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Les contraintes au développement de l'élevage bovin en savane humide: L'exemple des Peuls Mbororos en République centrafricaine


Les pâturages de savane humide: Des conditions alimentaires favorables qui disparaissent
Les pathologies: Sensibilité à un nouvel environnement
Le commerce du bétail et l'engagement agricole
Évolution des troupeaux
Conclusion
Références

F. Blanc, C. et A. Le Masson, A. Remayeko, F. Le Gall et P. Lhoste

Le docteur Blanc est Conseiller technique à ta Fédération nationale des éleveurs centrafricains (FNEC), BP 1509, Bangui, République centrafricaine; C. et A. Le Masson ainsi que P. Lhoste sont des chercheurs du CIRAD-EMVT, 2477 avenue du Val de Montferrand, BP 5035, 34032, Montpellier, Cedex 01, France. A. Remayeko est Chef du Service de la commercialisation à l'Agence nationale de développement de l'élevage (ANDE), BP 1509, Bangui, République centrafricaine. Le docteur Le Gall est détaché du Ministère français de l'agriculture et de la pêche à la Banque mondiale, 1018 H Street, N. W., Washington DC, 20433, Etats-Unis.

Cette étude a été effectuée dans le cadre des activités de l'Agence nationale de développement de l'élevage (ANDE), Bangui, République centrafricaine. L'Agence a été fondée par le Gouvernement centrafricain, la Banque mondiale/FIDA, le Fonds européen de développement (FED), le Fonds d'aide et de coopération (FAC, France).

Les auteurs tiennent à remercier le docteur D. Planchenault (CIRAD-EMVT), D. Fielding et A. Smith (CTVM) pour leurs commentaires, ainsi que l'EMVT/FAO pour la mise à disposition du logiciel LIVMOD.

La République centrafricaine est enclavée entre le Soudan, le Tchad, le Cameroun, le Congo et le Zaïre. Les zones soudano-guinéennes et soudano-oubanguiennes sont couvertes de savanes humides qui paraissent propices à l'élevage. Les Peuls Mbororos possèdent 95 pour cent du cheptel national (Boutrais et Crouail, 1986). L'évolution de leur système d'élevage est présentée dans deux études:

· une enquête par questionnaire sur 200 familles, stratifiées selon leur richesse en bétail, menée par Le Masson et Remayeko (1990) dans l'ensemble des régions d'élevage;

· un suivi de 19 troupeaux (673 animaux marqués) dans la commune d'élevage d'Ouro Djafoun, dans l'est du pays. Ce suivi a permis un enregistrement précis des paramètres de production et de l'incidence des maladies du bétail (Blanc, Le Gall et Cuisance, 1994), mais sur une seule année et en un seul site, ce qui en limite la portée.

Les pâturages de savane humide: Des conditions alimentaires favorables qui disparaissent

La transhumance de saison sèche à la base du système

Ouro Djafoun est situé à l'est, en zone soudano-oubanguienne. L'élevage bovin extensif des Mbororos est le système d'élevage prédominant; le pâturage naturel y représente pratiquement l'unique alimentation du bétail. La pluviométrie annuelle est d'environ 1 400 mm (figure 1). La saison des pluies s'étend de mai à octobre; la saison sèche, de novembre à avril, est le plus souvent entrecoupée de pluies erratiques. La savane arborée à base de Daniellia oliveri et Terminalia glaucescens fait l'objet d'un envahissement progressif par des arbustes. La strate herbacée, composée d'espèces pérennes d'Hyparrhenia spp., d'Andropogon spp., de Panicum maximum et de P. phragmitoides, constitue un «fire climax». La productivité herbacée de ces savanes humides est potentiellement haute (6 à 6,5 tonnes de MS/ha de biomasse maximale [anon., 1991]). Sa qualité dépend des périodes de l'année:

· au début de la saison des pluies, les savanes se couvrent d'une herbe abondante et de bonne qualité lorsque le bétail rentre de transhumance;

· au milieu de la saison des pluies, la qualité des pâturages reste bonne et la matière sèche augmente;

· la fin de la saison des pluies et le début de la saison sèche sont la période la plus difficile pour le bétail, où les mortalités sont le plus élevées. L'herbe est en quantité abondante mais de qualité médiocre et lignifiée, car les feux n'ont pas encore renouvelé un pâturage sénescent. Les troupeaux se déplacent vers le sud plus humide à la recherche de pâtures de meilleure qualité et à potentiel de repousse plus important;

