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Montagnes et approvisionnement en eau douce

H. Liniger et R. Weingartner1

Hanspeter Liniger et Rolf Weingartner sont attachés à l'Institut de géographie de l'Université de Berne (Suisse).

Interactions entre les montagnes, les forêts et l'eau

1 Avec les contributions de Bruno Messerli (Institut de géographie, Université de Berne), Christian Küchli (consultant indépendant en foresterie), Andri Bisaz (Agence suisse de coopération au développement), Ueli Lutz (Agence suisse de coopération au développement) et Martin Grosjean (Institut de géographie, Université de Berne).

LES MONTAGNES, UNE PRIORITÉ MONDIALE

L'eau, c'est la vie! Elle est essentielle dans tous les actes de notre existence, que ce soit pour boire, pour préparer la nourriture ou se laver, pour produire de l'énergie ou satisfaire les besoins industriels, pour gérer durablement les ressources naturelles ou conserver l'environnement. En outre, des valeurs culturelles et religieuses lui sont attachées. Malheureusement, elle se raréfie dans de nombreuses zones et même dans des régions entières de la planète. Les dernières données du Report on sustaining water (1996) du Conseil mondial de l'eau montrent à quel point la situation est alarmante: «En 1950, seuls 12 pays et 20 millions d'habitants étaient confrontés à des pénuries d'eau. En 1990, ce nombre est passé à 26 pour les pays et à 300 millions pour les individus; d'ici 2050, on prévoit qu'au moins 65 pays et 7 milliards d'habitants seront affectés par le manque d'eau, soit environ 60 pour cent de la population mondiale, principalement dans les pays en développement». Le rapport invite à prendre des mesures immédiates et efficaces pour préserver les ressources d'eau douce du siècle prochain. Comme l'atteste le récent rapport sur la gestion de l'eau douce (Liniger et al., 1998), les montagnes jouent un rôle crucial pour approvisionner l'humanité en eau douce, aussi bien dans les montagnes que dans les plaines.

Depuis les années 70, plusieurs programmes de recherche accordent une place plus grande aux écosystèmes de montagne. En 1992, à la Conférence des Nations Unies pour l'environnement et le développement, Sommet de la Terre de Rio de Janeiro, le Chapitre 13 intitulé Gestion des écosystèmes fragiles - mise en valeur durable des montagnes a été inclus dans Action 21, le document principal de la conférence. La Commission des Nations Unies du développement durable a par la suite désigné la FAO comme responsable des activités de ce chapitre sur les montagnes. Grâce à un degré de collaboration sans précédent entre les institutions des Nations Unies, les gouvernements nationaux, les organisations internationales, les ONG et les institutions de recherche, un rapport exhaustif, Mountains of the world: a global priority (Messerli et Ives, 1997), accompagné du document d'orientation, Mountains of the world: challenges for the twenty-first century (Bisaz et al., 1997), a été présenté à la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations Unies, Rio+5, en 1997.

LES MONTAGNES SONT DES «CHÂTEAUX D'EAU»

Tous les grands fleuves prennent leur source dans les hautes terres et plus de la moitié de l'humanité dépend de l'eau douce qui s'accumule dans les zones montagneuses. Bien qu'elles ne couvrent qu'un territoire relativement limité des bassins fluviaux, les montagnes fournissent la majorité de l'eau qui s'écoule en aval, dans une proportion variable suivant les saisons. Ces châteaux d'eau sont cruciaux pour le bien-être de l'humanité. Avec l'augmentation de la demande, les possibilités de conflits à propos de l'utilisation de l'eau des montagnes s'accroissent. La gestion prudente des sources d'eau, mais aussi de la ressource elle-même, doit donc devenir une priorité mondiale en raison de la crise hydrique qui s'annonce pour le siècle prochain, à l'échelle de la planète.

