C 2001/INF/9


Conférence

Trente et unième session

Rome, 2 - 13 novembre 2001

Vingt et unième discours en l'honneur de
Frank L. McDougall

DISCOURS EN L'HONNEUR DE FRANK L. McDOUGALL PRONONCÉ PAR PATRICIO AYLWIN, ANCIEN PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE DU CHILI À L'OCCASION DE LA SESSION INAUGURALE DE LA TRENTE ET UNIÈME SESSION DE LA CONFÉRENCE DE LA FAO

QU'EN PENSERAIT FRANK McDOUGALL?

Monsieur le Directeur général,
Mesdames et messieurs les délégués,
Mesdames et messieurs,

  1. Tout d'abord, je voudrais remercier le Directeur général, Monsieur Jacques Diouf, de m'avoir généreusement invité à prononcer le traditionnel discours en hommage à

Frank Mc Dougall, à l'occasion de la trente et unième session de la Conférence de l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture. Je suis particulièrement flatté de cet honneur, qui traduit combien la collaboration de mon pays avec la FAO est appréciée.

Collaborateur de la Société des Nations dans le domaine de la santé publique,

Frank Mc Dougall a été parmi les premiers à évoquer, il y a plus de soixante ans, la relation entre santé des collectivités, alimentation humaine, développement de l'agriculture et politiques économiques. Se référant à l'appel du président Roosevelt pour les Quatre libertés, dont celle «d'être libéré du besoin partout dans le monde», liberté «à la portée de notre temps, de notre génération», comme l'avait précisé Roosevelt en 1941, McDougall avait évoqué la possibilité de garantir à l'humanité un régime alimentaire approprié lui garantissant une bonne santé. Il avait calculé que, pour atteindre cet objectif, il était nécessaire de doubler les approvisionnements alimentaires mondiaux, ce qui impliquait pour les grandes puissances de l'époque non seulement de garantir une alimentation suffisante pour leur propre population, mais également d'apporter une aide financière et technique aux pays moins développés, afin qu'ils puissent assurer l'essor de leur agriculture et garantir une alimentation adéquate à leur population.

Ces assomptions ont servi de fondement à la Conférence des Nations Unies sur l'alimentation et l'agriculture, qui s'est tenue à Hot Springs en mai 1943. La résolution XXIV de cette conférence porte sur la « réalisation d'une économie d'abondance ». Outre le fait d'assurer, entre autres évidences, que « la pauvreté est la principale cause de la faim et de la malnutrition », que « l'établissement d'un système permettant le plein emploi des ressources humaines et matérielles, basé sur une saine politique sociale et économique, est la première condition d'un accroissement général et progressif de la production et du pouvoir d'achat » et que « les tarifs douaniers et autres obstacles au commerce international, ainsi que les fluctuations anormales des changes, tendent à restreindre la production, la répartition et la consommation des denrées alimentaires et autres produits », cette résolution recommandait aux gouvernements et autorités représentés à cette conférence une série de mesures visant à concrétiser «leur désir d'obtenir délivrance de la faim pour tous les peuples, dans tous les pays».

Dans la foulée de la conférence de Hot Springs, la commission intérimaire des Nations Unies sur l'alimentation et l'agriculture a vu le jour. À son tour, cette commission a pavé la voie à l'Acte constitutif de la FAO, dont la première conférence s'est déroulée du 16 octobre au 1er novembre 1945. J'estime qu'il est légitime et tout à fait indiqué, en prélude à la trente et unième conférence de la FAO, d'évoquer avec gratitude et admiration la participation particulièrement fertile de Frank McDougall en ce qui concerne la conception, la raison d'être et la création de cette institution. Dans le cadre de cet hommage, j'ai jugé qu'il serait bon de se demander ce que penserait Frank McDougall de la situation dans laquelle se trouve l'humanité, en matière d'agriculture et d'alimentation, à l'aube de ce troisième millénaire, soixante six ans après la naissance de la FAO.

