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Dégradation des forêts et sécurité alimentaire

L. Lipper

Leslie Lipper est une économiste, spécialiste
des ressources naturelles et consultante auprès
du Service de la sécurité alimentaire et de
l'analyse des projets agricoles de la Division de
l'analyse du développement agricole et
économique de la FAO.

La dégradation des forêts représente une menace pour la sécurité alimentaire, mais elle peut aussi être un produit des efforts déployés dans cette direction - les coûts de cette dégradation doivent être mis en balance avec la valeur obtenue.

La dégradation de la forêt ou le déboisement
(ici au Malawi) représentent un transfert de valeur entre
différents groupes

- FAO/17812/A. CONTI

Les forêts et les avantages qu'el-les procurent sous forme de nourriture, de revenu et de protection des bassins versants, jouent un rôle important et souvent même crucial pour l'approvisionnement alimentaire stable et adéquat de populations du monde entier. Elles sont importantes notamment pour les individus en situation d'insécurité alimentaire parce qu'elles constituent l'une des ressources productives les plus accessibles dont ils disposent.

Le déboisement et la dégradation compromettent toutefois la capacité des forêts de contribuer à la sécurité alimentaire et autres besoins. Le présent article se concentre sur les forêts tropicales, qui enregistrent actuellement les taux de déboisement et de dégradation les plus élevés. On estime qu'entre 1980 et 1990, 146 millions d'hectares de forêts naturelles tropicales ont été défrichés, avec une perte additionnelle de 65 millions d'hectares entre 1990 et 1995 (FAO, 1997). D'après les estimations, l'étendue des forêts dégradées (telles qu'elles sont définies plus loin) est encore plus vaste (Institut mondial pour les ressources, 1994).

Les forêts tropicales se trouvent dans les régions de la planète où la concentration de groupes en situation d'insécurité alimentaire est la plus forte. Elles offrent un refuge à environ 300 millions de personnes dont la survie dépend de l'agriculture itinérante, de la chasse et de la cueillette (FAO, 1996a); ces populations sont souvent exposées de manière chronique, transitoire ou saisonnière au risque d'une consommation alimentaire insuffisante pour couvrir leurs besoins énergétiques quotidiens. Aux habitants des forêts s'ajoutent les millions d'individus qui vivent à proximité de régions forestières et dont la sécurité alimentaire dépend, à certains égards, de la forêt.

On ignore l'étendue réelle des effets du recul ou de la détérioration des forêts tropicales, non seulement pour l'humanité mais aussi pour d'autres formes de vie. Ce que l'on sait, en revanche, c'est que la perte de ressources forestières peut causer un affaiblissement de la capacité des communautés tributaires de la forêt à en tirer des revenus et de la nourriture, favoriser l'érosion du sol et l'envasement des cours d'eau, la disparition de certaines espèces et la perte de diversité génétique, de même que l'accroissement des émissions de carbone qui contribuent au réchauffement de la planète (Kaimowitz, Byron et Sunderlin, 1998).

Il faut considérer que parallèlement à ces pertes, le déboisement et la dégradation de la forêt peuvent aussi constituer une source de profits, grâce à la vente de bois d'œuvre et autres produits ligneux, aux produits forestiers destinés à la consommation alimentaire ou à la production agricole et animale de subsistance ou de rente. Lorsque l'on mesure les conséquences de la dégradation de la forêt, il est important de considérer le rapport entre la valeur obtenue et les coûts supportés, en prenant en compte toutes les implications pour la communauté mondiale, y compris pour les formes de vie non humaines.

La dégradation de la forêt représente, par ailleurs, un transfert de valeur d'un groupe à un autre. Il s'agit donc de déterminer de quelle façon des groupes différents, présentant des risques d'insécurité alimentaire divers, sont affectés par ce transfert. Cela permettra d'effectuer des choix plus éclairés quant aux compromis inhérents à la gestion de la forêt.

DÉFINIR LA DÉGRADATION DES FORÊTS ET LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

La notion de sécurité alimentaire a été définie par le Comité de la sécurité alimentaire mondiale comme l'accès matériel et économique en tout temps et à tous les hommes aux aliments de base dont ils ont besoin (FAO, 1983). Ce concept implique la reconnaissance du fait que la capacité de chacun à se nourrir peut dépendre aussi bien de sa propre production que de sa capacité d'acheter des aliments, et que cet approvisionnement doit avoir un caractère suffisant, stable et continu pour que la sécurité alimentaire soit assurée. Aux termes de cette définition, la sécurité alimentaire implique également la satisfaction non seulement des besoins alimentaires des populations actuelles mais également de ceux des générations futures.

