Page précédente Table des matières Page suivante


Au-delà de la «participation»: Peuples autochtones, conservation de la diversité biologique et aménagement des aires protégées

M. Colchester

Marcus Colchester est Directeur du Forest Peoples Programme du World Rainforest Movement, Chadlington. Royaume-Uni.

Les tentatives visant à associer les communautés locales à l'aménagement des aires protégées sont le plus souvent vouées à l'échec si elles sont lancées et menées de l'extérieur. Cet article examine quelques-unes des questions essentielles qui se posent au sujet des peuples autochtones et de la conservation des ressources naturelles.

La place de l'homme dans la nature, concept occidental sur lequel est fondée l'écologie, va à l'encontre, des peuples autochtones. Les points de vue imposés par les écologistes ont abouti à des déplacements forcés à l'appauvrissement, à la violation des droits de l'homme et à l'effondrement des systèmes traditionnels de gestion des ressources. Les organisations gui s'occupent de la conservation adoptent de nouvelles politiques pour travailler avec les peuples autochtones mais, en même temps, la conservation imposée d'en haut et la gestion mondiale de l'environnement assurées par de vastes organismes de développement menacent de réduire ces progrès à néant. Il faut que les écologistes prennent de nouvelles responsabilités afin de veiller au respect des besoins et des droits des peuples autochtones.

Écologie classique

L'écologie est très profondément enracinée dans les conceptions anciennes de la place de l'homme dans la nature. Cependant, si ces dernières années, on a reconnu de plus en plus la valeur des systèmes locaux de connaissances comme générateurs de moyens efficaces de régulation de l'interaction entre l'homme et l'environnement, on s'est beaucoup moins demandé dans quelle mesure les notions «scientifiques» de conservation de l'environnement ont été façonnées par les traditions culturelles et par les économies politiques occidentales.

En effet, les principes occidentaux de l'écologie sont fondés sur une séparation conceptuelle très ancienne entre l'homme et la nature, entre la civilisation et la nature à l'état sauvage. Les espaces naturels étaient considérés comme le repaire d'esprits sauvages et maléfiques, et devaient être domptés ou réservés à une conquête saisonnière et symbolique, par exemple la chasse princière. Selon la logique de la conservation scientifique, qui est issue de ces traditions culturelles, la meilleure façon de protéger la nature consiste à séparer encore plus nettement l'homme de la nature et donc à créer des espaces naturels à l'état sauvage (Colchester, 1994).

C'est là un concept étranger à bon nombre de peuples autochtones. Par exemple, Ruby Dunstan, des Nl'aka'pamux de la Stein Valley, dans l'Alberta (Canada), dont le peuple a lutté pour éviter l'exploitation forestière de ses terres ancestrales, a fait remarquer: «Je n'ai jamais pensé que la Stein Valley était un espace naturel à l'état sauvage. Mon père disait: "Voilà notre garde-manger". Nous en connaissions tous les animaux et toutes les plantes, nous savions à quel moment cueillir et chasser. Nous le savions parce qu'on nous le disait tous les jours. C'était comme si nous élaguions un peu chaque jour... Mais certains écologistes blancs semblent penser que si une zone est déclarée réserve naturelle, personne ne doit y pénétrer parce qu'elle est trop fragile. Alors, ils ont mis une clôture autour de cette zone, à moins que ce ne soit autour d'eux-mêmes» (Usher, inédit).

L'angle sous lequel les écologistes envisagent la nature a donc eu des conséquences graves pour les populations autochtones. En effet, la mise en place du premier parc national au monde à Yellowstone en 1872 a été associée à l'expulsion des Indiens Shoshone qui y résidaient. Les expulsions ont entraîné de violents conflits entre les autorités du parc et les Shoshone: 300 personnes ont été tuées lors d'affrontements en 1877. Neuf ans plus tard, l'administration du parc a été reprise par l'armée des Etats-Unis (Kemf, 1993). Le principe selon lequel les parcs nationaux sont des zones dont l'homme doit être absent a ensuite servi de base à l'élaboration des lois. Selon le Wilderness Act de 1964, les espaces naturels à l'état sauvage sont des endroits «où l'homme lui-même est un visiteur qui ne reste pas» (Gomez-Pompa et Kaus, 1992).