· à partir de novembre-décembre, les feux de brousse et des pluies erratiques permettent une repousse des graminées pérennes en quantité suffisante et de bonne qualité;

· la fin de la saison sèche peut être difficile du fait du changement nutritionnel et de la reprise du parasitisme; toutefois, cette période est surtout pénible lorsque les pluies tardent. Le retour de transhumance s'effectue promptement si ces pluies sont précoces et les animaux demeurent en bonne santé; sinon, leur état se dégrade à nouveau.

1 - Pluviométrie annuelle à Bambari - Annual rainfall distribution at Bambari - Distribución anual de las precipitaciones en Bambari

Le zébu mbororo à robe acajou, fierté de l'éleveur - The red Mbororo zebu, object of the herder's pride - El cebú royo mbororo, orgullo del finquero

Savane arbustive soudano-guinéenne, avec envahissement ligneux - The Sudano-Guinean savannah, with increasing bush encroachment - La sabana sudano-guineana, con gran cantidad de matorrales

Le piège à tsé-tsé est à ta base du programme de lutte antiglossinienne de l'Agence nationale de développement de l'élevage (ANDE) - The tsetse fly trap used in the trypanosomosis control programme developed by the National Agency for Livestock Development (ANDE) - Trampa utilizada por ta Agencia Nacional de Desarrollo Agropecuario (ANDE) para atrapar moscas tse-tse, en el ámbito del programa de control de la tripanosomiasis

La conduite des troupeaux et la saisonnalité de la production s'expliquent par cette qualité de l'herbe au cours de l'année. Soixante pour cent des vêlages se produisent de décembre à février (figure 2), correspondant à des saillies en pleine saison sèche, lorsque les repousses herbacées ont une haute valeur nutritive. Peu de saillies se produisent en fin de saison des pluies, lorsque l'herbe est lignifiée et défavorable à une activité reproductrice. Le croît des veaux est le plus élevé au cours de la saison sèche (tableau 1).

Cette transhumance «traditionnelle» consiste en une recherche de pâtures convenables et de points d'eau pour l'équilibre alimentaire et de meilleures conditions de fertilité. Le rythme du troupeau s'accorde à celui des pâturages et de la dynamique de ses repousses. Le bétail dans ces savanes humides dispose presque tout au long de l'année de pâturages plus abondants et réguliers que ceux des régions soudano-sahéliennes.

Une dégradation des pâturages qui s'amplifie

Une pâture non rationnelle, diminuant le couvert herbacé par des surcharges locales, entraîne une diminution de l'intensité des feux qui favorise l'envahissement par les ligneux. Cet envahissement est particulièrement important dans les anciennes zones d'élevage de l'ouest et du centre où les charges sont les plus importantes, mais se répand vers l'est (Audru et al., 1988) où de larges zones de pâturages de bonne qualité demeurent (tableau 2). L'arbre et le bœuf apparaissent bien «deux partenaires incompatibles» (Boutrais, 1980).

En République centrafricaine, les feux précoces sont prépondérants, allumés soit par les villageois pour la chasse, soit par les pasteurs pour une repousse de l'herbe. Leur intensité est amoindrie du fait de cette précocité, les tiges restant alors humides, et de la faible masse végétale résiduelle suite à un surpâturage localisé. Ces feux ne suffisent pas à détruire les arbustes qui tendent à dominer (César, 1987), ce qui réduit la strate herbacée. L'herbe du Laos, Chromolaena odorata, représente une menace plus visible mais guère plus dangereuse que l'extension des ligneux. L'herbe du Laos s'installe sur des campements dénudés et des pâturages dégradés, envahis en deux à cinq ans et rendus impénétrables par de véritables barrières végétales, ce qui force les éleveurs à migrer.

