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Des forêts et des hommes

John S. Spears

JOHN S. SPEARS est conseiller à la Banque mondiale, Washington D.C. Cet article est une communication personnelle et les opinions qui y sont exprimées ne reflètent pas nécessairement la politique de la Banque mondiale.

L'auteur examine cinq projets de la Banque mondiale' en se demandant dans quelle mesure ils répondent à la nécessité d'une sylviculture et d'une agriculture qui soient en harmonie avec les écosystèmes tropicaux' et puissent en même temps se poursuivre indéfiniment de manière stable. Comment cette sylviculture et cette agriculture pourront-elles profiter aux hommes tout en préservant les forêts tropicales de plus en plus menacées? Ces études ont été effectuées dans les pays suivants: Malaisie, Colombie, Kenya, Indonésie et Philippines

Depuis quelques années les organismes qui s'occupent d'environnement, en particulier aux Etats-Unis, ont fait œuvre utile en attirant l'attention du public sur le rythme de destruction des forêts tropicales et en lui faisant prendre conscience de la nécessité de politiques plus efficaces pour préserver les forêts. Depuis le début du siècle la superficie des forêts tropicales dans le monde a diminué de plus de moitié. D'après les estimations les plus récentes de la FAO elle diminuera encore de 10 à 15 pour cent d'ici à 2000, et il n'est pas impossible que, vers le milieu du siècle prochain, la majeure partie de l'écosystème forestier tropical tel que nous le connaissons ait disparu si rien n'est fait pour renverser la tendance actuelle. Botanistes, écologistes et défenseurs de l'environnement ont souligné le préjudice irréparable qui en résulterait pour l'humanité, citant entre autres la perte de matériel génétique de plantes ligneuses tropicales susceptibles de fournir des substances médicinales utiles au bien-être humain. De nombreuses conférences internationales se sont efforcées de sensibiliser les milieux politiques à ces questions.

Cependant, il faut un changement délibéré d'orientation dans la stratégie de la conservation et du développement. Nous devons nous concentrer davantage sur les moyens d'améliorer les revenus et la qualité de la vie des 200 millions d'agriculteurs qui pratiquent la culture itinérante à un niveau de subsistance dans les régions de forêts tropicales, si nous voulons préserver une part importante de ce qui reste d'écosystèmes forestiers tropicaux dans le monde. Il suffit d'un bref coup d'œil à l'histoire de la colonisation agricole en Europe, en Amérique du Nord et ailleurs pour se convaincre que toute politique qui viserait à arrêter le processus actuel de destruction des forêts tropicales en excluant totalement les populations serait vouée à l'échec. S'attaquer à la cause fondamentale de la destruction des forêts - la pauvreté en zones forestières - et offrir aux petits agriculteurs un substitut viable à la culture itinérante, telle est la clef du problème. Il convient tout d'abord de bien se rendre compte qu'une grande partie des «destructions de forêts» ayant lieu dans les pays tropicaux en développement, et qui éveillent une réaction émotive de la part d'organismes situés surtout dans des pays développés de la zone tempérce, représente en fait un changement logique dans l'utilisation des terres au profit d'une agriculture plus productive.

Que peut-on faire en pratique pour permettre aux petits agriculteurs de renoncer à l'abattage des forêts et à la culture itinérante, d'adopter des systèmes d'agriculture permanente rentables et de constituer des collectivités rurales plus stables? Quels sont les choix et les techniques les plus appropriés?

Quelques exemples de projets financés en tout ou partie par la Banque mondiale, et dont certains ont mieux réussi que d'autres, peuvent apporter une aide dans la recherche de solutions qui réduisent le risque d'une dégradation écologique continue.

Dans l'analyse de ces expériences, j'ai appliqué trois critères d'appréciation:

Quelle influence le projet a-t-il eue, ou est-il susceptible d'avoir, sur le revenu des populations rurales? En particulier, a-t-il contribué à stabiliser les collectivités rurales et à mettre fin à la culture itinérante?

Des dispositions étaient-elles prévues dans le projet pour protéger une partie des zones boisées ou pour établir des plantations forestières compensatoires, et ont-elles été appliquées?

Les plans de cultures introduits pourront-ils être maintenus, compte tenu de ce que nous savons sur la structure et les aptitudes des sols dans les zones forestières colonisées?

CONSTRUCTION D'UNE ROUTE EN COLOMBIE - des problèmes de toutes sortes

Je commencerai par deux projets de colonisation agricole, tous deux comportant le défrichement forêts suivi dans le premier cas de plantations arboricoles et dans le second de développement de l'élevage.

Malaisie: projet de colonisation du triangle de jengka

Le Triangle de Jengka, dans l'Etat de Pahang, couvre environ 120000 ha, dont la moitié est considérée comme apte à la mise en valeur agricole. Cette zone a été identifiée au début des années soixante comme propice à l'établissement de populations et à la pratique de l'arboriculture à grande échelle. Alors que la colonisation agricole se faisait jusque-là par périmètres peu étendus, disséminés à travers le pays, et à proximité des infrastructures existantes, le Triangle de Jengka devait être la plus importante tentative de mise en valeur de forêts vierges tropicales.

En 1965, une subvention au titre de l'assistance technique fut accordée par la Banque mondiale au gouvernement de la Malaisie pour financer une étude de mise en valeur de cette région et l'élaboration d'un plan de développement régional. Le plan directeur, achevé en 1967, prescrivait un développement intégral du Triangle, qui comportait pour commencer l'installation de 9000 familles cultivant environ 40000 ha en palmiers à huile et hévéas; l'exploitation systématique des ressources forestières avant la colonisation, l'urbanisation comprenant la création de trois nouvelles communes; enfin, la mise en place d'infrastructures complètes.

Dans le cadre d'un premier projet, commencé en 1968, on planta 12000 ha en palmiers à huile et 1600 ha en hévéas, et au cours du second projet, qui démarra en 1970, on planta encore 7000 ha en palmiers à huile et 6000 ha en hévéas. Les travaux effectués comprenaient le défrichement des terres boisées, la construction de logements, de bureaux et de magasins, ainsi que le recrutement de personnel de gestion et d'appui. Un moulin à huile fut construit ainsi qu'un réseau routier, des systèmes d'adduction d'eau, des écoles, des centres sanitaires et autres services sociaux. Environ 300 ha furent affectés à des essais de diversification des cultures à échelle commerciale. Chaque lot comprenait environ 4 ha de plantations de palmiers à huile ou d'hévéas et une parcelle de 0,l ha pour les cultures vivrières. Un troisième prêt consenti en 1973 complétera le programme.

