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Les formations à genévrier thurifère au Maroc: Un milieu et une espèce en régression

F. Fromard et T. Gauquelin

François Fromard est Chargé de recherche à l'Institut de la carte internationale de la végétation, Université Paul Sabatier.
Thierry Gauquelin est Maître de conférences au Laboratoire de botanique et biogéographie, Université Paul Sabatier, Toulouse, France.

Les formations à genévrier thurifère (Juniperus thurifera) des hautes terres du bassin méditerranéen se caractérisent par une dégradation intense et une absence quasi totale de régénération. Les prélèvements intensifs de bois et l'action des troupeaux dans ces régions encore très peuplées sont certainement les facteurs essentiels à l'origine de cette situation. Appauvrissement des sols, instabilité des versants, mise en mouvement de particules minérales qui participent ainsi à l'ensablement, telles sont quelques-unes des conséquences de cette situation déjà ancienne, qui sera bientôt irréversible si des mesures ne sont pas prises rapidement. Cet article, qui examine essentiellement l'Atlas marocain, fait le point sur l'état des connaissances à propos de l'écosystème du genévrier thurifère. Il indique également un certain nombre d'axes de recherche et de mesures de protection.

L'aire de répartition du genévrier thurifère

C'est exclusivement dans la partie occidentale du bassin méditerranéen que se développe, très fragmentée, l'aire du genévrier thurifère (voir carte): la France et l'Espagne pour le continent européen, l'Algérie et le Maroc pour l'Afrique du Nord, ces deux ensembles correspondant à deux sous-espèces distinctes récemment décrites (Gauquelin et Dagnac, 1988).

En France, le genévrier thurifère a longtemps fait figure de rareté botanique. Il se localise dans trois groupes de stations, chacune limitée en surface et en nombre d'individus: Haute-Corse, où le soliu (nom local) est connu depuis toujours des bergers dans les rares vallées où il se maintient (Asco, Niolu); Alpes (Saint-Crépin, Mercantour, etc.), où les peuplements sont plus étendus et non dé gradés; Pyrénées, où une station unique est jusqu'à maintenant répertoriée (montagne de Rié, Haute-Garonne).

En Espagne, les peuplements sont plus importants et variés (de 350 à 1300 m d'altitude), mais de nombreux indices montrent que l'aire actuelle de la sabina vera (genévrier thurifère) est réduite par rapport à son extension primitive. Dans le bassin de l'Eure, par exemple, les peuplements résiduels sont discontinus, sans cortège floristique ni caractéristiques pédologiques propres, et les arbres sont encore mutilés par la hache du bûcheron. Ils ont disparu aux abords des agglomérations (Saragosse) où ils étaient abondants jusqu'au 18e siècle (Braun-Blanquet et de Bolos, 1957).

FIGURE Répartition géographique du genévrier thurifère

Silhouette caractéristique d'un genévrier thurifère dans le Moyen Atlas, à Auguelmane Sidi Ali, 2100 m

En Algérie, c'est dans le massif des Aurès (djbel Chélia, 2300 m) que cet arbre est strictement localisé, représenté par des individus souvent très gros, disséminés dans la cédraie et vraisemblablement aussi vestiges de boisements autrefois plus étendus.

Au Maroc, enfin, le thurifère se maintient encore en peuplements importants, mais extrêmement dégradés, dans toutes les chaînes atlasiques, sauf dans le massif des Seskaoua et dans l'Anti-Atlas occidental. Il est absent également du Rif.

L'écologie du genévrier thurifère au Maroc

Le genévrier thurifère, lié aux bioclimats semi-aride et sub-humide à hiver froid, constitue l'essence forestière la plus résistante aux conditions climatiques très sévères des hautes montagnes marocaines. Il constitue, bien plus souvent que le cèdre, la limite supérieure des forêts et se rencontre, à l'état de pieds isolés, jusqu'à plus de 3000 m d'altitude (premiers peuplements dès 1700 m dans le Haut Atlas occidental).