1 - Croît des veaux aux différentes saisons - Calf weight gains at different seasons - Crecimiento de los terneros en las distintas estaciones

Période

Croît des veaux
(g/jour)

Milieu de saison sèche

410

Saison des pluies

270

Fin de saison des pluies-début de saison sèche

180

2 - Charge maximale et actuelle et coefficient d'utilisation des ressources en République centrafricaine - Maximal and present stocking rates and resource use ratio in the Central African Republic - Cargas máximas anuales y coeficiente de utilización de los recursos en la República Centroafricana

Région

Préfecture

Charge maximale annuelle
(UBT)

Charge actuelle estimée
(UBT)

Coefficient d'utilisation des ressources
(%)

Ouest

Nana Mambéré

620 400

315 000

50,8

Ouest

Ouham Pendé

729 100

438 800

60,2

Centre

Ombella Mpoko

925 200

196 900

21,3

Centre

Lobaye

246 700

101 300

41,1

Est

Ouaka

1 673 000

180 300

10,8

Est

Haute Kotto

1 658 400

139 100

26,8

Est

Basse Kotto

519 900

16 900

1,0

Source: D'après anon., 1991.
Note: Pour quelques préfectures d'ouest en est de la République centrafricaine, cette comparaison ne tient compte ni de l'exploitation par les autres espèces animales (caprins, ovins), ni des troupeaux sédentaires trypanotolérants, ni des transhumants tchadiens.

Paradoxalement, un sous-pâturage global, du fait d'un espace pastoral libre et largement disponible, se produit également: le bétail laissé libre dans un pâturage abondant exploite sélectivement les espèces les plus appétentes qui tendent à disparaître. Cet appauvrissement en qualité et cette réduction en quantité sont les aspects conjoints de la dégradation des pâtures. Les raisons en sont moins une densité de bétail trop élevée que l'absence de gestion des pâtures dans une optique durable par le contrôle des feux et de la charge du bétail.

2 - Répartition annuelle des vêlages et des saillies à Bambari - Annual calving and mating distribution at Bambari - Distribución anual de las pariciones y montas en Bambari

Les éleveurs Mbororos vivent souvent en brousse, à l'écart des villages, dans leurs huttes de paille - Mbororo livestock owners often live in straw huts in the bush, remote from villages - Los criadores de ganado mbororo todavía viven en el monte, lejos de las aldeas, en chozas de paja

La traite, une activité féminine matinale - Milking, a women's morning activity - El ordeño, trabajo matutino de la mujer

La transhumance pour les bêtes comme pour les hommes - Transhumance for cattle as well as people - La transhumancia, para el ganado y también para la gente

L'âne est largement utilisé pour le transport des produits au campement - The donkey is widely used for carrying goods to the camp - El burro, muy utilizado para transportar productos al campamento

Un problème qu'aggrave la structure sociale mbororo

Selon la coutume mbororo, nul ne peut s'approprier la terre (Boutrais, 1988). Il n'y a pas en République centrafricaine de véritable autorité temporelle (le «lamido») qui gère le terroir comme en Adamaoua camerounais. Le rôle du chef de campement (l'«ardo») est prépondérant lors du choix des lieux de transhumance. Cette situation évoque «La tragédie des communs» d'Hardin (1968) qui, en République centrafricaine, semble relever essentiellement de causes sociales: elle ne peut se résoudre que si un contrôle suffisant est obtenu par accord au sein de la communauté concernée. L'ANDE a tenté d'organiser un tel contrôle par la création des Zones d'action agro-pastorales (ZAGROP).

La responsabilité de ce contrôle a été confiée aux autorités coutumières Mbororos. Ont-elles accepté cette fonction, qui leur conférait d'importants avantages par des dons en bétail, dans un souci principal de gestion? Les excès de certains «ardos» compromettent les projets en poussant des éleveurs à quitter ces ZAGROP. Un consensus social optimal semble difficile à obtenir dans une société qui demeure largement féodale.

Les pathologies: Sensibilité à un nouvel environnement

Une race de bovins originaire du Sahel

Les Mbororos sont des nouveaux venus en République centrafricaine (Desrotour, 1967; Boutrais et Crouail, 1986): ils sont entrés vers 1920 (Lacrouts, Sarniguet et Tyc, 1967). Leur expansion s'est longtemps limitée aux zones libres de tsé-tsé des plateaux du nord-ouest. Ils n'ont pu progresser dans le pays qu'avec l'arrivée des trypanocides (figure 3). Les pâturages de République centrafricaine étaient supérieurs à ceux du Sahel, ce qui a fortement attiré ces pasteurs, mais le zébu mbororo acajou à longues cornes n'était pas adapté aux pathologies de ce nouvel environnement.

