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2. Des représentations en amont des logiques et des stratégies des acteurs


2.1. Le mécanisme de la décision dans la gestion des ressources renouvelables
2.2. Les stratégies des acteurs
2.3. La notion de responsabilité chez les acteurs sociaux


Le caractère endogène du droit dépend de la prise en compte de la pluralité socioculturelle, qui implique à son tour une pluralité de pratiques et de représentations socio-cognitives. Aussi, il convient de considérer comme matériau privilégié d'analyse les représentations que les individus ont du fonctionnement de leur société, ainsi que celles qu'ils ont de leur milieu. En effet, en cernant les actes que les individus jugent bénéfiques ou nocifs à la survie du milieu, en interrogeant leur notion de la responsabilité de l'homme, il est possible de comprendre ce qui handicape la responsabilisation face aux problèmes de conservation du milieu et ce qui entraverait l'exercice d'un droit axé sur la coviabilité des peuples et des écosystèmes.

Afin d'aboutir à une vision éclairée des rapports entre société, environnement et droit, l'étude des mécanismes de décision nous parait opportune dans la mesure où elle permet de cerner les facteurs économiques, culturels, religieux et politiques qui pèsent sur les comportements et les choix des acteurs en termes de gestion des ressources naturelles. Elle permet en outre d'opérer une juridicisation des pratiques qui vont dans le sens de la coviabilité. Loin d'agir directement sur les représentations socio-cognitives, le droit doit s'en inspirer pour ne pas heurter les schèmes culturels et rendre possible l'application des règles.

Les représentations socio-cognitives107 doivent donc être étudiées dans leur pluralité, au même titre que les éléments qui pèsent sur le comportement des acteurs. La mise à jour des rouages de la décision est une condition préalable à la compréhension des stratégies des acteurs dans leur rapport à l'environnement et, partant, à toute tentative de coordonner ces stratégies d'occupation des espace-ressources.

107 «Toute représentation (socio-cognitive) est une forme de vision globale et unitaire d'un objet, mais aussi d'un sujet. Cette représentation restructure la réalité pour permettre une intégration à la fois des caractéristiques objectives de l'objet, des expériences antérieures du sujet, et de son système d'attitudes et de normes. Cela permet de définir la représentation comme une vision fonctionnelle du monde qui permet à l'individu ou au groupe de donner un sens à ses conduites, et de comprendre la réalité à travers son propre système de références, donc de s'y adapter, de s'y définir une place» (ABRIC: 1994:13).

2.1. Le mécanisme de la décision dans la gestion des ressources renouvelables


2.1.1. Le facteur politique dans la prise de décision
2.1.2. L'influence du système cognitif sur le mécanisme de la décision
2.1.3. Le poids des convictions religieuses dans la prise de décision: L'analyse triangulaire homme-environnement-religion


Une réflexion sur le mécanisme de la décision, définie comme "la mise en oeuvre d'une stratégie pour atteindre une fin"108, et sur son lien avec l'action doit nous permettre, dans le registre de la gestion des ressources naturelles, d'identifier les facteurs d'inertie et/ou d'entropie qui ralentissent ou handicapent la prise de décision dans les structures sociales observées (villages, leydi) et conditionnent les pratiques sociales des hommes face à leur environnement naturel.

108 Gilles FERREOL, Dictionnaire de sociologie. Ed. Armand Colin, 1995, p. 58.

Cette approche considère les hommes comme des acteurs, usagers du milieu ou décideurs, et leurs actions constituent elles-mêmes des phénomènes sociaux. Etant donné que le milieu évolue en fonction des conditions hydro-climatiques et en réaction à la pression anthropique, les actions humaines et donc les décisions qui les sous-tendent doivent s'adapter à cette évolution. L'analyse diachronique des pratiques situe les actions humaines dans leur dynamique globale et les considère comme les composantes d'un système de gestion des ressources naturelles propre à chaque groupe social, dont l'analyse doit prendre en compte la dimension historique.

En outre, une approche socio-politique de la décision devrait permettre d'identifier les niveaux de décision (lignage, village, leydi, delta) et leur lien avec la structure sociale et l'histoire foncière, afin de donner une réponse à la question: qui sont les décideurs et comment ont-ils acquis leur autorité? Par ailleurs, il faut examiner le rapport entre responsabilité et autorité du décideur ainsi que les facteurs d'adhésion du groupe aux décisions collectives et les raisons qui empêchent une décision d'aboutir sur une action réelle.

Une approche socio-cognitive de la décision est également indispensable afin de rendre compte du double processus social et psychologique de formation des décisions. Elle prend pour matériau les représentations socio-cognitives qui s'expriment dans le discours, dans les actes et les pratiques et considère les interactions entre pratiques sociales et représentations socio-cognitives.

Les phénomènes de transmission aux usagers des connaissances sur le milieu naturel et ses lois écologiques, de transfert de compétences précises aux décideurs doivent également être appréhendés. On s'interroge, entre autres choses, sur l'existence d'un lien entre le milieu d'appartenance et la connaissance du milieu et sur l'impact réel de la transmission de savoir là où elle s'effectue. Donne-t-elle lieu à la prescription ou à la proscription de certains types de comportements tels que le gaspillage des ressources, leur destruction. Génère-t-elle des conduites témoignant d'une responsabilité engagée? La connaissance a-t-elle une fonction normative? Réciproquement les défaillances du système de transmission cognitive sont-elles génératrices de liberté absolue, d'absence de règles.

L'identification globale des problèmes perçus et le recensement des réponses apportées théoriquement et pratiquement par la population, usagers et décideurs compris, fournit un matériau éclairant le système de décision, sous son angle socio-politique, et dans ses rapports avec le système cognitif. De fait, la dimension socio-politique est explorée dans la mesure où, «les problèmes d'environnement ne sont pas des évidences écologiques, mais des constructions sociales. Il est donc nécessaire pour les comprendre et les traiter, de les considérer comme des épisodes de l'histoire des relations qu'entretiennent les systèmes sociaux et leur milieu»109. Les solutions apportées s'inscrivent donc dans un continuum temporel où elles font date et où elles prennent sens par rapport à des contraintes, des événements qui marquent la vie du groupe.

109 DEVERRE Christian & HUBERT Bernard, "Agriculture et environnement: derrière un nouveau slogan, de nécessaires reformulations pour la recherche" in Recherche-système en agriculture et développement rural. Symposium international, Montpellier, 21-25/11/1994, Ed. CIRAD, page 483, ISBN:2-87614-181-7. (Souligné par nous).

Quant à la dimension cognitive, elle s'enrichit ici à la fois de l'analyse du contenu discursif des réponses apportées par les groupes sociaux, et de la prise en compte des pratiques auxquelles les solutions font recours. Dans les deux cas, elle dégage les représentations socio-cognitives qui sont à l'oeuvre. En effet, derrière les mots et les pratiques, il est possible de décrypter le sens que chaque communauté villageoise donne à la notion d'environnement et comment elle pose le problème. Plus encore, à travers les réponses apportées par chaque communauté, émergent des modèles d'actions possibles valorisés par chacune d'elle. Ces répertoires d'actions en disent long sur les interactions existantes entre la scène écologique, sociale et politique et permettent d'identifier les registres incriminés par rapport à la difficulté de résoudre les problèmes, qu'ils soient sociaux, culturels, juridiques, psychologiques et/ou techniques.

En dernier lieu, il apparaît que les convictions religieuses des usagers et des décideurs exercent une influence significative à la fois sur la représentation de la ressource et sur le rôle de l'homme et sa marge d'action par rapport à l'environnement. C'est pourquoi il est nécessaire d'éclaircir les conséquences de la transition du Sacré animiste diffus (fondateur d'un culte démethérien répandu dans le delta et considérant le sacrifice comme moyen principal de médiation avec l'invisible) à un Sacré islamique transcendant, retirant la sacralité de la surface de la terre pour la restituer à Dieu. L'étude de ce rapport triangulaire entre l'homme, son milieu et l'invisible constitue un pan de l'écologie religieuse qu'il sera intéressant d'aborder ici.

L'analyse du mécanisme de décision comporte donc trois axes privilégiés: (1) l'axe socio-politique qui met en relief les niveaux de décision, le rapport statutaire des décideurs avec la hiérarchie sociale et tout ce qui relève du pouvoir de décision; (2) la dimension socio-cognitive qui dégage les représentations socio-cognitives du rapport homme-milieu et leur interaction avec les pratiques relatives au milieu naturel, qui explore les savoirs des décideurs et des usagers en la matière et analyse les répercussions de la circulation du savoir en termes d'instauration de normes, de règles et de codes de conduites; (3) la dimension anthroporeligieuse qui prend en compte l'impact des religions en tant qu'inspiratrices de représentations particulières du rapport de l'homme à l'invisible et au sacré. Ces visions du monde ont un impact sur le statut ontologique de l'homme et circonscrivent sa marge de manoeuvre. Il est donc important de dégager comment ces représentations du monde sont véhiculées, comment elles prennent corps dans le temps et l'espace et jusqu'à quel point elles sont des vecteurs d'identification à un groupe.

2.1.1. Le facteur politique dans la prise de décision


A. L'évolution politique, une évolution des déterminismes pesant sur le rapport homme-environnement
B. Le jeu socio-politique des acteurs a l'échelle locale


Nous allons dans un premier temps appréhender le facteur politique dans sa dimension diachronique, avant de prendre en compte le jeu politique des acteurs sociaux contemporains. Nous souhaitons ainsi saisir ce qui a pu faire évoluer le comportement des acteurs, le construire jusqu'aux attitudes que nous pouvons observer actuellement en termes de conservation et de protection du milieu.

A. L'évolution politique, une évolution des déterminismes pesant sur le rapport homme-environnement

Le rapport homme-milieu étant en partie déterminé par les rapports que les hommes entretiennent entre eux, on peut supposer que chaque grande période politique au Mali a conditionné les rapports homme-milieu ainsi que la marge d'action des individus sur ce milieu.

Pendant la colonisation, «la tendance des nouveaux arrivants fut de saper ou de détruire -suivant la nature de leurs contacts avec les premiers occupants - l'autorité des chefs indigènes au pouvoir»110. La colonisation a entraîné la perte de l'autorité des instances traditionnelles, leurs pouvoirs ayant été «confiés à des prétendants agréés par l'autorité européenne»; les colons ont également voulu gérer le rapport homme-milieu, d'une part en fixant les peuples pasteurs (carnet de nomadisme), d'autre part en développant l'élevage sédentaire individuel111, enfin, en pratiquant les cultures obligatoires.

110 HARROY: 1949:236.
111 Ibidem, 269.

De fait, malgré «l'absence de textes légaux permettant une pression en matière de culture, certains représentants du pouvoir exécutif prenaient localement des mesures énergiques équivalant en fait à une coercition»112. Le droit foncier traditionnel fut, pour sa part, recueilli et réécrit d'une manière caricaturale, dans l'optique de satisfaire aux objectifs des colons. En ce qui concerne les rapports des autochtones avec leur milieu, ils sont encadrés par une réglementation très répressive.

112 Ibidem, 302.

Dès l'Indépendance, sous Modibo Keita, l'Etat devient maître de la terre et reprend quasiment la définition coloniale du domaine public de l'Etat. Propriétaire de l'eau, l'Etat s'estime propriétaire de la ressource halieutique et cynégétique et éclipse par là-même les maîtres d'eau et maîtres de terre, ainsi désinvestis de leurs fonctions sinon sacrificielles, du moins gestionnelles. Les communautés villageoises perdent donc leurs pouvoirs au profit de l'Etat qui véhicule l'idéologie socialiste, en vertu de laquelle tout individu peut accéder aux ressources.