De nombreuses raisons nous appellent à focaliser notre attention sur les montagnes, notamment:

Niveaux de précipitation élevés. Les montagnes forment une barrière contre les masses d'air entrantes. Obligé de monter, l'air se refroidit, ce qui déclenche des précipitations. Dans les régions arides et semi-arides, seules les hautes terres reçoivent suffisamment de pluies pour que l'eau puisse ruisseler à la surface et alimenter les nappes souterraines.

Stockage et distribution de l'eau dans les basses terres. Les eaux captées à des altitudes élevées s'écoulent par gravité à travers le réseau fluvial ou les nappes d'eau souterraines jusqu'aux basses terres, où les zones habitées, l'agriculture et l'industrie exercent une forte demande. Pour donner un exemple, les 1,4 million d'habitants de La Paz et de El Alto (Bolivie) tirent la quasi-totalité de leurs approvisionnements en eau des glaciers environnants situés à une altitude de plus de 4 900 m au-dessus du niveau de la mer, et 75 pour cent de l'énergie électrique de ces villes est produite par la centrale hydroélectrique située sur le versant oriental des Andes.

Dans les zones humides du monde entier, la proportion d'eau provenant des montagnes peut aller jusqu'à 60 pour cent des ressources totales en eau douce du bassin versant, alors que dans les zones semi-arides et arides, cette proportion dépasse généralement 90 pour cent.

L'eau, élément nécessaire à la vie. Un approvisionnement régulier en eau pure est fondamental pour la vie et la santé des hommes. Depuis 1940, les volumes totaux d'eaux douces de diverses provenances (prélèvements d'eaux de surface ou souterraines pour usages divers) ont plus que quadruplé (figure 1). Soixante-dix pour cent de l'eau est utilisée aux fins d'irrigation. La dépendance de la production alimentaire mondiale à l'égard des eaux de montagne est évidente, en particulier dans les climats arides et semi-arides des régions tropicales et subtropicales, où sont concentrés la plupart des pays en développement et plus de la moitié de la population mondiale. En outre, l'eau emmagasinée dans les lacs et les retenues de montagne a une valeur économique supplémentaire comme source potentielle d'énergie hydroélectrique. L'eau douce de montagne maintient enfin en vie de nombreux habitats naturels, en altitude comme en plaine, contribuant ainsi à la conservation de la diversité biologique.

FIGURE 1 Augmentation de la consommation mondiale d'eau douce

Source: Institut mondial pour les ressources.

Ecosystèmes fragiles. Les montagnes sont des écosystèmes très fragiles. Les fortes pluies, les pentes abruptes et les sols érodables favorisent les ruissellements de surface surabondants, l'érosion des sols et les glissements de terrain. Les sédiments transportés sont d'importants polluants des eaux de surface. En outre, l'utilisation des terres, le développement des infrastructures, les activités extractives et touristiques dans les zones montagneuses peuvent nuire considérablement à la quantité et à la qualité de l'eau des fleuves et des nappes souterraines.

Conflits à propos de l'eau. Déparie monde, 214 bassins fluviaux, abritant 40 pour cent de la population mondiale et couvrant plus de 50 pour cent de la surface émergée du globe, sont partagés par au moins deux pays. La distribution de l'eau provenant des montagnes a été, en 1995, à l'origine de 14 conflits internationaux. Par exemple, à côté des causes principales qui ont déclenché le conflit arabo-israélien, il ne faut pas oublier les approvisionnements en eau douce provenant des montagnes de l'Anti-Liban, du mont de l'Hermon, du plateau du Golan et des collines de la rive occidentale. Des conflits à propos de l'eau surgissent aussi à plus petite échelle, entre les hautes et les basses terres à l'intérieur des frontières nationales; c'est par exemple le cas autour du mont Kenya.

Eau de montagne «sacrée». Les populations du monde entier considèrent depuis toujours les montagnes comme une source d'eau, de vie, de fertilité et de bien-être général. Elles ont été, et sont parfois encore, adorées comme demeure des divinités et comme source sacrée des nuages et des pluies qui alimentent les sources, les fleuves et les lacs dont les sociétés ont besoin pour survivre.