De mauvaises performances d'élevage...

Le suivi des performances sur le réseau d'élevage a révélé de mauvaises performances: un taux global de mortalité de 10 pour cent; une mortalité des veaux «raisonnablement haute» de 17 pour cent; et une mortalité des adultes autour de 7,5 pour cent.

Des synthèses d'études antérieures de l'ANDE (Tacher, 1986) avaient toutefois fourni des taux de mortalité plus élevés chez les jeunes (27 pour cent) et plus faibles chez les adultes (3 pour cent).

Le taux de fécondité est de 52 pour cent; 4,4 pour cent des vaches avortent par an du fait de la brucellose, des trypanosomoses et sans doute pour de multiples autres causes que favorisent les déséquilibres alimentaires.

... résultat d'une pression sanitaire importante: les trypanosomoses...

La distribution des troupeaux se limite aux zones libres de Glossina morsitans submorsitans (figure 3). Les tentatives des Mbororos de reprendre leur migration à travers les zones infestées se sont soldées par de lourdes pertes de cheptel. G. m. submorsitans est un vecteur très efficace des trypanosomoses qui interdit pratiquement tout accès à un bétail trypanosensible. Par contre, les zébus mbororos sont confrontés dans de nombreuses zones d'élevage à Glossina fuscipes fuscipes. Cette espèce riveraine, lorsque sa densité n'est pas trop importante, n'interdit pas la présence d'un bétail élevé «sous la seringue»; les trypanosomoses restent pourtant la principale contrainte sanitaire: 60 pour cent des dépenses engagées par les éleveurs pour les soins vétérinaires sont destinées à l'achat de produits trypanocides (P. Ganabo, comm. pers.). Le coût annuel des trypanosomoses pour l'ensemble du cheptel centrafricain serait de 1,6 milliard de francs CFA, soit 1,9 pour cent de la valeur du cheptel national.

... et les autres maladies

Les mortalités dues à la babésiose ne sont pas beaucoup moins élevées dans les rapports des techniciens d'élevage. Les coûts des traitements contre la babésiose représentent un quart des coûts des traitements trypanocides. Les Mbororos eux-mêmes citent la babésiose 90 fois, et les trypanosomoses 70 fois seulement, comme principale maladie du bétail, la cowdriose étant citée 36 fois (Le Masson et Remayeko, 1990). Les helminthoses seraient responsables de 3 à 10 pour cent des mortalités des veaux, et la brucellose causerait de 3 à 8 pour cent des avortements selon les régions (F. Le Gall et F. N'Dokoue, comm. pers.).

Les pathologies représentent donc une contrainte majeure, sinon la plus importante, dans ces savanes fort différentes des régions sahéliennes d'origine: la combinaison d'une zone écologique humide, d'un cheptel zébu et du mode d'élevage mbororo entraîne de lourdes répercussions économiques de ce complexe pathologique.

Le commerce du bétail et l'engagement agricole

Une dépendance alimentaire

Le manioc représente la nourriture principale des Mbororos: sur les 45 pour cent (329 000 francs CFA) du budget annuel imputables à l'achat de nourriture, 52 pour cent y sont consacrés (Le Masson et Remayeko, 1990). Cette dépendance a rendu les Mbororos vulnérables aux événements extérieurs: les prix des produits vivriers ont augmenté fortement lorsque la cochenille farineuse a dévasté les champs de manioc en 1983. Au même moment, l'accès du bétail aux marchés camerounais s'est fermé du fait de l'épizootie de peste bovine en République centrafricaine, d'où une chute des prix à la vente. Les Mbororos ont dû «brader» du bétail et ont pris conscience de leur vulnérabilité. Beaucoup ont alors commencé à cultiver des produits vivriers. L'année 1983 a marqué le déclenchement de la crise des éleveurs.

Un commerce du bétail qui se dégrade

Les prix du bétail ont chuté de 11 pour cent et les prix des produits vivriers de 8 pour cent dans la région du centre entre 1985 et 1990 (Le Masson et Remayeko, 1990). L'augmentation du budget familial s'est faite par une vente accrue de bétail (12,3 animaux/an/éleveur au lieu de 10,7) à un âge plus jeune, donc à une valeur moindre.