A l'époque de Moussa Traoré, le rapport homme-environnement est conditionné par la toute-puissance de l'Etat qui s'exprime à travers l'administration (chefs d'arrondissement, commandants de cercle) et essentiellement sur le terrain par le service des Eaux et Forêts. Cette administration constitue un véritable organe de coercition et de sanction des villageois lorsque ceux-ci dérogent aux règles étatiques, qu'ils ignorent le plus souvent pour la simple et bonne raison qu'elles sont produites sur mesure par ses agents. Il en découle une confiscation du pouvoir villageois de décision et de sanction ainsi qu'une restriction de la marge d'action des individus à une obéissance forcée et au refoulement des initiatives personnelles.

Depuis 1991, un vent de démocratie souffle sur le Mali. L'idée d'une liberté totale règne, à tel point que les acteurs sociaux s'imaginent que leur marge de liberté est devenue sans limite, méconnaissant les règles foncières et profitant du renversement de situation pour ignorer le pouvoir administratif. Cette impression de "pouvoir en pâture"113 n'est pourtant qu'une prémisse, un épiphénomène de la construction de la Vème République.

113 Claude FAY: 1994.

La mise en place de la décentralisation devrait finalement permettre aux communautés villageoises, longtemps tenues à l'écart de la responsabilité gestionnelle et protectrice de leur milieu, de libérer leur pouvoir de la mainmise de l'administration et de réactiver les mécanismes de décision intra et intervillageois. Cette renaissance de la responsabilité des citoyens doit passer par une redéfinition et une redistribution des rôles en leur restituant leur part de pouvoir.

Les décisions prises en matière de protection du milieu naturel et de gestion des ressources sont dépendantes de la façon dont chaque communauté, en fonction de l'époque historique, construit le problème qu'elle perçoit. En outre, elles sont dépendantes des représentations sociales des décideurs, dont le statut social et la représentation de leur propre rôle jouent sur la prise de décision. Dans chaque société, les décisions sont prises à différents niveaux et il est intéressant de voir comment ces niveaux interfèrent.

B. Le jeu socio-politique des acteurs a l'échelle locale

La gestion de l'environnement est l'affaire de multiples acteurs dont les statuts, les pouvoirs et les compétences sont fort variables. Cerner le rôle de chacun et l'étendue de son pouvoir constitue donc une démarche préliminaire à la prise en compte des multiples paramètres qui vont peser sur les choix de ces décideurs. Voyons donc quels sont les différents niveaux de décision qui interviennent dans la gestion des ressources naturelles, puis à travers l'exemple d'une province précise nous verrons comment ces différents niveaux de décision s'articulent pour juguler les problèmes de conservation du milieu qu'ils rencontrent.

B.1. LES NIVEAUX DE DECISION

Dans les leyde du delta intérieur du Niger, cinq principaux pôles de décision semblent fonctionner: les chefs d'unité d'exploitation, le conseil de village, le chef de terre, le maître des eaux et le jowro, maître des pâturages.

a) Les chefs d'unité d'exploitation

Les chefs d'unité d'exploitation ont un pouvoir de décision sur les espace-ressources qu'ils cultivent (maîtrise exclusive sur les champs hérités, maîtrise spécialisée déléguée ou attribuée sur ceux qu'ils empruntent). Dans ce cas, le droit de culture leur donne le droit de pratiquer certains prélèvements sur les arbres (cueillette de fruits, feuilles pour usage condimentaire ou médicinal) mais sans plus. Dans tous les cas, ils disposent d'un pouvoir total sur la gestion de la récolte.

Au sein de l'unité d'exploitation, leur pouvoir de décision est conditionné par les rapports de force qui prévalent et caractérisent l'unité d'exploitation. En règle générale, ils bénéficient d'une marge de liberté très grande et d'un pouvoir patriarcal. En dehors des espaces dont ils ont hérité, ils ne bénéficient d'un pouvoir de décision que lorsqu'ils sont consultés en tant que membres du conseil de village (quand ils en font partie). Dans ce contexte, ce n'est plus une décision individuelle qu'ils énoncent mais une voix dans une décision collective.

b) Le Conseil de village

Le conseil de village constitue une assemblée apte à prendre des décisions à propos de l'espace villageois (terres communautaires, beitel) et des problèmes socio-politiques, tels que les rapports de force au sein du village, avec des individus ou des groupes étrangers, ou avec l'administration. Les membres du conseil de village sont choisis sur différents critères, tels que l'âge, la personnalité, la sagesse, mais également en fonction de leur statut social (appartenance à un lignage important). Ces différents critères de désignation constituent les conditions de l'autorité qu'ils exercent au nom de la communauté villageoise qui les a désignés pour la représenter.

Le chef de village fait également partie du conseil de village. Son statut étant héréditaire dans la plupart des cas, il arrive qu'il ne soit pas apprécié par une partie de la communauté villageoise, qui dans certains cas le discrédite au point de contourner son autorité. Selon les rapports d'entente ou de mésentente qu'il entretient avec la communauté, il peut valider les idées retenues par le conseil de village ou agir à sa guise en prenant une décision personnelle. Les décisions pragmatiques prises en conseil de village peuvent être exécutées dans le contexte de l'association villageoise, le tòn.

c) Le chef de terre

D'une façon générale, le chef de terre est le descendant du premier occupant; il est chargé de la commémoration de l'alliance sacrificielle avec le génie des lieux. Sa fonction sacrificielle est donc héréditaire. Sa fonction de gestionnaire des terres non attribuées à des lignages s'est atrophiée en raison de la répartition intégrale des terres villageoises entre les différents lignages. Même s'il était traditionnellement considéré comme un spécialiste des problèmes de gestion de terres, il est rarement sollicité de nos jours pour une telle fonction. Néanmoins sa parole a valeur de témoignage en cas de litige concernant la revendication de terre.

d) Le maître des eaux

Le maître des eaux est également un spécialiste en matière de gestion de la ressource aquatique. Il a un pouvoir précis matérialisé par une maîtrise exclusive sur des pêcheries déterminées dont il a hérité et qui constituent un patrimoine lignager. C'est ainsi que sa décision, même lorsqu'elle n'est pas le fruit d'une concertation avec sa parentèle, se trouve cautionnée par le poids du lignage qu'il représente. Chaque village peut compter plusieurs maîtres des eaux, dans la mesure où ceux-ci gèrent des pêcheries lignagères. En revanche, des sections de rive de fleuve sont souvent gérées par un seul maître d'eau villageois.

e) Le maître des pâturages

Le jowro détient une maîtrise exclusive sur l'ensemble des pâturages du leydi qu'il gère au nom de la communauté pastorale peule qu'il représente. La charge dont il hérite n'est pas transmise de façon héréditaire, car elle ne parvient pas à chacun des membres du lignage à tour de rôle. En effet, d'une part, elle circule entre les éléments masculins en évitant tous les segments lignagers qui ont une fille pour origine. Elle évolue entre les générations en ligne descendante, épuisant d'abord la génération des frères avant d'accéder à celle des enfants. Il arrive qu'elle revienne à un membre de la génération précédente lorsqu'elle suivait la lignée de l'aîné et que cette lignée s'est éteinte. Enfin, cette fonction n'échoit jamais au neveu utérin et circule parfois d'une façon exclusive entre quelques membres d'une lignée particulière.

Chacun des leydi qui constituent le delta représente un contexte particulier. Ainsi, le leydi Wuro Neema a été le cadre d'une exploration poussée où nous avons voulu saisir les rapports entre la structure socio-politique intra et inter-villageoise et la répercussion de ces aspects structurels sur les rapports singuliers de chaque communauté villageoise à l'environnement.

B.2. LE LEYDI WURO-NEEMA, UN CONTEXTE PARTICULIER

Les villages du leydi Wuro-Neema ont été regroupés en plusieurs sous-ensembles selon leur structure socio-ethnique et politique. Se distinguent globalement cinq groupes de villages identifiés en fonction de critères démographiques et sociaux et en fonction de l'identité ethnique du ou des lignages chefs. Dans chacun de ces villages où ont été repérés les problèmes relatifs à l'environnement, on a constaté l'existence d'un lien entre la structure du village et sa façon d'appréhender ces problèmes. Ce lien s'explique par un rapport privilégié entre groupes ethniques et systèmes d'exploitation: le type d'activité prédominant, la pratique généralisée de certains métiers influe donc sur la façon de considérer le milieu naturel. Le rapport de chaque communauté villageoise à son milieu naturel est ainsi le produit des rapports sociaux d'exploitation intra et intervillageois.

Nous ne prendrons ici qu'un exemple, celui du groupe de villages de population hétérogène structurés autour d'une chefferie peule Feroo'be. Ces villages sont caractérisés par la coexistence de deux groupes socio-ethniques en rapport de dépendance maître-captif. Y perdure cette différenciation statutaire qui marque profondément la vie sociale. Cette différenciation est cristallisée dans une endogamie très nette des Peul et une prohibition de l'alliance Peul-Riimaay'be que l'on retrouve dans tout le leydi, voire dans tout le delta.

L'activité principale des Peul Feroo'be n'est plus systématiquement l'élevage, ce qui va jouer sur leur représentation de l'espace-ressource. En revanche, les Riimaay'be restent principalement agriculteurs, même si bon nombre d'entre eux ont capitalisé leurs économies en constituant un troupeau de caprins ou de bovins. Les ressources qui intéressent surtout les exploitants peul et Riimaay'be sont les pâturages, spécifiquement le burgu, et les champs de culture pluviale. Trois types de problèmes sont mis en exergue par ces communautés villageoises: la présence gênante et persistante des Peul originaires du nord (Peul Fulinkriyaabe) qui fait l'objet de conflits déclarés, le phénomène de la dégradation des sols et les dissensions des Peul avec les Malinke.

Lorsqu'ils font part de ce premier problème, les villageois dépassent la question de protection d'une ressource précieuse et montrent la fragilité statutaire des Peul qui craignent, outre de perdre la maîtrise sur leur burgu, de se voir confisquer leurs prérogatives foncières traditionnelles en demandant à l'administration d'intervenir pour restreindre la marge d'action des Peul Fulinkriyaabe. En outre, l'absence d'autorité du jowro est mise à jour et elle entraîne son discrédit au sein des communautés villageoises, lasses de subir la présence de ceux qui dégradent le couvert végétal en effectuant des coupes et émondages excessifs.

Par ailleurs, certaines dissensions internes ressortent face à ces problèmes qui ne trouvent pas de traitement consensuel. Cette absence de consensus se retrouve a fortiori à l'échelle intervillageoise, de telle sorte que chaque communauté tente de conserver les ressources présentes sur son terroir et n'hésite pas à en prélever sur le terroir voisin pour économiser les siennes. Des tensions importantes entre villages mitoyens sont la conséquence de cet état d'esprit, que l'on rencontre aussi dans la gestion du burgu.

La solution la plus fréquemment imaginée est de constituer des comités de surveillance afin de limiter la coupe des arbres, les feux de brousse et la divagation des animaux avant les récoltes. Cependant ces comités de surveillance cèdent souvent au découragement faute d'autorité réelle: les individus appréhendés ne tiennent pas compte des remarques qui leur sont faites, ou feignent d'obtempérer puis recommencent.