CONSÉQUENCES DE LA GESTION DES RESSOURCES DES MONTAGNES SUR L'APPROVISIONNEMENT EN EAU DOUCE

Le cas du mont Kenya - répercussions directes et indirectes sur les populations

Les fleuves formés par les glaciers du mont Kenya s'écoulent à travers les montagnes et les hautes steppes jusqu'à la ceinture forestière, où les pluies sont particulièrement abondantes; c'est là que les cours d'eau et les nappes souterraines sont rechargés. Pendant la saison sèche, le fleuve Ewaso Ng'iro se forme à 90 pour cent au-dessus de 2 400 m, dans les ceintures forestières des alpages, des steppes et des hautes montagnes du mont Kenya. Au bas des versants et dans les piémonts, la population et les surfaces cultivées ont plus que triplé au cours des 20 dernières années et le volume d'eau prélevé dans le fleuve pour l'irrigation a augmenté de façon considérable. Actuellement, 60 pour cent des habitants du bassin du fleuve Ewaso Ng'iro vivent dans cette zone: les autres sont installés en aval dans les plaines semi-arides, où ils vivent grâce à l'eau générée en amont.

L'affaiblissement du débit du fleuve en saison sèche est un problème inquiétant; depuis les années 60. le débit moyen en saison sèche du fleuve Ewaso Ng'iro est tombé, en plaine, à un huitième de son niveau antérieur. Depuis les années 80, le fleuve qui coulait autrefois en permanence est resté pendant de longues périodes à sec. Par conséquent, les écosystèmes naturels uniques en leur genre des réserves de faune sauvage de Samburu et de Buffalo Springs dans les basses terres en pâtissent pendant la saison sèche; ceci a eu des répercussions négatives sur le tourisme, principale source de devises dans la région. Les pasteurs nomades et leurs troupeaux, ainsi que la faune sauvage dans les basses terres, souffrent terriblement de cette situation et sont contraints de remonter vers l'amont pour chercher de l'eau et des pâturages, ce qui entraîne des conflits avec les paysans.

Deux principaux facteurs ont une incidence sur le débit des fleuves dans les basses terres:

L'augmentation des prélèvements d'eau. La croissance de la population et de l'immigration dans la zone du mont Kenya augmente les besoins en eau pour la consommation humaine, pour les utilisations industrielles et urbaines et, surtout, pour l'irrigation. En outre, les prélèvements d'eau ne sont pas gérés et contrôlés comme il convient. Actuellement, le volume prélevé est 10 fois plus élevé que ne l'autoriseraient les règlements s'ils étaient appliqués. Le contrôle des prélèvements, l'amélioration des procédures d'allocation de l'eau ainsi qu'une gestion plus efficace s'imposent de toute urgence.

FIGURE 2 Modification de l'utilisation des sols: abandon des forêts (à droite) au profil de l'agriculture à grande échelle (à gauche) et de l'agriculture à petite échelle (au centre). Quelles sont les conséquences sur les débits des fleuves?

Modification et intensification de l'utilisation des terres. Les modifications de l'utilisation des terres ont également eu une incidence sur le débit des fleuves et la qualité de l'eau. La suppression du couvert végétal et l'intensification de l'utilisation des terres sur les versants nord du mont Kenya (figure 2) ont entraîné une augmentation des ruissellements de surface durant les violents orages, d'où une érosion des sols et une pollution de l'eau de surface. Des crues éclair, qui ne s'étaient jamais produites auparavant, ont eu lieu ces dernières années, inondant des fermes anciennes et des lodges de touristes. Des enquêtes sont encore en cours pour quantifier la répercussion des activités humaines et des modifications de l'utilisation des sols sur le ruissellement et les inondations, ainsi que sur le débit des fleuves pendant la saison sèche.