La dégradation des forêts est un concept plus complexe et plus ambigu. Sa définition est fonction des objectifs de la gestion forestière. Par exemple, si l'objectif poursuivi est la protection totale de l'écosystème forestier et de ses divers éléments et fonctions, l'exploitation économique des produits de la forêt pourrait alors être considérée comme un facteur de dégradation, même si elle est effectuée dans un souci de durabilité - c'est-à-dire de manière à assurer un flux continu et soutenu d'avantages économiques à partir des produits récoltés. En revanche, si la gestion vise à obtenir des forêts un rendement durable en produits ligneux, l'exploitation ne serait alors pas considérée comme un élément de dégradation.

La définition adoptée aux fins du présent article, qui est tirée de la définition de santé des forêts utilisée par le Service forestier des États-Unis, considère la dégradation comme une baisse du niveau souhaité de conservation dans le temps de la biodiversité, de l'intégrité biotique et des processus écologiques.

Ce niveau de conservation voulu de l'écosystème peut différer sensiblement selon les objectifs de la gestion forestière, à savoir par exemple la fourniture de moyens d'existence ruraux, de services écologiques ou d'avantages de caractère récréatif ou esthétique. La divergence de vues quant aux objectifs de l'aménagement de la forêt est souvent une source de conflits entre les gouvernements, les professionnels de la forêt, les groupes écologistes, les communautés locales, les sociétés forestières, les groupes autochtones et autres. Ces multiples objectifs sont parfois compatibles, mais ce n'est pas toujours le cas (voir encadré).

La dégradation des forêts peut avoir des causes humaines ou naturelles. Il existe un lien entre les deux: l'action des hommes peut aussi avoir une incidence sur la vulnérabilité de la forêt à la dégradation par des voies naturelles, comme les incendies, les ravageurs et les maladies. Les forêts étant des ressources renouvelables, certaines formes de dégradation sont réversibles, malgré des temps de rétablissement parfois considérables. Il peut arriver aussi que le dépérissement soit irréversible, causant la perte irrémédiable de certaines fonctions de l'écosystème forestier. Contrairement au déboisement, qui est défini comme la conversion permanente de la forêt à d'autres usages, la dégradation implique la présence d'un certain couvert forestier, mais avec une capacité de fonctionnement réduite de l'écosystème.

Controverses et conflits dans la gestion
des forêts de l'État au Nouveau-Mexique

Les régions septentrionales de l'État du Nouveau-Mexique (États-Unis) sont caractérisées par une grande pauvreté rurale, avec un revenu moyen par habitant inférieur à un tiers de la moyenne nationale. Le taux de chômage dépasse 50 pour cent dans de nombreuses localités. L'économie de la région a toujours été basée sur l'exploitation forestière, l'élevage et l'agriculture mais, ces derniers temps, les secteurs du tourisme et des services ont pris de l'importance, apportant notamment un revenu monétaire saisonnier supplémentaire à bien des éleveurs et agriculteurs, parmi les plus démunis.

La plupart des petits éleveurs utilisent les forêts publiques pour le pâturage d'été. La controverse au sujet de la gestion de ces terres s'est accentuée ces dernières années, les groupes écologistes faisant pression sur le Service forestier national afin qu'il mette un terme au pâturage sur les terres publiques, pour empêcher la dégradation du sol et des eaux qui s'associe à cette pratique, préserver les espèces menacées et accroître la valeur récréative des forêts. D'âpres litiges ont opposé ces groupes aux utilisateurs des terres, quant à l'objectif de la gestion des forêts publiques et à l'ampleur de la dégradation de l'environnement imputable au pâturage. Les objectifs de gestion sont encore en discussion. Une avancée positive dans cette polémique a été la naissance d'une coalition d'éleveurs et d'écologistes désireux de travailler de concert pour améliorer à la fois l'aménagement des parcours et la qualité environnementale de la région.

Source: Wilmsen, 1999; Lipper et Wilmsen, 1999.