Le concept de parc national s'est propagé dans le monde entier et, avec lui, le principe préalable selon lequel, pour être conservée, la nature doit être mise à l'abri des «interventions» humaines. Dans les années 70, cette vision de l'aménagement d'aires protégées a commencé à prévaloir dans le mouvement écologiste, en particulier en ce qui concerne son application dans les pays en développement. Selon l'Alliance mondiale pour la nature (UICN), un parc national doit être défini de manière étroite comme une zone relativement étendue:

· où un ou plusieurs écosystèmes n'ont pas été sensiblement altérés par l'exploitation ou l'occupation humaine; où les espèces végétales et animales, les sites géomorphologiques et les habitats présentent un intérêt spécial du point de vue de la science, de l'enseignement ou de la récréation; ou bien où il existe un paysage naturel de grande beauté;

· pour laquelle la plus haute autorité du pays a adopté des mesures visant à prévenir ou éliminer le plus rapidement possible l'exploitation et l'occupation humaines et à imposer le respect des caractéristiques écologiques, géomorphologiques ou esthétiques qui ont déterminé sa création (West, 1991).

Barnard Grzimek, qui a mené des campagnes pour conserver la vie sauvage des plaines du Serengeti en en expulsant les éleveurs autochtones masaïs de bovins, a affirmé: «un parc national doit rester à l'état sauvage primitif pour être efficace. Aucun humain, pas même les populations locales, ne doit vivre dans ses limites» (Adams et McShane, 1992).

Problèmes pour les populations

Non seulement les notions occidentales de conservation de la nature à l'état sauvage vont à l'encontre de la conception de la nature qu'ont bon nombre de populations autochtones mais, en outre, elles ne tiennent pas compte des réalités. En Amérique latine, 86 pour cent des aires protégées sont effectivement habitées (Kemf, 1993; Amend et Amend, 1992). En Inde, 69 pour cent des aires protégées sont habitées (Kothari, 1995). Dans le monde, selon l'UICN, ce chiffre est de l'ordre de 70 pour cent (Dixon et Sherman, 1991). Une grande majorité de ces habitants sont autochtones. Par exemple, quelque 80 pour cent des aires protégées d'Amérique du Sud sont habitées par des populations autochtones; En Amérique centrale, ce chiffre atteint 85 pour cent (Alcorn, 1994).

Selon le droit international (par exemple, les conventions 107 et 169 de l'Organisation internationale du travail), les peuples autochtones ont des droits clairement reconnus: à la propriété collective de leurs terres ancestrales; à l'aménagement de leurs ressources naturelles sur leurs territoires; à l'exercice de leurs droits coutumiers; et à être représentés par leurs propres institutions. Ils ne peuvent pas être déplacés de leurs terres sauf dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, auquel cas ils doivent être indemnisés en terres pour la perte de leurs terres. L'évolution récente tend à reconnaître d'autres droits: à l'autodétermination, à la propriété et à l'administration de leurs territoires et de leurs systèmes de connaissances traditionnels (voir encadré p. 35).

Ces droits ont été constamment méconnus et violés par les programmes de conservation conçus et mis en œuvre par les gouvernements. Les droits fonciers sont systématiquement passés sous silence ou déniés. La réinstallation forcée a été chose commune et elle se poursuit, provoquant de graves difficultés, des fractures sociales et des bouleversements culturels (Colchester, 1994). Rien qu'en Inde, les aires protégées ont déjà déplacé quelque 600 000 membres de tribus et habitants des forêts et en ont touché beaucoup d'autres. Et pourtant le Ministère de l'environnement et des forêts entend mettre en place 650 aires protégées supplémentaires pour la flore et la faune sauvage et 150 parcs nationaux dans les prochaines années, ce qui entraînera de nouveaux déplacements massifs (PRIA, 1993).

Beaucoup d'autres communautés qui n'ont pas été vraiment réinstallées ont vu leurs droits d'accès aux ressources limités ou compromis. La suspension des activités humaines a parfois été génératrice d'«effets secondaires» sur l'environnement, par exemple lorsque le déplacement des animaux domestiques se nourrissant de brout et de pâturages a entraîné des modifications de l'habitat, menaçant par là même la survie d'espèces sauvages (Adams et McShane, 1992; Monbiot, 1994; Kothari, Saloni Suri et Neena Singh, 1995). De surcroît, la réinstallation forcée ou la concentration de populations humaines à l'extérieur des aires protégées peut être à l'origine d'une pression excessive sur l'environnement, tout en compromettant les institutions sociales et les systèmes coutumiers d'aménagement des ressources qui régissaient jusque-là l'utilisation des terres. Les parcs peuvent devenir des îlots entourés d'habitats dévastés ou dégradés et, privés d'une protection efficace des populations qui y résidaient, peuvent finir par succomber aux pressions extérieures d'industries d'exploitation et de communautés appauvries (Adams et McShane, 1992; Alcorn, 1993; Roy et Jackson, 1993).