  1. Pour répondre à cette question, il convient de se rappeler qu'il y a cinq ans, en novembre 1996, alors qu'ils étaient réunis à Rome à l'invitation précisément de la FAO, les chefs d'État et de gouvernement de la majorité des pays du monde, ou leurs représentants, sont convenus solennellement de la «Déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale» et d'un «Plan d'action sur l'alimentation». Ils se sont engagés à adopter les propositions qui y figurent et à apporter l'appui nécessaire pour garantir leur réalisation.

En substance, les parties prenantes ont affirmé le droit à l'alimentation, qu'elles se sont engagées à faire respecter, et qui est défini comme le «droit de chaque être humain d'avoir accès à une nourriture saine et nutritive conformément au droit à une nourriture adéquate et au droit fondamental de chacun d'être à l'abri de la faim». En outre, ils ont déclaré qu'ils estimaient «intolérable que plus de 800 millions de personnes dans le monde et, plus particulièrement, dans les pays en développement, n'aient pas une nourriture suffisant à leurs besoins nutritionnels essentiels». Ils ont proclamé leur volonté politique et se sont engagés à faire l'effort nécessaire pour  «éradiquer la faim dans tous les pays et, dans l'immédiat, de réduire de moitié le nombre des personnes sous-alimentées», c'est-à-dire quatre cents millions en «2015 au plus tard». En vue de concrétiser leurs intentions, ils ont assumé sept engagements spécifiques relatifs aux objectifs à atteindre et se sont fixés des mesures à adopter pour atteindre le but fixé.

Sur ces vingt années que se sont fixées les responsables politiques mondiaux pour accomplir cette tâche, cinq se sont déjà écoulées. De combien nous sommes-nous rapprochés de notre but ?

Selon une publication de la FAO datant de janvier 2001 et portant sur le «Sommet mondial sur l'alimentation : cinq ans après», qui était prévu dans quelques jours, mais a été annulé, les informations recueillies et analysées jusqu'à présent montrent que «la diminution moyenne du nombre de personnes sous-alimentées dans le monde estimée à huit millions par an dans les années 1990 est nettement inférieure à la moyenne de vingt millions par année nécessaire pour atteindre l'objectif fixé en 2015». Si la diminution du nombre de personnes souffrant de la faim se poursuit à ce rythme de huit millions par an, il faudrait un siècle pour débarrasser l'humanité du fléau de la faim. Cette constatation suffit à prendre conscience de l'échec retentissant que signifierait pour l'humanité notre incapacité à renverser rapidement la tendance.

Or cette réalité, inacceptable d'un point de vue éthique et incompréhensible d'un point de vue politique, est d'autant plus paradoxale et brutale que «l'une des grandes réussites du siècle dernier a été la production d'une nourriture suffisante non seulement pour satisfaire les besoins d'une population qui a doublé, passant de 3 à plus de 6 milliards d'habitants entre 1960 et 2000, mais aussi pour assurer une meilleure nutrition, l'ingestion alimentaire quotidienne moyenne passant de 2 250 kcal à 2 800 kcal par personne au cours de la même période», comme l'indique un rapport du Comité de la sécurité alimentaire mondiale dont vous prendrez connaissance lors de cette conférence. Fort pertinemment, ce rapport mentionne que le fait que «la faim ait pu coexister à grande échelle avec un approvisionnement alimentaire global plus que suffisant» est «inacceptable».

  1. Nous ne devons, ni ne pouvons ignorer le découragement que ces résultats engendrent. Alors que le taux de sous-alimentation baisse légèrement dans les pays en développement les plus avancés, il ne cesse de se détériorer, de manière alarmante, dans les pays les moins développés d'Afrique, d'Amérique centrale, des Caraïbes et du Proche-Orient. Et ce, malgré la hausse des approvisionnements alimentaires à l'échelle mondiale, rendu manifeste par l'augmentation constante des stocks de produits vivriers de base, aussi bien dans les pays développés que dans certains pays en développement.

