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Les vertus médiatiques de la confrontation
par Bernard Cassen*

Le Monde diplomatique, au nom duquel je m'exprime, n'est pas représentatif des grands médias, qu'il s'agisse de la presse écrite ou audiovisuelle. Bien que notre journal soit traduit dans une douzaine de pays, dans neuf langues, nous incarnons un journalisme un peu particulier, à contre-courant des modes et des idées dominantes. Un journalisme qui dit "non" à la pensée unique, expression que nous avons été les premiers à utiliser en France.

Ce que je voudrais dire d'emblée, puisque la première intervention m'a été confiée, c'est que la tâche consistant à promouvoir l'information du grand public sur le développement rural et la sécurité alimentaire - deux des mots clés de notre conférence - relève presque de la mission impossible dans le système médiatique international. Pour ce qui est du rôle des femmes, en revanche, c'est peut-être plus facile que pour celui des hommes : il est, en effet, politiquement et médiatiquement "correct" de faire mention des femmes. Vous verrez que, dans les rapports des grandes institutions internationales, on trouve rituellement une rubrique "femmes", comme d'ailleurs une rubrique "développement durable", ne serait-ce que pour mémoire. C'est d'ailleurs le plus souvent une simple façon de se débarrasser du sujet sans vraiment le traiter.

Pour illustrer mon propos, je vais maintenant essayer d'identifier rapidement quelques obstacles qui rendent particulièrement difficile la tâche à laquelle vous voulez vous consacrer. Je suggérerai également un moyen de lui donner de la publicité.

Le premier obstacle, qui va bien au-delà du thème que nous traitons, c'est le déclin de l'international dans l'information générale. Les grands médias audiovisuels et la majorité de la presse écrite ne s'intéressent vraiment à l'étranger - hormis les pays immédiatement limitrophes et les Etats-Unis - que lorsqu'éclatent des crises, des guerres ou que surviennent des catastrophes. En témoignent la diminution du nombre de correspondants étrangers, tout comme l'espace ou le temps d'antenne réservés à l'international. Alors que, par ailleurs, on ne parle que de mondialisation...

Deuxième obstacle, le désintérêt pour la notion même de développement. On le mesure, en particulier, à la chute du volume de l'aide publique au développement, que vous êtes bien placés ici, à la FAO, pour connaître. C'est là une des conséquences des changements géopolitiques provoqués par la disparition de l'Union soviétique : il n'existe plus qu'un seul monde, du point de vue idéologique, le monde du marché. La majeure partie de l'ex-tiers-monde ne constitue plus un enjeu pour personne. On s'en rend bien compte à la manière dont les médias ignorent certaines guerres, notamment en Afrique, car les pays concernés ne sont plus susceptibles de basculer d'un "camp" dans un autre, ou ne détiennent pas de matières premières stratégiques. Ils n'intéressent donc plus grand monde.

Mais l'obstacle le plus important, à mon avis, c'est l'hégémonie de l'idéologie ultra-libérale dans les grandes institutions internationales, une idéologie que les gouvernements nationaux mettent en pratique bien plus souvent par obligation - ce sont les fameuses "conditionnalités" - que par conviction. Quand je parle des institutions internationales qui comptent, je ne parle malheureusement pas de la FAO ou de l'OMS, je parle du FMI, de la Banque mondiale, de l'OMC et de l'OCDE. Dans ces institutions, les termes de "sécurité alimentaire" et de "développement rural", lorsqu'ils sont employés, font figure de parents pauvres. On y parle beaucoup plus volontiers de "libéralisation": libéralisation des mouvements de capitaux, libéralisation du commerce, libéralisation de l'investissement.