Les politiques des parcs

Les écologistes ont été peu disposés à reconnaître la nature politique de leurs interventions - à savoir qu'ils ont effectivement aidé à imposer des contrôles de l'Etat sur les structures politiques autochtones. Etant donné que l'écologie est si souvent fondée sur une politique qui est imposée soit de l'extérieur dans une région, soit de l'étranger dans un pays, elle cherche à obtenir la légitimation et l'entérinement du gouvernement (Reid et Miller, 1989). Les écologistes essaient d'apporter des changements réels sur le terrain en transformant le statut juridique des terres et en obligeant, sous l'autorité de l'Etat, les populations locales à modifier leurs activités économiques.

Ainsi, la loi portant création du Système national intégré d'aires protégées aux Philippines, tout en se fixant pour «objectif d'aménagement la conservation du domaine ancestral et la protection des droits coutumiers à l'intérieur des aires protégées», vise à soumettre les aires protégées à «la gestion, au contrôle et à l'étude directs», de manière que des «experts» puissent décider où, quand et combien de ressources naturelles les communautés locales peuvent prélever (DENR, 1992). Ces types de manipulations aboutissent à l'érosion des systèmes locaux de prise de décision et au remplacement des institutions autochtones par l'appareil d'Etat (Ferguson, 1994; Hitchcock et Holm, 1993).

L'approche écologiste classique a donc tendance à renforcer les divisions existantes entre les populations locales et le gouvernement en aggravant l'aliénation et les conflits, au lieu d'y porter remède. Les conséquences peuvent être lourdes pour l'environnement car l'opposition locale aux aires protégées imposées s'exprime par des séries d'incendies et par une utilisation sans mesure de ressources dont les populations locales se sentent dessaisies et ne méritant dès lors plus tous leurs soins (Gadgil, 1992; Sherpa, 1993). Les ressentiments provoqués par ces interventions ont également donné lieu à des conflits violents avec les autorités de l'Etat et créé un terrain fertile pour les soulèvements révolutionnaires (Furer-Haimendorf, 1986; Roy et Jackson, 1993).

L'approche écologiste classique, qui aliène les terres en faveur de l'Etat, est fondée sur le principe suivant: «chaque Etat-nation, y compris ceux qui ont récemment accédé à l'indépendance, a la capacité, la légitimité interne et la volonté de gérer l'ensemble des ressources qui se trouvent sur son territoire. Il en découle que l'Etat-nation doit être en mesure de contrôler les agissements de l'ensemble des utilisateurs de la totalité des ressources placées sous la juridiction (auto-)proclamée de l'Etat, d'où que vienne la proclamation de l'Etat, quelle que soit la nature de la concurrence concernant ces ressources, et quelles que soient la nature ou les origines de la résistance à l'administration des ressources par l'Etat» (Peluso, 1992).

L'Etat peut aller jusqu'à légitimer de graves violations des droits de l'homme à l'encontre de ceux qui résistent au contrôle de l'Etat au nom d'une éthique de la conservation sanctionnée par le droit international (Peluso, 1992). On peut se demander si, à long terme, cette approche dure de la conservation de la nature atteint ses objectifs. Le plus souvent, affirme Peluso, elle finit par intensifier un conflit social et politique «qui entraîne une dégradation de l'environnement et, en définitive, n'atteint pas les objectifs des intérêts de la communauté internationale pour la conservation. Néanmoins, l'Etat ne saurait être "perdant". Même si les objectifs de conservation ne sont pas atteints, il peut réussir à accroître par la force sa capacité de gouverner» (Peluso, 1992).

Projet de déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones

Les travaux préliminaires concernant le Projet de déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ont été entrepris en 1982 par le Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones.

A sa réunion de 1994, après 13 ans de travail, le Groupe a approuvé le Projet de déclaration et soumis celui-ci à la Sous-Commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités. A sa 51e session, au printemps de 1995, la Sous-Commission a approuvé le Projet de déclaration et l'a soumis à la Commission des droits de l'homme des Nations Unies.

Lors de sa 51e session, la Commission des droits de l'homme des Nations Unies a approuvé la création d'un groupe de travail intersessions pour l'étude du Projet de déclaration sur les droits des peuples autochtones. Ce Groupe de travail s'est réuni pour la première fois en novembre 1995, à Genève, durant deux semaines. La prochaine réunion est prévue pour novembre 1996.