Enfin, l'antagonisme entre groupes peul et malinke est aussi ancien que le leydi Wuro Neema où perdure cette rivalité, alimentée par une dizaine de conflits actuels. Implantés sur trois des vingt-sept terroirs du leydi, les Peul Feroo'be sont mal situés par rapport à l'emplacement des bourgoutières et des mares dont ils revendiquent le contrôle et la gestion. Le problème est celui des rapports de force entre deux groupes ethniques correspondant à deux lectures contradictoires de l'espace. Pour les Peul, il est impensable de laisser les bourgoutières se transformer en espaces de culture et rester sous la gestion exclusive des Malinke. Aux yeux des Malinke la portion nord-ouest du leydi Wuro Neema leur a appartenu avant l'arrivée des Peul et à ce titre ils ne reconnaissent pas le pouvoir effectif du jowro.

La compétition quant à l'accès aux bourgoutières, si elle est bien une conséquence de la raréfaction des ressources, montre que le jeu politique s'appuie sur l'évolution du rapport homme-environnement. Or, la perte du pouvoir foncier du jowro entraîne la diminution du poids politique de la communauté peule, dont l'espace géré diminue. Comme l'affirmait avec pertinence F. G. Bailey «des structures politiques spécifiques vivent ou meurent selon qu'elles peuvent rester compatibles avec leur environnement culturel ou naturel. Soit elles s'adaptent, soit elles le modifient afin qu'ils puissent leur convenir. Une structure politique et son environnement constituent ensemble un système politique. On ne comprend de tels systèmes que lorsqu'on a compris le processus continuel d'adaptation et d'ajustement entre la structure et l'environnement» (1971: 23).

Le pouvoir du jowro est fondé sur sa maîtrise de l'espace et sur son aptitude à gérer la ressource pâturage. Il convient donc de renforcer son autorité et sa responsabilité face à la gestion du burgu afin qu'il trouve, dans son domaine, des solutions adaptées à la coviabilité des troupeaux et des pâturages. A l'heure actuelle, son répertoire d'actions est restreint à des pratiques d'intimidation verbale et/ou physique.

D'une façon générale, les problèmes de désobéissance au pouvoir villageois et d'absence de civisme sont également le fruit d'une déresponsabilisation des individus face au milieu naturel, dont la charge a été confiée à l'administration des Eaux et Forêts. Après avoir vu leur pouvoir confisqué, les communautés villageoises se sont trouvées désorganisées et inexpérimentées, elles doivent pouvoir reprendre en main la gestion de leur milieu d'une façon efficace, avoir la possibilité de punir, sanctionner sans être sanctionnées à leur tour.

Les carences des habitants du leydi Wuro Neema dans le registre de la conservation du milieu ne paraissent pas seulement imputables à une histoire politique spécifique. Les compétences des décideurs et la représentation qu'ils ont de leur pouvoir d'action sont également des paramètres à prendre en considération, car ils conditionnent la prise de décision.

2.1.2. L'influence du système cognitif sur le mécanisme de la décision


A. Quelques éléments du savoir des populations du leydi Wuro Neema
B. Le poids du facteur cognitif sur la décision et sur l'action


L'anthropologie cognitive s'appuie sur une définition implicite de la culture comme compétence: l'ensemble des représentations que doit posséder un individu pour penser et agir en tant que membre d'une communauté. L'étude du contenu de cette compétence et de ses modes de transmission est donc nécessaire, de même que l'identification des facteurs agissant sur les représentations socio-cognitives du milieu qui sous-tendent à leur tour les actions des décideurs et usagers du milieu. Pour cerner le contenu du savoir des populations du delta, nous avons travaillé à l'échelle du leydi Wuro Neema, où nous avons effectué des analyses foncières, démographiques et socio-politiques. Celles-ci fournissent le contenu de l'approche systémique, nécessaire à l'appréhension du système de gestion des ressources naturelles, en tant que système d'action.

Afin d'obtenir un échantillon représentatif, nous avons sélectionné 15% de la population de chacun des villages du leydi Wuro Neema, en respectant des quotas de sexe, de classe d'âge et d'ethnie et nous avons dressé des questionnaires adaptés à la tranche d'âge interrogée. Nous présentons ici synthétiquement les éléments cognitifs que nous avons pu identifier pour chaque classe d'âge et ses aspects contradictoires, ensuite nous tenterons de saisir l'impact du savoir sur la décision et l'action.

A. Quelques éléments du savoir des populations du leydi Wuro Neema

A.1. LE SAVOIR INCULQUE AUX ENFANTS

Le concept de savoir correspond à un contenu précis dont on peut identifier les conditions de transmission. Nous nous sommes intéressés à la transmission du savoir entre les différentes générations afin de voir si elle constituait le lieu possible de l'innovation ou si elle était plutôt le lieu du renfermement et du conservatisme.

a) Variations de contenu

Dans un premier temps, nous avons comparé sur deux classes d'âge (8-14 ans et 15-30 ans) le contenu du savoir sur le milieu naturel. Chez les filles des deux classes d'âge, une opposition apparaît entre celles du groupe Peul- Riimaay'be et les fillettes des autres ethnies. Elle est basée sur le fait que les premières pensent rarement avoir reçu un enseignement, alors que dans les faits elles font preuve d'un savoir plus étendu sur certaines questions que les fillettes de l'autre groupe. Du coté masculin, les garçons peuls ne manifestent pas ce sentiment d'absence de transmission cognitive, ce qui s'explique aisément par le métier de pasteur qu'ils apprennent dès leur plus jeune âge. En revanche les garçons Riimaay'be sont dans une situation analogue à celle des filles Riimaay'be, puisque un tiers d'entre eux a reçu un enseignement, mais deux-tiers distinguent un arbre mort d'un arbre vivant et connaissent quelques espèces toxiques. Il est donc nécessaire de distinguer le sentiment d'avoir reçu un enseignement du fait réel de l'avoir reçu.

En général, la distinction entre arbres vivants et morts est beaucoup plus fréquente chez les adolescents, toutes ethnies et sexes confondus, que chez leurs cadets. De même la connaissance des espèces toxiques progresse de façon sensible en atteignant l'âge adolescent. Nous avons noté que certains villages malinke et bozo semblent fournir le cadre d'un enseignement systématique parent/enfant, tandis que d'autres (Riimaay'be pour la plupart) se font remarquer par l'absence de transmission parénétique.

Nous avons également tenté de dégager un lien éventuel entre la représentation des arbres chez les adultes, chez les adolescents et les enfants. Or les arbres jugés utiles à l'homme ne sont pas les mêmes suivant les classes d'âge, ce qui nous engage à supposer une absence de transmission de savoir. Dans certains villages, on constate même une opposition entre classes d'âge entre individus du même sexe et une valorisation des mêmes espèces par les membres des deux sexes d'une même classe d'âge. Les différentes méthodes utilisées permettent de déduire que chaque âge a, en fonction de ses besoins, de ses centres d'intérêt et de ses activités, ses arbres privilégiés. S'il existe un certain enseignement dispensé par les parents, il ne semble pas s'appliquer à sensibiliser les enfants sur l'utilité des arbres. Le savoir acquis par les enfants dans ce domaine semble être le fruit d'une expérience individuelle, d'un certain pragmatisme.

b) Les axes de transmission cognitive

Nous avons pu constater que la transmission du savoir telle qu'elle s'effectue ne donne pas des résultats optimaux. Il est intéressant d'examiner comment cette connaissance circule. Chez les garçons, la transmission du savoir est le plus souvent assurée par le père ou par le frère aîné, plus rarement le grand-père. La place du maître coranique est minime, quasiment nulle. La transmission au sein de la classe d'âge ne s'effectue qu'en milieu Bamanan où les structures associatives, les tòn villageois, conservent une fonction d'encadrement moral et civique de l'individu, favorisant l'éveil à la connaissance du milieu. Dans la majorité des autres villages (75%), l'association des jeunes gens existe mais elle ne tient pas lieu de structure de formation pédagogique.

Du côté féminin, le savoir se transmet essentiellement selon l'axe mère-fille, cependant avec quelques cas de transmission père-fille et beaucoup plus rarement frère aîné-soeur. Le phénomène de transmission au sein de la classe d'âge ressort plus nettement que chez les garçons. Aucun cas de relation maître-élève n'est signalé.

Pour conclure, la connaissance se transmet généralement dans le contexte familial et de manière différenciée sexuellement, le père prend la formation de ses fils en charge, tandis que la mère forme ses filles. En milieu peul, la fonction de berger exercée par les filles les met davantage en contact avec leur père qui leur enseigne certaines choses. En milieu Bamanan et Riimaay'be, le père n'est pas sans communiquer avec ses filles, mais ses leçons semblent plus ponctuelles, plus rares. Etant donné d'une part l'absence de structure scolaire dans la majorité des villages étudiés, d'autre part l'absence d'apprentissage par initiation, la transmission de connaissances se réduit à des initiatives parentales individuelles plus ou moins patientes, plus ou moins compétentes.

La déficience observée dans le domaine du transfert de connaissances entre classes d'âge est somme toute assez inquiétante, car elle corrobore l'idée d'un capital cognitif qui s'appauvrit et qui risque de donner lieu à des générations de villageois désarmées face à leurs problèmes sociaux et environnementaux.

Les réponses aux questions élémentaires que nous avons pu poser aux jeunes générations constituent un indice de ce que leurs structures mentales ne sont pas transformées par un apprentissage, la relation pédagogique même parait difficile à instaurer. Les enfants ne sont pas patients, rompent facilement la situation de communication instaurée et se défilent souvent devant l'effort de réflexion que leur demande l'entretien. Il serait urgent de mettre un savoir didactique concernant le rapport homme-environnement à la portée des membres des différentes classes d'âge.

A.2. LES IDEES DES ADULTES EN TERMES D'ECOLOGIE

Afin de cerner les idées les plus représentatrices du mode de pensée local, nous avons abordé quatre thèmes. D'abord, nous avons voulu savoir si un savoir en phytothérapie circulait réellement, ensuite nous avons interrogé les individus sur les espèces qu'ils considéraient comme indispensables à la survie de l'homme et nous avons approfondi cette recherche en investissant le domaine de la représentation symbolique des arbres. En dernier lieu, nous nous sommes intéressés au phénomène de la transmission du savoir chez certains décideurs devant être armés d'une compétence spécifique pour gérer au mieux les ressources naturelles, notamment les jowro et les maîtres des eaux.

a) L'origine du savoir en phytothérapie

Sur l'ensemble des adultes interrogés, 99% affirment utiliser les plantes pour se soigner, 92% ont appris à les connaître auprès de leurs parents et au cours de causeries avec leurs amis, dans le cadre villageois, 8% seulement affirment avoir requis des connaissances simultanément auprès de leurs parents et auprès d'un guérisseur. Il ne nous a pas été possible de sonder les connaissances en phytothérapie à l'échelle de ce questionnaire, mais il serait intéressant de prendre connaissance de l'étendue du savoir dans le domaine végétal afin éventuellement de compenser les manques par des méthodes appropriées de sensibilisation et d'information.

b) Les arbres que les individus pensent devoir préserver

Dans le cadre de la législation sur le domaine forestier, il nous parait indispensable de prendre en considération les idées des populations sur les arbres qu'elles se soucient de préserver. De façon générale, les adultes de cette région (97%) ne considèrent pas les arbres comme indispensables à leur survie. En revanche, ils souhaitent préserver certaines espèces. Les hommes bozo et malinke affirment leur volonté de préserver Tamarindus indica, Vitex doniana, Dyospiros mespiliformis, Landolphia senegalensis, Ziziphus mauritania et d'une façon moins nette Ximenia americana et Balanites aegyptiaca. Les hommes des villages Peul-Riimaay'be optent pour préserver les espèces suivantes: Tamarindus indica, Adansonia digitata, Celtis Ingretifolia, Sclerocarya birrhea.