RÉPARTITION DES COÛTS DE LA DÉGRADATION
DES FORÊTS ET INCIDENCES SUR LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE

Cette section analyse dans le détail les coûts de la dégradation des forêts pour les populations en situation d'insécurité alimentaire et autres. Aux fins du présent article, ces coûts sont répartis sur plusieurs échelles d'analyse, à savoir selon les effets de la dégradation sur le terrain, au niveau des bassins versants et à l'échelon mondial. Ces catégories tendent à se chevaucher dans une certaine mesure et une autre répartition des coûts pourrait être considérée, mais l'on dispose pour ces échelles d'analyse d'informations des plus solides, et elle seront utilisées pour une simple analyse de la façon dont les coûts de la dégradation des forêts peuvent être enregistrés par différents groupes.

Deux avertissements importants doivent être donnés avant d'aborder la question des coûts associés à la dégradation des forêts. Le premier est que les écosystèmes forestiers diffèrent dans leur composition, leurs fonctions et les services qu'ils fournissent, et que les effets de la dégradation et les coûts qui y sont associés varient en conséquence. Le deuxième est que les incidences techniques et socioécono-miques de la dégradation des forêts ne sont pas encore pleinement comprises, de sorte qu'il est souvent difficile (voire impossible) de les quantifier et d'identifier des liens de cause à effet.

Le déboisement et la dégradation des
forêts limitent les approvisionnements en
bois de feu dont deux personnes sur cinq
dépendent dans le monde pour se
chauffer ou pour la cuisson des aliments
(ici, une femme cuisinant au feu de bois
au Myanmar)

- FAO/11274/F. BOTTS

Effets de la dégradation des forêts sur le terrain

Pour les populations qui vivent en forêt ou à proximité, un effet manifeste pourra être la diminution de la biomasse produite, c'est-à-dire l'affaiblissement de la capacité future de la forêt de produire du bois, du fourrage, des fruits, des plantes médicinales, et autres.

Les produits de la forêt, notamment les produits alimentaires et les articles ménagers, et le revenu qui en est tiré, peuvent contribuer d'une façon assez importante à la sécurité alimentaire des communautés locales du monde en développement, qui sont souvent en situation d'insécurité alimentaire (Reddy et Chakravarty, 1999; Arnold et Townson, 1998; Townson, 1995; Hoskins, 1990; FAO, 1989, 1990). Les ménages les plus démunis sont généralement ceux qui sont le plus largement tributaires des produits forestiers pour leur revenu et leur consommation alimentaire, car ils ont un accès très limité aux terres arables, et doivent donc compléter leur production par le ramassage de produits forestiers dans les forêts communes (en propriété et gestion collectives) ou à accès libre (sans statut effectif de propriété commune ou privée) (Reddy et Chakravarty, 1999; Jodha, 1990). Cette dernière catégorie de forêts présente des risques de surexploitation plus importants.

Par ailleurs, les produits de la forêt jouent également un grand rôle dans la sécurité alimentaire en tant que produits "tampons", contribuant à couvrir les besoins de consommation pendant les pénuries alimentaires périodiques (Arnold et Townson, 1998; FAO, 1990). Même s'ils ne contribuent qu'en faible partie à la consommation alimentaire totale et à la production de revenus, leur absence en période de crise peut accroître considérablement le risque de pénurie alimentaire. La perte de cette "assurance consommation" pour les ménages en situation d'insécurité alimentaire peut avoir, à son tour, des effets négatifs du fait de son impact sur les stratégies d'investissement au niveau des ressources agricoles et naturelles. Il a été démontré que le risque d'insécurité alimentaire engendre des modèles d'investissement à faible risque et à faible rentabilité (Holden et Binswanger, 1998).