Si et quand ce Projet de déclaration sera approuvé par la Commission des droits de l'homme des Nations Unies, il sera soumis au Conseil économique et social et par la suite, à l'Assemblée générale des Nations Unies. Une fois adopté par l'Assemblée générale, on procédera à l'établissement de normes internationales pour les droits des peuples autochtones valables dans le monde entier.

Premières tentatives de gestion commune

Les écologistes n'ont pas été insensibles à ces problèmes et ils essaient depuis peu de trouver des approches plus judicieuses qui prennent suffisamment en compte les besoins et les intérêts des populations locales. En 1975, l'UICN a adopté une résolution visant à «préserver et encourager les modes de vie traditionnels» et «à étudier les moyens d'intégrer les terres des peuples indigènes dans les zones protégées sans pour autant qu'ils perdent leurs droits de propriété, d'utilisation ou d'exploitation». La même résolution formulait aussi des recommandations contre le déplacement et indiquait que «dans la création de réserves, les peuples indigènes ne soient pas déplacés sans consultation valable». En 1982, l'UICN a adopté une nouvelle résolution qui réaffirmait les droits des sociétés traditionnelles à «l'autodétermination sociale, économique, culturelle et spirituelle» et «à participer aux décisions qui touchent les terres et les ressources naturelles dont elles dépendent». Tout en évitant de reconnaître les droits des populations autochtones à avoir la propriété et le contrôle de leurs territoires, la résolution préconisait «la mise en œuvre d'accords de gestion joints entre sociétés gérant traditionnellement les ressources et autorités responsables de l'aire protégée».

En conséquence, il y a eu une myriade d'expériences sur la gestion des conflits, les réserves de la biosphère, les zones tampons, l'écodéveloppement et le partage des avantages. Il s'agissait de veiller à ce que les communautés locales aient, à la fois au plan économique et au plan politique, leur mot à dire en matière de gestion contrôlée. Les expériences ont été très diverses. Cependant, un examen mené par l'UICN a abouti à des conclusions décevantes, à savoir que la plupart de ces projets «participatifs» sont lancés et dirigés de l'extérieur, éphémères et axés sur des technologies ambitieuses mais non éprouvées visant à accroître les avantages économiques pour les populations locales. Ces projets d'écodéveloppement, bien qu'ils aient été qualifiés de participatifs, «visent souvent des objectifs qui ne coïncident pas avec les aspirations des populations qu'ils sont censés aider» (Sayer, 1991). Ils n'accordent pas suffisamment d'importance aux contraintes sociales et politiques, qu'il s'agisse de celles des communautés locales ou de celles des instances nationales responsables de la conservation. Il ressort de cet examen que les meilleurs projets de zones tampons «ne sont pas des projets d'aide à court terme mais des initiatives prises par des groupes de communautés locales ou des responsables de la gestion des ressources qui s'efforcent de résoudre de manière novatrice les problèmes quotidiens auxquels ils se trouvent confrontés» (Sayer, 1991).

Un autre examen, mené par la Banque mondiale et portant sur 23 aires protégées dans lesquelles on s'est efforcé de concilier les objectifs de développement et de conservation, a conclu qu'il n'est pas certain que les projets aient atténué la pression sur les parcs ou réserves qu'ils visaient à protéger. L'étude a également montré que les tentatives visant à associer les populations locales au processus de changement et de développement étaient en grande partie «pour la forme» et que la plupart traitaient les populations locales comme des «bénéficiaires passifs» (Wells et Brandon, 1992; West et Brechin, 1991). Les organismes chargés de la conservation étaient peu enclins à reconnaître les droits des peuples autochtones en matière de prise de décision. Même, comme ce fut le cas en Australie, lorsque les droits fonciers des aborigènes ont été reconnus, on a eu tendance à traiter les populations autochtones comme des partenaires sans expérience en matière de gestion (Weaver, 1991; Cordell, 1993a; 1993b).

Nouvelles régles

On a commencé à tirer de ces expériences un certain nombre d'enseignements sans équivoque. La réussite des initiatives de conservation dans les zones habitées par des populations autochtones nécessite une reconnaissance des droits de ces peuples à posséder et contrôler leurs territoires; à être associés d'emblée à la planification; à la reconnaissance des institutions représentatives autochtones; à la mise au point de mécanismes veillant à assurer la participation de secteurs marginaux de manière à ne pas compromettre la prise traditionnelle de décision; à des contrats qui définissent clairement les obligations mutuelles; et à une formation multiculturelle propre à sensibiliser toutes les parties intéressées (Craven et Craven, 1990; Hannah, 1992; Morrison, 1993; Davey, 1993; Kemf, 1993; Colchester, 1994). L'appui des institutions gouvernementales, dans le respect de ces principes, est nécessaire pour alimenter ces initiatives et aider à protéger les zones contre les pressions extérieures (Alcorn, 1993; Kothari, Saloni Suri et Neena Singh, 1995).