Indifférent à la nature physique et chimique du sol, il se développe en formations ouvertes à faible densité (recouvrement moyen: 25 pour cent, avec 40 à 50 pieds/ha), composées d'arbres âgés (plusieurs centaines d'années probablement) et souvent mutilés, aux dimensions quelquefois imposantes (jusqu'à 5 m de diamètre). La diversité structurale et floristique des peuplements est grande, et dans la majorité des situations le genévrier thurifère est la seule espèce arborée de ces formations: les genévriers oxycèdres (J. oxycedrus) et de Phénicie (J. phoenicea) sont quelquefois présents en pieds isolés, ainsi que le chêne à feuilles rondes (Quercus rotundifolia) et le cèdre (Cedrus atlantica). Les strates arbustives sont caractérisées par des papilionacées ou des xérophytes épineuses en coussinets dans les faciès les plus dégradés ou les plus alticoles.

Barbero et al. (1990) évaluent à 327000 ha la surface climacique de la thuriféraie et estiment la superficie réelle actuelle à seulement 20000 ha. Selon Boudy, le thurifère occupait, en 1958, 30000 ha au Maroc (Moyen Atlas: 16000 ha; Haut Atlas: 15000 ha), et Emberger parlait, en 1938, de «l'effroyable dégradation des peuplements», qui, selon ses évaluations, représentaient à l'époque 50000 ha - masse bien faible en regard de celle qui avait disparu. Le thurifère serait ainsi au Maroc, avec un recul d'environ 90 pour cent, l'espèce forestière ayant le plus régressé par rapport à son aire de répartition potentielle.

Au premier plan, un peuplement très dégradé. Mais les genévriers ne sont pas morts: les extrémités des branches sont encore vertes

Exploitation et dégradation de la thuriféraie Marocaine

Plusieurs facteurs essentiels ont conduit à la dégradation massive de la thuriféraie marocaine: faible diversité des ressources en bois dans les hautes vallées atlasiques, taux de population toujours important dans ces régions ne disposant pas d'autres ressources énergétiques, qualité du bois de thurifère le rendant propice à de multiples usages et lente croissance des espèces. En 1979, J. Dresch soulignait que le Haut Atlas était un cas désormais très rare en Afrique du Nord d'un massif très occupé par l'homme (Dresch, 1979). En 1975, Despois et Raynal indiquaient que les densités de population étaient surprenantes dans ce pays évidemment difficile et qu'elles dépassaient quelquefois la moyenne du Maroc (Despois et Raynal, 1975). Ils indiquaient également que la saturation humaine des vallées y était moins compensée par les phénomènes d'émigration que, par exemple, dans l'Anti-Atlas.

Un genévrier thurifère aux dimensions impressionnantes dans le Moyen Atlas, à Jbel Irhane. Le manche du piochon au centre de la photo (30 cm) donne l'échelle

Il est facile de constater encore aujourd'hui le nombre important de villages qui se succèdent dans les hautes vallées de l'Azzaden, du N'Fis, de l'Ourika ou des Aït Bou Gmez, souvent jusqu'à plus de 2000 m d'altitude. On estime à 30 pour cent l'augmentation de la population montagnarde dans ces régions sur une période de 20 ans, alors que l'économie locale évoluait peu et que l'élevage s'intensifiait (Dresch, 1979). Ouhammou (1986) indiquait pour des villages de la vallée de l'Ourika une augmentation de la population de plus de 30 pour cent entre 1971 et 1982.

Un bois aux multiples usages

Les témoignages anciens ne manquent pas sur l'utilisation du genévrier thurifère dans les Atlas marocains. Déjà en 1938, Emberger, dans un de ses nombreux écrits sur la végétation marocaine, insistait sur le rôle social joué par cet arbre en haute montagne: il donne son bois pour le chauffage et la cuisine et son feuillage au troupeau. En 1958, Métro précisait que les peuplements de thurifère sont toujours émondés par les bergers qui, en temps de neige, coupent les rameaux pour leurs troupeaux et font de leurs silhouettes meurtries l'un des attributs caractéristiques des hautes montagnes marocaines.