Des mesures de l'humidité des sols soumis à différents types d'utilisation permettent de calculer le volume d'eau perdu par évapotranspiration. Une comparaison entre des forêts naturelles, des plantations forestières et des terres agricoles sur le mont Kenya a montré que les terres plantées en cyprès sont les plus sèches car elles absorbent l'eau beaucoup plus rapidement que celles qui sont recouvertes de forêts naturelles, et les pluies ne sont pas suffisantes pour reconstituer les nappes souterraines. Les sois sous forêts naturelles sont plus humides et, pendant la saison des pluies, les nappes souterraines peuvent se reconstituer. Il est logique qu'une essence à croissance rapide consomme plus d'eau en valeur absolue qu'une essence à croissance lente (mais cela n'est pas nécessairement vrai en termes de consommation par mètre cube de bois produit). Pour ce qui est des cultures, certaines d'entre elles, comme les pommes de terre, conservent aux sols une teneur en eau plus élevée et permettent la reconstitution des nappes souterraines la plus rapide. Malgré les ruissellements de surface pendant les violents orages, les terres agricoles sont celles qui contribuent le plus à l'alimentation des nappes souterraines et des fleuves.

Le cas de l'Himalaya - l'effet d'échelle

On part généralement du principe qu'au Bangladesh les inondations sont provoquées par la déforestation et par les diverses activités humaines conduites dans l'Himalaya (figure 3). Cependant, si les montagnes jouent un rôle crucial dans l'alimentation des cours d'eau dans les basses terres d'aval pendant la saison sèche, elles ne semblent pas contribuer de façon significative aux inondations au Bangladesh.

Le Gange et le Brahmapoutre traversent plusieurs pays; aussi est-il devenu délicat sur le plan géopolitique d'attribuer les responsabilités des inondations au Bangladesh. Les scientifiques et les politiciens sont entrés dans des discussions animées pour déterminer dans quelle mesure les inondations sont des phénomènes naturels ou si elles sont influencées par les activités des populations des montagnes.

De récentes études (notamment Hofer, 1998) indiquent qu'au Bangladesh et en Inde les inondations dépendent dans une large mesure des activités humaines dans l'Himalaya. Pourtant, au Bangladesh, celles-ci n'ont augmenté ni en fréquence ni en volume au cours des 120 dernières années. Ainsi, les pluies exceptionnellement fortes tombées les 19 et 20 juillet 1993 sur le Népal oriental et central ont eu des effets catastrophiques au niveau local, entraînant des inondations et des glissements de terrain dans plusieurs districts. Cependant, le niveau d'eau du Gange près de la frontière entre l'Inde et le Bangladesh est resté inchangé. Les crues de pointe des affluents venant du Népal ont diminué au fur et à mesure de leur descente vers les plaines. Les pluies torrentielles dans les montagnes et les plaines adjacentes n'ont quasiment pas eu de répercussions plus loin en aval, au Bangladesh. Il semble donc que si, au niveau local, l'utilisation des terres peut avoir une incidence sur le ruissellement, l'érosion et les inondations, en revanche à l'échelon régional, l'inondation est un phénomène naturel, qui échappe largement au contrôle de l'homme. De surcroît, le remplacement des forêts par des cultures en terrasses gérées avec soin n'a favorisé ni l'érosion, ni le transport de sédiments, ni les inondations (Hamilton, 1987; Hofer et Messerli, 1997).

FIGURE 3 Dégradation des terres sur le bassin versant du Jhikhu Khola dans les moyennes montagnes du Népal, à l'origine d'Inondations locales et de transports d'alluvions dans les rivière

Le cas des Alpes suisses - la fonction hydrologique des forêts

La contribution des montagnes suisses au débit du Rhin aux Pays-Bas est particulièrement élevée, puisqu'elle varie suivant les saisons de 30 pour cent en hiver à 70 pour cent en été, où le débit est à son minimum dans les fleuves de plaine, mais élevé dans les Alpes en raison de la fonte des neiges et des glaces. De même, on note un pourcentage élevé d'eau des montagnes dans le cours annuel du Rhône (32 pour cent de la zone montagneuse contribue pour 47 pour cent au débit aval) et du Pô (32 pour cent de la zone montagneuse contribue pour 56 pour cent au débit aval).