Les entreprises forestières
communautaires, comme celle-ci au
Pérou, peuvent contribuer à la sécurité
alimentaire locale si elles
réinvestissent au niveau de la
communauté et constituent une source
de travail durable

- FAO/14384/J.M. MICAUD

La dégradation des forêts influe également sur la sécurité alimentaire par le biais de son incidence sur les approvisionnements en bois de feu, une source importante de revenus pour bon nombre de ménages pauvres (Townson, 1995). Dans le monde entier, deux personnes sur cinq, soit environ 3 milliards d'individus, utilisent du bois de feu ou du charbon de bois pour se chauffer ou pour la cuisson des aliments, et quelque 100 millions de personnes souffrent d'une grave pénurie de bois de feu (FAO, 1995). La diminution de l'approvisionnement énergétique se répercute sur la préparation des aliments, dont la valeur nutritionnelle peut s'en trouver réduite et avec des risques accrus d'intoxications alimentaires (FAO, 1989). Dans bien des régions de la planète, les femmes sont responsables du ramassage du bois de feu et le fait de devoir consacrer plus de temps à la collecte de ressources raréfiées peut les empêcher de participer aux travaux ménagers et agricoles, et compromettre ainsi la sécurité alimentaire des familles (FAO, 1987).

D'autres bienfaits de la forêt pour les utilisateurs locaux, outre la production de biomasse, sont la régulation des processus de solifluxion et d'écoulement de l'eau, l'ombrage et la protection contre le vent. La dégradation des forêts, qui se traduit par une diminution du couvert végétal, expose le sol aux précipitations et peut en accélérer l'érosion (Bruijnzeel, 1990; Chomitz et Kumari, 1996). La perte de la couche arable riche en éléments nutritifs peut entraîner un fléchissement notable de la productivité agricole (Tengberg, Stocking et Dechen, 1998).

Effets de la dégradation des forêts au niveau des bassins versants

La perte du couvert végétal dans les bassins versants locaux peut accélérer l'érosion, donnant lieu à une sédimentation des cours d'eau susceptible d'avoir des répercussions défavorables sur l'irrigation en aval, sur les pêches et sur les opérations d'endiguement (Chomitz et Kumari, 1996). Ces effets sont, dans certains cas, assez marqués, mais ils ne se manifestent parfois qu'avec un décalage important (Chomitz et Kumari, 1996; Hidgson et Dixon, 1988). La dégradation des forêts peut causer une augmentation du ruissellement et accroître ainsi les risques d'inondation dans les bassins versants (Chomitz et Kumari, 1996). Des changements peuvent aussi se produire au niveau des nappes phréatiques, même si ce processus intervient d'une façon opposée: la réduction du couvert végétal peut entraîner une diminution des pertes d'eau dues à l'évapotranspiration et augmenter le ruissellement, avec infiltration ou non dans les nappes souterraines (Chomitz et Kumari, 1996).

Effets de la dégradation des forêts à l'échelle de la planète

Les écosystèmes forestiers fournissent deux importants services à la communauté mondiale, à savoir le piégeage et le stockage du carbone, et la conservation de la biodiversité grâce aux habitats qu'ils offrent à une grande variété d'espèces végétales et animales.

Le changement du climat mondial est lié à l'augmentation du niveau des gaz à effet de serre (du gaz carbonique, notamment) dans l'atmosphère. Les écosystèmes forestiers, y compris les éléments de surface et souterrains, constituent d'importants puits de carbone, capté dans l'atmosphère; ils jouent donc un rôle important dans l'atténuation du changement climatique. Les effets potentiels de ce changement sont encore mal connus, mais la variabilité du climat et l'augmentation des températures auront probablement des répercussions plus graves sur la sécurité alimentaire dans les régions les plus pauvres de la planète (FAO, 2000; Zilberman et Sunding, 1999). Toutefois, les coûts d'adaptation face aux changements liés au réchauffement du globe pourraient être lourds dans le monde entier (Zilberman et Sunding, 1999).

Les forêts constituent, à l'échelle de la planète, l'habitat terrestre qui accueille la plus grande diversité d'espèces. Les forêts tropicales humides abritent entre 50 et 90 pour cent des espèces terrestres du globe (WRI, 1999; FAO, 1999). Les ressources génétiques forestières procurent la matière première nécessaire pour l'amélioration des cultures vivrières et de rente, du cheptel et des produits médicaux. La diversité génétique des espèces végétales et animales peut être un avantage pour les producteurs, notamment dans les zones de production marginales, auxquels elle fournit une assurance contre les risques de production (Brush et Meng, 1998). De plus, la conservation des ressources génétiques pourrait avoir des retombées futures encore inconnues aujourd'hui, en termes par exemple de nouveaux traitements médicaux ou de résistance à des maladies nouvelles. La cause d'érosion génétique la plus fréquemment citée est la destruction ou la dégradation des forêts et des régions forestières vierges (FAO, 1996b). La plupart de ces pertes, comme l'extinction d'espèces, sont souvent irréversibles.