Du côté féminin, Bozo et Malinke privilégient les espèces suivantes: Tamarindus Indica, Landolphia senegalensis, Ziziphus mauritania, Vitex doniana, Dyospiros mespiliformis, et d'une façon moins nette Ximenia americana et Balanites aegyptiaca. Les femmes peul et Riimaay'be affirment vouloir préserver les espèces suivantes: Tamarindus indica, Adansonia digitata, Celtis Ingretifolia, Butyrospermum parkii et Balanites aegyptiaca et avec moins d'intérêt Cissus populnea, Bombax costatum. Les deux groupes de femmes classent l'espèce Sclerocarya birrhea en dernière position, néanmoins cet arbre reste classé comme "à préserver".

La comparaison des jugements masculins et féminins montre avec netteté que hommes et femmes de même groupe ethnique jugent d'une façon similaire les arbres et que le critère ethnique constitue davantage que le critère sexuel le lieu d'une opposition entre perceptions différentes de l'importance de l'arbre.

Les trois espèces végétales considérées comme essentielles par l'ensemble des groupes ethniques sont Tamarindus Indica, Dyospiros Mespiliformis et Balanites aegyptiaca. Or ces trois arbres sont largement utilisés dans les trois systèmes d'exploitation, à l'exception du tamarinier pour lequel nous n'avons pas recensé d'usage dans le domaine halieutique, mais qui présente malgré tout un intérêt pour les agriculteurs malinke et bozo. Cependant, en dehors de leurs aspects utilitaires, les arbres revêtent aussi une fonction symbolico-religieuse.

c) La fonction symbolique de l'arbre

En région sahélo-soudanaise, les Bambara acceptent volontiers d'évoquer la force vitale (nyaman) contenue dans chaque arbre et conférant aux utilisateurs avertis des pouvoirs médico-religieux et magiques. Cette notion de nyaman, active dans le contexte animiste, dépend d'une représentation particulière du milieu naturel et de ses rapports avec l'homme et avec l'invisible. D'une façon synthétique, on peut dire qu'animaux et végétaux participent d'une énergie commune ambivalente (à la fois faste et néfaste) et présente au village comme dans la brousse. L'homme peut tenter d'utiliser cette force en respectant les conditions pratiques rituelles de prélèvement des parties végétales ou animales. Cependant il s'expose à un danger (en l'occurrence dans le domaine de la chasse) car les êtres animés peuvent "décharger" cette force sur l'homme qui vient troubler l'ordre des choses. Le nyaman apparaît comme une entité normative qui sanctionne toute transgression à l'ordre social indissolublement lié à l'ordre naturel.

Dans le leydi Wuro Neema et dans l'ensemble du delta, le terme nyaman ne vient pas volontiers sur les lèvres, il faut le provoquer, l'accoucher. Cette notion est pourtant très présente et s'incarne dans de nombreux arbres sacrés - le plus souvent des tamariniers et des Balanites aegyptiaca - situés très souvent à l'Est du village et auprès desquels gîte un serpent noir gardien du village. Ces arbres recouvrent une fonction symbolique double. D'une part, ils commémorent le lien ombilical entre les vivants et les ancêtres fondateurs qui ont pactisé avec le genius loci sous la forme d'une alliance sacrificielle. En second lieu, ces arbres liés au serpent protègent le village des dangers externes. Le terme de dasiri qui désigne cette association sacrale "arbre-serpent" signifie littéralement en Bamanan "attacher la bouche". Il connote également un culte démethérien dans la mesure où les sacrifices ont une incidence sur la reproduction à la fois du cycle social et du cycle agraire; les sacrifices doivent effectivement faire venir la pluie. C'est sans doute cet aspect essentiellement démethérien qui justifie l'absence de dasiri dans les villages bozo de la bordure du fleuve; en effet ceux-ci vouent un culte aux génies de l'eau qu'ils doivent amadouer avant de pénétrer dans l'eau.

Les représentations que les Peul ont des arbres sont teintées d'ambivalence, car s'ils nient ostensiblement leur fonction sacrale, ils considèrent néanmoins certaines espèces comme bénéfiques, voire indispensables à la perpétuation de leur troupeau. Ainsi Dyospiros mespiliformis est considéré comme nécessaire à tout éleveur de bovins; Mytragyna inermis, fournit un bâton que les éleveurs Peul prennent en main "lorsqu'ils veulent séparer les animaux au sein d'un troupeau. Dans l'autre main, ils conservent toujours le bâton de Dyospyros mespiliformis"114. Ce même arbre est également, aux yeux des femmes peules, un gage d'abondance du lait de vache, c'est pourquoi elles utilisent sa branche pour écraser leur lait caillé.

114 A. BOKUM, jowro de Jallube, Mopti, le 12/12/94.

Les Peul continuent de percevoir certains arbres comme des alliés essentiels, mais la propagation de l'islam leur interdit depuis Seku Ahmadu de les considérer comme habités d'entités invisibles qu'il faut vénérer. En revanche, rien ne les empêche de concevoir que ces arbres sont porteurs de barika dans la mesure où l'islam fait de la barika une prérogative de Dieu, elle devient ainsi liée à sa sainteté et se traduit par "la miséricorde d'Allah chez les élus". L'arbre marqué du sceau de la baraka serait donc frappé par une sacralité non plus immanente (génies localisés) mais transcendante car venue de Dieu.

d) Les savoirs spécialisés des maîtres de pâturages, maîtres de terre et maître d'eau

Chez les jowro, on observe une transmission du savoir au sein de la lignée par imprégnation sociale. En effet, dans la mesure où le savoir pratique et technique est ancré dans un lignage depuis plusieurs générations, et même si les enfants ne sont pas prédestinés à la charge de jowro, ceux-ci acquièrent nécessairement une connaissance des bourgoutières, de la pratique du congi en accompagnant leur père dans l'exercice de certaines taches. Ainsi, bien que les jowro ne reconnaissent pas avoir vécu une préparation pédagogique qui leur était spécialement destinée, le savoir qu'ils acquièrent est diffusé au quotidien sans que l'accession à la fonction ne soit ritualisée.

A la différence des jowro, les maîtres des eaux et les maîtres de terre transmettent un savoir précis d'une grande importance pour l'ordre social, puisqu'ils délèguent leur fonction sacrificielle à leurs enfants. Celle-ci est liée à un savoir mystico-religieux concernant le rite sacrificiel lui-même et les relations qu'il faut entretenir avec l'invisible de façon à ce que l'ordre socio-cosmique soit préservé.

Ces quelques données sur le contenu du savoir des habitants du delta et sur ses modes de transmission peuvent être mises en relation avec, d'une part, les représentations que ceux-ci ont de leur impact sur le milieu et, d'autre part, leurs représentations sociales en termes de survie.

Ces mises en perspectives devraient nous permettre de savoir s'il existe un impact net de la connaissance sur les types d'action entrepris et si celui-ci peut être évalué.

B. Le poids du facteur cognitif sur la décision et sur l'action

L'intérêt d'appréhender ici la dimension cognitive est de parvenir à déterminer ses interférences sur la décision dans le contexte précis de la gestion des ressources naturelles. En effet, les acteurs sociaux, qu'ils soient simples usagers ou décideurs, agissent en fonction de leurs représentations socio-cognitives du milieu et des rapports qu'ils entretiennent avec lui. Si ces représentations sont influencées par une certaine connaissance du milieu, elles sont également liées à la marge de liberté dont les acteurs pensent pouvoir disposer, c'est-à-dire à la variété des actions qu'ils pensent "être autorisés" à entreprendre. La notion de liberté d'action, antithétique à celle de déterminisme, exige que dans chaque société donnée on se demande: "qu'est-ce que l'individu imagine dépendre de lui-même" et "de quoi pense-t-il ou accepte-t-il être responsable?"

B.1. LA REPRESENTATION LOCALE DE L'IMPACT DE L'HOMME SUR SON MILIEU

Interrogées sur la notion de "geste nuisible", les populations des trois classes d'âge mettent en avant les idées suivantes. Le feu de brousse et la coupe des arbres sont les deux facteurs de nuisance les plus cités. La frange de réponse marquant l'ignorance de l'individu sur ce sujet est très importante chez les 8-14 ans, puisqu'elle concerne plus de la moitié des individus. Dès l'adolescence, les individus semblent beaucoup plus conscients des effets néfastes de certains gestes, de telle sorte que la proportion de gens qui ne savent pas se réduit à 10%. Enfin, chez les individus adultes, comme chez les adolescents, une petite proportion d'individus nie toute incidence de l'action humaine sur le milieu.

La protection du milieu est conçue globalement comme une nécessité, mais elle n'est pas associée dans 52% des cas à une stratégie précise. Néanmoins, en dehors de la marge d'individus qui sollicite l'aide de Dieu, 19% des adultes interrogés suggèrent d'instituer des comités de surveillance du milieu et d'encourager ceux qui existent déjà par des aides juridiques et matérielles, 7% des adultes pensent nécessaire de restreindre la coupe et le feu, mais ne savent pas par quel moyen y parvenir. Enfin, 19% d'entre eux considèrent le reboisement comme une réponse possible à la coupe abusive et aux feux de brousse.

On constate finalement que les actions développées en termes de préservation du milieu sont peu nombreuses et à l'état embryonnaire. La notion de geste nuisible existe bel et bien chez la majeure partie des adultes, mais elle n'est pas assez développée pour permettre aux acteurs sociaux d'entreprendre une lutte préventive.

B.2. LES REPRESENTATIONS SOCIALES DES SOLUTIONS EN TERMES DE SURVIE

Poussant plus loin l'étude du rapport entre l'homme et son milieu naturel, voyons comment les individus se positionnent par rapport aux problèmes de survie alimentaire qu'ils doivent affronter en cinquième région. Quelles solutions envisagent-ils de mettre en oeuvre et à quelles représentations socio-cognitives ces solutions font-elles référence? Les Malinke axent leurs représentations mentales autour d'un noyau religieux qui leur fait répondre "prier Dieu" (43%) et d'un espoir dans les périmètres irrigués qu'ils considèrent comme le moyen le plus sûr de se nourrir. La réponse «prier Dieu» semble moins traduire une suggestion de solution qu'un aveu d'impuissance.

Les Bozo quant à eux considèrent le recours à Dieu comme la solution principale, et le jardinage comme une activité d'appoint non négligeable. Pour vérifier l'assise de cette représentation, on peut la mettre en rapport avec les solutions préconisées par les mêmes individus en termes de protection du milieu. Les préoccupations environnementales ne sont le fait que de 50% des individus interrogés. Ceux-ci sont axés sur le problème crucial de la maîtrise de techniques d'irrigation (40%) et sur les tensions qui les opposent aux Peul (10%). Les solutions qu'ils préconisent pour résoudre ces problèmes consistent à creuser des canaux d'irrigation, à prier dieu, et à organiser la mise en place de comités de surveillance villageois, dont l'autorité serait reconnue. On constate, d'une part, que l'item "prier Dieu" est toujours présent, même en réponse à la question "comment protéger le milieu?" et, d'autre part, que la mise au point de techniques d'irrigation constitue une option majeure.