Il a été indiqué qu'aucune des catégories existantes d'aires protégées de l'UICN n'étant fondée sur ces principes, il faut mettre au point une nouvelle catégorie. De surcroît, très peu de pays ont une législation nationale permettant l'exercice droits à l'intérieur des aires protégées. Des modifications sont nécessaires à tous les niveaux pour permettre l'application de ces nouveaux principes de gestion des aires protégées.

A la suite des préoccupations croissantes manifestées par les organisations de populations autochtones au sujet des exigences écologistes, le Fonds mondial pour la nature (WWF) a récemment élaboré une nouvelle politique des peuples autochtones. Celle-ci est fondée sur une acceptation des droits des peuples autochtones tels qu'ils sont exprimés dans le droit international ancien et nouveau, notamment leur droit à l'autodétermination, à la propriété et à l'administration de leurs territoires, à l'auto-identification et à la propriété intellectuelle. Selon ce projet de politique, le WWF s'efforcera d'établir un «partenariat» avec les peuples autochtones si ceux-ci manifestent le désir de conserver la diversité biologique et acceptent la limitation des activités humaines nécessaire pour parvenir a une utilisation durable. Concrètement, il s'agit de savoir comment réglementer les activités de manière que ces limites soient effectivement respectées (tout en permettant aux populations locales de satisfaire leurs besoins de subsistance), car toute gestion efficace nécessite des procédures coercitives d'application des réglementations convenues (Hannah, 1992). Il faut donc trouver les moyens permettant aux institutions des peuples autochtones soit d'accepter, soit de se doter elles-mêmes de ces moyens et consolider les régimes communs efficaces de gestion lorsqu'ils existent déjà (Sherpa, 1993).

Nombre de peuples autochtones reconnaissent la nécessité de ces limites et font observer que, si leur économie évolue ou est modifiée par des influences à la fois extérieures et intérieures, ils doivent mettre en place de nouvelles institutions et réglementer l'utilisation des ressources, le partage des avantages et la répartition des droits (Ventocilla, Herrera et Nuñez, 1995). Ainsi, les Inuit de la North Slope d'Alaska, après avoir négocié avec succès avec la Commission baleinière internationale (CBI) pour obtenir le droit à un nombre limité d'expéditions annuelles contre les baleines franches, ont mis en place leur propre organe réglementaire, la Commission baleinière des esquimaux d'Alaska (AEWC), qui, à chaque campagne, répartit ces droits entre des capitaines des diverses communautés. L'AEWC emploie des biologistes de la conservation comme conseillers techniques pour favoriser ces processus et l'aider à négocier avec la CBI un nombre scientifiquement justifiable d'expéditions chaque année. Les écologistes, les spécialistes en sciences sociales, les spécialistes de l'éducation, les juristes et les conseillers en matière de développement peuvent tous avoir des connaissances utiles aux communautés autochtones qui s'efforcent d'atteindre des objectifs analogues. Ils devraient cependant se borner à donner des avis aux responsables autochtones plutôt que de diriger les affaires autochtones (Colchester, 1982; Pimber et Pretty, 1995).

Nouvelles exigences, nouveaux problèmes

La prise de conscience, par une partie de la communauté des écologistes, de la nécessité de redéfinir les relations avec les peuples autochtones vient à un moment crucial, car d'autres écologistes préconisent en même temps la rentabilisation de la diversité biologique - par l'écotourisme, l'extraction de bois, les ventes de produits forestiers non ligneux et la prospection biologique (Wells, 1993; Poore, 1989; Plotkin et Famolare, 1992; Counsell et Rice, 1992; Panayotou et Ashton, 1992; Scoones, Melnyk et Pretty, 1992; WWF, 1993). Ces pressions menacent de faire passer au second plan les droits fonciers autochtones et de l'emporter sur l'administration autochtone (Gray, 1991; Corry, 1993).