Les populations dont la sécurité alimentaire
dépend de la forêt peuvent contribuer
elles aussi à sa dégradation; sur la photo,
un village de ramasseurs de bois de feu à
Mindanao, aux Philippines, où cette activité
a favorisé le déboisement

- FAO/15322/
P. JOHNSON

LA DÉGRADATION DES FORÊTS: UN TRANSFERT DE VALEUR

Les écosystèmes forestiers peuvent être considérés comme une sorte de "patrimoine naturel", défini comme les fonctions, les biens et les services fournis par le milieu (Turner, 1999). Leurs bienfaits sont multiples: bois de feu, produits forestiers non ligneux, piégeage du carbone et habitats pour la faune sauvage. L'état des forêts est le reflet des actifs capitalisés. Comme d'autres patrimoines, le capital naturel peut être utilisé ou liquidé pour la consommation courante ou pour des investissements dans des entreprises productives de substitution - susceptibles de produire à leur tour des bénéfices. Cette liquidation a un coût connexe, à savoir la perte de la valeur qui aurait pu être produite si le capital n'avait pas été utilisé.

La perception des conséquences de la dégradation est étendue, tant sur le plan géographique (parfois à l'échelle mondiale) qu'en termes de durée (à longue échéance). Ainsi, les coûts de la dégradation des forêts sont souvent supportés non pas par ceux qui en sont la cause et qui en bénéficient, mais par d'autres individus qui eux n'en tirent aucun profit. Ce décalage a un double effet:

L'exploitation forestière peut, par exemple, causer une perte de sol et d'éléments nutritifs, réduire la valeur de la forêt en tant qu'habitat et en réduire temporairement la capacité de piégeage du carbone. Pourtant, les sociétés forestières ne paient pas pour ces services perdus; ceux-ci ne sont donc pas calculés dans le prix des produits ligneux. Cette sous-évaluation du prix du bois d'œuvre contribue à alimenter à l'égard de ces produits une demande trop élevée pour être viable, et qui favorise à son tour l'exploitation. Le résultat en est qu'à l'échelle mondiale, la consommation de produits forestiers est trop élevée pour être économiquement raisonnable.

En termes d'équité, dans la mesure où l'exploitation forestière détermine une perte de services pour les populations qui dépendent de la forêt pour leur sécurité alimentaire, la dégradation représente dans ce cas un transfert d'avantages des groupes vulnérables vers les sociétés forestières et les consommateurs de bois - par exemple un transfert des pauvres aux riches.

Toutefois, les implications en termes d'équité seront bien différentes si la valeur tirée de l'exploitation de la forêt est investie de manière à assurer un flux futur de revenus ou de nourriture pour les populations en situation d'insécurité alimentaire. Par exemple, si la société forestière est une entreprise locale qui a réinvesti dans des actifs communautaires et assuré une source de travail durable, les répercussions positives sur la sécurité alimentaire pourraient alors se manifester au niveau de la communauté, à court et à long terme.

Les populations dont la sécurité alimentaire dépend de la forêt peuvent, elles aussi, contribuer à sa dégradation. Là encore, les fauteurs de la dégradation ne paient pas l'intégralité des coûts qui s'y rattachent, qui seront supportés par d'autres membres de la communauté locale ou mondiale, qui peuvent ne pas être menacés d'insécurité alimentaire. Dans ce cas, il existe un transfert d'avantages des groupes non vulnérables à des groupes en situation d'insécurité alimentaire.

Un exemple type est le cas des cultures itinérantes gérées de manière non durable - agriculture sur brûlis - qui causent des dégâts à l'écosystème forestier. Dans la mesure où la production agricole contribue à la sécurité alimentaire des ménages, la valeur de la dégradation de la forêt représente un transfert de valeur de tous les bénéficiaires potentiels des services de l'écosystème forestier aux populations en situation d'insécurité alimentaire.