D'après les trois critères définis plus haut, on peut considérer ce projet comme un succès. Le revenu des 9000 familles installées au cours de la première phase a quadruplé. Le taux de défection est bas (2 pour cent) et les collectivités villageoises semblent devoir rester stables. Une planification préalable attentive ainsi que des études sur l'utilisation des terres et la vocation des sols effectuées avant l'installation des colons ont permis d'exclure de la mise en valeur agricole environ 80000 ha de forêts, représentant 60 pour cent de la superficie du projet. L'agriculture a été limitée aux zones les moins accidentées, les pentes et les berges de cours d'eau étant laissées en forêt. L'augmentation des revenus ruraux et la présence de collectivités stables dans le périmètre du projet ont réduit les risques de culture itinérante et de destruction des forêts. Il semble par ailleurs certain que les plans de culture introduits à Jengka, et qui se fondent sur des plantations arboricoles pérennes, fourniront un rendement soutenu, moyennant un apport d'engrais approprié. Les taux de rentabilité économique sont plus élevés que prévu et les exportations d'huile de palme de Malaisie sont une très importante source de devises étrangères.

En revanche, plusieurs problèmes se sont posés. Les colons ont eu du mal à protéger leurs cultures contre les sangliers et autres animaux sauvages en raison du voisinage étroit des forêts et des terres cultivées. Les tentatives en vue d'accroître le revenu tiré des coupes de récupération des bois avant la mise en culture, grâce à l'installation d'une scierie et d'une fabrique de contreplaqué, n'ont pas eu beaucoup de succès. Enfin le coût relativement élevé du projet (15000 SUS par famille installée) et la question de savoir dans quelle mesure ce type de projet pouvait être répété ont donné lieu à controverse. On a maintenant adopté des critères de coûts moins élevés pour les interventions futures de la Banque mondiale dans des projets de colonisation.

Afin de préserver intacte au moins une partie de l'écosystème forestier tropical subsistant, le gouvernement de Malaisie a créé en 1976 un Ministère de l'environnement et élaboré pour tout le pays un vaste plan de conservation du milieu visant à préserver plus d'un million d'ha de forêts sous forme de réserves biologiques permanentes et de parcs nationaux, environ 0,5 million d'ha ont déjà été ainsi mis en réserve.

En ce sens qu'elles constituent un modèle applicable à d'autres pays, les études poussées d'utilisation des terres et de vocation des sols effectuées avant le démarrage du projet de Jengka sont particulièrement dignes de remarque. Les plantations arboricoles assurent une protection des sols et une couverture efficaces des bassins versants tout en offrant aux agriculteurs des perspectives de revenu régulier. Les plantations de ce type occupent dans le monde quelque 25 millions d'ha naguère couverts de forêts tropicales, les perspectives des marchés sont bonnes pour la plupart de ces cultures et on peut s'attendre à une expansion de l'ordre de 2 millions d'ha d'ici à la fin du siècle.

Colombie: projet de colonisation du caqueta

Dans ce projet, la colonisation des terres, basée principalement sur l'élevage, a été spontanée, moins organisée que dans le Jengka et moins réussie.

La colonisation des forêts tropicales débuta dans le Caqueta au moment du boom du caoutchouc, vers la fin des années trente. A cette époque de nombreux colons commencèrent à affluer lorsque la nouvelle se répandit qu'ils pouvaient prendre possession de terres domaniales et que la région convenait très bien à l'élevage. Le gouvernement intervint en 1959 avec un projet de colonisation dirigée organisé par la Caja Agraria, qui échoua par suite du mauvais choix des colons et d'un manque de surveillance des bénéficiaires de crédit.

En 1969 le gouvernement colombien sollicita l'assistance de la Banque mondiale en vue de poursuivre le projet de colonisation. Un prêt de 8 millions de $US fut accordé en 1971 pour la première phase du projet Caqueta qui devait se dérouler sur trois ans, avec la gestion d'un nouvel organisme, l'INCORA. Huit mille familles de colons habitant la région devaient en bénéficier. Cette première phase comportait l'octroi de prêts à long terme à 4500 éleveurs, la construction de 380 km de routes, de 90 écoles primaires et de six centres sanitaires, ainsi que des améliorations dans l'administration de l'INCORA.

Les dépenses étaient évaluées à 20 millions de $US.

En fait, le projet a connu un certain nombre de difficultés: hausse considérable des prix dans tous les domaines, obstacles inattendus auxquels s'est heurté en particulier le programme de construction de routes, et manque de participation des colons à la construction des écoles, prévue dans le cadre de programmes d'auto-assistance. Vers la fin de cette première phase, l'orientation du projet fut modifiée, et en 1975 un second prêt tenant compte des difficultés rencontrées fut accordé. Lors de l'élaboration de la seconde phase, on arriva à la conclusion qu'il était trop tôt pour constater une amélioration des revenus, mais que la possession d'un cheptel de base avait cependant permis aux bénéficiaires de subsister sur leur lot (d'une superficie moyenne de 85 ha) en cessant de dépendre de la culture itinérante. En apportant au Caqueta 60 pour cent des bovins reproducteurs, le projet avait «amélioré de façon marquante les perspectives de mise en valeur d'une région appelée à jouer un rôle majeur dans les efforts déployés par le gouvernement pour développer la production animale».

Les problèmes en suspens, tels que le défaut d'assistance technique aux agriculteurs, le mauvais entretien des routes, le manque de services sociaux, devaient être réglés dans la seconde phase du projet.