La conservation imposée d'en haut est aussi renforcée par la naissance de nouvelles instances internationales chargées de la gestion de l'environnement mondial. La Convention sur la diversité biologique, par exemple, a été critiquée parce qu'elle met l'accent sur la souveraineté nationale aux dépens des droits des communautés (TWN, 1993). De surcroît, le Fonds pour l'environnement mondial (FEM), agent actuel de financement et de mise en œuvre de la Convention, est limité par son acte constitutif au seul financement des «coûts supplémentaires des avantages mondiaux», et non pas des avantages nationaux, qui découlent des projets de conservation. Par définition, les initiatives des peuples autochtones ne peuvent être financées que par le FEM, si elles sont considérées comme ne relevant pas d'intérêts nationaux, ce qui place les peuples autochtones dans une situation délicate pour leurs négociations avec les gouvernements et les promoteurs (Colchester, 1994).

L'accroissement des financements mondiaux de la planification d'aires protégées conduit à une extension rapide des aires protégées mises en place en territoire autochtone. Malheureusement, la plus grande partie de ces efforts ne prennent pas suffisamment en considération les droits des populations autochtones. Au Venezuela, par exemple, un projet de parcs nationaux financé par la Banque mondiale a été élaboré sans même que le personnel applique la propre politique de la Banque concernant les populations autochtones (Banque mondiale, 1992). En Ouganda, en 1992, 30 000 habitants des forêts/colons agricoles ont été expulsés sous la menace des armes dans le cadre d'un projet financé par la Banque mondiale, la Communauté européenne, le DANIDA et le NORAD visant à créer un couloir laissé à l'état sauvage entre la réserve forestière de Kibale et le Parc national de la Reine Elisabeth, provoquant un appauvrissement massif, des incendies, des pillages, l'abattage du bétail et d'autres graves violations des droits de l'homme, notamment les pertes de vies humaines (Feeney, 1993).

En Inde, au Laos, aux Philippines et en Thaïlande, de récents projets d'aires protégées financés par le FEM ont été critiqués, car ils sont dépourvus de composante participative, ne reconnaissent pas les droits fonciers des populations autochtones, imposent des lois restrictives et des réinstallations forcées (Colchester, 1994; Kothari, Saloni Suri et Neena Singh, 1995; NFN, 1995). De plus en plus, la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale consentent des prêts, remboursables en devises, aux pays en développement afin qu'ils améliorent leurs systèmes de parcs nationaux, ce qui accroît la pression de rentabilisation des aires protégées par l'écotourisme et l'exposition des populations autochtones à des «intrus» (Persoon et Hueveling van Beek, sous presse).

Si les organismes de développement doivent prendre au sérieux leur engagement en faveur de la conservation, réagir efficacement à ces pressions et veiller au respect des besoins et des droits des populations autochtones, il faudra mettre en place de nouveaux processus de décision. Il s'agit d'aller plus loin que les processus théoriques de consultation et de participation et d'adopter des mécanismes garantissant que les populations autochtones aient leur mot à dire dans l'élaboration des politiques d'utilisation des ressources dans les zones dans lesquelles elles vivent et dont elles sont tributaires. Pour cela, il faudra faire en sorte que les organismes de conservation et les appareils d'Etat soient responsables devant les communautés locales et se dotent de moyens accessibles et ouverts pour le règlement des différends au moment où ils surviennent.

Cela signifie pratiquement que les organisations internationales devraient travailler à partir du principe que les populations indigènes sont les propriétaires légitimes des zones concernées, et surtout, en protégeant légalement leur droits coutumiers. En outre, une fois que ces droits ont été clairement reconnus et avant d'introduire de nouvelles lois qui limitent l'utilisation et l'occupation des ressources, les institutions et les gouvernements nationaux devraient formuler avec les organisations qui représentent les populations indigènes - des accords clairement définis établissant des obligations mutuelles. Ainsi, une association réelle pourra être garantie entre les populations indigènes et les institutions extérieures, qui sera la base de solutions à longue terme bien acceptées par les populations indigènes qui pourront négocier à partir d'une position de force et de sécurité plutôt que de dépendance et d'incertitude. Il existe, de par le monde, suffisamment d'exemples pratiques de systèmes de gestion basés sur la communauté qui démontrent qu'ils peuvent être écologiquement durables (Agrawal et Narain, 1990; Fay, 1989; Craven et Craven, 1990; Colchester, 1992; IIED, 1994). Il est toutefois difficile de dire si les institutions intergouvernementales et multilatérales réussiront à trouver la juste voie politique pour donner force à une telle approche.

Bibliographie

Adams, J.S. & McShane, T.O. 1992. The myth of wild Africa: conservation without illusion. W.W. Norton and Co. New York - Londres.

Agrawal, A. & Narain, S. 1990. Towards green villages. Centre for Science and the Environment. New Delhi.