Ces prélèvements sont encore réalisés aujourd'hui, et l'on voit fréquemment sur le sol les branches coupées et abandonnées après le passage du troupeau. Le thurifère est aussi recherché pour son bois très résistant, utilisé dans la construction des habitations (poutres au-dessus des fenêtres et des portes, rebords de toitures, etc.).

Une autre utilisation traditionnelle concerne la fabrication d'un type de goudron obtenu par distillation sèche de grandes quantités de bois et servant, comme l'huile de cade tirée du genévrier oxycèdre, en médecine vétérinaire (cicatrisant, antiseptique). Le thurifère était autrefois utilisé comme principal ingrédient de la médecine vétérinaire, et, aujourd'hui encore, dans les thuriféraies des Zaouïa Ahansal, on peut voir fonctionner des foyers de distillation.

Des conséquences probables sur l'ensablement du Sud marocain

Les facteurs de dégradation multiples déjà mentionnés - anciens et encore actifs aujourd'hui - exercés sur une espèce à croissance lente et à régénération difficile, entraînent inévitablement une dégradation des sols et des versants de ces vallées. Outre ces effets évidents au niveau local, les processus érosifs peuvent aussi avoir des répercussions en aval, au sud de l'Atlas en particulier. Une étude de la FAO (Dembner, 1987) montre à ce propos que les matériaux minéraux les plus lourds, responsables de l'ensablement de ces régions, proviennent non pas du Sahara comme on le pensait jusqu'alors, mais essentiellement des pentes déboisées de l'Atlas. Ces sables grossiers, véhiculés par les torrents, sont repris plus bas par les vents et se mêlent aux particules plus fines d'origine saharienne.

Par ailleurs, les travaux de Coude - Gaussen (1990) sur les régions sources de poussières au Sahara ont permis d'établir un classement de la potentialité des substrats à fournir des particules fines mobilisables par les agents d'érosion. Les cartographies établies par cet auteur montrent que les montagnes d'Afrique du Nord ont une faible productivité potentielle en «poussières», le couvert végétal plus dense jusqu'à une certaine altitude devenant une protection efficace. Il est certain cependant que, la végétation régressant, les éléments fins sont d'autant plus mobilisables, libérés par le gel et la dynamique des versants, puis concentrés par le ruissellement vers l'aval. Ils participent alors à la «classe des dépôts et épandages d'oueds», dont les alluvions fines sont remobilisées par les vents et qui constituent alors une des sources essentielles de poussières.

Une utilisation traditionnelle du genévrier thurifère: fabrication de goudron à usage vétérinaire (vallée des Zaouia Ahansal, Haut Atlas)

Poutres de thurifère destinées à la construction d'habitations dans la haute vallée du Zat (2300 m). A l'arrière-plan, peuplement de thurifères dégradé

Les recherches actuelles sur la biologie du genévrier thurifère

A l'Université Cadi Ayyad de Marrakech, prolongeant les travaux déjà réalisés sur la végétation du Haut Atlas (Peyre, 1983; Alifriqui, 1986; Haloui, 1986; Ouhammou, 1986), des recherches se sont développées sur le genévrier thurifère (Gauquelin, 1988; Badri, 1990). Elles mettent l'accent sur son autoécologie jusque-là fort mal connue, et sont basées sur une étude extensive de l'espèce dans son aire marocaine et sur le suivi de parcelles en défens (massif de l'Oukaïmeden (Haut Atlas de Marrakech, 2450 m d'altitude et vallée de l'Azzaden).