De leur côté, Peul et Riimaay'be fournissent des réponses très proches, qui sont axées sur la demande d'aide quelconque ou d'aide alimentaire. En outre une bonne partie d'entre eux n'entrevoit pas de solution. En termes de protection de l'environnement, les Peul manifestent une absence d'idées. 85% d'entre eux répondent "qu'ils ne savent pas", 3% suggèrent de recourir à l'administration, 1% de prier Dieu, 4% suggèrent de se réunir pour trouver des solutions. En ce qui concerne les Riimaay'be, ils sont également globalement dépourvus de solutions (85% "ne savent pas que faire"). Aucun d'entre eux ne suggère de prier Dieu. Cependant, la nécessité de trouver une solution consensuelle et de l'appliquer est exprimée par 10% des Riimaay'be. Le recours à l'administration est considéré comme utile par 5% des individus interrogés.

La prise en compte des solutions en termes d'environnement permet de dégager deux types de représentations centrales: d'un côté, la ferveur religieuse des Bozo et des Malinke et leur option pour des solutions techniques supposant l'intervention d'une aide extérieure; de l'autre, une espèce de désemparement et un manque d'idées généralisé chez les Peul et les Riimaay'be, qui se focalisent sur une demande d'aide. Les Riimaay'be se montrent cependant plus pragmatiques et plus critiques quant à leurs difficultés sociales liées à l'absence d'autorité.

Ces représentations sociales sont axées autour d'idées-forces, qui s'expliquent à la fois par le type d'activité principale qui caractérise leur rapport homme/milieu, par leur situation géographique et l'histoire de leurs rapports avec les ONG travaillant dans la zone. En effet, les villages bozo et malinke sis en bordure du fleuve ont reçu l'appui de plusieurs projets de développement. Ceux-ci ont lancé la culture sur périmètre irrigué et ont encouragé les femmes au maraîchage en les aidant à mettre en place les infrastructures nécessaires. Les villages peul et Riimaay'be situés sur la frange orientale du leydi n'ont pas bénéficié de ces aides qu'ils revendiquent à leur tour.

En dernier lieu, il est intéressant d'évaluer la fréquence des réponses fournies selon le sexe et l'âge afin de dégager la présence d'éléments représentatifs liés à l'une ou l'autre de ces variables indépendantes. On observe d'abord que les deux items «je ne sais pas» et «prier Dieu» fonctionnent en sens opposé, quand l'un a un effectif de réponse élevé, l'autre voit son effectif chuter, de telle sorte que plus les individus vieillissent, moins ils répondent «je ne sais pas» et plus ils répondent «prier Dieu». On constate par ailleurs que la réponse «je ne sais pas» est toujours légèrement plus fréquente chez les femmes que chez les hommes. Enfin pour revenir à la réponse «prier Dieu», elle atteint, après une progression sensible son point culminant chez les femmes adultes où elle est formulée par environ 40% de la population féminine. Chez les individus de sexe masculin, elle passe de 12% des enfants interrogés à 25% chez les jeunes gens et les adultes. Les hommes semblent moins "dévots" que leurs épouses et font d'avantage preuve d'initiative. En effet, ils se montrent plus concrets et valorisent davantage l'idée d'aménager le milieu (par des travaux d'irrigation ou autre) ou de travailler sur des périmètres irrigués. Le maraîchage est surtout perçu comme une activité intéressante par les jeunes femmes qui trouvent dans les légumes les condiments indispensables à la cuisine quotidienne et, à travers leur vente, un bénéfice monétaire qui leur permet de subvenir à d'autres besoins.

Pour finir, les représentations socio-cognitives du rôle de l'homme dans le milieu influencent largement la prise d'initiative individuelle. Autrement dit, les démarches de sensibilisation qui ont été menées restent gravées dans la mémoire de l'homme et augmentent son répertoire d'actions. Malheureusement, elles restent minoritaires dans notre zone d'enquête et la transmission de savoir sur le milieu se raréfie d'autant plus que celui-ci n'est pas considéré comme important par les parents.

D'une façon générale, les individus sont en position d'attente d'une aide de la part des ONG, de Dieu ou de toute autre bonne volonté. Cette attente les conduit à sous-estimer les possibilités d'action villageoise, ce qui est renforcé par de grandes difficultés à innover et à conduire à terme une action collective pour les raisons déjà signalées précédemment. Dans ce contexte d'attente fondé sur l'espoir d'une solution provenant de l'extérieur, comment les individus situent-ils leur part d'action sur la scène sociale, la notion d'engagement des acteurs sociaux est-elle absente ou reste-t-elle pertinente?

2.1.3. Le poids des convictions religieuses dans la prise de décision: L'analyse triangulaire homme-environnement-religion


A. Un sacre animiste diffus
B. Un sacre islamique transcendant


Les convictions religieuses des usagers et des décideurs exercent une influence significative à la fois sur la représentation de la ressource et sur le rôle que l'homme pense pouvoir jouer, sur la marge d'action dont il pense pouvoir disposer dans son rapport à l'environnement. En effet, nous avons pu constater de façon très nette que la référence à Dieu est très fréquente dans les réponses que les habitants du leydi Wuro Neema ont pu donner à la question:

«Quelles sont les solutions que l'homme peut trouver pour continuer à vivre dans cette région marquée par la désertification?» La question a été posée aux individus de trois classes d'âge différentes afin d'évaluer l'impact de l'âge sur ce type de réponse. La réponse "Prier Dieu" a été formulée par 23% de la population totale. Elle se repartit de la façon suivante: Si un tiers environ des adultes interrogés jugent que l'intervention divine est nécessaire à leur survie, il convient de voir quel est le fondement de cette réponse. On sait que la région du delta intérieur du Niger a été islamisée à partir du 19ème siècle par la Diina. Cette islamisation semble avoir été radicale chez les Peul qui étaient d'ailleurs porteurs de ce changement politico-religieux. Elle a été moins prégnante chez les Bozo et les Dogon liés à la terre et aux ressources par des liens de nature religieuse. L'ethnie Riimaay'be, dont le réfèrent désigne un statut de captif, regroupe des individus d'origines variées, de telle sorte qu'il est difficile de se prononcer sur leurs tendances religieuses. Néanmoins, leur asservissement au travail de la terre et la tâche de gestion des terres sous la tutelle d'un jowro, traditionnellement confiée à certains d'entre eux, a favorisé leur lien étroit avec les sacrifices destinés au dasiri115. La situation religieuse s'articule donc entre la présence d'un sacré animiste diffus et celle d'un sacré islamique transcendant.

115 Dugu da siri que l'on peut décomposer de la façon suivante [Dugu: village, da: bouche et siri attacher] signifie littéralement en bamanan "bouche attachée" ou "qui ferme la bouche pour le village". Cette locution désigne le génie protecteur du village (cf. supra).

Figure n°3: "Prier Dieu", une solution pour lutter contre les difficultés économiques contemporaines

A. Un sacre animiste diffus

Les relations des hommes avec l'invisible remontent le plus souvent à la fondation des villages liée à des alliances sacrificielle constituant autant de pactes avec l'invisible. Elles se matérialisent en outre par des relations préférentielles entre les hommes et les règnes animal et végétal qui exercent une fonction consolidatrice des rapports sociaux. Ces êtres invisibles peuvent prendre des aspects divers, notamment celui d'êtres aquatiques pour les quels la considération des pêcheurs est certaine.

A.1. LES PACTES AVEC L'INVISIBLE

Un culte est rendu à l'animal dasiri116 dans 20 villages sur les 27 qui constituent le leydi Wuro Neema. L'animal dasiri servant de monture aux gardiens protecteurs du village est le plus souvent un serpent noir (cobra ou varan). Le culte du dasiri est d'envergure villageoise, il intègre hommes et femmes, il exclut du partage communiel les enfants illégitimes et les femmes destinées à quitter le village. Il définit en même temps un lien et une limite: d'abord un lien, car il unit les villageois à l'intérieur d'un périmètre protégé par le buisson du dasiri; ensuite une limite, car il est censé empêcher le mal, sous toutes ses formes, de pénétrer dans le village.

116 tawaangal en peul, ou layli en bozo

Le culte du dasiri est essentiellement lié à la notion de territoire, il lie les générations successives depuis le défricheur qui a pactisé avec le genius loci. Comme l'affirme Raymond Verdier, «la personne est liée à sa terre, sortir de sa terre est dangereux»117. Il correspond à des sociétés fermées et protégées dont la production est principalement agraire.

117 VERDIER: 1971:66.

En dehors de ce culte agraire consacré à la fertilité, on rencontre de temps à autre quelque lieu sacré, réceptacle de sang sacrificiel. La pratique du sacrifice existe encore, bien qu'elle soit en contradiction avec le dogme coranique. Il arrive même qu'elle soit effectuée en complément des prières islamiques. C'est ainsi que certains villages ont reconnu avoir égorgé un animal afin de déclencher la pluie, tout en récitant à la mosquée des prières spéciales pour obtenir la pluie.

Ces lieux sacrés constituent des points focaux de l'espace villageois, mais les habitants de la région attestent difficilement leur existence. Ils sont, le plus souvent, en zone exondée des arbres ou des pierres. Comme nous l'avons vu, l'arbre est perçu par l'ensemble des populations animistes comme un réservoir d'énergie, dont la force vitale peut se communiquer aux autres êtres. L'idée principale est que, dans la nature, tous les êtres participent d'une force unique dont ils sont des émanations, ce qui justifie les vertus médicinales des arbres et leur pouvoir d'activer et de dominer les fétiches118.

118 Concernant l'aspect sacral des arbres, se référer à Catherine BARRIERE, L'invisible immanent en Afrique de l'Ouest. Approche diachronique de la construction du territoire et de la gestion des rapports sociaux en pays Bamanan (Région de Segu. Mali). Thèse d'anthropologie, 1996 (à soutenir).

Cette force singulière de l'élément végétal semble pourtant oubliée lorsqu'on observe la pratique des coupes d'arbre et l'absence de protection de ces mêmes arbres contre les bergers étrangers et les vendeurs de bois. Il semble qu'un lien respectueux entre homme et milieu naturel se soit rompu, sans qu'il soit possible d'incriminer directement l'islam. Toutefois il est évident que l'implantation de l'islam a retiré la sacralité de la surface de la terre pour la consacrer dans une figure divine unique. Par là même, un coup fatal a été porté au respect que les hommes portaient à la nature, et partant à la représentation socio-cognitive de l'homme face à son milieu.

A.2. L'ALLIANCE TUTELAIRE ENTRE HOMMES ET ANIMAUX

II existe selon Mballa Traore une alliance tutélaire entre certains clans et certains animaux, elle aurait pour effet d'éviter l'élimination des espèces et le massacre de la faune. Cette alliance lie les groupes de même patronyme à des espèces animales et végétales. Un grand nombre d'alliances de ce type sont présentes dans la cinquième région et structurent les rapports entre groupes socio-ethniques différents. Elles sont établies sur un pacte de sang liant les hommes d'une façon irréversible. Ces liens de sang ont une profondeur historique. Ainsi le lien sacré entre Peul et Bozo est-il justifié par le fait que les Bozo ont précédé les Peul dans l'occupation de la zone. Par la suite, les Peul ont fait appel à leur pouvoir religieux et mystique afin de chasser les mauvais esprits et d'assurer la tranquillité des animaux et des personnes.