Par conséquent, il ne suffit pas simplement d'augmenter la production agricole dans les pays en développement pour tenter de trouver une solution au fléau de la faim. Le problème est plus complexe. Il a pour nom : faiblesse des revenus, chômage et niveau élevé chronique de la pauvreté. Comme le signale le scientifique indien M.S. Swaminathan: «La sécurité alimentaire s'exprime mieux en millions d'emplois créés qu'en millions de tonnes d'aliments produites»1.

Les programmes d'ajustement macro-économiques imposés par les organismes multilatéraux de crédit international avaient laissé entrevoir l'espoir d'une amélioration considérable des conditions économiques dans lesquelles évoluent les populations les plus démunies. Mais les chiffres de la Banque mondiale montrent que les progrès sont rares et que la lutte contre la pauvreté a subi un recul.

Le nombre total de personnes disposant de moins de un dollar des États-Unis par jour n'a que légèrement fléchi, passant de 1,321 milliard en 1990 à 1,214 milliard en 1998. Ce léger recul est principalement dû au rôle positif joué pendant cette période par les pays de l'Est asiatique et du Pacifique, où le nombre de personnes vivant en dessous de ce seuil a diminué de près de 200 millions. Dans toutes les autres régions, à l'exception du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, le nombre de personnes vivant dans la pauvreté a connu une hausse considérable.

En Amérique latine et aux Caraïbes, des études effectuées par la CEPALC permettent le constat suivant : le nombre de personnes vivant dans la pauvreté a augmenté au cours des années 90, passant de 196 millions à 224 millions. On assiste au maintien, voire à l'augmentation du nombre de cas de « pauvreté extrême », de discrimination ethnique, de ségrégation géographique et de violence. Enfin, la majeure partie des créations d'emploi relève de l'économie informelle et, dans plusieurs secteurs, les salaires sont inférieurs à ceux de la décennie précédente. Soit autant d'entraves au développement de nos pays où la paix sociale se trouve par conséquent gravement menacée, ce qui est scandaleux d'un point de vue moral.

D'autre part, la répartition des revenus, lorsqu'elle n'a pas régressé, demeure scandaleusement déséquilibrée. Le cinquième de la population mondiale vivant dans les pays riches bénéficie de revenus 74 fois supérieurs à celui du cinquième le plus pauvre du monde. Alors qu'aux Amériques, seuls la Bolivie, le Mexique, le Honduras et l'Uruguay ont bénéficié d'une légère amélioration de la répartition des revenus, la situation a stagné, voire s'est dégradée, dans le reste du sous-continent, où les niveaux étaient déjà les plus inégaux du monde.

Ces chiffres, ainsi qu'une observation attentive des tendances mondiales des années 90, illustrent un phénomène croissant de marginalisation des grandes majorités nationales en ce qui concerne les bénéfices du développement, la répartition régressive des revenus, et une concentration croissante du pouvoir économique dans quelques pays et quelques grandes entreprises. Ce phénomène s'est traduit par une hausse marquée des migrations des zones rurales vers les zones urbaines et vers les pays développés, comme cela se voit de manière flagrante dans les grandes villes. Et cela montre bien qu'aujourd'hui, nous assistons à la mondialisation de la pauvreté.

  1. Notre époque regorge de contradictions.

Dans les années 90, les bouleversements technologiques ont eu des répercussions considérables à l'échelle mondiale. Bouleversements dont l'expression la plus flagrante est le phénomène vertigineux de la mondialisation dans les domaines de l'économie, de la culture et de la communication.

À l'échelle économique, on a observé une croissance accélérée des échanges internationaux et une hausse accrue des investissements étrangers directs. Mais l'expansion des flux de capitaux financiers est encore plus spectaculaire. Chaque jour, plus de un milliard de dollars transitent sur les marchés des changes et les marchés financiers internationaux.

Intensification des flux commerciaux, essor financier, recrudescence des innovations techniques. Autant de facteurs grâce auxquels on espérait une croissance économique plus rapide dans le monde, une augmentation du nombre d'emplois productifs et un recul de la pauvreté. On nous dit également que le fossé entre riches et pauvres, que l'on parle de personnes ou de pays, devrait se combler. Grâce à ce que les experts appellent la convergence des niveaux de revenus et de bien-être.