Rôle de l'arbre et notion de micro-édaphisme

Une notion importante développée par Gauquelin et Dagnac (1988) est celle de «micro-édaphisme», créé sous le couvert du genévrier. Ces auteurs ont ainsi montré, par la réalisation de transects pédologiques dans diverses formations du Haut Atlas, l'enrichissement important en carbone organique des secteurs sous couvert (300 pour cent dans les horizons 5-10 cm des sols, par exemple), ainsi qu'en éléments minéraux (teneur en calcium et en magnésium deux fois plus grande que la teneur normale dans la tranche 0-10 cm). De même, le pourcentage d'argile décroît de 25 pour cent hors du couvert des arbres, et le pourcentage de terre fine (d<20 mm) de près de 30 pour cent.

Le double rôle de l'arbre est donc démontré par ces chiffres: développement d'un niveau humifère riche en éléments minéraux sous son couvert direct, et protection contre l'entraînement des particules fines du sol, par atténuation de l'impact des pluies. Ce substrat ainsi enrichi et stabilisé, dans lequel les processus morphopédogénétiques sont atténués alors qu'ils s'exercent pleinement hors couvert, apparaît aussi comme le lieu exclusif des (rares) germinations de thurifère. Il faut noter enfin que le phénomène de microédaphisme est étroitement lié au degré de vitalité des peuplements, l'étude pédologique pouvant être ainsi un bon indicateur de leur structure et de leur dynamisme.

Effet d'une mise en défens, un an après, sur la strate herbacée dans une thuriféraie du massif de l'Oukaïmeden, Haut Atlas occidental, 2400 m. Il s'agit d'une parcelle expérimentale suivie par le laboratoire d'écologie végétale de l'Université de Marrakech

Le cycle de l'eau

Pour les horizons superficiels des sols, le genévrier thurifère constitue sous son cou vert et par l'intermédiaire de son humus, un élément modérateur vis-à-vis des sorties d'eau par infiltration, ruissellement ou évaporation, retardant ainsi la date du dessèchement en période estivale. En profondeur, les réactions sont plus complexes et varient en fonction de l'intensité ou de la date des précipitations, la réhumectation étant souvent retardée sous le couvert des arbres (Gauquelin et Savoie, sous presse).

Ces phénomènes sont liés à l'interception d'une partie de la pluie incidente par le feuillage des arbres, interception suivie pendant plusieurs années par collecte des trois fractions: pluie incidente, égouttement, écoulement. Variable selon les saisons et l'intensité des pluies, la valeur moyenne de la réhumectation est de 44 pour cent dans des parcelles dont la densité (190 arbres/ha) et le recouvrement (48 pour cent) sont relativement élevés par rapport à la moyenne des thuriféraies. Ce chiffre, qui correspond sensiblement à ceux trouvés pour des forêts de région tempérée, est néanmoins significatif de la place que peut prendre un tel écosystème dans le cycle de l'eau, et que devait prendre la thuriféraie marocaine dans son ensemble, avant sa dégradation.

Les bilans minéraux

Les bilans minéraux ont été étudiés dans les différents compartiments du cycle: végétal vivant dont la composition minérale varie avec la phénologie, litière dont les apports au sol suivent un cycle saisonnier, pluies et pluviolessivats dont nous venons de traiter l'aspect strictement quantitatif.

La production annuelle de litière est en moyenne de 11 tonnes par hectare de couvert, soit 5,3 t/ha/an si l'on rapporte ces chiffres à la surface effective du peuplement (recouvrement de la parcelle: 48 pour cent). Ces valeurs sont comparables à celles qui ont été trouvées dans d'autres types d'écosystèmes forestiers considérés comme productifs, tels ceux à pins sylvestres (Aussenac et Boulangeat, 1980) ou à chênes zeen (Selmi, 1985).

En terme d'éléments restitués au sol, ces retombées correspondent à 330 kg/ha de couvert par an (soit 160 kg/ha/an) d'éléments majeurs (essentiellement calcium et azote) et 17,7 kg/ha de couvert par an (8,5 kg/ha/an) d'oligo-éléments (fer et manganèse). Pluies et pluviolessivats contribuent aussi, mais dans une moindre mesure, à cet enrichissement du substrat.