3 - Réglons d'élevage en République centrafricaine (en pourcentage du cheptel national vacciné) - Livestock herding areas In the Central African Republic (percentage of the national vaccinated herd) - Areas ganaderas de la República Centroafricana (en porcentaje de la cabaña nacional vacunada)

4 - Comparaison des taux de commercialisation par âge entre éleveurs aisés et éleveurs en difficulté - Comparison of the rates of commercialization at different ages between wealthy breeders and breeders in difficulty - Comparación de las tasas de comercialización de ganado según la edad, entre ganaderos ricos y ganaderos con dificultades económicas

5 - Engagement agricole selon la richesse en bétail de la famille - Agriculture involvement according to the available heads of cattle per family member - Dedicación a la agricultura según el número de cabezas de ganado por miembro de la familia

6 - Simulation de la croissance démographique du troupeau dans quatre situations - Evolution of herd size In four situations - Evolución del tamaño de hato en cuatro situaciones diferentes

Les taux de commercialisation par âge (figure 4) révèlent que les femelles ne sont pas commercialisées plus âgées par les éleveurs aisés que par les éleveurs en difficulté. Cette exploitation précoce ne représente pas seulement une commercialisation forcée par les besoins familiaux pour les éleveurs en difficulté; elle traduit également une réforme d'animaux peu fertiles. Ces causes d'exploitation restent à approfondir, mais il est clair que l'insuffisance de maîtrise sanitaire apparaît ici: elle compromet une exploitation optimale du troupeau. Elle explique, au moins partiellement, cette gestion moins efficace alors que l'impact d'une alimentation déficiente n'est certainement pas aussi important en République centrafricaine qu'au Sahel.

Les différences de commercialisation entre éleveurs aisés et en difficulté sont plus nettes pour les mâles, exploités à un âge plus avancé par les éleveurs aisés. Cela leur permet de bénéficier d'un prix supérieur et relève probablement d'un choix délibéré.

L'évolution du commerce de bétail avec la chute des prix, et en contrepartie l'obligation pour l'éleveur d'accroître l'exploitation de son troupeau, a donc été défavorable aux Mbororos entre 1985 et 1994. Les éleveurs qui traversaient déjà des difficultés ont trouvé là un intérêt supplémentaire à accroître leur autosuffisance. La production vivrière représentait alors la solution la plus immédiate pour réduire l'exploitation du troupeau.

Un engagement agricole qui s'accroît

La décision de commencer à cultiver dépend principalement de deux facteurs:

· la taille de la famille: la famille des éleveurs stricts comprend en moyenne huit personnes, celle des éleveurs-agriculteurs 12,5;

· la richesse en bétail: 57 pour cent des Mbororos possédant moins de 100 têtes sont des éleveurs-agriculteurs, contre 41 pour cent de ceux possédant plus de 200 têtes.

Le pourcentage d'éleveurs-agriculteurs augmente lorsque le nombre de têtes de bétail par membre de la famille, critère synthétique des deux précédents, diminue (figure 5). Une diminution des troupeaux ne peut être évitée en dessous de 11 têtes/personne environ si l'éleveur ne cultive pas. L'autosuffisance en manioc est obtenue avec une superficie de champ de 210 ares par famille (Le Masson et Remayeko, 1990), ce qui semble réalisable vu l'importante main-d'œuvre disponible.

Cet engagement agricole se retrouve dans d'autres sociétés pastorales (Lhoste, 1987 et 1990) qui deviennent agropastorales sous l'effet de facteurs démographiques et économiques. Les Masaïs du Kenya consomment de plus en plus de céréales (de Leeuw, Bekure et Grandin, 1984) et ont commencé la culture de produits vivriers et de rente (Grandin, 1986) pour se prémunir contre les sécheresses. Cette évolution est encore plus nette dans d'autres sociétés peules, par exemple au Soudan (Wilson et Clarke, 1975). Les mêmes contraintes, sous différents aspects, s'imposent à toutes les sociétés autrefois strictement pastorales qui s'installent et se diversifient.