Le projet Caqueta a été très discuté. Ainsi, d'après Kirbyl:

1 Land use in Amazonia. Pacific Viewpoint (19), 1978.

«Non seulement la plupart des cultivateurs travaillent sur un lot d'une superficie inférieure à celle considérée comme viable dans une économie d'élevage/engraissement de bovins, mais encore la tendance à une dualité de structure est accentuée par l'impossibilité pour les petits éleveurs d'acheter du bêtail. On accorde des crédits pour l'achat d'un troupeau fondateur et comme le taux d'inflation est supérieur à 20 pour cent ils produisent un intérêt négatif de 12 pour cent par an après un délai de remboursement de trois ans. Cependant, les nouveaux colons sont très méfiants à l'égard des crédits pour l'achat de bétail, car si les animaux meurent ou sont volés le prêt doit quand même être remboursé. Des crédits sont rarement sollicités pour le défrichement ou la création de pâturages étant donné que la valeur des terrains améliorés dépend directement d'un bétail dont on ne dispose pas toujours pour amortir le service de la dette. En outre, la Caja Agraria a une tendance bien compréhensible à prêter de l'argent aux agriculteurs établis, avec lesquels la surveillance est plus aisée et le remboursement assuré par la garantie additionnelle que représente le troupeau existant. En bref, la situation en Amazonie se caractérise par une amélioration très lente du niveau de vie des colons. En 1971, seulement 55 pour cent de ceux de l'échantillon étudié par Medina, dans le Caqueta et le Putumayo, seraient restés sur leur terre s'ils avaient pu aller ailleurs. La majorité vit de cultures vivrières itinérantes, en faisant appel au crédit non officiel des boutiquiers.»

Pour une large part, les «destructions de forêts» qui ont lieu dans les pays tropicaux en développement et suscitent une réaction émotive dans les pays développés de la zone tempérée ne sont en fait qu'une phase d'évolution logique vers un système agricole plus productif

Il serait prématuré de tirer des conclusions définitives sur l'incidence à long terme que peut avoir le projet sur les revenus ruraux. Il met toutefois en évidence le problème majeur auquel se heurte la colonisation méthodique des régions de forêt tropicale en Amérique latine: l'extrême pauvreté de certains sols forestiers et la difficulté d'assurer une production végétale et animale soutenue. On a beaucoup parlé au Brésil de la dégradation de sols naguère boisés causée par exemple par des projets d'élevage mal conduits. Par contre, Sanchez2 fait état de résultats encourageants d'essais réalisés par le Centro Internacional de Agricultura Tropical (CIAT) de Cali (Colombie), qui montrent que, moyennant des apports d'engrais, des taux de charge et des assolements appropriés, une proportion considérable des latosols de la région amazonienne peuvent fournir une production végétale et animale soutenue. Plusieurs projets pilotes d'une certaine importance sont en cours; leurs résultats pourraient avoir beaucoup d'intérêt pour la mise en valeur future de l'Amazonie.

2 Pasture production in acid soils in the tropics, CIAT, 1978.

Pour ce qui est du maintien d'une étendue suffisante de forêt dans la zone du projet, l'expérience du Caqueta est un échec notoire. Au début du projet, on a fait une tentative délibérée de mise en réserve permanente de 20000 ha de forêt, mais en l'espace d'un an, malgré la construction de maisons forestières et la création d'un service de protection, cette zone à été envahie par des familles de colons.

Afin d'assurer un approvisionnement adéquat des nouveaux colons en combustible, perches de construction et bois d'œuvre, la zone du projet Caqueta, qui faisait à l'origine partie d'une «réserve forestière de l'Amazonie» officiellement déclarée, a fait l'objet de résolutions spéciales3 visant à garantir que la colonisation tiendra compte de la nécessité de préserver les forêts. La loi exigeait des attributaires de lots de plus de 50 ha de terres domaniales qu'ils en maintiennent 20 pour cent à l'état boisé, et autorisait le gouvernement à réserver 10 pour cent de la superficie comme zone de protection. En fait, il s'est révélé impossible de faire respecter l'obligation imposée aux cultivateurs; l'expérience faite sur des exploitations pleinement mises en valeur a montré que, en moyenne, les colons ne maintenaient que 5 pour cent de leurs terres sous couvert forestier pour la protection d'une source ou pour la fourniture de bois de construction et de clôture.

3 Voir nos 015 de 1963, 141 de 1964 et 216 de 1965, voir également articles 14 et 15 du décret spécial 2278 de 1953.

Ces faits indiquent qu'il faut une plus grande souplesse dans la formulation de lois forestières qui décrètent qu'un pourcentage arbitraire des zones de colonisation doit être maintenu sous couvert forestier, comme c'est le cas dans de nombreux projets de mise en valeur. La décision des cultivateurs du Caqueta de ne conserver que 5 pour cent de superficie boisée afin de satisfaire leurs besoins essentiels de bois de feu et autres produits forestiers semblerait tout à fait rationnelle au vu de l'expérience en d'autres régions, selon laquelle une famille rurale a besoin de 250 à 500 arbres (moins de 0,5 ha) pour couvrir ses besoins domestiques essentiels. Il est à noter que les principaux bénéficiaires des diverses résolutions gouvernementales visant à protéger une plus grande superficie seraient les agriculteurs établis en aval du projet Caqueta, qui profiteraient de la protection des bassins de réception des rivières, réduisant les inondations et la sédimentation. Ces avantages «externes» sont de peu d'intérêt pour les paysans qui vivent dans la zone du projet, et il n'est guère surprenant qu'ils considèrent cette restriction de 20 pour cent comme un obstacle à l'accroissement de leur revenu familial par l'extension des cultures vivrières ou l'achat de bétail supplémentaire.

La question plus générale qui se pose ici est de savoir si le maintien de 20 pour cent, par exemple, de la superficie à l'état boisé est le seul moyen d'assurer une protection effective des bassins de réception. Il existe certes de nombreuses observations scientifiques montrant que le couvert d'une forêt naturelle intacte assure une protection des sols et une régularisation des débits en aval optimales, mais l'expérience de nombreuses régions du monde, y compris les régions tropicales, montre aussi que d'autres systèmes forestiers, agricoles ou pastoraux, peuvent également assurer une bonne protection des bassins versants (voir ci-dessous projet Kenya), à condition de prêter attention aux mesures de conservation des sols et de maintenir des effectifs de bétail en rapport avec la capacité de charge des terrains. Dans cette optique, on aurait pu donner au projet Caqueta une autre orientation, en insistant davantage sur les mesures de conservation des sols et les services de vulgarisation nécessaires pour assurer de bonnes pratiques d'élevage. Pour ce qui est de la protection des forêts sur les pentes raides et les berges des cours d'eau, une plus grande souplesse dans le choix des zones à protéger et un dialogue plus étroit avec les nouveaux colons sur ce point auraient pu donner des résultats différents. L'aspect forestier du projet a récemment été révisé dans ce sens et les progrès sont suivis afin d'évaluer l'effet de ces changements dans la conception du projet.