L'affaiblissement de la capacité de production future du fait de la dégradation des forêts ne détermine pas nécessairement une diminution des possibilités futures d'un ménage en matière de sécurité alimentaire. Si la valeur tirée de la dégradation de la forêt est investie dans une autre source de revenus, la sécurité alimentaire présente et future des ménages peut alors être renforcée - bien qu'aux dépens de l'écosystème forestier et des services que celui-ci aurait fournis.

La pression exercée pour tirer aujourd'hui
une valeur des ressources peut
compromettre la sécurité alimentaire
future; ici, le ramassage du bois de feu
sur une colline boisée dégradée par les
cultures itinérantes au Honduras

- FAO/10203/I.
VELEZ

PAUVRETÉ ET DÉGRADATION DES FORÊTS

Comme elles sont souvent situées dans des régions reculées, qu'elles sont fréquemment en régime de propriété commune ou de l'État, et que leur surveillance est difficile, les forêts sont relativement accessibles aux groupes démunis et donc en situation d'insécurité alimentaire. Pénétrer ou s'installer dans la forêt peut être pour les petits exploitants agricoles ou les paysans sans terre, pour beaucoup en situation d'insécurité alimentaire, le seul moyen d'accéder à des terres cultivables. (Pour les mêmes raisons, les communautés forestières qui dépendent traditionnellement des ressources de la forêt pour leur sécurité alimentaire sont vulnérables à toute incursion ou expropriation de la part d'intérêts externes.) Par ailleurs, bon nombre des produits et des services de la forêt peuvent être transformés en produits alimentaires ou produire des revenus sans demander des investissements de capitaux importants; le coût de production est relativement faible.

Toutefois, comme on l'a vu plus haut, les populations qui dépendent de la forêt pour leur sécurité alimentaire contribuent parfois elles-mêmes à sa dégradation. Qu'est-ce qui pousse ces populations à compromettre ainsi leur capacité de production future?

Tout d'abord, une combinaison de facteurs "de conditionnement" externes limite leurs possibilités de se procurer des moyens d'existence suffisants (Vosti et Reardon, 1997). Deux de ces principaux facteurs sont la pression démographique exercée sur les terres agricoles et forestières, et la productivité de la terre exploitée. Ils sont à leur tour induits par le taux de croissance démographique, les courants migratoires et le mode d'utilisation des terres (sans oublier le type de sol, la topographie, les précipitations, le climat, etc.). L'augmentation de la pression démographique exercée sur les ressources en terre peut se traduire par une production agricole plus extensive sur de nouvelles terres (par exemple dans les forêts), ou par une exploitation plus intensive des ressources productives existantes, forêts comprises (WRI, 1999). La disponibilité réduite de terrains forestiers susceptibles d'être exploités à des fins de sécurité alimentaire, et ce sous l'effet de l'exploitation de la forêt, des établissements migratoires ou de la création de réserves forestières, peut aussi contribuer à accroître la pression exercée sur les forêts encore accessibles.

Les politiques nationales contribuent parfois à exacerber ces pressions. Ainsi, des mesures tarifaires ou fiscales peuvent affaiblir la rentabilité d'une intensification de la production sur des terres agricoles existantes ou bien accroître celle
des intrusions forestières (Heath et Binswanger, 1998; Hecht et Cockburn, 1998). Les politiques de privatisation de terres librement accessibles aux populations démunies ou sous régime de propriété communautaire peuvent limiter les possibilités offertes aux populations en situation d'insécurité alimentaire (Ascher, 1995; Das Gupta, 1996). De telles mesures peuvent favoriser la dégradation des forêts en incitant les groupes en situation d'insécurité alimentaire (utilisateurs traditionnels des forêts et groupes migrant vers les terres forestières en quête de sécurité alimentaire) à intensifier l'exploitation de la forêt ou à en utiliser plus largement les ressources.

Ensuite, les facteurs propres à la pauvreté, comme le manque de pouvoir et le manque de capital, limitent la capacité de ces populations à saisir les possibilités existantes ou les occasions nouvelles (Vosti et Reardon, 1997). En règle générale, les groupes en situation d'insécurité alimentaire sont parmi les moins responsabilisés de la société, de sorte que leur capacité d'influer sur les politiques afin que celles-ci correspondent à leurs exigences, est limitée. L'absence d'atouts, en termes de ressources productives ou financières, ou de capital humain (c'est-à-dire capacité technologique, avec la maîtrise à la fois de techniques modernes et traditionnelles, et état de santé), peut peser sur la façon dont les populations en situation d'insécurité alimentaire gèrent leurs maigres ressources; la pression, qui les contraint à tirer aujourd'hui la plus grande valeur possible de leurs ressources, peut les empêcher d'effectuer les investissements qui pourraient produire une richesse future. Du fait du caractère limité des choix qui s'offrent à eux, gérer la forêt d'une manière susceptible de compromettre leur propre sécurité alimentaire future est peut-être la seule alternative possible.