Les liens entre Dogon et Bozo sont fondés sur le même type de rapport lié à une rencontre au cours de laquelle une personne assiste l'autre au point de lui devoir une reconnaissance éternelle. Ainsi le lien Dogon-Bozo est-il établi sur la base d'un mythe bien connu où l'aîné voyant son cadet tenaillé par la faim découpa un morceau de sa jambe en cachette pour le nourrir; le cadet, une fois repu, se rend compte de la plaie de son frère et lui jure fidélité. Cet endo-cannibalisme est commémoré par un lien de sang qui entérine entre des individus non apparentés des rapports de même nature que ceux qui sont tissés par l'alliance matrimoniale consanguine entre cousins croisés. Les groupes sociaux se trouvent apparentés en "instituant une parenté sociale née de la volonté présumée des alliés initiaux de vivre ensemble"119.

119 TRAORE: 1981:258.

Cette alliance tutélaire est assortie d'interdits alimentaires que tous les groupes de même patronyme doivent respecter. Elle crée donc un lien privilégié entre certains clans et certains éléments naturels et devient le garant de leur préservation. Elle semble se perpétuer sous une forme résiduelle car de nombreux informateurs ont affirmé n'être attachés à aucun tènè, interdit. Néanmoins, le lien préférentiel entre serpent et Riimaay'be a souvent été signalé par des individus des autres ethnies. Le principe de cette alliance entre les règnes serait protégé selon M. B. Traore par des gardiens invisibles qui ne manquent pas de sévir contre ceux qui saccagent la faune ou la flore. Si ces êtres semblent avoir "déserté" la surface terrestre, en revanche, le milieu aquatique n'est pas marqué par leur disparition.

A3. LES ETRES DE L'EAU

En zone inondée, les génies de l'eau abondent et ils manifestent des exigences particulières, dont les hommes sont informés en entrant en communication avec eux. Ainsi, existe-t-il dans la région de Konza-Bozo un être invisible qui habite dans une partie de la rizière Tuye-Pondo, son territoire est interdit aux activités et toute transgression entraîne la mort. Dans la plaine de Waradogo-pondo se trouve un être invisible qui tue toute personne qui fait son champ de riz. De même, dans la mare wawrai bagi (pi.), un être invisible n'accepte pas que le riz soit semé dans les champs un vendredi. Il rend l'eau de la mare très claire et très poissonneuse. Dans la mare Nawrai, un autre être refuse qu'on sème du riz le samedi. Cette présence d'êtres invisibles est également reconnue en milieu urbain: «dans une mare située à l'est du quartier Komoguel 1 à Mopti, se trouve un être nommé Pagesuleymane, il donne à l'eau de la mare sa clarté»120..

120 Jennepo KAIMAMA, le 12/12/94.

Les pêcheurs communiquent avec ces entités en leur offrant des sacrifices propitiatoires. Ces sacrifices peuvent être effectués sur les toggere, buttes exondées arborées à l'origine et situées en milieu inondé. Ils sont effectués en des points qui semblent circonscrire la zone de pêche. La responsabilité des sacrifices échoit au maître des eaux, aîné des descendants en ligne agnatique qui ouvre la pêche en plantant la première perche.

Malgré cette reconnaissance tacite de l'existence de génies, c'est exclusivement à l'islam et à Dieu que les autochtones font référence quand on les interroge sur la raison de la sécheresse et de la désertification: «L'homme n'est pour rien dans la sécheresse, c'est Dieu qui l'a voulue. Dieu seul peut être en rapport avec les problèmes que le milieu naturel rencontre, il est aussi l'auteur de la bonne pluviométrie cette année»121. Une autre voix, écho de la majorité des opinions exprimées au cours d'entretiens libres explique: «Dieu est le seul auteur des problèmes que le milieu naturel rencontre; tout ce qui nous arrive est la volonté de dieu»122.

121 T. KASSIBO, 87 ans, Bozo, Toggel m'bewa, leydi Wuro Neema.
122 Kola KATLE, chef de village de Korientze, le 11/12/94.

II convient à ce titre de dégager la position du Coran par rapport au lien existant entre les phénomènes naturels et Dieu, avant d'interpréter l'importance que les populations du delta accordent au pouvoir divin et d'en analyser les conséquences au niveau de leurs comportements écologiques.

B. Un sacre islamique transcendant

Bien que les cultes au dasiri soient encore extrêmement fréquents et que les sacrifices déposés au pied de certains arbres sacrés témoignent d'une certaine immanence de l'invisible, le message coranique apporté par la Diina a fait son chemin et l'homme du delta n'occulte jamais la présence de Dieu et s'incline devant sa toute-puissance qu'il vénère et qu'il pense également subir sur un mode fataliste sans pouvoir parvenir à une prise de conscience écologique effective.

B.1. LA TOUTE PUISSANCE DIVINE

Le principe central de la religion musulmane repose sur l'unicité de Dieu et sa toute-puissance. Le Coran reconnaît l'existence de trois types de créatures: les anges, les jinn, et les hommes. Les anges sont des êtres de lumière, ils sont parfaits et entièrement soumis à Dieu, ils administrent les décisions de Dieu et surveillent les hommes (sourate 35). Les hommes et les jinn peuvent exprimer des intentions contraires à la volonté divine, car ils détiennent le libre-arbitre et tous deux auront à affronter le jugement dernier (sourate 97). Les hommes sont en relation avec les jinn, desquels ils peuvent obtenir un certain nombre de choses. La notion coranique de jinn rejoint donc aisément celle de génie, car les jinn vivent à proximité des hommes et sont invisibles. En cela, l'islam ne marque pas une rupture totale avec la pensée animiste.

Cependant, l'idée d'une création entièrement placée sous la coupe d'un être unique qui a toute puissance sur elle modifie globalement le rapport de l'homme à la terre et aux ressources qui sont ipso facto désacralisées. En effet, dans de nombreuses sourates, Dieu apparaît comme le créateur bienveillant qui a mis à la disposition de l'homme tout ce dont il avait besoin pour croître et prospérer (sourates 15 et 20). Le créateur est le maître de la pluie, grâce à laquelle il vivifie la terre (sourate 2, verset 164) et qu'il fait parvenir aux hommes dans la quantité qu'il souhaite: «nous avons fait descendre sur terre une eau en quantité définie (...) alors que nous aurions été capable de la faire disparaître» (sourate 22).

Cette toute-puissance divine s'exerce également sur les autres éléments, comme le vent (sourate 30, verset 48), de telle sorte que l'homme en vient à penser que la seule action possible est d'implorer Dieu par la prière. Ce mode de pensée est radicalement différent de l'esprit animiste qui, par certaines cérémonies, avait le pouvoir de faire venir la pluie, et qui se situe ainsi dans une optique de maîtrise globale des événements de toute nature par l'homme. En outre, il démobilise les efforts de l'homme qui se sent abandonné de Dieu et impuissant face à un problème qui se règle, pour lui, à l'échelle divine, de telle sorte que l'homme finit par se réfugier dans la prière qu'il croit seule efficace.

B.2. LA SECHERESSE VOULUE PAR DIEU

On a en effet constaté au cours des entreriens que la population de la cinquième région considère Dieu comme auteur et responsable de la sécheresse, et corrélativement, qu'elle se sent elle-même totalement dépassée par ce phénomène. Néanmoins, le rôle de l'homme n'est pas toujours considéré comme inexistant. Si certains défendent l'idée selon laquelle «il n'y a pas de lien entre le comportement de l'homme et la sécheresse»123, d'autres établissent un rapport triangulaire entre les comportements humains, la sécheresse et Dieu. Ils pensent que la sécheresse est une punition divine pour rappeler l'homme à l'ordre. «Si quelqu'un désobéit à Dieu en pratiquant l'adultère, le mensonge, l'excès devant ses proches, le vol. Dieu lui envoie une punition soit sous forme de maladies, soit en rendant difficiles toutes ses actions, soit encore par la sécheresse car l'être humain dès qu'il est bien rassasié oublie vite Dieu»124

123 Mamadou GINDO, Riimaay'be de Wuro Neema, le 18/01/95.
124 B.A. BOKUM, Jallube, 11/12/94 à Mopti.

Cette représentation de la sanction divine liant le sort des hommes au reste de la création s'avère assez proche de certains récits bibliques. Constamment la Bible souligne le lien entre le sort réservé à la terre et la conduite humaine. Déjà après la faute d'Adam, Dieu la maudit (Genèse 3 et 17) à cause de lui. Le déluge résulte de la perversité et de la corruption des hommes (Genèse 6 et 13), la terre paie le prix de leur violence et de leur dépravation. Même lorsque un lien est établi entre le comportement de l'homme et la sécheresse ou la désertification, ce n'est pas son comportement écologique (pratiques de coupe abusive, feux incontrôlés) qui est incriminé, mais son attitude morale face aux hommes et face à Dieu.

Conclusion

Les dimensions politique, cognitive et religieuse alimentent les représentations socio-cognitives du milieu naturel. Elles constituent trois sources d'influence sur la prise de décision des acteurs et jouent de ce fait un rôle considérable dans la gestion des ressources naturelles. Or ces considérations sont souvent éclipsées par des approches trop techniciennes et trop peu soucieuses de comprendre quels sont les fondements de l'action humaine. Ici, au contraire, l'articulation entre le savoir, la décision et l'action nous parait un fait primordial à saisir dans la mesure où la gestion conservatrice des ressources naturelles se heurte à l'incompatibilité des stratégies pluridirectionnelles des exploitants. Celles-ci sont justement alimentées par des représentations mentales qu'il est possible de décrypter et sur lesquelles par conséquent il devrait être possible de travailler par le biais de l'information et de la sensibilisation. C'est à l'étude de ces stratégies et de leur rapport avec les représentations socio-cognitives que nous nous consacrons à présent.

2.2. Les stratégies des acteurs


2.2.1. La notion de stratégie
2.2.2. L'étude des conflits comme lieu d'expression de stratégies antagonistes
2.2.3. Les dysfonctionnements des cadres juridiques et institutionnels


La décision des acteurs constitue le tremplin entre «le construit des représentations» et le passage à l'action; elle initie toute stratégie. Or si la décision subit un certain nombre de contraintes, influencée par un rapport à l'environnement construit socio-historiquement, la stratégie oeuvre à partir de ces contraintes dans le champ des jeux possibles. Nous clarifierons d'abord succinctement la notion de stratégie, puis nous examinerons la panoplie des stratégies en termes d'accaparement des espaces et d'appropriation des ressources apparaissant dans les conflits fonciers. Enfin, nous verrons de quels dysfonctionnements des cadres juridiques et institutionnels ces stratégies témoignent.

2.2.1. La notion de stratégie

L'analyse stratégique rejette dans son principe toute idée de déterminisme social ou culturel. En effet, même s'ils évoluent dans un contexte contraignant sur plusieurs aspects, les acteurs disposent d'un libre-arbitre et d'une marge de liberté définissant l'étendue de leur pouvoir. La stratégie déployée par l'individu n'a de sens que par rapport à un enjeu qui se trouve au centre d'une relation de pouvoir, un lieu de confrontation, que J. P. Olivier de Sardan compare à une arène, en tant que «lieu de confrontations concrètes d'acteurs sociaux en interaction autour d'enjeux communs»125.