Une autre question importante posée au cours de la formulation du projet Caqueta, et d'un grand intérêt pour d'autres projets de colonisation dans d'autres régions tropicales, est celle des moyens d'accroître les recettes tirées de l'exploitation des forêts avant les opérations de mise en valeur agricole. Les opérations de défrichement effectuées en Colombie avant 1975 avaient conduit à l'abattage suivi de brûlis de 500000 ha de forêt. Au moment de la préparation du projet, le défrichement progressait à raison de 30000 ha par an. On a estimé que chaque année 2 millions de m³ de bois d'âge mûr étaient ainsi abattus, dont seulement 1 pour cent étaient sciés et vendus, le reste étant brûlé. Sur un volume total sur pied de biomasse allant de 250 à 300 m³/ha, on ne trouvait que 25 arbres d'un diamètre de 40 cm ou plus aptes à produire des sciages ou du contreplaqué, dont seulement l7 m³ d'essences marchandes. En outre 30 m³, soit 40 pour cent, pouvaient donner du charbon de bois et du bois de feu, mais on ne pouvait les employer à cet usage car le marché local et les marchés potentiels d'exportation les plus proches étaient saturés. Après une étude approfondie de cette question, on aboutit à la conclusion suivante:

«On considère comme extrêmement difficile, sinon impossible, de rationaliser les abattages au stade actuel du projet Caqueta. Il faut mettre en balance les éventuels avantages à escompter d'une exploitation forestière ordonnée et les délais qui en résulteraient dans la mise en valeur de la région par la colonisation spontanée. Les études effectuées montrent que, dans ces conditions, une exploitation forestière rationalisée ne serait pas rentable.»

INDONÉSIENNES BÉNÉFICIANT D'UN PROJET DE TRANSMIGRATION - cinq hectares par famille

Kenya: système taungya

Le programme de reboisement du Kenya présente un certain nombre de caractéristiques d'intérêt général: le rôle des reboisements dans la réduction de la pression sur l'écosystème forestier naturel; les dispositions concernant la constitution de réserves naturelles déterminées; le fait que certaines conversions de forêts en cultures agricoles, dans le passé, se fondaient sur des études systématiques des bassins versants visant à déterminer les effets probables à long terme de différents plans de cultures sur le débit des cours d'eau et sur les terres agricoles situées en aval.

Les forêts du Kenya couvrent environ 2,5 millions d'ha, soit 4 pour cent de la superficie totale du pays (dont 16 pour cent reçoivent plus de 850 mm de pluies annuelles). Au cours des 50 dernières années, les forêts spontanées ont été continuellement exploitées pour la production de sciages et autres produits forestiers. Etant donné que la régénération des essences indigènes demande entre 60 et 100 ans pour donner des bois de dimensions utilisables, le gouvernement a depuis une trentaine d'années remplacé certaines de ces forêts par des plantations de résineux exotiques à croissance rapide. A l'heure actuelle on compte environ 160000 ha de reboisements industriels, représentant 7 pour cent de la superficie forestière totale.

En 1969 la Banque mondiale a accordé un prêt de 2,6 millions de $US pour financer en partie une tranche de 6 ans de ce programme d'extension des reboisements. L'objectif était de planter 28000 ha par an, et il a été atteint. En 1976 un second prêt de 10 millions de $ a été accordé pour couvrir la totalité du programme de reboisement industriel du Département des forêts. Ce projet doit s'achever en 1980; une troisième phase s'intéressera en même temps aux reboisements ruraux et au développement de la capacité industrielle nécessaire pour traiter le surplus de matière première produite.

La plus grande partie des reboisements du Kenya a été réalisée par la méthode taungya. Les ouvriers forestiers cultivent principalement du maïs, des haricots et des pommes de terre, pendant 4 ou 5 ans, après quoi la plantation forestière est traitée en monoculture jusqu'à l'âge d'exploitation. Les principales essences utilisées sont les pins et le cyprès du Mexique (Cupressus lusitanica).

Selon les trois critères principaux définis plus haut, ce projet peut être considéré comme réussi. Le programme de reboisement procure un emploi permanent à quelque 5000 personnes. Dans les villages forestiers, dont plus d'une centaine ont été créés ces 30 dernières années, vivent des collectivités forestières stables qui dépendent, pour leur subsistance, de l'association agriculture/travaux forestiers. Parmi les ouvriers forestiers, beaucoup appartiennent à la deuxième génération de villageois forestiers. Au fur et à mesure de l'avancement du programme, des emplois secondaires ont été créés dans l'exploitation forestière, la scierie, les usines de pâte et papier, les fabriques de meubles.

Les peuplements artificiels ainsi créés ont un rendement en bois environ 15 fois plus élevé que la forêt spontanée à laquelle ils se substituent. Les sols volcaniques profonds sur les quels on installe les plantations peuvent fournir un rendement soutenu, bien que certaines recherches récentes indiquent qu'un apport d'engrais pourrait s'avérer nécessaire entre les révolutions.

Plusieurs points d'intérêt général se dégagent de l'expérience de ce projet: en premier lieu, le rôle que peuvent jouer de tels reboisements compensatoires pour atténuer la pression sur les forêts spontanées qui protègent les bassins versants. La plupart des cours d'eau importants du Kenya prennent leur source dans ces 2,4 millions d'ha de forêts spontanées, dont, jusqu'en 1950, on tirait plus de 90 pour cent du bois d'œuvre. Des concessions d'exploitation forestière avaient été octroyées sous forme de contrats à long terme qui couvraient la majorité des forêts accessibles. A l'heure actuelle, en 1980, les reboisements réalisés, qui couvrent moins de 10 pour cent de la superficie forestière primitive, assurent plus de 80 pour cent de la demande de bois d'œuvre et d'industrie pour la consommation intérieure et l'exportation. L'effet net a été de réduire l'intensité de l'exploitation dans les 2 millions d'ha de forêts spontanées subsistantes, dont la fonction primordiale reste la protection des bassins versants.

En deuxième lieu, dans le cadre de ce programme d'ensemble de développement forestier, le Département des forêts du Kenya a, il y a une vingtaine d'années, créé 43000 ha de réserves naturelles. Dans le second projet forestier financé en 1976, une des conditions du prêt était que ces réserves soient augmentées de 7000 ha, afin d'être plus pleinement représentatives des écosystèmes naturels du Kenya. C'est ce qui fut fait.