Et pourtant, des preuves irréfutables nous montrent que la justice sociale et l'égalité économique ont régressé dans de nombreuses régions au cours des vingt dernières années. L'Afrique, l'Asie et l'Amérique latine stagnent ou ont connu des essors ponctuels suivis de graves crises financières. Aujourd'hui, nous savons avec certitude que les répercussions de ces crises, particulièrement régressives, se feront sentir à long terme.

Ma région d'origine, l'Amérique latine, a mis en œuvre des réformes structurelles en profondeur, en particulier dans les années 90. Elle a suivi à la lettre la plupart des recommandations de ce que l'on a appelé le Consensus de Washington. Et c'est sans retenue qu'elle s'est lancée dans cette entreprise, car elle croyait en l'orthodoxie économique. Il s'agissait de faire entièrement confiance à la liberté des marchés pour qu'il y ait création de richesse et amélioration du bien-être. Mais l'Amérique latine a connu une croissance plus lente dans les années 90 qu'entre 1950 et 1980 (moins de 3 pour cent par an ces dix dernières années par rapport à une moyenne de 5,5 pour cent entre 1950 et 1980). En outre, la répartition des revenus, lorsqu'elle n'a pas simplement régressé, est demeurée scandaleusement inégale.

Qu'est-ce qui ne va pas ?

À mon avis, au cœur du problème, il y a le fait que la recette de l'orthodoxie néolibérale est entachée de nombreux défauts. Elle est appliquée de la même façon à des pays qui en sont à des stades très divers de développement. De la même façon, qu'un pays soit plongé dans la récession ou en plein essor financier. De la même façon, quel que soit le contexte politique, économique et social.

On nous a dit qu'on voyait le bout du tunnel. Qu'il n'y avait qu'une façon, unique et absolue, de diriger une économie. Idéologie poussée à l'extrême exaltant le néolibéralisme et l'omnipotence du marché, cette vision des choses est fondamentalement erronée. Elle est au cœur même de certains des maux les plus graves dont nous souffrons. L'égalité fait défaut, la croissance n'est que médiocre. Nous vivons dans un environnement où l'instabilité règne en maître et où les incertitudes sont légions.

Bien sûr, grâce aux innovations techniques, tant attendues, le monde n'est plus aussi grand et se transforme en «village global». Mais, paradoxalement, les distances entre pays riches et pays pauvres augmentent, tout comme se creuse le fossé entre pauvres et riches au sein d'un même pays. Je le répète: nous assistons à la mondialisation de la pauvreté.

  1. Qu'a fait la communauté internationale face à cette situation? De toute évidence, les efforts accomplis ces dernières années ne suffisent pas, en témoigne la situation que je viens d'évoquer.

Les graves déséquilibres macro-économiques qui ont frappé le monde en développement dans les années 70 et 80 ont forcé de nombreux pays, sous l'impulsion des organismes multilatéraux de crédit et de financement international, à corriger ces tendances de manière radicale. Mais ils ont alors tenté de mettre en œuvre des mécanismes d'ajustement privilégiant des solutions économiques, souvent extrêmes, aux dépens d'ajustements incorporant des variables humaines et sociales et une meilleure compréhension de la capacité de réponse limitée des marchés, et ce, sans orientation pertinente de la part des autorités nationales et internationales. Ces décisions ont entraîné des crises financières coûteuses, comme l'ont démontré avec clairvoyance et profondeur les nouveaux récipiendaires du prix Nobel d'économie, notamment Joseph Stiglitz, qui en a étudié les conséquences, particulièrement néfastes, pour les pays en développement.