La région des Alpes doit principalement son importance au renforcement des précipitations dû à l'effet orographique. Une bonne partie de ces précipitations tombe sous forme de neige en haute altitude et forme des névés et des glaciers qui s'écoulent à la surface du sol plus tard en été, au moment où la végétation en a besoin pour sa croissance. Les bassins versants des Alpes se caractérisent par un écoulement annuel moyen par unité de surface beaucoup plus élevé (plus de 30 litres/seconde par km2) que dans les plaines d'Europe centrale (environ 1 litre/seconde par km2).

Les fleuves des Alpes étaient autrefois d'importants axes pour le commerce et les transports. Pendant la première moitié du XIXe siècle, de grandes quantités de troncs d'arbres coupés à ras étaient expédiées des Alpes vers la France et les Pays-Bas. Au cours de cette période, la Suisse a connu plusieurs inondations qui ont coûté la vie à des dizaines de personnes et causé de graves dégâts (figure 4). Les forestiers et les autorités politiques ont alors fait un rapport entre les coupes rases et l'augmentation des ruissellements. Cela a favorisé la promulgation de la première loi nationale sur les forêts en 1876, qui contenait des dispositions strictes pour la protection des forêts. Cependant, des études plus récentes indiquent que la gravité de certains phénomènes naturels survenus au cours du siècle passé aurait de toute façon occasionné des inondations même si aucune coupe n'avait eu lieu. Le lien entre la déforestation et l'augmentation du niveau des cours d'eau est bien plus complexe qu'on ne le croyait à l'époque, ou même aujourd'hui dans certains cercles.

FIGURE 4 La coupe claire des forêts et le surpâturage étaient considérés comme les principales causes des graves inondations qui ont eu lieu au XIXe siècle et causé des dégâts sur de vastes étendues, comme en 1893, sur le bassin versant du Lambach, près de Brienz, en Suisse

FIGURE 5 Dès que le sot est saturé, la forêt ne joue plus son rôle de régulateur du ruissellement. Le trop plein de pluie s'écoule immédiatement et atteint rapidement les lits des fleuves, provoquant des inondations

Des expériences classiques conduites dans l'Emmental montrent qu'après des orages violents mais sans pluies torrentielles les débits de pointe sont plus faibles dans les cours d'eau des bassins versants boisés que dans ceux des bassins versants qui ne sont pas recouverts d'un épais tapis de végétation (Burger, 1954). En d'autres termes, les débits de pointe des cours d'eau sont atténués par le fait que l'eau se déverse plus progressivement à partir des sols boisés que des sols qui ont un taux d'infiltration et une capacité d'emmagasinage plus faibles. Dans ces dernières zones, les ruissellements de surface sont plus importants et le débit des cours d'eau est supérieur et plus rapide en cas d'orage. L'écoulement annuel total, lui, est plus faible dans les zones boisées que dans les zones non boisées, à cause de l'évapotranspiration. Des études similaires menées dans d'autres pays sont arrivées aux mêmes conclusions de base, même si elles ont clairement établi que d'autres facteurs que le couvert forestier, comme les conditions géologiques et édaphiques, la morphologie et le climat, peuvent avoir une influence considérable sur le ruissellement (Bosch et Hewlett, 1982).

En résumé, le taux d'infiltration et la capacité d'emmagasinage de l'eau là où le sol est recouvert de forêts ont une importance cruciale (Keller, 1992). Les forêts établies sur des sols ayant une bonne structure et riches en matière organique ont une capacité de rétention hydrique relativement élevée. Toutefois, l'influence de la forêt cesse dès lors que le sol est saturé (figure 5). Lorsque cela se produit, comme cela a été le cas durant les pluies torrentielles tombées en Suisse au siècle dernier, le risque d'inondation est plus grand.