Un troisième point d'intérêt général réside dans la politique éclairée que mène le Kenya en matière d'utilisation des terres forestières. En raison de la forte poussée démographique et du fait que de nombreuses forêts spontanées sont situées sur des sols à potentiel agricole élevé, les terres forestières ont de tout temps été soumises au défrichement en vue de la colonisation. Dans les années cinquante, l'EAAFRO4 entreprit une série d'études comparatives à long terme sur les bassins versants afin de comparer les incidences sur le débit des cours d'eau, l'érosion des sols et la sédimentation en aval de divers systèmes d'utilisation des terres, tels que forêt naturelle intouchée, reboisements, plantations de théiers, élevage, cultures vivrières intensives. Il fut clairement établi que, moyennant des mesures de conservation des sols, une densité de plantation convenable et des techniques appropriées, le théier, par exemple, pouvait assurer une couverture efficace des bassins versants sans effets nuisibles sur les débits en aval et sur la sédimentation. Se fondant sur cette expérimentation de longue durée, le gouvernement du Kenya prit la décision de distraire environ 10000 ha dans la partie sudouest de la forêt de Mau, pour les affecter à des plantations de théiers. Les exportations de thé du Kenya occupent maintenant la seconde place après celles de café, procurant des devises étrangères pour une valeur qui représente 25 pour cent des exportations agricoles et 10 pour cent du total des exportations du pays. La plus grande partie des plantations de théiers, qui ont permis à quelque 20000 agriculteurs de passer d'une agriculture de subsistance à une économie de rapport, se situe sur des terres qui portaient autrefois des forêts spontanées.

4 Organisation de recherches forestières et agricoles de l'Afrique orientale.

Indonésie: projet transmigration ii

Le projet indonésien de transmigration, de même que le projet du Caqueta en Colombie, concerne l'installation de petits agriculteurs sur des latosols forestiers tropicaux acides. L'accent est mis en Indonésie sur les cultures, tandis qu'en Colombie il l'est sur l'élevage.

Dans le cadre d'un projet de transmigration à long terme, le gouvernement indonésien sollicita en 1973 l'assistance de la Banque mondiale pour un projet destiné à aider l'installation de familles venant de Java et de Bali dans quatre périmètres situés dans la province de Jambi le long de la route trans-Sumatra et à améliorer le niveau de vie des familles déjà installées dans un autre endroit de la même région.

Le projet de transmigration indonésien est l'un des plus importants projets de colonisation dans le monde. Depuis 1905 les gouvernements successifs ont pris en charge la migration d'agriculteurs pauvres des îles surpeuplées vers les îles voisines relativement sous-exploitées, notamment Sumatra.

Quelques observations au sujet des plantations arboricoles et de l'agrosylviculture

En raison de l'instabilité qui règne dans certains des pays traditionnellement producteurs de cacao en petites plantations, cette culture connaît une répartition géographique plus large; le cacaoyer est de plus en plus planté à grande échelle, en monoculture ou sous cocoteraie. En Malaisie, l'arboriculture classique pourrait connaître une évolution semblable; le poivre noir est également considéré comme une production spécialisée d'avenir.

Cette tendance rejoint l'intérêt actuel porté par la littérature forestière internationale aux possibilités de l'«agrosylviculture», c'est-à-dire l'association sur un même sol d'arbres et de cultures vivrières. Il importe par conséquent de bien voir la différence entre ces systèmes de monoculture agricole et forestière et les systèmes d'association intégrée de cultures vivrières et arborescentes, tels que pratiqués par exemple par les petits agriculteurs de Java, du Kerala en Inde, de Sri Lanka (jardins de Kandy), etc. Le petit paysan des tropiques humides disposant de moins de 2 ha cultive traditionnellement autour de sa maison toute une gamme de plantes alimentaires ou commerciales. A Java les agriculteurs sont très compétents et cultivent riz, manioc, maïs, haricots, arachides et légumes en association avec bananes, plantains, citrons, clous de girofle, cannelle, poivre, café, cacao et arbres fruitiers divers, le tout sous un peuplement clair de cocotiers.

La parcelle familiale boisée, si typique des tropiques humides, trouve son expression la plus remarquable à Sri Lanka, où les jardins autour de Kandy présentent une association complexe de manioc, bananes, gingembre, plantains et autres sous un peuplement mélangé d'arbres fruitiers, caféiers, cacaoyers, poivriers, canneliers, girofliers, aréquiers et cocotiers. En Afrique occidentale on trouve d'une manière analogue des légumes cultivés en association avec une plantation mixte de caféiers, cacaoyers, arbres fruitiers, kolatiers et palmiers à huile.

Ces systèmes de culture paysanne contrastent fortement avec la monoculture et les plantations forestières, et sont par comparaison plus difficiles à modifier et à améliorer. La modernisation des petites exploitations comme celles de Java ou du Nigéria ne serait sans doute possible que par l'introduction d'un meilleur matériel végétal, étalée sur une assez longue période, mais une amélioration du réseau routier et des débouchés commerciaux pourrait sans doute avoir un effet catalyseur. Cela inciterait les gros agriculteurs les plus entreprenants à modifier leurs systèmes de culture pour profiter des meilleures conditions mais, pour le petit paysan vivant en économie de subsistance, l'élément de risque pourrait être encore trop élevé pour permettre le changement; dans ces circonstances, il peut être indispensable de remembrer les terres et d'instaurer l'agriculture coopérative avant de pouvoir appliquer de meilleurs systèmes.

En conclusion générale, il semble que les systèmes «agroforestiers» utilisés par les petits paysans de Java et d'autres régions tropicales humides sont bien éprouvés et leur procurent une combinaison diversifiée d'aliments et de cultures de rapport qui réduisent les risques de famine tout en apportant un petit supplément de revenu en argent. Cependant, il semble que, lorsqu'ils disposent d'une marge de manœuvre et qu'ils peuvent intensifier leurs cultures commerciales, les petits agriculteurs auraient tendance à s'orienter vers la monoculture plutôt que le contraire. En d'autres termes, sous les tropiques humides, les systèmes agroforestiers pourraient ne pas être toujours les plus productifs pour les petits agriculteurs.

La distinction entre monoculture et cultures intercalaires (agrosylviculture) mérite attention, car depuis quelque temps les forestiers ont tendance à ne voir que l'agrosylviculture et à la prôner indistinctement en toutes circonstances comme moyen d'accroître la productivité des terres forestières tropicales. Il est préférable d'adopter une démarche plus sélective, mettant l'accent sur les systèmes de plantations paysannes ou sur les étapes de l'évolution des plantations forestières dans lesquelles l'association de cultures vivrières et d'arbres peut apporter un avantage technique et économique certain.

