gommer le fait que dans la plupart des sociétés, seule une infime part de la consommation d'eau est utilisée pour boire ou pour préserver la vie. Une large proportion de l'eau des villes est utilisée à des fins d'agrément et de confort. Dans l'Ouest aride des Etats-Unis, la consommation d'eau des ménages par habitant dépasse souvent 400 litres par jour dont environ la moitié est utilisée pour arroser les pelouses et les jardins. La plus grande partie du reste sert pour les chasses d'eau, les bains et laver les voitures.

La valeur de l'eau pour ses usagers dépend de manière cruciale du lieu d'accès, de la qualité et du facteur temporel. Le lieu détermine son accessibilité et son coût. Sa qualité décide si elle peut être utilisée et à quel coût de traitement. Sa disponibilité dans le temps régit sa fiabilité et sa valeur relative pour la production d'électricité, l'irrigation, les utilisations pour l'environnement ou comme eau potable.

De plus, la valeur de l'eau, notamment dans l'agriculture, est inséparable du type de terre qu'elle irrigue, de la nature du sol, de ses capacités de drainage, etc. L'eau salée par exemple est impropre à certains sols mais viable sur d'autres.

L'eau a deux caractéristiques qui compliquent encore les efforts de gestion: l'encombrement et la mobilité. La valeur par unité de poids a tendance à être faible. Le transport et le stockage de l'eau sont coûteux par rapport à sa valeur économique au point d'utilisation. Dans l'irrigation des cultures, l'eau utilisée peut ne rapporter qu'une valeur économique ajoutée inférieure à 0.04 $ EU par tonne d'eau.

L'eau est aussi difficile à identifier et mesurer du fait de son caractère fugace: elle coule, s'évapore, s'infiltre et transpire. Cette nature fugitive fait que les droits exclusifs de propriété, qui sont les fondements de l'économie de marché, sont difficiles à établir et à mettre en vigueur.

Les aménagements hydrauliques qui tentent de compenser les variations saisonnières extrêmes telles que les inondations et les sécheresses exigent souvent des investissements énormes. Les économies d'échelle sont telles qu'une unique entité de distribution est souvent la solution la plus économiquement rentable. C'est un cas classique de "monopole naturel". A l'autre extrême, la plupart des économies de taille pour le pompage des eaux souterraines sont réalisées à des volumes relativement bas, et des fournisseurs multiples peuvent ainsi opérer efficacement.

La gestion des aquifères est souvent compliquée par l'effet conjugué de l'action de nombreuses personnes. Même si chaque individu pris séparément peut n'avoir qu'un impact négligeable, l'ensemble prend des proportions majeures. Un puits tubulaire a peu d'effet sur les disponibilités totales, mais des milliers de puits tubulaires peuvent rapidement épuiser un aquifère. Etablir des mesures efficaces pour réglementer les prélèvements d'eau par ces nombreux petits "décideurs" éparpillés pose d'énormes difficultés.

Nécessite d'une intervention publique

Les caractéristiques de l'eau mentionnées plus haut rendent inévitable une forte dose d'intervention publique. Les économies d'échelle dans le captage et la distribution de l'eau tendent vers des monopoles naturels qui doivent être réglementés pour servir l'intérêt général. Le fait que beaucoup d'investissements sont énormes et ont un horizon temporel long décourage souvent les capitaux privés et exigent de grandes quantités d'investissement public.

Il y a, pour un bassin fluvial ou un aquifère, une interdépendance dans l'utilisation de l'eau, les usagers imposent aux autres des effets externes qu'ils ne prennent pas en compte dans leurs propres décisions (par exemple, déverser des effluents polluants dans un cours d'eau cause des dégâts, des désagréments et a un coût pour les autres usagers du cours d'eau). En un certain sens, l'eau est un "bien public" en ce qu'il est peu concevable d'exclure des usagers ou des bénéficiaires et par conséquent impossible de facturer des avantages aussi difficilement chiffrables qu'une navigation améliorée, la maîtrise des crues ou une pollution réduite des cours d'eau. La où c'est le cas, il n'y aura pas d'investissements privés disponibles. Pour ces deux raisons le secteur de l'eau est sujet à être un "marché inopérant", ce qui implique la nécessité d'une intervention publique.

Enfin, l'eau est un élément vital de la vie et certains réseaux hydrographiques ont une importance stratégique nationale. Ceci ne signifie pas que le réseau hydrographique doive être à 100% la propriété de l'état. Mais cela signifie cependant l'existence de lois appropriées, d'une réglementation, d'institutions et de mesures incitatives pour garantir l'intérêt général et également que les gouvernements soient prêts à investir là où le marché ne le fera pas.