RÉPERCUSSION DE L'UTILISATION DES TERRES DE MONTAGNE SUR LES RESSOURCES EN EAU DOUCE ET LE RÔLE DES FORÊTS

Des études de cas indiquent que l'utilisation des ressources des montagnes a des effets aussi bien directs qu'indirects.

Les effets directs sont les suivants:

· le prélèvement de l'eau dans les fleuves et les nappes, autrement dit le prélèvement de surface, ainsi que le pompage de l'eau souterraine, ont un effet quantitatif;

· la pollution localisée, due par exemple au déversement d'eaux usées dans les fleuves, a un effet qualitatif.

Etant donné que ces effets sont parfaitement identifiables, des réglementations peuvent être imposées, dans la mesure où elles sont nécessaires et que les autorités le décident, pour contrôler à la fois l'utilisation de l'eau et les déversements (y compris par traitement des eaux et usage de produits chimiques).

Les effets indirects sont les suivants:

· une utilisation des sols modifiant le cycle hydrique et la quantité d'eau (par exemple le débit des fleuves);

· la pollution non localisée (également appelée pollution des sols) qui influence la qualité de l'eau; dans de nombreuses régions du monde, c'est la principale source de pollution des cours d'eau et des nappes souterraines.

Etant donné qu'ils sont nettement plus difficiles à identifier et à quantifier que les effets directs en raison des interactions complexes entre les sols, les sous-sols et la végétation, les effets indirects sont aussi plus difficiles à maîtriser.

Quels sont les effets de l'utilisation des sols sur les disponibilités en eau douce?

Pour évaluer l'impact de l'utilisation des sols dans les montagnes sur les ressources hydriques, il est fondamental de comprendre comment les modifications de l'utilisation des sols, et plus particulièrement leur intensification, affectent le cycle hydrique. Rodda (1994) définit clairement ce problème: «Sur le plan hydrologique, les régions montagneuses présentent un paradoxe. Bien qu'elles fournissent l'essentiel des ressources d'eau mondiales, la connaissance de leurs réserves en eau est, d'une manière générale, beaucoup moins avancée et moins précise, par conséquent plus aléatoire, que celle des ressources d'eau provenant d'autres régions physiographiques». Ainsi que Klemes (1988) l'a exprimé, les régions montagneuses constituent «la plus noire des boîtes noires du cycle hydrologique».

Si, à un moment donné, les précipitations sont supérieures au taux d'infiltration du sol (c'est-à-dire à sa capacité d'absorption), l'eau ruisselle à la surface. L'accélération du ruissellement accroît le risque d'érosion du sol, ce qui réduit sa fertilité et sa capacité d'emmagasiner l'eau. Il peut en résulter un appauvrisse ment du couvert végétal et une baisse de la productivité qui contraindront les populations à utiliser les sols de manière plus intensive. Ceci ne fera qu'aggraver la dégradation de la végétation et la réduction de la productivité. Le cycle hydrique est alors modifié et l'on entre dans un cercle vicieux de dégradation (Liniger, 1995). Le principe a beau être simple, il est difficile de déterminer quels sont les type d'utilisation des terres qui ont déclenché ce cycle de dégradation, sur quel type de sol et dans quelles conditions climatiques, et aussi dans quelle mesure la situation sera récupérable par les générations futures.

La végétation naturelle se caractérise généralement par des taux d'infiltration relativement élevés par rapport à d'autres types de couvert végétal ayant pour base un sol analogue. Etant donné que dans les conditions naturelles, on trouve généralement plusieurs étages de végétation, les couches superficielles des sols sont bien protégées et bien structurées; tout remplacement de la végétation naturelle par des plantations forestières, des pâturages et certaines cultures peut réduire la capacité d'infiltration et de rétention hydrique du sol.