Prenons le cas de la sécurité alimentaire, qui est évidemment au coeur de notre réflexion. Cette sécurité est totalement contradictoire avec l'ordre du jour projeté de la prochaine conférence ministérielle de l'OMC qui aura lieu à Seattle à la fin du mois de novembre. Il y sera notamment question de "libéraliser" davantage les échanges agricoles, c'est-à-dire de donner satisfaction aux grands pays agro-exportateurs, alors qu'il faudrait protéger, y compris par des tarifs douaniers élevés, les cultures de subsistance des pays les plus pauvres. Car la sécurité alimentaire, cela signifie d'abord le droit des peuples - aux niveau national ou régional - à se nourrir eux-mêmes et à ne pas dépendre des aléas du marché. La libéralisation de l'agriculture a l'effet exactement l'inverse : produire pour l'extérieur - car il faut des devises pour rembourser les intérêts de la dette -, donc produire ce que l'on ne consomme pas, et consommer - quand on consomme - ce que l'on ne produit pas et qui arrive sur le territoire à des prix de dumping.

Or les gouvernements qui se prononcent ici, à la FAO, en faveur de la sécurité alimentaire vont très probablement se prononcer à Seattle pour la libéralisation des échanges agricoles. Certes ce ne sont pas les mêmes ministres qui siègent dans les deux enceintes. Et ceux chargés des finances ou du commerce extérieur ont infiniment plus de pouvoir que ceux chargés de l'égalité des chances entre les hommes et les femmes ou du développement rural. Il faut aussi reconnaître qu'ils sont aussi soumis à de fortes pressions de la part des institutions financières internationales et des bailleurs de fonds en général. Ce sont eux qui donnent le ton, et tant pis pour la cohérence... Il ne faut donc pas s'étonner que les grands médias, le plus souvent aux mains de puissants groupes financiers et industriels qui tirent profit de toutes les libéralisations, ne se passionnent guère pour des concepts aussi exotiques ou archaïques à leurs yeux que la sécurité alimentaire ou le développement rural.

D'autant que les concepts sont difficiles à mettre en images ou à concrétiser par l'écrit. Il faut des circonstances exceptionnelles pour leur donner vie. C'est ce qui s'est passé récemment en France, grâce à l'action exemplaire menée par des agriculteurs membres de la Confédération paysanne : ils ont démonté (et non pas saccagé comme cela a été dit) un McDonald's - symbole de la mondialisation sous l'égide des Etats-Unis - pour protester contre l'accord donné par l'OMC à l'imposition par Washington de taxes de 100 % sur des produits européens, du fromage de Roquefort en l'occurrence, en représailles contre le refus de l'Europe d'importer du boeuf aux hormones. L'Europe refuse depuis dix ans de produire de la viande aux hormones, au nom du principe de précaution. Alors pourquoi en importerait-elle? Mais pour les Américains et, malheureusement aussi pour les Canadiens, le droit d'exporter passe avant toutes les considérations, sanitaires ou autres. Et bien, ces membres de la Confédération paysanne ont réalisé une opération pédagogique extraordinaire : ils ont montré à l'opinion française en général le rapport direct entre l'OMC et ce que l'on a dans l'assiette. Et cette action a eu un formidable impact médiatique.

Les médias, en effet, aiment les confrontations. C'est à nous, c'est à vous d'identifier les "bons" terrains d'affrontement, ceux qui ont le plus de vertus didactiques, et ils sont nombreux. Je peux vous garantir que si, par exemple, la FAO déclarait solennellement que ses objectifs sont contradictoires avec ceux de l'OMC, elle ferait immédiatement parler d'elle. Elle aurait ainsi l'occasion d'expliciter ses objectifs de sécurité alimentaire et de développement rural, et du rôle majeur que peuvent jouer les femmes pour les atteindre. Croyez bien que ce n'est pas une boutade de ma part. En dénonçant les plans d'ajustement structurel du FMI et de la Banque et en refusant les projets insensés de libéralisation de l'OMC, non seulement vous feriez preuve de cohérence intellectuelle, mais vous mettriez enfin sur la place publique des problématiques qui constituent la raison d'être de votre organisation.

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