Alcorn, J.B. 1993. Indigenous peoples and conservation. Conservation Biology, 7(2): 424-426.

Alcorn, J.B. 1994. Noble savage or noble state? Northern myths and southern realities in biodiversity conservation. Ethnoecologica, 2(3): 6-19.

Amend, S. & Amend, T., (éds). 1992. ¿Espacios sin habitantes? Parques nacionales de América del Sur. UICN. Gland, Suisse.

Banque mondiale. 1992. Venezuela: National Parks Management Project. Staff Appraisal Report No. 11208-VE. Washington.

Colchester, M. 1982. Amerindian development: the search for a viable means of surplus production in Amazonia. Survival International Rev., 7(3/4): 41/42.

Colchester, M. 1992. Sustaining the forests: the community-based approach in South and Southeast Asia. Document d'information n° 35. UNRISD, Genève.

Colchester, M. 1993. Notes for NGO/GEF/World Bank Consultation on "Lao PDR: Forest Management and Conservation Project". Document d'information. World Rainforest Movement, Chadlington, Royaume-Uni.

Colchester, M. 1994. Salvaging nature: indigenous peoples, protected areas and biodiversity conservation. Discussion Paper n° 55. UNRISD, Genève.

Cordell, J. 1993a. Boundaries and bloodlines: tenure of indigenous homelands and protected areas. In E. Kemf, (éd.), Indigenous peoples and protected areas. The low of Mother Earth. Earthscan, Londres.

Cordell, J. 1993b. Who owns the land? Indigenous involvement in Australian protected areas. In E. Kemf, (éd.). Indigenous peoples and protected areas. The low of Mother Earth. Earthscan, Londres.

Corry, S. 1993. "Harvest moonshine" taking you for a ride. A critique of the "rainforest harvest" - its theory and practice. Survival International, Londres.

Counsell, S. & Rice, T., (éds). 1992. The rainforest harvest: sustainable strategies for saving the tropical forests? Friends of the Earth Trust, Londres.

Craven, I. & Craven, M.A. 1990. An introduction to the Arfak Mountains Nature Reserve. WWF-Indonésie, Jayapura Indonésie. (inédit).

Davey, S. 1993. Creative communities: planning and comanaging protected areas. In E. Kemf, (éd.), Indigenous peoples and protected areas. The low of Mother Earth. Earthscan, Londres.

DENR. 1992. The NIPAS Law: a primer. Department of Environment and Natural Resources/Conservation International/Foundation for Sustainable Development, Inc., Manille.

Dixon, J.A. & Sherman, P.B. 1991. Economics of protected areas: a new look at benefits and costs. Earthscan, Londres.

Fay, C., (éd.). 1989. Our threatened heritage. Seminar Series, Vol. 124. Solidarity Foundation, Manille.

Feeney, T. 1993. The impact of a European Community project on peasant families in Uganda. Oxfam Briefing, 6 (juillet de 1993): 1-7.

Ferguson, J. 1994. The anti-politics machine: "development", depoliticization and bureaucratic power in Lesotho. University of Minnesota Press, Minneapolis, Etats-Unis.

Furer-Haimendorf, I. 1986. Statement at the Fourth International Conference on Hunting and Gathering Societies, 8-13 de septembre, Londres.

Gadgil, M. 1992. Conserving biological diversity as if people matter: a case-study from India. Ambio, 21(3).

Gomez-Pompa, A. & Kaus, A. 1992. Taming the wilderness myth. BioSci., 42(4): 271-279.

Gray, A. 1991. The impact of biodiversity conservation on indigenous peoples. In Shiva, Vandana, P. Anderson et al., (éds). Biodiversity: social and ecological perspectives. World Rainforest Movement, Penang, Malaisie.

Hannah, L. 1992. African people, African parks. An evaluation of development initiatives as a means of improving protected area conservation in Africa. Conservation International, Washington.

Hitchcock, R.K. & Holm, J.D. 1993. Bureaucratic domination of hunter-gatherer societies: a study of the San in Botswana. Develop. and Change, 24(2): 305-338.

IIED. 1994. Whose Eden? An overview of community approaches to wildlife management. Londres.

Kemf, E. 1993. In search of a home: people living in or near protected areas. In E. Kemf, (éd.), Indigenous peoples and protected areas. The law of Mother Earth, p. 3-11 Earthscan, Londres.

Kothari, A., Saloni Suri & Neena Singh. 1995. People and protected areas: rethinking conservation in India. The Ecologist, 25(5): 188-194.