L'un des secteurs particulièrement touchés par la mondialisation est celui du commerce international. Combien de produits utilisés dans chacun de nos pays incorporent des biens et services issus d'autres coins du monde ? Ce phénomène n'est pas nouveau. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, le commerce international croît plus fort que le PIB de l'ensemble des pays. Entre le milieu des années 40 et la fin des années 90, le taux de croissance de la production mondiale annuelle a doublé grâce à l'expansion du commerce extérieur. Cette tendance a été favorisée par l'existence du GATT, puis, par les négociations du cycle d'Uruguay et de l'OMC. L'expansion commerciale a été particulièrement importante pour les entreprises. Dans les années 90, l'accroissement du commerce par rapport à la production s'est encore accentué. La hausse annuelle de 2,5 pour cent du produit mondial s'est accompagnée d'une hausse de 7 pour cent du commerce mondial. Cependant, ce dynamisme commercial ne concerne pas la majorité de ce que nous produisons. Seul un cinquième de la production, soit un dollar sur cinq de ce qui est produit dans le monde, traverse les frontières.

Qui plus est, dans le cas des pays développés, une grande partie des échanges s'effectue entre voisins associés dans le cadre d'un processus d'intégration régionale. Au sein de l'Union européenne, 63 pour cent des exportations sont destinées aux 14 autres pays membres, alors que les 37 pour cent restants sont exportées vers les 180 autres pays du monde. Dans le cas de l'Amérique du Nord (Canada, États-Unis et Mexique), plus de la moitié des exportations sont destinées aux deux autres partenaires de l'Accord de libre échange nord-américain. Ce qui montre bien que la géographie joue encore un rôle prépondérant et que les pays en développement en profitent peu. Trop peu. Cela nous montre également que la mondialisation peut être plus équitable et équilibrée, si nous développons, renforçons ou créons des institutions régionales ou sous-régionales adaptées à nos réalités, susceptibles de jouer un rôle d'intermédiaire entre les organisations mondiales et nationales. C'est ainsi que nous pourrons mieux faire entendre notre voix, défendre nos intérêts légitimes et coopérer en vue du développement réciproque de nos pays.

Une des solutions traditionnelles pour combattre l'inégalité à l'échelle internationale, déjà évoquée dès les premières années de l'après-guerre, est l'aide officielle au développement apportée par les pays les plus riches et les organismes multilatéraux. Malgré les engagements soutenus de ces pays, l'aide au développement a chuté, passant de 0,33 pour cent du PIB des pays à revenus élevés en 1992 à 0,24 pour cent en 1999. Ce qui signifie une baisse d'un quart, rien de moins, au lieu de la hausse de 0,7 pour cent escomptée.

Mais à l'heure actuelle, les nations les plus avancées ont signalé l'importance de proposer des débouchés commerciaux plutôt que des ressources en matière de coopération au développement. Or, ces débouchés se font attendre. Non seulement ces pays ne cessent de renforcer la protection de leur secteur agricole et rural, aux dépens des débouchés commerciaux des pays en développement qui pourraient en tirer bénéfice, mais ils maintiennent également des tarifs douaniers de plus en plus élevés selon le degré d'industrialisation des produits de base, entravant ainsi le développement de ces pays.

L'expansion du commerce a eu lieu, en partie, sous la houlette de l'Organisation mondiale du commerce (OMC, ex-GATT). De plus en plus, et notamment lors de la dernière série de négociations du cycle d'Uruguay, un « nivellement normatif » strict a été établi, permettant la mise en place de règles plus uniformes pour les pays en développement par rapport aux pays industrialisés. Malheureusement, il s'agit de « normes nivelées » conçues pour des pays connaissant des « déséquilibres productifs » considérables, ce qui entraîne d'appliquer un traitement identique dans des cas distincts. Ainsi, encore une fois, une idée néolibérale a été mise en œuvre arbitrairement, ce qui rend la tâche particulièrement ardue pour les pays en développement souhaitant créer de nouvelles capacités productives, diversifier leurs exportations et renforcer leur capacité à générer un nombre plus important d'emplois productifs. Pour qu'il y ait développement équitable, il faut garantir des avantages comparatifs et renforcer la compétitivité, grâce à une amélioration des revenus, en se fondant par exemple sur l'expérience réussie du développement en Asie de l'Est au milieu des années 60 et 90. Trop souvent, la recette néolibérale entraîne une compétitivité bâtarde, fondée sur des salaires de misère.