Quand la mutilation des arbres reste faible, le fonctionnement de l'écosystème thuriféraie est ainsi, à surface de couvert égale, tout à fait analogue et parfois même plus productif que celui d'autres écosystèmes forestiers méditerranéens ou médio - atlantiques.

Propositions et perspectives

Les quelques données que nous venons d'exposer devraient faire prendre conscience de l'importance du genévrier thurifère pour la montagne marocaine, du rôle qu'il pourrait jouer plus encore dans la dynamique forestière des hautes vallées (non seulement au Maroc mais dans tout le bassin méditerranéen) s'il n'était pas soumis à une telle pression et, enfin, du préjudice écologique et économique qui résulterait de sa disparition. Que doit-on faire pour éviter cette disparition, maintenir et réhabiliter les peuplements? Est-il possible de limiter les prélèvements de bois, de réglementer le pâturage sans porter atteinte à la vie quotidienne des habitants?

Le développement des recherches

Nous n'avons pas, à l'heure actuelle, pour l'aire marocaine de la thuriféraire une connaissance suffisante non seulement de la surface qu'elle représente, mais encore de sa typologie, de sa structure et de son état de dégradation. Les données de la télédétection satellitaire à haute résolution, combinées aux cartes régionales existantes, aux photographies aériennes et aux travaux de reconnaissance sur le terrain, devraient permettre d'établir une cartographie globale et actualisée de la thuriféraie. Des problèmes méthodologiques existent, notamment en ce qui concerne l'utilisation de la télédétection dans des milieux où la couverture végétale est faible et le relief important. Des travaux réalisés dans des formations comparables du point de vue de leur structure (Lacaze et Joffre, 1990) et l'expérience que nous avons de l'utilisation de la télédétection dans les Pyrénées nous permettent de penser que ce travail est réalisable.

La réserve ligneuse que représente le genévrier thurifère et sa productivité sont des éléments mal connus. Une mise au point méthodologique est nécessaire, à partir de parcelles expérimentales, pour acquérir ces données, que l'on devra ensuite adapter aux divers types de thuriféraies mis en évidence. Parallèlement, il serait important d'évaluer les prélèvements de bois effectués par les habitants des hautes vallées. Des enquêtes sur le terrain sont nécessaires; elles devraient permettre de quantifier le rapport entre le bois réellement utilisé et le bois coupé et abandonné sur place.

Un problème important non maîtrisé à l'heure actuelle est celui de l'absence - ou l'extrême rareté - de régénération dans la thuriféraie et de la très grande difficulté que pose en conditions expérimentales la germination des graines. Des études, déjà amorcées à l'Université de Marrakech, doivent être développées à la fois en laboratoire (problèmes physiologiques de levées de dormance) et sur le terrain (rôle du pâturage dans l'élimination des plantules, influence des conditions microclimatiques sur leur développement et leur maintien).

La mise en place de parcelles en défens apparaît en tout cas comme indispensable pour la réalisation de ces différentes études, afin de compléter nos connaissances sur l'autoécologie et la physiologie de l'arbre, sur les cycles biogéochimiques et hydriques au sein des peuplements, et sur la dynamique de l'écosystème ainsi soustrait aux troupeaux. Une étude comparative des phénomènes érosifs, en défens et hors défens, pourrait aussi être mise au point, pour préciser les résultats rapportés par Dembner (1987) et Coude - Gaussen (1990).

Enfin, l'éventualité de modifications climatiques régionales - brèves crises climatiques ou changements globaux à long terme - ayant perturbé ces formations est également à considérer. La position charnière du Maroc, a fortiori des Atlas marocains, entre deux zones climatiques contrastées, l'une humide et l'autre désertique, peut renforcer cette hypothèse (Naciri, 1990). L'étude dendrologique du thurifère reste à tenter afin de préciser les fluctuations climatiques de la haute montagne marocaine et de connaître l'âge des peuplements actuels, pour lequel il n'existe encore que des données très éparses et approximatives.