Les gouvernements sont hélas sujets à avoir leurs propres difficultés et on ne peut pas être assuré qu'ils soient toujours des serviteurs efficaces du bien public. Les "politiques inopérantes" sont le pendant public des marchés inopérants. La gestion de l'eau est souvent fragmentée entre plusieurs agences et équipes, entraînant des conflits, la confusion et des tactiques antagonistes.

Les autorités administratives et les agences de service sont souvent surdimentionnées et inefficaces. Elles ne parviennent souvent pas à récupérer suffisamment de fonds pour assurer des fonctions essentielles et il y a souvent une liste croissante de consommateurs en attente de service. Les entreprises et services publics sont parmi les pires pollueurs de l'eau quelles que soient les lois en vigueur.

En clair, un secteur de l'eau bien géré nécessite un équilibre entre public et privé, tout en reconnaissant les limites à la fois du marché et des gouvernements et en construisant sur la base de ce que chacun semble faire le mieux.

Le secteur de l'eau et son rayon d'action

Le secteur de l'eau englobe l'utilisation et la consommation directe de l'eau, le drainage des terres, l'assistance en cas d'inondation, l'irrigation des terres, les pêcheries, l'utilisation pour l'industrie ou autre, l'utilisation des cours d'eau in situ pour les loisirs, l'agrément, la faune, etc., la protection de l'environnement, et l'évacuation et le traitement des eaux usées et des effluents industriels.

Il s'ensuit que les décisions ayant trait à l'eau mettent en jeu beaucoup de groupes d'intérêt - les "dépositaires d'enjeux" - dans ce secteur. La décision d'utiliser plus d'eau dans l'agriculture, par exemple, peut avoir des conséquences sur la production hydroélectrique, sur l'utilisation municipale, les prises d'eau de l'industrie, les usages in situ des cours d'eau tels que la pêche, la navigation et les loisirs, et sur des sites à fins environnementales tels que les zones marécageuses, les deltas et les réserves à gibier. Ces décisions peuvent aussi entraîner des risques majeurs de santé publique comme la diffusion de la malaria ou de la bilharziose.

Non seulement le plus grand consommateur mondial d'eau, l'agriculture est aussi un pollueur majeur de l'eau. Les eaux résiduaires salines de l'irrigation ou les drainages contenant des résidus agrochimiques, représentent une contamination sérieuse pour les usagers en aval. Les nitrates issus de l'agriculture contaminent les eaux souterraines dans un certain nombre d'endroits. L'évacuation des lisiers pollue les eaux souterraines et de surface et représente le problème environnemental numéro un dans les régions d'agriculture intensive.

Inversement, les secteurs des ressources naturelles tels que ceux de l'agriculture, de la forêt et de la protection de la nature peuvent détenir la clef pour améliorer la gestion des ressources en eau. Certaines pratiques agricoles telles que la culture en terrasses ou l'agroforesterie, peuvent aider à préserver et améliorer le fonctionnement des bassins hydrographiques et des zones d'alimentation. Le boisement et une gestion durable des forêts existantes ont aussi un rôle vital à jouer dans la protection des sources des zones montagneuses. Ainsi une utilisation plus mesurée de l'eau par les irrigateurs peut dégager des disponibilités à l'usage des villes en croissance ou pour les barrages ou encore à des fins environnementales, cependant qu'une utilisation plus attentive des produits de l'agrochimie et de meilleures pratiques de drainage amélioreraient la qualité de l'eau pour les usagers en aval.

L'eau prend une dimension internationale lorsque des pays ont en commun un cours d'eau, un lac, une côte ou un aquifère. Les enjeux sont les mêmes que lorsque la ressource est purement du domaine national sauf que la souveraineté des pays est en jeu, que la réglementation internationale est applicable, qu'il est souvent question d'aide, et que certains pays seraient prêts à faire la guerre pour défendre leurs intérêts. Il y a un risque sérieux de voir l'eau devenir un casus belli dans certaines zones arides du monde.

Le débat international

La question de l'eau est l'objet de préoccupations et d'un débat international croissants. Du 26 au 31 Janvier 1992, l'ONU a sponsorisé la Conférence internationale sur l'eau et l'environnement (ICWE) qui s'est tenue à Dublin en Irlande. Cette conférence a appelé à des approches innovatrices dans les domaines de l'évaluation, du développement et de la gestion des ressources en eau douce. De plus la Conférence a fourni des principes directeurs pour la conférence des Nations-Unies sur l'environnement et le développement (CNUED) qui s'est tenue à Rio au Brésil en 1992. La CNUED a mis en avant la nécessité de réformes dans le secteur de l'eau à travers le monde.