Monbiot, G. 1994. No man's land: an investigative journey through Kenya and Tanzania. Picador, Londres.

Morrison, J. 1993. Protected areas and aboriginal interests in Canada. World Wildlife Fund (Canada), Toronto, Canada.

Nations Unies. 1993. Draft Declaration on the Rights of Indigenous Peoples, as agreed upon by the 11th session of the Working Group on Indigenous Populations. Document E/CN.4/Sub.2/1993/29. New York.

NFN. 1995. Statement of the Network of Farmers of the North issued on protest march between Chiang Mal and Lamphun, Thailand, 27 April and 3 May 1995.

OIT. 1989. Convention Concerning Indigenous and Tribal Peoples in Independent Countries. Indigenous and Tribal Peoples Convention 169. Genève.

Panayotou, T. & Ashton, P.S. 1992. Not by timber alone. Economics and ecology for sustaining tropical forests. Island Press, Washington - Covelo, Californie.

Peluso, N.L. 1992. Coercing conservation: the politics of state resource control. In R.D. Lipschutz et K. Conca, (éds), The state and social power in global environmental politics. Columbia University Press, New York.

Persoon, G. & Hueveling van Beek, H. Uninvited guests: tourists and environment on Siberut. In V. King, (éd.), Environmental issues in South East Asia: European perspectives. Nordic Institute of Asian Studies. Curzon Press. Richmond, Royaume-Uni. (sous presse)

Pimbert, M.P. & Pretty, J.N. 1995. Parks, people and professionals: putting "participation" into protected area management. Document d'information n° 57. UNRISD, Genève.

Plotkin, M. & Famolare, L., (éds). 1992. Sustainable harvest and marketing of rain forest products. Island Press. Washington.

Poore, D. 1989. No timber without trees: sustainability in the tropical forest. Earthscan, Londres.

PRIA. 1993. Doon Declaration on People and Parks. Resolution of the National Workshop on Declining Access to and Control over Natural Resources in National Parks and Sanctuaries, 28-30 de October de 1993, Forest Research Institute, Debra Dan, India, organizado por la Society for Participatory Research in Asia (PRIA), New Delhi.

Reid, W.V. et Miller, K.R. 1989. Keeping options alive: the scientific basis for conserving biodiversity. WRI, New York.

Roy, S.D. & Jackson, P. 1993. Mayhem in Manas: the threats to India's wildlife reserves. In E. Kemf, (éd.), Indigenous peoples and protected areas. The law of Mother Earth, p. 156-161. Earthscan, Londres.

Sayer, J. 1991. Rainforest buffer zones. Guidelines for protected area managers. Forest Conservation Programme, UICN , Cambridge, Royaume-Uni.

Scoones, I., Melnyk, M. & Pretty, J.N., (éds). 1992. The hidden harvest: wild foods and agricultural systems. A literature review and annotated bibliography. IIED, Londres.

Sherpa, M.N.1993. Grass roots in a Himalayar kingdom. In E. Kemf, (éd.). Indigenous peoples and protected arcas. The law of Mother Earth, p. 45-51. Earthscan, Londres.

TWN. 1993. Urgent alert. Third World Network, Penang, Malaysia (25 avril 1993)

Usher, A. (n.d.) The invention of wilderness (inédit).

Ventocilla, I., Herrera, H. & Nuñez, V. 1995 Plants and animals in the life of the Kuna. University of Texas Press, Austin, Etats-Unis.

Weaver, S.M. 1991. The role of Aboriginals in the management of Australia's Cobourg (Gurig) and Kakadu National Parks. In P.C. West et S.R Brechin, (éds), Resident peoples and national parks, p. 311-332 University of Arizona Press, Tucson, Etats-Unis.

Wells, M. 1993. Neglect of biological riches the economics of nature tourism in Nepal Biodiversity and Conservation, 2(4).

Wells, M. & Brandon, K. 1992. People and parks: linking protected area management with local communities. Banque mondiale/WWF/USAID, Washington.

West, P.C. 1991. Introduction. In: P.C. West et S.R. Brechin, (éds), Resident peoples and national parks, p. xv. University of Arizona Press, Tucson, Etats-Unis.

West, P.C. & Brechin, S.R. 1991. National parks, protected areas and resident peoples: a comparative assessment and integration. In P.C. West et S.R. Brechin, (éds), Resident peoples and national parks, p. 363-400. University of Arizona Press, Tucson, Etats-Unis.

WWF. 1993. The vital wealth of plants. Gland, Suisse.


Page précédente Début de page Page suivante