Par ailleurs, il sera intéressant de coordonner ces recherches avec celles menées actuellement sur J. procera (Blot, 1991), espèce de l'Afrique orientale que l'on rencontre à Djibouti, en Ethiopie et jusqu'en République-Unie de Tanzanie. J. procera est semblable du point du vue botanique à J. thurifera et peut lui être comparée également sur le plan des processus de dégradation.

Conservation et utilisation du genévrier thurifère

Les études scientifiques menées dans des milieux altimontains méditerranéens encore mal connus ne peuvent se concevoir que parallèlement à des mesures visant à conserver ces écosystèmes et à sensibiliser les populations à la nécessité de cette conservation. Cet appel à des mesures de protection n'est pas non plus exprimé ici pour la première fois. Il suffit de relire ces quelques phrases de Boudy écrites en 1958: «Cette junipéraie devra être traitée exclusivement en forêt de protection. La régénération reposera essentiellement sur la mise en défens de quartiers de régénération. L'exploitation des arbres, taillés en têtards, se fera hors de ces quartiers dont la mise en défens doit être longue et rigoureuse. Il faudra aussi mettre un terme aux mutilations de toute sorte dont les arbres sont victimes, tout en assurant aux populations montagnardes locales la satisfaction de leurs besoins en perches et en chauffage».

Toutes les activités de mise en défens doivent être faites en concertation avec les populations montagnardes locales. Elles ne seront acceptées que si des possibilités de prélèvement et de parcours subsistent hors de ces secteurs. Le développement spectaculaire de la strate herbacée, observé au bout d'une année de mise en défens seulement dans les petites parcelles expérimentales, est de nature à sensibiliser ces populations.

Il est certain que les habitants des vallées atlasiques sont conscients de la valeur du thurifère, et conscients aussi de la dégradation de cette ressource, bien qu'ils continuent, par nécessité économique, à exercer sur elle une pression importante. Il est évident aussi qu'il n'est pas question d'imposer une interdiction totale de prélèvement de bois de thurifère. Un système de gestion sélectif aussi bien pour les coupes que pour le parcours des troupeaux, comme il en existe dans certaines vallées, pour le chêne vert par exemple, (vallée des Aït Bou Gmez) - mis en place par les habitants eux-mêmes - pourrait aider à la gestion des formations à genévrier thurifère. Un tel système de protection est appliqué à quelques thuriféraies: celle d'Imelghas par exemple (vallée des Aït Bou Gmez), où les prélèvements de bois ne sont autorisés par les autorités communales qu'une fois par an. Notons que ce peuplement protégé est un des rares à présenter une structure de végétation relativement équilibrée où des germinations ont pu être observées (Gauquelin, 1988). Dans leur ouvrage sur l'habitat de ces mêmes vallées du Haut Atlas, Huet et Lamazou (1988) écrivent: «Dans ce pays où le bois se raréfie, où la forêt recule et s'éclaircit sans cesse, la coupe est sévèrement réglementée. Chaque village possède deux bouts de forêt réservés et distincts: l'un pour la coupe du combustible, l'autre (en défens: agoudal) pour celle des charpentes. Genévriers, thuyas et chênes verts fournissent les perches qui forment la base des planchers et des terrasses».

Mettre en place un mode de gestion permettant aux peuplements non seulement de se maintenir mais aussi de se reconstituer là où cela est encore possible, tout en conservant aux populations locales le droit à une utilisation traditionnelle, tel est l'équilibre auquel il faudrait idéalement arriver. Des enquêtes de terrain sur les besoins en bois de feu et de construction et sur la part revenant actuellement au thurifère dans cette utilisation, sur les pratiques pastorales vis-à-vis de cette espèce et sur son rôle réel en médecine vétérinaire sont encore à réaliser. Aucune donnée quantitative n'existe à leur sujet.

Enfin, bien que critiqués car ils ont trop souvent utilisé des essences exotiques inadaptées, les plans de reboisement ne sont pas à exclure. Le cèdre peut être notamment, dans les faciès les moins arides de l'aire actuelle de la thuriféraie, une très bonne essence de substitution.

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