A ce propos, si nous examinons de plus près les possibilités d'introduction de l'agrosylviculture dans les régions tropicales humides, en dehors du système éprouvé de la plantation en taungya, et que nous étudions les plans de cultures en usage notamment à Java, dans le Kerala ou à Sri Lanka, nous constatons que la plupart des arbres utilisés sont des arbres fruitiers ou autres dont le forestier ne s'est jamais occupé. Il est certain que s'ils sont appelés à jouer un rôle plus actif dans ce domaine les forestiers devront élargir leurs connaissances sur les arbres à utiliser et travailler en coopération étroite avec les agronomes tropicaux familiarisés avec ces essences. Il nous faudra aussi admettre que c'est un domaine dans lequel le forestier aura plus souvent à seconder l'agronome et l'agro-économiste que l'inverse. Les plantations d'essences forestières traditionnelles ne représenteront souvent - mais pas toujours - qu'une part relativement faible des superficies occupées et des dépenses d'investissement.

C'est au total près d'un million de personnes qui ont ainsi été transférées, et l'on estime que 2 millions de Javanais vivant dans les îles périphériques y ont été directement amenés par les programmes de colonisation gouvernementaux ou sont les descendants de ces colons. Une grande partie des premiers migrants ont fourni la main-d'œuvre pour les plantations d'hévéa de Sumatra.

En janvier 1974, la FAO entreprit une étude en vue d'identifier un projet de transmigration susceptible de bénéficier d'une assistance extérieure, et en 1976, se basant sur les résultats de cette étude, la Banque mondiale lança la première phase d'un projet de transmigration, ayant pour objet de relever le niveau de vie de 12000 familles déjà installées et de créer une nouvelle communauté pour 4500 nouveaux arrivants. Ceux-ci recevaient 5 ha de terre, dont 0,5 ha déjà défriché, et 1,0 ha planté de jeunes hévéas. La seconde phase du projet, s'appuyant sur l'expérience acquise, est en cours d'exécution. On adopte pour les lots une taille plus petite (3,5 ha).

C'est surtout la possibilité d'un rendement soutenu du plan de cultures adopté qui a été mise en doute, compte tenu de la forte acidité des latosols forestiers, déficients en azote et phosphore, et souvent pauvres en potasse. Des recherches antérieures ont montré que la structure de ces sols était favorable au développement du système radiculaire et qu'avec des apports réguliers d'engrais certains pourraient convenir aux cultures vivrières de montagne. Pour remédier au taux élevé de fixation du phosphore, il faudrait une forte dose initiale de phosphate. Néanmoins, aucun système cultural reposant pour une large part sur les cultures vivrières annuelles n'a encore été éprouvé pendant un temps suffisamment long.

Le plan de cultures primitivement envisagé dans le projet comportait l'attribution d'un lot de 3,5 ha par famille, dont 2 ha destinés aux cultures vivrières et 1,5 ha aux plantations arboricoles (principalement hévéa) traitées en monoculture. Le défrichement devait se faire en combinant méthodes mécaniques et manuelles, 500 kg de phosphate naturel étant enfouis par hersage juste avant la mise en culture. Les principales cultures vivrières devaient être le riz, le mais et le manioc, et l'on supposait que les colons installeraient des jardins familiaux plantés de légumes et de cultures arborescentes telles que cocotier, giroflier, caféier, bananier et arbres fruitiers divers. Des dispositions spéciales étaient incluses dans le projet afin d'assurer que les agriculteurs aient un approvisionnement adéquat en engrais, qu'il y ait des structures permettant une coordination étroite entre tous les organismes gouvernementaux chargés de la vulgarisation, et que les semences et plants nécessaires soient aisément disponibles et en temps voulu. On prévoyait un agent de vulgarisation agricole pour 500 familles, soit un taux plus élevé que dans des projets similaires exécutés ailleurs; en outre, une large place était donnée à la formation.

En dépit de ces dispositions, un examen récent de l'avancement du projet a fait apparaître que les nouveaux colons ont du mal à produire suffisamment de cultures vivrières pour assurer leur subsistance et faire face aux dépenses nécessaires telles qu'engrais et semences améliorées.

La question fondamentale est de savoir s'il existe en Indonésie d'autres solutions pratiques que le défrichement et la mise en culture des forêts, face à la pression démographique croissante sur les superficies limitées de bons sols. Les savanes herbeuses à «alang-alang» (Imperata)5, de même que les «cerrados» du Brésil, par exemple, pourraient en théorie offrir une solution à court terme et laisser davantage de temps pour mettre au point des systèmes d'agriculture permanente sur les latosols forestiers tropicaux. Mais, en pratique, on ne dispose pas jusqu'à présent de svstèmes de culture stables pour les savanes à alang-alang. On examine actuellement les possibilités de recherche plus intensive dans ce domaine.

5 Terres forestières autrefois soumises à la culture itinérante, maintenant abandonnées et devenues de médiocres pâturages.

Les organismes s'occupant d'environnement et autres se sont parfois demandé: Pourquoi la Banque mondiale assiste-t-elle de tels projets de colonisation dans des conditions de milieu qui comportent d'importants risques écologiques? Une partie de la réponse est que la colonisation spontanée' sous la pression de la poussée démographique, est une situation de fait dans beaucoup de régions tropicales qu'elle se poursuit depuis de nombreuses années et échappe souvent au contrôle des pouvoirs publics.

En s'attachant activement à améliorer les systèmes agricoles existants, à relever le niveau des services de vulgarisation, à mettre à la disposition des agriculteurs les facteurs de production nécessaires, à promouvoir une recherche agricole plus intensive, on devrait accroître les chances de prévenir la dégradation écologique. L'autre solution, qui consisterait à laisser la colonisation spontanée se poursuivre sans contrôle, laisserait les agriculteurs sans moyens de production suffisants et les priverait de services de vulgarisation, de routes, de services sociaux, de débouchés commerciaux, et autres facilités.

Comme on l'a vu précédemment à propos du projet du Jengka en Malaisie, il ne faut pas perdre de vue qu'une partie des écosystèmes forestiers tropicaux subsistants pourrait être consacrée à une utilisation plus productive et rentable, par exemple en les convertissant en plantations arboricoles pérennes, offrant ainsi à des milliers de petits agriculteurs un substitut viable à la culture itinérante.