Le défrichage des forêts naturelles au profit d'autres types de couvert végétal et d'utilisation des sols a souvent été associé à la dégradation des ressources naturelles. D'après les observations et les recherches, pendant les premières années qui suivent le défrichage, le couvert végétal est enlevé et la couche superficielle est perturbée, les taux de ruissellement et d'érosion des sols sont alors élevés. Cependant, suivant le nouveau mode d'utilisation des sols, après quelques années, les effets négatifs peuvent être réduits par des pratiques de gestion améliorées et la reconstitution d'un bon couvert végétal (Hamilton, 1987). La durabilité des ressources dépendra donc de la qualité de ce couvert végétal et de l'efficacité des pratiques de gestion et de conservation. Dans les montagnes du monde entier, on a mis au point des systèmes de culture qui ne détruisent pas les ressources naturelles et qui sont caractérisés par des systèmes durables d'utilisation des ressources en terre et en eau adaptés aux conditions locales.

Les modifications de l'utilisation des sols et de la végétation ont une incidence, non seulement sur le ruissellement, mais aussi sur l'évapotranspiration. Si l'on compare les terres agricoles, les pâturages et les forêts, on constate que ce sont les terres agricoles qui ont le taux d'évapotranspiration le plus faible et les forêts le plus élevé. L'augmentation de l'évapotranspiration réduit la reconstitution des nappes souterraines et l'apport d'eau aux fleuves. Cependant, les taux varient considérablement en fonction de l'espèce végétale et du rythme de la production.

Il est également difficile d'évaluer l'impact de l'utilisation des sols sur les ressources en eau douce, dans la mesure où il varie en fonction de l'échelle (Hamilton, 1987). Alors que l'identification des effets à l'échelle locale ne pose pas de problèmes, l'impact des activités humaines dans les grands bassins fluviaux est difficile à déterminer et semble devenir marginal.

Quels sont les effets de l'utilisation des terres sur la qualité de l'eau douce?

Toute intensification de l'utilisation des terres, impliquant le remplacement des forêts naturelles par des plantations forestières ou par l'agriculture, augmente le risque de détérioration de la qualité de l'eau. Même si le cycle hydrique n'est pas modifié, l'utilisation, en amont, d'engrais, d'insecticides, d'herbicides ou d'autres substances peut polluer l'eau en aval. L'ensablement pose aussi un problème lorsque les taux d'érosion augmentent à cause de la suppression du couvert végétal. Avec l'augmentation du ruissellement, la pollution diffuse constitue généralement une menace sérieuse pour la qualité de l'eau. Alors que dans de nombreux cas la pollution localisée a été réduite ces dernières années, la pollution diffuse quant à elle a augmenté et est beaucoup plus dangereuse.

Nécessité d'approfondir l'étude du rôle des forêts de montagne

Depuis des générations, on attribue aux forêts la fonction de fournir des ressources hydriques et de les protéger. Dans les contes populaires et les mythes du monde entier, c'est dans la forêt profonde que l'on trouve les sources d'eau pure et limpide (Küchli, 1997). Toutefois, pour étayer cette légende, nous manquons d'études comparées entre l'influence des forêts naturelles et celle des autres types d'utilisations des sols (telles que forêts artificielles, pâturages ou cultures) sur le débit des fleuves, l'alimentation des nappes souterraines et la qualité de l'eau. L'intensification de l'utilisation des sols a en principe un effet négatif sur la qualité de l'eau, mais les éléments dont on dispose sont insuffisants pour le quantifier. En outre, les effets des disponibilités en eau, de l'érosion et de la productivité des sols sur le cycle de l'eau sont eux aussi encore trop souvent mal connus. Ce dont on est sûr, c'est que les forêts de montagne fournissent généralement un environnement favorable pour emmagasiner l'excédent d'eau de pluie, et que les ruissellements sont en général plus abondants avec d'autres types de couvert végétal et d'utilisations des sols; certains travaux agricoles ou encore le surpâturage qui lui, de surcroît, appauvrit le tapis végétal, peuvent en effet tasser le sous-sol.