Les espoirs suscités pour le monde rural par les accords de l'Organisation mondiale du commerce ont été frustrés. L'accord négocié, entre quatre murs, par les principales puissances mondiales, a permis aux pays développés de maintenir des niveaux élevés de protection agricole (tarifs douaniers, quotas et autres barrières à l'importation de produits originaires des pays en développement) et de bénéficier d'une hausse substantielle des aides au secteur agricole et rural nationaux des pays de l'OCDE (depuis la signature de l'accord, les subventions ont enregistré une hausse de 8 pour cent, soit un total de 363 milliards de dollars des États-Unis). Dans ces conditions, comment continuer à promouvoir une augmentation soutenue de la production agricole dans les pays en développement si les marchés se ferment à cette production ? Trop souvent, ce phénomène se traduit par une aggravation de la pauvreté dans les zones rurales, en raison du surapprovisionnement des marchés nationaux, qui a des répercussions négatives sur les revenus des agriculteurs, et notamment ceux des plus démunis d'entre eux.

De leur côté, les pays en développement n'ont pas donné la priorité nécessaire aux stratégies de renforcement de la sécurité alimentaire et n'ont pas privilégié un développement axé sur l'intégration et la création d'emplois. C'est pourquoi, malheureusement, les vœux pieux de la communauté internationale et les engagements pris lors de ce type de rencontres ne se sont pas concrétisés jusqu'à présent et n'ont pas permis d'améliorer les conditions de vie des millions de personnes qui souffrent encore de la faim et de la pauvreté.

  1. Que faire ?

L'expérience nous montre qu'une liberté économique débridée ne garantit pas la justice dans les relations entre parties déséquilibrées, car dans ce cadre, le plus fort impose ses propres conditions au plus faible. Dans ce type de situation, il faut explorer les voies qui mènent au bien commun. Un bien commun qui a été défini comme étant «l'ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu'à chacun de leurs membres d'atteindre leur perfection, d'une façon plus totale et plus aisée». Et c'est là la raison d'être et l'objectif de l'État: la promotion et la garantie du bien commun. Commun à l'ensemble, et commun à toutes les parties constituantes : à la société dans son ensemble et à chacun de ses membres.

Il s'agirait d'accepter que la liberté des marchés n'est pas un dogme inamovible, comme le postule le néolibéralisme, mais qu'elle admet des limites en raison du bien commun. En elle-même, cette liberté ne suffit pas à garantir le bien commun, car dans les relations libres entre parties inégales, le plus fort impose ses conditions et le plus faible ne peut faire autrement que se soumettre.

Avec une croissance médiocre, une équité en régression et une stabilité réelle négative, l'économie montre clairement qu'il est urgent, d'un point de vue éthique et politique, de rectifier le tir. Il faut intensifier les efforts à l'échelle nationale et réformer nos économies, pour les moderniser, afin de propager le progrès économique et social et les droits de l'homme dans tous les secteurs des pays en développement. Mais, de toute évidence, il faut parallèlement réformer les réformes que les entités économiques et financières internationales ont préconisé et imposé aux nations.

La mondialisation n'est pas seulement une question de chiffres. C'est une réalité bien tangible. Une réalité qui se construit grâce aux actions de l'être humain, notamment grâce aux politiques du secteur public. Paradoxalement, en ces temps de mondialisation, certains des traits fondamentaux d'une conduite avisée des affaires mondiales plus complète et plus équilibrée se sont estompés. Ainsi, l'appui des pays riches aux pays en développement est plus faible aujourd'hui, alors que le besoin se fait plus que jamais sentir. Les flux de capitaux spéculatifs transitent aujourd'hui sans être contrôlés comme ils le devraient en raison de l'expansion considérable du volume des capitaux volatiles. Il faut que nos actions soient mieux définies, plus efficaces et indépendantes des intérêts sectoriels, et ce, aussi bien à l'échelle nationale, que régionale et internationale. L'objectif principal est d'éviter les crises financières et commerciales qui se propagent, telles une épidémie, dans le monde entier.