Philippines: projet de sylviculture paysanne

Ce projet a ceci d'unique qu'il est à ce jour, à l'exception d'un autre projet dans l'Etat de Gujerat (Inde), le seul projet financé par la Banque mondiale dans lequel de petits agriculteurs plantent des arbres forestiers comme culture de rapport. C'est un projet seconde phase et il comporte deux volets principaux: plantations forestières paysannes, suivant un plan de crédit contrôlé administré par la Banque de développement des Philippines; reboisements en pin réalisés par le Bureau du développement forestier.

Le premier de ces volets consiste à encourager les agriculteurs installés sur des terres marginales à travers tout le pays à entreprendre la plantation d'arbres forestiers (associés à des cultures vivrières) pour la production de bois de feu, charbon de bois, bois à pâte et farine de feuilles. C'est un projet novateur et expérimental, fondé sur l'expérience d'un projet pilote antérieur de la Banque mondiale, d'un montant de 2 millions de $US, pour le développement des ressources en bois à pâte autour de l'usine de pâte de la PICOP. Le projet pilote première phase a donné de bons résultats et a amené une amélioration quantifiable des revenus et du niveau de vie des agriculteurs participants.

Le projet seconde phase doit financer la création de 28000 ha de plantations forestières paysannes, dont 10000 ha à Mindanao, 5000 dans les Visayas et 8000 dans la région des Ilocos au nord de Luzon. La taille de ces «fermes forestières» varie entre 2 et 15 ha. Les plantations de bois de feu et de carbonisation, qui représentent une forte proportion de l'ensemble, ont une moyenne d'environ 5 hectares.

En ce qui concerne l'effet probable du projet sur les revenus ruraux, les données précises dont on dispose pour le projet Philippines I permettent d'espérer un revenu annuel net soutenu compris entre 78 et 100 $US/ha pour les plantations d'Albizzia produisant du bois à pâte, de l'ordre de 140 $US/ha pour celles de bois de feu et de carbonisation, et 300 $US/ha pour les plantations produisant de la farine de feuilles d'ipil-ipil (Leucaena) géant.

Les taux de rentabilité financière pour les agriculteurs sont élevés et le taux de rentabilité économique du projet est de l'ordre de 23 pour cent. Les difficultés rencontrées dans le second projet tiennent à des contraintes foncières et l'on étudie les moyens d'introduire une plus grande souplesse dans ce domaine.

En ce qui concerne la protection des forêts, l'aspect le plus intéressant du projet philippin est qu'il mobilise des agriculteurs itinérants pour rétablir un couvert forestier dans des bassins versants dégradés. Le profit à en attendre est un stimulant qui contribue à encourager le reboisement de ces terrains érodés.

En dépit de l'attrait manifeste de cette formule, son application plus large se heurte à certains obstacles. L'un des principaux problèmes qui se sont Dosés pour l'extension du projet première phase a été la distance économique à déterminer pour le transport du bois à pâte. Les agriculteurs installés au-delà d'un rayon de 100 km de l'usine furent exclus en raison des coûts de transport. T es projets de ce type conviennent particulièrement pour la création de plantations autour d'une usine de transformation (que ce soit pour la production de pâte de charbon de bois, d'énergie, d'alcool de sciages ou de farine de feuilles) lorsque l'écoulement du bois peut se faire à un prix garanti Mais toutes ces industries ont pour le prix du bois livré à l'usine une limite supérieure au-delà de laquelle il n'est plus possible de transformer rentablement la matière première. En d'autres termes, ce type de projet convient surtout pour la création de ressources concentrées dans le rayon d'action d'une usine de transformation, mais ne saurait fournir une solution générale pour toutes les forêts dans lesquelles on cherche à résoudre le problème de la culture itinérante.

Les perspectives d'extension de l'expérience philippine à d'autres pays sont néanmoins considérables et la Banque mondiale étudie activement les moyens d'aider certains autres pays membres à entreprendre des projets similaires.

Pour sauver les forêts tropicales de nouvelles destructions' il faut s'attacher davantage à améliorer les revenus et la qualité de la vie des 200 millions de personnes qui pratiquent la culture itinérante

L'une des méthodes les plus efficaces pour ralentir le rythme de destruction des forêts tropicales est de s'attaquer à sa cause première: la pauvreté rurale. Continuer d'exhorter les exploitants forestiers, les sociétés multinationales et les gouvernements des pays tropicaux en développement à «arrêter le déboisement» pour mettre fin à la destruction des forêts serait aussi vain que les efforts dérisoires du roi Canut pour empêcher les flots d'avancer. Si nous voulons préserver ce qu'il reste d'écosystèmes forestiers tropicaux, il faut changer radicalement notre stratégie de la conservation et adopter des méthodes plus concrètes pour développer les zones rurales et y atténuer la pauvreté.

J'ai essayé de montrer que les «destructions de forêts» constatées dans les pays en développement correspondent pour une bonne part à un passage logique à des systèmes de mise en valeur plus productifs. A condition de bénéficier d'un appui suffisant en matière de vulgarisation agricole, de facteurs de production et autres ressources, un projet de colonisation agricole peut se substituer de façon satisfaisante au maintien d'un couvert de forêt vierge. Il semble amplement prouvé que parmi les projets déjà entrepris en zones forestières tropicales nombreux sont ceux qui ont apporté un accroissement tangible des revenus ruraux et qui ont permis aux petits agriculteurs intéressés de s'insérer dans des collectivités plus stables, en les affranchissant de leur dépendance vis-à-vis de la culture itinérante. En d'autres termes, la colonisation agricole et la protection des forêts ne sont pas nécessairement des objectifs qui s'excluent mutuellement.

Dans certains des projets où des études détaillées d'utilisation des terres et de vocation des sols ont précédé l'installation des agriculteurs, et où le développement agricole a été cantonné dans les terrains peu accidentés, il s'est avéré possible d'y soustraire et de conserver intacte une grande partie de la forêt restante (Jengka, Malaisie). Dans d'autres cas, en raison d'une planification préalable insuffisante ou de la trop grande dépendance à l'égard d'une législation forestière impossible à appliquer, il a été impossible de protéger la forêt. Il faut donc que la conception du projet soit souple et tienne compte des besoins et des aspirations des agriculteurs intéressés (Caqueta, Colombie).