Si les sols forestiers emmagasinent l'eau, ils ont cependant un taux d'évapotranspiration plus élevé que ceux qui sont recouverts par d'autres types de végétation (Hamilton, 1987). Ce qui veut dire que les forêts qui absorbent davantage d'eau peuvent appauvrir les cours en surface et les nappes souterraines. Malheureusement, dans ce domaine aussi, les études sur la productivité des forêts et sur les différents taux d'absorption de l'eau, sans parler des précipitations additionnelles de brume par les forêts de brouillard, sont pour l'instant insuffisantes.

FIGURE 6 Les forêts naturelles et les glaciers du Weisshorn fournissent les uns et les autres de l'excellente eau douce de montagne en quantité

FIGURE 7 Les montagnes, «châteaux d'eau de l'humanité»

Les forêts ont été protégées par le «mythe», dont le bien-fondé est démontré par certains faits, selon lequel elles sont «bénéfiques» pour l'humanité. Le moment est venu de faire la lumière sur les réelles fonctions multiples des forêts de montagne. Ce que l'on peut déjà avancer avec certitude c'est qu'elles fournissent de l'eau pure en quantité suffisante (figure 6) et des produits forestiers abondants, qu'elles préservent la diversité biologique, qu'elles assurent une protection contre des risques naturels comme les avalanches, les glissements de terrain et les éboulements, et enfin qu'elles influencent le climat.

CONCLUSIONS

Les montagnes sont essentielles à la fourniture d'eau potable et à la production de denrées alimentaires, de combustibles et de matières premières industrielles. L'eau douce provenant des zones d'altitude permet aussi de maintenir des écosystèmes uniques et la diversité biologique des hautes terres comme celle des plaines.

De nos jours, les régions montagneuses sont exposées aux dangers de la déforestation, de l'agriculture, du tourisme et de l'exploitation croissante de leurs ressources pour servir les populations des plaines toujours plus denses (figure 7). Dans de nombreuses régions, elles sont peu habitées, en raison de leurs pentes abruptes, de leurs sols peu fertiles, des températures froides qui y règnent et de leur inaccessibilité. Les basses terres environnantes se prêtent ordinairement mieux à la colonisation, à l'agriculture et à l'industrie, mais elles restent tributaires des montagnes pour leur alimentation en eau.

Contrôler les ressources naturelles et leur utilisation, évaluer la répercussion des modifications de l'utilisation des sols en montagne sur la disponibilité et la qualité de l'eau dans les basses terres, tels sont les premiers pas vers une gestion efficace. Alors que les effets des changements d'utilisation des sols sur les ruissellements de surface et sur l'érosion peuvent être quantifiés avec précision dans des parcelles témoins et dans des petits bassins versants, les effets sur l'hydrologie régionale doivent être étudiés de façon plus approfondie (Liniger et Gichuki, 1994). On parviendra ainsi à mieux comprendre et déterminer les limites cruciales ou les seuils à ne pas franchir en matière d'utilisation des sols.

Une gestion intégrée des ressources couvrant à la fois celles des montagnes et des plaines est nécessaire au plan local, national et international; les chercheurs, les planificateurs, les décideurs et les utilisateurs doivent coopérer à tous les niveaux. Il est indispensable d'évaluer les effets des activités humaines qui seront développées en amont à l'avenir sur la disponibilité des ressources en aval de manière à choisir les politiques mutuellement les plus bénéfiques. Seule la gestion intégrée des bassins peut garantir une utilisation efficace, une distribution équitable, une administration rationnelle et un contrôle de l'eau des montagnes au bénéfice de l'humanité tout entière.

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