CONCLUSIONS

Cinq conclusions principales peuvent être tirées au sujet de la relation entre la dégradation de la forêt et la sécurité alimentaire, avec des implications au niveau de la planification de la gestion des forêts et des interventions en faveur de la sécurité alimentaire.

La première est que les forêts jouent un rôle important pour la sécurité alimentaire d'une grande partie des populations en situation d'insécurité alimentaire de la planète, et que ce facteur doit être pris en considération dans les décisions concernant les objectifs de la gestion forestière et les interventions en faveur de la sécurité alimentaire. Cela ne signifie pas que toutes les forêts doivent être gérées dans une telle optique; des conflits sont possibles entre l'utilisation de la forêt à des fins économiques et d'autres services, comme la protection de la biodiversité ou les espaces de détente. Il convient toutefois de considérer que les objectifs de gestion des forêts mettent implicitement en jeu des transferts de bien-être et que les politiques qui accentuent la vulnérabilité des populations en situation d'insécurité alimentaire déterminent un accroissement de la pression exercée sur la base de ressources et ont de faibles chances de succès. Les plans d'aménagement des forêts, qui en limitent l'accès aux hommes, doivent donc prévoir des solutions de remplacement pour fournir des moyens d'existence durables aux populations dont la survie dépend de la forêt.

La deuxième est que la dégradation des forêts peut favoriser une amélioration durable de la sécurité alimentaire si la valeur tirée de cette dégradation est utilisée pour produire d'autres flux durables de nourriture ou de revenu, et si ces flux sont accessibles aux groupes en situation d'insécurité alimentaire. Une telle utilisation des forêts peut être le fruit d'une décision politique explicite ou implicite de la part des gouvernements, comme dans le cas de programmes de réinstallation, ou lorsque l'aménagement de la forêt n'est pas mis à exécution. Les implications de la dégradation des forêts en termes de coût doivent néanmoins être intégralement prises en compte, surtout lorsque ces coûts sont irréversibles.

La troisième est que la plupart des bienfaits de l'écosystème forestier sont acquis par des membres de la société nationale ou mondiale qui en bénéficient aujourd'hui gratuitement. Éviter la dégradation de la forêt a donc une valeur pour ces groupes, valeur qui pourrait être transférée aux utilisateurs tributaires des forêts pour favoriser l'adoption de modèles d'utilisation compatibles avec la production de ces bienfaits. Tel est le concept de base des nouveaux programmes pour le commerce du carbone comme le Clean Development Mechanism. Ces programmes ont probablement les plus grandes chances de succès là où aujourd'hui des contraintes d'investissement empêchent les usagers de la forêt d'adopter des techniques de gestion susceptibles de contribuer à leur propre bien-être.

La quatrième est que les prix sous-estimés du bois d'œuvre et des produits ligneux qui ne tiennent pas compte de la valeur des coûts externes associés à l'accroissement de l'insécurité alimentaire, à la dégradation des bassins versants et aux pertes en termes de diversité biologique et de puits de carbone, favorisent des modèles de consommation qui contribuent, à leur tour, à la dégradation de la forêt. Des politiques tarifaires plus judicieuses sont nécessaires pour garantir des niveaux de consommation durables.

Enfin, lorsque des populations en situation d'insécurité alimentaire contribuent à la dégradation de la forêt en cherchant à assurer leur sécurité alimentaire à court terme au détriment de leur sécurité future, il faut que des politiques mettent en place des mécanismes viables et stables qui leur permettent de se procurer des revenus et de la nourriture. Les politiques qui tentent de préserver la forêt en interdisant son accès aux populations pauvres peuvent protéger une zone, mais une protection ainsi assurée au détriment de la sécurité alimentaire risque de déterminer une pression encore plus néfaste ailleurs.

Bibliographie


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