Claire Chenu: «Regardez de plus près la terre que vous foulez»

Quand elle aborde la question des sols, Claire Chenu parle avec autorité et conviction. Vice-Présidente du Conseil scientifique français du patrimoine naturel et de la biodiversité et professeur de sciences des sols à AgroParisTech, elle a été nommée Ambassadrice spéciale pour l'Année internationale des sols. Elle entend dire clairement ce qu'elle pense et se fait la porte-voix des sols de notre planète... avant qu'il ne soit trop tard. 

Pourquoi s'intéresser aux sols?

Parce que nous dépendons tous des sols! Nous n'en sommes peut-être pas conscients mais les sols sont essentiels pour un grand nombre de nos besoins, notamment en aliments, en fibres et en eau. Personnellement, je m'intéresse aux sols parce qu'ils sont vivants. Les sols sont considérés comme la dernière zone à explorer si on considère la diversité biologique de notre planète. À première vue, le sol est marron et ne ressemble pas à grand-chose, mais si on le regarde de plus près, il révèle une structure très complexe, faite de petits orifices, de trous et de galeries. C'est un monde en trois dimensions riche d'une très grande diversité d'organismes. Tous ces organismes ne sont pas actifs mais nombre d'entre eux y survivent en attendant des conditions favorables.

Pourquoi s'en inquiéter?

L'une des principales constatations que j'ai faite, et qui ne cesse de me surprendre, c'est le nombre des fonctions que remplissent les sols. Fondamentalement, le sol c'est ce sur quoi les plantes poussent et nous avons besoin de cette fonction pour produire des aliments, de l'énergie et des fibres. Mais les sols jouent aussi un rôle considérable dans le cycle de l'eau et sont de la plus grande importance dans la régulation de la quantité et de la qualité des ressources hydriques. Le sol, c'est là aussi que nous enfouissons nos déchets. Enfin, un grand nombre de nos antibiotiques proviennent de bactéries et de champignons qui ont été isolés dans les sols.

Quels sont les résultats que vous voudriez obtenir en tant qu'Ambassadrice spéciale pour l'Année internationale des sols?

Pour moi, la sécurité des sols est l'un des principaux enjeux mondiaux de notre époque, au même titre que la sécurité alimentaire, la sécurité hydrique, la sécurité énergétique, la préservation de la diversité biologique et le changement climatique. Toutes ces questions sont extrêmement interdépendantes mais la sécurité des sols ne bénéficie pas de la même couverture médiatique que certaines d'entre elles et il est temps que cela change. De nombreux éléments fondamentaux de notre vie quotidienne nous rattachent aux sols. Mon but n'est pas d'alerter les spécialistes de l'étude des sols mais les gens qui ne s'y intéressent pas en temps normal: les parties prenantes, les décideurs et les simples citoyens.

Vous avez dit que la sécurité des sols était liée à d'autres enjeux mondiaux. De quelle manière?

Le changement climatique est un bon exemple. Je crois que nous sommes tous concernés par cette question aujourd'hui mais tout le monde ne sait pas que c'est dans le sol que se trouve la plus grande réserve terrestre de carbone. Près de trois fois plus de carbone y est stocké que dans l'atmosphère. Une évolution minime du carbone dans les sols peut donc avoir un impact considérable sur la quantité de CO2 dans l'atmosphère. Une bonne gestion des sols peut freiner l'augmentation de la concentration de CO2 dans l'atmosphère et peut même la réduire. Le problème des émissions de CO2 occupe une place de choix dans les médias et de nombreux pays vont chercher à y apporter des réponses en décembre, lors de la vingt et unième Conférence des Parties à la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques (COP21). La sécurité alimentaire est par ailleurs le principal enjeu de portée mondiale dans lequel les sols jouent un rôle. 

Précisément, de quelle manière les sols ont-ils une incidence sur la sécurité alimentaire?

Une remarque m'a particulièrement frappé (lors d'une récente table ronde internationale): un participant a déclaré que les sols étaient l'un des seuls trésors de son pays. Comme les paysans, qui produisent la nourriture, n'y disposent pas de matériel agricole onéreux et n'ont pas de gros cheptels, les sols sont leur principal capital. Je crois que cette remarque résume bien à quel point les sols sont importants pour notre sécurité alimentaire future. C'est ce sur quoi les plantes poussent. Ils fournissent aux plantes eau et nutriments, bases d'une alimentation saine.

Aujourd'hui, quel est l'état des sols dans le monde?

L'état des sols dans le monde a de quoi faire peur.  En effet, un tiers environ des sols dans le monde sont dégradés à cause de l'érosion, de la pollution, du compactage, de la perte de matières organiques ou de la désertification. C'est grave car les sols sont une ressource limitée. Seulement 22 pour cent de la superficie des terres émergées convient à l'agriculture. Ailleurs, les pentes sont trop raides, il fait trop froid ou c'est du désert, ou le sol est en couche trop mince ou est recouvert d'eau. 