Etant donné la très grande diversité des sols, des climats et des conditions physiques en zones tropicales, il- est impossible de généraliser en ce qui concerne les systèmes agricoles appropriés, mais il semble ressortir de cette analyse, d'une part, que les plantations arboricoles permanentes (palmier à huile, caféier, hévéa, cacaoyer, théier, cocotier) peuvent constituer un substitut écologiquement valable à la forêt naturelle aménagée et, d'autre part, qu'indépendamment de la combinaison de cultures, d'élevage ou de plantations forestières envisagée l'aptitude du gouvernement à fournir une assistance suffisante (facteurs de production tels qu'engrais et semences, recherche agronomique, routes de desserte, infrastructure sociale, débouchés commerciaux) est un facteur déterminant pour la viabilité d'un système agricole donné. Même dans les sols les plus difficiles, tels que ceux de l'Amazonie, les données récentes de la recherche donnent à penser que, moyennant des mesures de conservation des sols et des techniques agricoles appropriées, il est possible de pratiquer une agriculture et même un élevage rentables au moins sur les meilleurs de ces sols peu fertiles, où de telles tentatives ont autrefois échoué.

Les contraintes de marchés limiteront vraisemblablement l'extension des plantations arboricoles et forestières à moins de 10 pour cent des superficies restantes de forêts tropicales d'ici à la fin du siècle; il convient donc de donner une haute priorité à la recherche agricole et à la mise en place de petits projets pilotes dans le but d'améliorer nos connaissances sur les systèmes de cultures vivrières permanentes susceptibles de remplacer la culture itinérante et, entre-temps, d'affecter les meilleurs sols à la colonisation.

Dans les bassins versants, une approche intégrée du développement rural qui offre au petit agriculteur d'autres possibilités que son mode de vie écologiquement destructeur peut contribuer à préserver les forêts subsistantes, et par conséquent à réduire les risques d'érosion des sols et d'inondations en aval. Les investissements de base dans des domaines tels que fourniture de semences et d'engrais, ouvrages de correction des torrents, mesures de conservation des sols, octroi de crédit, formation de vulgarisateurs, routes de desserte, marchés, écoles, boutiques, hôpitaux et autres services sociaux sont le moyen le plus rapide et le plus sûr d'amener les agriculteurs à l'abandon de la culture itinérante et à l'adoption de systèmes d'agriculture plus rentables. Certains régimes agricoles et pastoraux peuvent même moyennant l'application de techniques appropriées, protéger les bassins versants. En d'autres termes, la sylviculture n'est pas l'unique solution.

Il est évident que les reboisements compensatoires ont un rôle important à jouer pour la protection d'une partie des forêts restantes, parce qu'ils constituent une nouvelle source de bois susceptible d'atténuer la pression qui s'exerce sur les ressources forestières naturelles. Le rythme des programmes de reboisement actuellement en cours dans les pays en développement est inférieur à 20 pour cent de ce qu'il faudrait pour assurer l'autosuffisance de ces pays en 2000, et il faudrait un accroissement massif des superficies annuelles plantées en essences à croissance rapide, en attendant que la production des petites plantations forestières paysannes puisse jouer un rôle appréciable là où les terres forestières et les bassins versants à protéger sont situés à une distance économique d'une usine ou d'un marché.

Pour ce qui est du maintien des réserves biotiques, les organisations environnementales mondiales ont merveilleusement réussi à alerter l'opinion internationale. Les arguments en faveur de la protection des chasseurs-cueilleurs vivant en forêt, de la faune sauvage, des ressources génétiques végétales, des plantes susceptibles de présenter dans l'avenir un intérêt médicinal, sont de plus en plus largement acceptés, et de nombreux pays en développement se sont déclarés prêts à accroître leurs efforts en vue de protéger ces ressources. Mais le seul moyen que nous ayons d'assurer une protection effective de ces réserves biotiques est d'accroître notre appui aux programmes de développement rural dans les zones contiguës.

Les forestiers pourraient considérer certains des projets décrits ici comme «agricoles» plutôt que «forestiers» mais c'est précisément à ce point que des problèmes peuvent surgir. Les forestiers se sont souvent, dans le passé, montrés très exclusifs dans la définition de ce qui constitue un projet a forestier Il ayant tendance à admettre que leur responsabilité commençait et s'arrêtait avec la culture d'arbres forestiers dans des «réserves» forestières.

En fait, les investissements forestiers constitueront vraisemblablement une part relativement faible des nombreux projets de développement rural et agricole nécessaires pour maîtriser le processus actuel de déboisement dans les régions tropicales. Dans les projets portant sur des bassins versants et sur l'agrosylviculture en particulier, les forestiers devront être prêts à travailler plus étroitement avec les organismes de colonisation agricole et autres, en jouant un rôle de complément et d'appui plutôt qu'un rôle prédominant.

En ce qui concerne le rôle de la Banque mondiale dans les projets forestiers, nous sommes conscients du fait que son intervention dans ce domaine ne peut être que marginale et que l'impulsion principale doit venir des pays eux-mêmes. A la suite de la publication, en 1978, d'un document définissant la politique de la Banque mondiale en matière de sylviculture, nous avons considérablement modifié la place accordée à la forêt, en prêtant davantage en vue de la foresterie environnementale et rurale et en fixant comme objectif un quintuplement du montant des prêts forestiers pour arriver à 500 millions de $US au cours de la période quinquennale 1979-83. La réaction des services forestiers dans les pays en développement a été encourageante. Depuis 1978 nous avons accordé des prêts pour des projets forestiers dans une vingtaine de pays, plus de 60 pour cent de ces projets concernant la protection de l'environnement et la production de bois de feu, de fourrage, de perches de construction et autres produits forestiers nécessaires tant pour la subsistance que pour le développement. L'objectif de 500 millions de dollars a été atteint avec trois ans d'avance.

Dans les futurs prêts forestiers, nous comptons mettre l'accent sur la protection des bassins versants, les reboisements en essences à croissance rapide pour la production d'énergie renouvelable, et les petites plantations forestières de rapport dans les zones rurales.

Sur les 3 milliards de dollars prêtés annuellement par la Banque mondiale en vue du développement rural, une part continuera d'être affectée à la colonisation et à la protection des bassins versants.

Bien qu'ayant comme objectif principal de lutter contre la pauvreté rurale, ces projets devraient également contribuer à préserver une part de ce qui subsiste d'écosystèmes forestiers tropicaux dans le monde.


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