Comme l'a constaté à maintes reprises Michel Camdessus, ancien directeur général du Fonds monétaire international, que personne ne peut taxer de tendances socialistes, « à la main invisible du marché, il faut ajouter la main forte de la justice de l'État et la main de la solidarité ». J'estime que cette vision est absolument indispensable pour concilier développement et exigences dictées par l'éthique. Il s'agit de chercher, et de trouver, des chemins efficaces pour faire en sorte que le développement ne soit pas perçu uniquement comme un processus de croissance économique, avec une augmentation des biens au-delà des besoins, mais comme un processus plus élevé d'amélioration de la qualité de vie de tous les êtres humains.

La liberté est une caractéristique intrinsèque de la dignité humaine, mais comme nous ne vivons pas isolés et que nous ne formons pas des univers distincts, mais que nous vivons ensembles, la seule façon d'assurer la liberté de tous est de faire en sorte que la liberté de chacun soit compatible avec celle des autres et que, en définitive, la justice prévale. Sans règles, la loi du plus fort étoufferait implacablement les plus faibles et nous serions dominés par la violence, l'arbitraire ou le chaos.

D'un autre côté, la Déclaration universelle des droits de l'homme et les documents connexes, approuvés solennellement par toutes les nations du monde par l'intermédiaire de documents qui constituent la Carta Magna de la cohabitation humaine, parachèvent le droit de chacun à la liberté et à d'autres droits qui, d'une certaine façon, lui sont inhérents ou l'enrichissent, comme le «droit au travail, à un salaire équitable et satisfaisant», à «un niveau de vie adéquat qui assure à l'être humain, ainsi qu'à sa famille, la santé et le bien-être, et notamment l'alimentation et l'habillement», ainsi que d'autres besoins fondamentaux de l'être humain, tels que la santé et l'éducation.

Comme l'a souligné Jean-Paul II, «un type de développement qui ne respecterait pas et n'encouragerait pas les droits humains, personnels et sociaux, économiques et politiques, y compris les droits des nations et des peuples, ne serait pas non plus vraiment digne de l'homme» (Lettre encyclique Sollicitudo Rei Socialis).

Étant donné que le concept de droit de l'homme, inhérent à la dignité des personnes, est devenu aujourd'hui la pierre angulaire sur laquelle nous nous devons de construire la cohabitation entre êtres humains et nations, il est clair que la vie économique des sociétés ne doit pas se développer sans que ces droits soient pris en compte et respectés comme ils le méritent, conformément aux impératifs éthiques officiellement acceptés par l'ensemble des nations.

La quête de la justice est fonction de l'État. Toutes les nations, que ce soit dans le cadre de la communauté internationale ou de leur souveraineté nationale, se doit d'établir ou d'approuver les réglementations nécessaires à la garantie du bien commun, et ce, au-delà des intérêts particuliers de chacun ou des intérêts privés de personnes ou de groupes, aussi puissants soient-ils.

Le degré de pratique de la solidarité est fonction de la société civile. Les économies de marché qui prévalent aujourd'hui tendent à faire des êtres humains des esclaves des objets. L'acquisition de biens de consommation devient trop souvent une fin en soi. Elle engendre une concurrence agressive, transforme les amis en rivaux et exacerbe l'individualisme. Les réseaux sociaux s'affaiblissent, mais l'Histoire nous montre que leur renforcement est indispensable pour juguler la tyrannie des puissants et défendre et prôner le bien commun. La force des faibles réside dans leur collaboration et dans leur unité, dont l'instrument naturel et efficace est l'organisation communautaire.

Monsieur le Directeur général, mesdames et messieurs les délégués, mesdames et messieurs,

Avec toute la modestie d'un habitant d'un petit pays lointain appelé Chili, qui fait partie du monde que l'on dit en développement, j'ai cru que, en réponse à l'aimable invitation de Monsieur le Directeur, mon devoir, en cette occasion solennelle, était de vous dire honnêtement ce que je pensais. Loin de moi la prétention d'être un spécialiste de l'économie ou de l'agriculture. Mais je n'arrive pas, raisonnablement, à comprendre comment, à ce stade du développement de la société où l'homme a vaincu tant de lois de la nature et l'humanité bénéficie de tant de richesses et de possibilités de bien-être, un milliard deux cents millions de personnes vivent encore dans une pauvreté extrême, huit cents millions d'entre elles souffrent de la faim quotidiennement, et quelque centaines de millions de personnes n'ont pas de travail.