125 OLIVIER DE SARDAN: 1995:179.

Ces enjeux peuvent être communs à plusieurs individus qui ont un même intérêt à défendre. Un groupe d'éleveurs peul voudra défendre sa bourgoutière, un lignage bozo tentera d'accaparer une pêcherie. Les groupes stratégiques apparaissent du coup comme «des agrégats sociaux plus empiriques, à géométrie variable, qui défendent des intérêts communs, en particulier par le biais de l'action sociale et politique»126.

126 Ibidem, 79.

Or les actes des individus vont s'inscrire dans un jeu déterminé par certaines règles qui vont restreindre leur marge de liberté. L'organisation socio-politique définit ces règles, en fonction desquelles les groupes stratégiques peuvent développer leur stratégie respective et fournit le cadre structurel d'un système d'action concret. En effet, Michel Crozier et Erhard Friedberg définissent ce dernier «comme un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables, et qui maintient sa structure, c'est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d'autres jeux»127. Le système d'action concret va donc avoir pour effet de limiter le champ des possibles et de conditionner les décisions et leur exécution.

127 CROZIER et FRIEDBERG: 1981:246.

Dans le contexte de la gestion des ressources naturelles, les espace-ressources constituent des enjeux et sont au centre de nombreux rapports sociaux. Par là-même, ils représentent un intérêt stratégique (d'enrichissement, de notoriété, de pouvoir) qui pousse les différents exploitants et usagers à conserver leur patrimoine par tous les moyens, et aussi à s'accaparer ce qui n'en fait pas partie. Les instances d'arbitrage sollicitées pour arbitrer les conflits qui résultent de ces tentatives d'accaparement ne sont ni neutres, ni partiales car elles cherchent souvent à accroître leurs revenus personnels ou à avantager l'un des protagonistes. En fait, trop souvent l'administration et la justice se muent en groupes stratégiques, s'immiscent et compliquent le jeu des rapports sociaux au lieu de le clarifier et de l'arbitrer.

Etudier les conflits nous a permis, d'une part, d'analyser en profondeur les rapports entre les représentations socio-cognitives des espace-ressources et les stratégies qu'elles génèrent en termes d'accaparement d'espace ou d'appropriation des ressources; d'autre part, de saisir la gamme des jeux rendus possibles par le système d'action concret; enfin, d'identifier les dysfonctionnements de la structure régulatrice et les insuffisances du droit face à notre optique de gestion viable des ressources naturelles.

2.2.2. L'étude des conflits comme lieu d'expression de stratégies antagonistes

«Identifier les conflits, c'est aussi un moyen d'aller au-delà de la façade consensuelle et de la mise en scène en direction de l'extérieur que les acteurs d'une société locale proposent souvent à l'intervenant ou au chercheur extérieur»128.

128 SARDAN: 1995:177.

Chez les populations du delta intérieur du Niger prévaut un rapport de nature surtout utilitaire aux espace-ressources, car ces derniers constituent essentiellement un outil de production et par conséquent le moyen de leur survie alimentaire. En outre, la situation économique de survie qui caractérise les unités d'exploitation est responsable de tout l'aspect passionnel que revêtent les conflits fonciers. La terre et les ressources que l'on réussit à s'octroyer concentrent en elles tout l'espoir d'enrichissement des exploitants qui les convoitent. Elles justifient les efforts de production et les stratégies multidirectionnelles des exploitants. L'espace-ressource est donc un espace disputé, convoité.

Chaque individu a en mémoire une "carte mentale"129, c'est-à-dire une représentation de l'espace organisée, référencée. Celle-ci a certains points communs avec la carte mentale conventionnelle, commune à l'ensemble des villageois et dont les repères sont les points focaux, les limites de champ, l'infrastructure pastorale, les espaces de résidence, etc. L'existence de cette carte conventionnelle constitue la condition de possibilité de la vie collective, fondée sur le respect des espaces habités et travaillés par autrui. Néanmoins, l'espace étant un lieu de médiations sociales, un différend quelconque peut donner lieu à une confrontation qui se traduit par un conflit foncier.

129 DOWNS & STEA: 1977 cité par FISCHER: 1992:84.

A l'échelle villageoise, on rencontre plusieurs types de confrontation entre exploitants, parmi lesquels les conflits concernant les prêts de champs abondent. Les conflits portant sur la ressource halieutique sont également de plus en plus fréquents. L'analyse de ces conflits met en évidence deux types de problème: d'une part, celui de l'autorité des maîtres d'eau, souvent contestée et facilement contournable par le truchement d'initiatives individuelles non autorisées; d'autre part, un problème de restriction d'espace dû au désir grandissant de territorialisation des pêcheurs, est lié à une volonté de gestion exclusive individuelle en rapport avec l'éclatement des unités de production. La fragmentation du tissu social a pour corollaire une fragmentation des espaces et une incapacité fréquente à négocier. La relation conflictuelle se pose presque toujours sur le mode purement exclusif, ce qui surprend car les espaces halieutiques ont supporté pendant les années de bonne crue une pluralité d'activités.

Deux raisons psychosociales peuvent être invoquées. D'abord, la volonté marquée d'usurper autrui au lieu de négocier, qui traduit la volonté d'user de la force, de la ruse et non pas de la conciliation. Il parait préférable aux exploitants de renier les accords tacites au lieu de construire une conciliation sur leur base. Ensuite, la fragilité du système social apparaît au grand jour, révélée par la crise des institutions traditionnelles remises en cause par l'idéologie socialiste et par l'éclatement des unités de production. En effet, les maîtrises d'eau sont contestées par les villages riverains, qui sont devenus possesseurs de leur eau, ainsi que par des cadets et tout autre individu que le système traditionnel n'avait pas avantagé. L'accaparement d'une pêcherie est devenu simple et possible à toute personne audacieuse: il suffit de planter des piquets, d'étendre une nasse pour Occuper une pêcherie et pour la contrôler pendant un temps déterminé, celui de réaction des autres exploitants. La stratégie d'emprise peut fonctionner ou pas, dans tous les cas les individus tentent leur chance.

Les conflits concernant le burgu et l'espace pastoral en général sont classés comme relevant de la matrice leydi, dans la mesure où ils nécessitent forcément l'intervention du jowro. Le fait qu'un leydi soit entouré de plusieurs autres leyde donne au jowro de grandes préoccupations, car ses voisins sont souvent devenus des rivaux. Les contours de leydi font souvent l'objet de litiges en raison de la remise en cause des accords historiques passés et ils sont fréquemment suscités par la raréfaction des ressources et la compétition de l'accès aux espaces. Ces litiges ressortent le plus souvent dans le contexte de l'exploitation pastorale et, notamment, lors de la période d'entrée et de sortie des animaux dans les bourgoutières.

Les pratiques pastorales convergent également vers la recherche d'une gestion exclusive des espaces et, simultanément, vers une redistribution des espaces gérés par autrui. Elles mettent en évidence la difficulté de gestion commune d'une ressource nouvelle et la fragilité des rapports interprofessionnels qui se défont dès qu'un élément du contrat change.

La relation interstitielle entre leyde se caractérise par ce rapport permanent à l'autre pouvoir, celui des jowro voisins dont les plaines sont attrayantes. La situation globale est assez tendue et les frontières inter-leydi semblent particulièrement poreuses. Cette porosité est due en partie au fait que les limites sont souvent constituées par des bourgoutières. Le changement climatique ayant modifié la nature des relations de voisinage, chacun entend profiter au maximum des ressources de ses voisins. L'autre cause de porosité est l'absence de bornage qui fait que la carte mentale de chaque jowro peut fluctuer aisément.

Les pratiques expansionnistes à l'oeuvre dans les trois domaines d'exploitation se doublent, particulièrement dans le registre halieutique et agricole, d'une démarche d'exclusion d'autrui, perçu a priori comme un concurrent dans un contexte de restriction de la ressource et de diminution des espaces riches en ressources. Les pratiques expansionnistes peuvent se traduire par: l'empiétement, consistant à mordre un peu sur le territoire voisin; l'envahissement, indiquant une prise de possession physique de l'espace; l'empêchement, consistant à gêner l'accès d'autrui à l'espace ou à la ressource de façon ponctuelle ou prolongée. Face à ces stratégies, la situation est encore rééquilibrable car une organisation appropriée peut gérer la coexistence des exploitants.

En revanche, les manoeuvres conduisant à une gestion exclusive sont l'expulsion physique de l'autre, son élimination pure et simple (menace de mort), le vol et la destruction de la ressource. Ces façons de procéder constituent les moyens ultimes d'empêcher autrui de profiter de la ressource et de s'enrichir à ses dépens. Ainsi, le labour du burgu constitue une perte énorme pour les éleveurs et pour les pêcheurs, car il entraîne une transformation du biotope et nuit à la reproduction du stock halieutique, mais il permet d'augmenter la surface de culture.

Il est clair que, si exister a pour corrélât occuper l'espace, dominer signifie gérer l'espace et empêcher autrui d'y accéder. Ces nouveaux modes de conquête de l'espace sont le reflet d'une situation d'entropie où prévalent des lectures conflictuelles de l'espace. Aux yeux de chaque exploitant, l'autre est un rival potentiel, un voleur de ressources vitales et chacun dispose de moyens propres à sa profession pour marquer l'espace et restreindre l'emprise spatiale des autres exploitants. Ces pratiques, expression de rapports de rivalité et d'hostilité, manifestent la présence d'une crise socio-économique et politique. Ces modes de conquête vont jusqu'à remettre en cause, dans certains cas, la légitimité du contrôle de l'espace par le chef de terre ou le chef de village qui a hérité de cette charge. L'absence de traces concernant les prérogatives de chacun et l'absence de moyens de les maintenir favorisent les stratégies expansives individuelles.

Or, ces pratiques pathogènes comprennent dans leur processus un point de non-retour. Tout d'abord, l'exploitant rival ne peut tolérer ce qu'il considère lui-même comme une déclaration de guerre. Ensuite, le fonctionnement de la société traditionnelle est affecté par la remise en cause permanente de la position de chacun. L'équilibre social se trouve lui-même menacé. L'absence de régulation des rapports homme/espace-ressources est soulignée par l'analyse des conflits fonciers et elle révèle une inadaptation d'ordre socio-politique à gérer la situation présente.

2.2.3. Les dysfonctionnements des cadres juridiques et institutionnels

Les pratiques antagonistes d'occupation de l'espace manifestent deux choses: d'abord, un désaccord sur la gestion des espace-ressources; ensuite, une faiblesse du système juridique en vigueur, qui dissimule le plus souvent un problème social plus général dont le conflit foncier n'est qu'un terrain d'expression.

Si les pratiques expansionnistes auxquelles est soumis l'espace-ressource caractérisent les différents types d'exploitation du milieu, elles affectent néanmoins le fonctionnement de la société à différents niveaux en donnant lieu à des conflits. Ces pratiques sont très souvent renforcées par des luttes d'intérêt politico-administratives qui exacerbent les tensions. Ainsi dans certains conflits fonciers sont mis en exergue l'importance du consensus social et les fortes incidences des luttes politiques. Le rôle joué par l'administration est également très prégnant, car elle a tendance à cautionner le droit étatique et à tourner le dos au droit traditionnel. La justice quant à elle constitue le troisième type d'intervenant dans les affaires foncières, mais à la différence de l'administration, elle se montre plus neutre et plus distante car elle a moins d'intérêts immédiats à défendre.