Qu'est-ce qui est le plus préjudiciable aux sols à l'heure actuelle?

L'érosion est le principal problème que nous avons à affronter à l'échelle mondiale. Elle a des conséquences dramatiques. Lorsqu'un sol s'érode, c'est sa couche supérieure qui disparaît, c'est-à-dire celle qui est la plus riche en matières organiques. Cette perte de matières organiques se traduit par une baisse de la fertilité, avec une incidence immédiate sur la production de végétaux et par conséquent d'aliments.

Ne peut-on pas remettre les sols en état?

Les terres agricoles se sont fortement dégradées et les superficies disponibles ont considérablement diminué au cours de ces 50 dernières années, et cela continue alors qu'il s'agit d'une ressource limitée. Il faut mettre fin à la dégradation des sols, c'est la priorité. Nous devons agir sur deux fronts: réduire la dégradation des sols et intensifier leur remise en état. Nous disposons de connaissances scientifiques qui nous permettent d'élaborer des stratégies de remise en état des sols.

Les villes ne cessent de grossir dans le monde entier, recouvrant les sols. Que peut-on faire?

Dans de nombreux pays, les villes ont été fondées là où la terre était fertile et l'agriculture prospère. Elles continuent de s'étendre aujourd'hui sur les meilleurs sols. L'aménagement du territoire est actuellement fondé sur des considérations très simples, à savoir: qu'est-ce qui est le plus pratique en termes d'infrastructures? On ne tient pas du tout compte de la qualité des sols, ni de leur capacité à remplir d'autres fonctions. Un grand progrès consisterait à prendre en considération la qualité du sol dans l'affectation des terres. Un exemple tout simple:  dans de nombreuses zones, il pourrait être bien plus judicieux de construire sur des terrains pollués. Les responsables de l'aménagement du territoire doivent avoir une meilleure connaissance des fonctions des sols. Une définition plus précise de ce qu'on entend par «qualité des sols» aiderait à gérer les terres d’une manière durable.

Quels problèmes se posent en Europe orientale et en Asie centrale?

Les pays d'Europe orientale affrontent d'énormes problèmes de pollution à cause de leur passé industriel. C'est comme en Europe occidentale car les gens n'étaient pas au courant des composés chimiques utilisés dans les activités industrielles. Limiter la pollution actuelle et remettre en état les sites pollués sont des défis majeurs. Des efforts sont maintenant faits pour décontaminer les sols et les remettre en état. En outre, en Asie centrale, certaines régions sont touchées par la désertification et l'érosion, ce qui correspond à un appauvrissement général des sols. Il y a une perte de matière organique et d'activité biologique qui a pour conséquence une détérioration de la structure du sol et une grande sensibilité à l'érosion par le vent et l'eau.

La désertification des zones semi-arides est très importante, tout comme la salinisation, en particulier lorsque les sols sont irrigués avec des eaux de mauvaise qualité.

À quoi pourrait ressembler une bonne gestion des sols?

Selon leur métier, les intervenants perçoivent souvent les sols d'une manière très différente. Les responsables de l'aménagement du territoire les voient comme des terrains constructibles ou pas. Les agriculteurs les considèrent comme des terres à cultiver, et les responsables de la qualité de l'eau comme des zones tampons. Mais si on gère les sols en ne tenant compte que d'une seule fonction, ils se dégradent plus vite et il devient difficile d'exploiter leur capacité à remplir d'autres rôles. Si vous privilégiez par exemple une agriculture intensive, vous ne pourrez peut-être pas utiliser les sols pour réguler la diversité biologique ou pour stocker du carbone afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il est donc important, dans un premier temps, de sensibiliser au caractère multifonctionnel des sols. La bonne gestion des sols, qui permet de préserver leurs multiples fonctions et en particulier de produire des aliments, repose sur la conservation et l'amélioration de la matière organique et de l'activité biologique en leur sein.

Que pouvons-nous faire dans notre vie de tous les jours?

Chacun d'entre nous peut faire quelque chose, même si nous ne sommes pas agriculteurs, même si nous ne travaillons pas en contact direct avec la terre: nous devons être attentifs et faire circuler l'information. Nous pouvons éviter d'utiliser des pesticides dans notre jardin, recycler nos déchets et faire du compost. Nous pouvons aussi faire attention à la manière dont ont été produits les aliments que nous achetons, ou encore essayer d'acheter des produits locaux afin de réduire l'impact indirect sur des terres situées à l'autre bout du monde. Et puis nous pouvons participer aux décisions locales en ce qui concerne les terrains constructibles et le recyclage, nous informer, et veiller à ce que l'on tienne compte des sols. Nous ne pouvons évidemment pas agir à la même échelle que les agriculteurs et les responsables de l'aménagement du territoire mais chaque décision compte.

28 septembre 2015, Budapest (Hongrie).

28/09/2015

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