Certes, le monde n'est pas sans ignorer cette triste réalité. Au cours des dix dernières années, l'Organisation des Nations Unies a apporté son appui à l'organisation de rencontres internationales au plus haut niveau, en vue de faire face aux défis que cette réalité, ainsi que d'autres tout aussi préoccupantes, posent à l'humanité. On pense notamment au Sommet de l'enfance en 1990, au Sommet de la terre en 1992, au Sommet sur le développement social en 1995, au Sommet de la femme la même année et au Sommet mondial de l'alimentation en 1996. Au cours de ces conférences, auxquels ont participé la majorité des pays du monde représentés par leur chef d'État ou par de hauts dignitaires, on a, à maintes reprises, mis en exergue les graves problèmes auxquels est confrontée l'humanité dans ces domaines. Des engagements officiels ont été pris en vue d'y faire face et des programmes ont été approuvés afin de trouver une solution. Et nous nous sommes tous engagés à les respecter et à les mettre en œuvre.

Et pourtant, la terre continue à tourner inexorablement et les solutions font défaut. Aucun progrès tangible n'est à signaler. La faim, la pauvreté, la discrimination contre les femmes, l'abandon des enfants, la pollution de l'atmosphère et la destruction de la couche d'ozone se poursuivent, à des degrés divers. Les engagements et les programmes d'aide au développement ne sont mis en pratique qu'à moitié, voire pas du tout.

Face à cette triste réalité, nombreux sont ceux, notamment parmi les groupes les plus touchés ou parmi ceux qui éprouvent de la compassion pour eux, qui perdent la confiance qu'ils avaient dans les organisations internationales et dans leur propre gouvernement national, et qui engagent des actions de protestation et en arrivent à accepter, voire justifier, des réactions de violence. Et c'est pour cette raison que d'aucuns ont tenté d'expliquer les actes des terroristes qui ont récemment ébranlé le monde et provoqué la condamnation accablante qu'ils méritent.

Le défi est de taille et il nous faut agir avec diligence. Il faut que chacun d'entre nous fasse preuve de bonne volonté et d'une grande générosité. Que chacun exige des organismes internationaux un dévouement sans limite et une grande efficacité leur permettant de définir, proposer, puis mettre en œuvre des solutions réalistes. Que chacun exige de ceux qui nous gouvernent une vision à l'échelle de l'État, un courage et une indépendance leur permettant de prendre les décisions qu'exige le bien commun.

En ce qui concerne le cas spécifique de l'agriculture et de l'alimentation, qui occupe la présente conférence, j'espère que les considérations que j'ai évoquées sont partagées par les participants et qu'elles les aideront à adopter des accords et des recommandations plus efficaces permettant de juguler, avec succès, le fléau de la faim et de garantir un développement plus pertinent de l'agriculture dans le monde.

Pour conclure, j'en reviens à me poser la même question: Que penserait Frank McDougall de la situation actuelle de l'agriculture et de l'alimentation dans le monde ?

Même si je ne connais que très peu ses connaissances techniques et ses convictions, je ne peux m'empêcher de penser qu'il serait profondément déçu. À l'image du président Roosevelt, qu'il conseillait, il aurait sans doute pensé et espéré que l'humanité serait capable de se libérer du joug de la faim avant la génération suivante. Il ne fait aucun doute qu'il serait sans doute peiné de voir que, après toutes ces années, nous sommes encore si loin du but. Mais le souvenir de son esprit et son exemple doivent nous stimuler à continuer à nous battre avec ténacité, afin de faire de son idéal une réalité à court terme.

C'est cela que l'humanité est en droit de nous demander.

Merci.

Rome, le 2 novembre 2001

 

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1 Frontline, février 2001.