Le rôle de ces trois types d'intervenants, politique, administratif et juridique, doit être reconsidéré avec soin, car leurs interventions sont nombreuses dans le champ de la résolution des conflits fonciers. En effet, ils passent souvent du statut d'arbitre à celui de "groupe stratégique". De fait, le pouvoir d'arbitrage a tendance à jouer sur sa marge de manoeuvre pour organiser le jeu des rapports fonciers. Celle-ci est d'autant plus grande que les parties en cause ont les moyens financiers de faire rebondir l'affaire. C'est pourquoi, une redistribution des pouvoirs d'arbitrage telle qu'elle émane de la décentralisation (en plaçant des élus à la tête de l'administration territoriale sous le contrôle de l'Etat) devrait permettre d'empêcher la confusion avec des intérêts individuels et la tâche discriminatoire à laquelle elles sont censées répondre.

En revanche, dans le secteur de décision qui leur est imparti, administration et justice manquent d'assise juridique et oscillent entre droit traditionnel et droit étatique sans être certaines que l'un ou l'autre constitue la solution idéale. Toute réflexion sur le droit foncier doit prendre en compte à la fois une connaissance synthétique du système de gestion des ressources naturelles en vigueur, une analyse de ses défaillances et, enfin, une connaissance précise de la structure sociale concernée.

Le jeu des rapports homme/environnement est donc très politisé et déterminé par un cadre juridique, administratif, politique qui met en évidence une certaine impasse juridique. Cette confusion juridique favorise les stratégies multidirectionnelles fondées sur l'intérêt personnel, et souvent indifférentes à l'équilibre du système social. La tâche du droit foncier-environnemental ressort clairement. Elle doit consister en une transformation du système d'action concret en système de gestion viable en étudiant les règles sociales qui sont à l'oeuvre et qui permettent au jeu social de se reproduire avec une certaine stabilité. Ce jeu social constitué de relations de pouvoir doit pouvoir être orienté dans le sens d'une responsabilisation des acteurs, où chacun conserve sa part de liberté.

2.3. La notion de responsabilité chez les acteurs sociaux


2.3.1. Responsabilité et marge de liberté
2.3.2. Les champs d'actions possibles en termes de maintien et d'amélioration de la capacité de régénération des ressources


L'intérêt d'appréhender ici la notion de responsabilité consiste à élucider le rôle que les acteurs sociaux pensent effectivement jouer individuellement et collectivement dans la gestion problématique des ressources naturelles et la conservation de l'écosystème.

Nous avons abordé à l'échelle du leydi Wuro Neema le champ des représentations mentales que les individus construisent sur leur rapport au milieu. Nous avons examiné les liens de transmission de savoir afin de voir s'ils induisaient des changements de comportement. Nous avons également sondé les liens existant entre les idées religieuses et les initiatives de protection ou de conservation du milieu. Dans tous les domaines, nous avons constaté un déficit de responsabilité, dû tantôt au fait que les malheurs écologiques sont imputés à une cause divine, tantôt à l'absence de transmission cognitive. Si nous avons pu conclure à la nécessité d'informer et de sensibiliser les populations, la nécessité d'éveiller les notions de responsabilité et de pouvoir d'action est également impérieuse.

2.3.1. Responsabilité et marge de liberté

La notion de responsabilité «suppose l'engagement personnel, tacite ou explicite, de rendre des comptes le cas échéant à une autorité supérieure. Elle exige deux conditions essentielles: que l'on possède toute sa raison (...) et que l'on soit libre de ses actions (...)»130. Cette définition fait donc ressortir les deux notions philosophiques d'engagement et de liberté.

130 in Dictionnaire de psychologie. Ed. Larousse, 1989, p. 235.

L'engagement implique l'idée de se lier par une promesse (pacte verbal) ou une convention (pacte écrit) et d'entrer dans un réseau de devoirs devant la communauté, tandis que la liberté signifie que cet engagement est volontaire et non pas contraint. En ce qui concerne la notion de marge de liberté, elle prend une certaine ampleur dans le registre de la psychologie de l'action, dans la mesure où l'acteur social n'est pas exempt de contraintes d'ordres divers avec lesquelles il doit composer lors de ses prises de décisions. La marge de liberté se traduit concrètement en termes de possibilités d'action.

2.3.2. Les champs d'actions possibles en termes de maintien et d'amélioration de la capacité de régénération des ressources

Dans le champ de la gestion des ressources, on a pu dégager sept types d'action possibles qui pourront être rattachées à une gamme de positions morales de l'individu face à la gestion des ressources. Dans le premier carré, nous prenons en considération deux attitudes: "conserver" et "organiser" et leurs contraires "porter préjudice à" et "désorganiser ou déstructurer".

Figure n°4: Carré sémiotique n°1

Apparaissent alors quatre modes principaux de rapport au milieu naturel:

- gérer, c'est-à-dire organiser le rapport homme/ressource dans une optique de conservation de la ressource et de pérennisation de ses possibilités de régénération à long terme;

- désorganiser, c'est-à-dire perturber l'organisation homme/ressource tout en pensant conserver le milieu: cette pratique est le fait de la législation nationale qui tente d'imposer un modèle exogène;

- organiser le rapport homme/milieu en portant préjudice à la pérennisation de la ressource: ceci correspond à l'exploitation abusive du bois par exemple, ou du stock halieutique qui ne tient pas compte des difficultés de régénération qu'elle entraîne;

- désorganiser en nuisant au maintien et à la pérennisation des ressources: ce cas de figure correspond par exemple à la démarche administrative qui consiste à rendre l'accès ouvert à tous, moyennant le paiement d'une taxe (permis de chasse, de pêche, de coupe).

Trois autres modalités émergent dans le carré sémiotique suivant, basé non plus sur les contraires, mais sur les opposés:

Figure n°5: Carré sémiotique n°2

Les modes de rapport homme/ressource sont les suivants:

- ne pas organiser le rapport homme/ressource et ne pas chercher à pérenniser la ressource, ce qui revient à pratiquer un prélèvement abusif;

- ne pas organiser le rapport homme/ressource mais manifester un souci de conservation, ce qui revient à exercer un prélèvement contrôlé;

- organiser l'accès à la ressource sans veiller à la régénération de la ressource: gestion à court terme ou à moyen terme non viable.

Ces différentes possibilités d'action peuvent être synthétisées dans le tableau suivant.

Tableau n°8: Le rapport homme/espace-ressource et la conservation des potentialités de régénération des ressources

Types de rapport à l'espace-ressource

soucieux de la pérennisation des ressources

indifférent à la pérennisation des ressources

prejudiciant à la pérennisation des ressources

Rapport organisé

Gestion à long terme

Gestion à court terme (exploitation)

Exploitation abusive

Rapport non organisé

Prélèvement contrôlé

Prélèvement non contrôlé

Prélèvement non contrôlé

Rapport déstructurant

-

-

Législation nationale

II apparaît que l'organisation du rapport homme-ressource liée à l'optique de pérennisation des ressources conditionne la viabilité d'une gestion à long terme, tandis que leur absence mutuelle ne génère qu'un accès désordonné et destructeur à la ressource. Ce dernier aspect est illustré par la législation malienne dont la fonction déstructurante se manifeste à travers la remise en cause des gestionnaires traditionnels et, partant, la disparition du pouvoir de décision des gestionnaires traditionnels.

Pour conclure, la notion de responsabilité peut être réintroduite dans les différentes possibilités d'action que présente le tableau ci-dessus et intégrer le cadre institutionnel tout comme le niveau opérationnel. D'une part, en introduisant des éléments de responsabilité au sein de la réglementation; d'autre part, en redéfinissant les rôles correspondant à chaque maîtrise foncière, le tout visant à restituer aux acteurs sociaux leur pouvoir de décision et d'action et à prendre conscience de leur liberté d'action.

Au sein même de la structure sociale, un certain nombre de facteurs interviennent dans le processus de décision sur la gestion du milieu. Le rapport structural homme-milieu se caractérise donc comme produit d'un conditionnement sur le plan historico-politique, socio-économique. Ce conditionnement agit simultanément sur la représentation socio-cognitive du rapport homme-ressource et sur les stratégies possibles en termes de contrôle de l'espace et d'appropriation des ressources. Ces stratégies se réfèrent elles-mêmes à une construction sociale du problème d'environnement, à la marge de liberté pressentie et à des répertoires d'actions et elles déterminent le jeu des acteurs usagers des ressources.

Partant de ce rapport structural, émerge un système d'action concret qui se matérialise par des relations de pouvoir entre acteurs sociaux (conflits, négociations, alliances) prenant corps dans un cadre organisé institutionnellement et juridiquement. Or ce système d'action concret devrait, pour se constituer en "système de gestion viable", opérer certaines transformations tant sur le plan juridique qu'institutionnel. En effet, dans la mesure où une gestion intégrée appelle à une redéfinition des pouvoirs et des responsabilités des décideurs et des usagers, on ne peut aboutir à un système de gestion viable qu'en transformant le système d'action concret grâce à la redéfinition des règles du jeu social formulée par un droit endogène. Celui-ci se donne pour objectif de caractériser différemment le rapport homme/espace-ressource et, partant, de déterminer à nouveau la marge de liberté des acteurs sociaux.

En ce sens, le droit peut être considéré comme un levier. De fait, l'association de l'anthropologie de l'environnement et du droit de l'environnement donne naissance au concept de foncier-environnement et à un outil dont la vocation est de réaliser cette transformation d'un système d'action concret en système de gestion viable.

Conclusion

Le concept heuristique de foncier-environnement est donc le fruit d'une approche intégrée, prenant en compte tous les facteurs ayant un rapport avec la ressource de telle sorte que nous le concevons de la façon suivante:

Le concept de foncier-environnement définit le rapport de l'homme à son environnement par un système d'interrelations entre d'une part les sphères de l'action sociale» individuelle et collective (l'organisation politique, sociale, le sacré131, le religieux132) et d'autre part les dynamiques écologiques. Le produit de ces interrelations fournit un cadre circonstanciel, caractéristique de chaque type de société, constituant un système d'action concret. Partant de ce produit systémique, te droit organise des rapports d'exploitation et de gestion des ressources naturelles dans une perspective de conservation à long terme des écosystèmes.

131 La nature de ses relations avec l'invisible.
132 L'organisation sociale qui sous-tend ces rapports.

Ce développement conceptuel bâti par une reflexion sur les transformations réalisables au sein du système d'action concret n'est possible qu'à la suite de l'émergence d'un droit endogène. Ces transformations ont pour objectif principal l'adaptation des formes de contrôle social à la nécessité de gérer les ressources d'une façon viable et la modification des jeux qui commandent les rapports sociaux et conduisent, comme cela est apparu dans l'analyse des conflits fonciers, à des dysfonctionnements.

La conservation des écosystèmes se fonde sur un droit foncier de l'environnement impliquant tous les acteurs à des niveaux différents. La législation nationale forestière et halieutique, reprise et adaptée localement, se greffe et se fonde dans la dynamique foncier-environnementale dont elle fait partie. Le concept foncier-environnement ainsi défini permettra d'aboutir à un outil de gestion des ressources naturelles renouvelables et de conservation des écosystèmes.


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