En 1993, la Banque Mondiale a publié un document directif complet définissant ses nouveaux objectifs pour le secteur de l'eau. La FAO a récemment établi un programme d'action international sur l'eau et le développement durable. De la même façon, les agences spécialisées de l'ONU, les organisations non-gouvernementales (ONG) et les agences d'assistance bilatérale sont toutes impliquées dans des programmes spéciaux liés aux ressources en eau qu'elles coordonnent ou auxquels elles participent.

Le message qui ressort de tous ces efforts est que l'eau est une ressource qui se raréfie et dont la valeur s'accroît. La préoccupation principale est la non-acceptation du fait que les réserves en eau ne sont pas infinies et sont même en diminution. Il y a un consensus sur le fait que la diminution des disponibilités en eau et la mauvaise utilisation de l'eau douce est une menace sérieuse pour le développement durable.

Objectifs de ce manuel

C'est aux autorités nationales qu'incombe, en dernier lieu, la responsabilité de formuler la politique de l'eau. Bien que les professionnels et les spécialistes de ce secteur soient, en raison de leur position, impliqués dans l'examen et le choix des politiques, les politiciens et les hauts fonctionnaires, de même que les professionnels hors du secteur de l'eau, ont une influence cruciale. Il est par conséquent important que le message soit largement diffusé. Ce manuel a pour objet de:

· indiquer le vaste champ d'action et les ramifications liés à la gestion de l'eau et les liens entre le "secteur de l'eau" et les autres domaines de l'économie.

· identifier les principales questions soulevées par la gestion des ressources en eau pour le conseil des autorités.

· édicter des principes et des critères à partir desquels les ressources en eau peuvent être gérées.

· introduire certaines des méthodes et processus qu'implique un réexamen de la politique de l'eau.

· montrer comment différents pays ont mené de telles analyses, et comment ils s'y sont pris pour établir une ligne d'action à partir de leurs conclusions; et, au moyen des étapes décrites ci-dessus,

· promouvoir des réformes au niveau des politiques nationales et de la législation, la planification et le développement institutionnel dans le secteur de l'eau.

A qui s'adresse ce manuel

II s'adresse à tous ceux susceptibles d'être impliqués dans l'examen des politiques nationales de l'eau. Ceci inclut les ministres et leurs conseillers, les hauts fonctionnaires et les directeurs, les spécialistes et les professionnels. Il devrait être lu par tous ceux qui sont impliqués dans le secteur de l'eau pris au sens large, pas seulement par ceux qui ont un lien direct avec l'eau.

Certaines choses, qui s'adressent à un public plus large, ne seront pas nouvelles pour les spécialistes de l'eau, mais en même temps ceux-ci tireront bénéfice d'une vision plus large des problèmes et des principes en jeu. L'eau est trop importante pour être laissée aux spécialistes, ainsi le lecteur est susceptible d'être confronté à toute une série de problèmes tels que:

· gérer les pénuries croissantes d'eau à la fois au niveau national et local;

· mettre en place des principes ou des cadres juridiques ou de négociation, pour désamorcer les conflits entre les utilisateurs d'eau;

· répartir les faibles disponibilités entre les différents usages, régions et types de consommateur;

· réunir des fonds pour investir dans de nouvelles sources d'approvisionnement en eau et procéder au recouvrement des coûts pour assurer l'exploitation et la maintenance;

· s'occuper des dangers que font peser sur la santé publique la contamination des eaux souterraines et la pollution des eaux de surface;

· planifier la sécurité alimentaire nationale en impliquant les cultures irriguées;

· conduire des négociations internationales sur l'utilisation et la pollution des cours d'eau, des lacs et des eaux côtières internationales;

· étendre les services d'approvisionnement, d'assainissement et d'évacuation aux populations encore privées d'installations adéquates;

· mettre en place des critères de qualité de l'eau appropriés et ayant un coût raisonnable;

· planifier la maîtrise des crues et en limiter les effets négatifs;

· élaborer des réformes institutionnelles dans ce secteur, telles que la commercialisation et la privatisation; et

· établir des critères et des politiques de l'environnement appropriés puisqu'ils ont des répercussions sur l'eau.

L'objectif de ce manuel est d'aborder toutes ces questions.


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