Cette tendance est-elle irréversible? Les Peuls du Nigéria et du Niger (Kerven, 1992) ont pratiqué occasionnellement l'agriculture au long du XXe siècle. La consommation de céréales s'est développée soit de manière saisonnière lorsque le lait manquait, soit plus régulièrement, même parmi les Wodaabe, les plus «authentiques» des Mbororos. Les Wodaabe de République centrafricaine n'ont pas encore connu ce passage à l'agriculture, retardé par l'absence d'événements tels que les sécheresses de 1973 et de 1984 au Sahel.

La commercialisation et l'échange de grains contre des produits du bétail n'est pas non plus originale (Kerven, 1992). L'originalité actuelle réside dans la monétarisation accrue des échanges, désormais essentiellement fondés sur le bétail lui-même, et dans leur caractère forcé: auparavant, les ventes constituaient une réponse à de nouvelles opportunités, comme la croissance de la demande au Nigéria.

Les éleveurs ont pu passer par des phases de pertes et de reconstitution de leur cheptel grâce à la souplesse de leur système d'élevage, par l'accès à des zones indemnes de maladies ou des mécanismes sociaux de redistribution. Ces adaptations flexibles ne sont probablement plus possibles. Ce passage à la culture est une adaptation permanente qui concerne désormais 54 pour cent des éleveurs sur l'ensemble du pays (Le Masson et Remayeko, 1990). Limités dans leur expansion à la recherche de bons pâturages, et soumis à la pression de diverses maladies, l'engagement agricole des Mbororos de République centrafricaine est sans doute, comme ils le craignent eux-mêmes, irréversible.

Évolution des troupeaux

L'évolution de la taille de troupeaux des éleveurs en difficulté peut être simulée dans diverses situations. Les hypothèses et les calculs utilisés ont été exposés par Blanc et al. (1992).

Quatre aspects sont comparés ici (figure 6):

· le troupeau d'un éleveur strict, sans changement dans son système de production;

· une situation où l'effet des trypanosomoses serait annulé, afin d'évaluer l'effet de cette pathologie;

· un éleveur qui deviendrait éleveur-agriculteur, seule solution que les Mbororos ont à leur disposition. Cette évolution concernera à terme au moins les deux tiers des éleveurs;

· une simulation qui inclut à la fois l'éradication des trypanosomoses et un engagement agricole. Ce pourrait être l'objectif d'un développement intégré tenant compte des deux aspects de santé animale et d'appui à l'association agriculture-élevage.

Les résultats montrent que:

· L'évolution d'un troupeau sans changement n'est pas durable: la chute de 3 pour cent par an conduit à une réduction des effectifs de moitié en 30 ans, résultat cohérent avec les déclarations des éleveurs eux-mêmes.

· La suppression des trypanosomoses est insuffisante pour retrouver une croissance: la diminution du troupeau se stabilise à -0,7 pour cent par an. Les trypanosomoses ne sont pas la seule cause de la crise de l'élevage en République centrafricaine, même si elles y contribuent amplement.

· Un éleveur-agriculteur atteindrait une croissance de 0,4 pour cent. La stratégie des Mbororos paraît donc efficace pour sortir de ce cycle d'appauvrissement.

· La situation ne s'améliorerait définitivement que si à cet engagement agricole des éleveurs s'ajoutait un meilleur contrôle sanitaire. La croissance du cheptel atteindrait alors 3 pour cent par an. Il est improbable que les trypanosomoses soient éradiquées de République centrafricaine, mais leur impact peut être considérablement réduit par un piégeage des mouches tsé-tsé; des améliorations sanitaires équivalentes pourraient être obtenues par une vaccination antibrucellique, par des vermifugations des veaux et peut-être par des mesures tactiques de contrôle des tiques durant la saison des pluies.

Une augmentation de la taille du cheptel est-elle souhaitable alors que des situations de surpâturage existent déjà? La République centrafricaine pourrait, compte tenu des vastes espaces encore disponibles et avec une gestion des pâturages plus attentive, supporter environ 8 millions de bovins (Le Masson et Kota-Guinza, 1985), contre les 2,2 millions actuellement recencés. C'est moins le nombre de têtes de bétail que les modalités d'utilisation du pâturage qui menacent un développement durable. L'engagement agricole pourrait entraîner des modifications dans la conduite du troupeau qui amélioreraient directement cette situation par la fourniture au bétail de sous-produits de culture.

L'ancienne stratégie pastorale de conserver un troupeau aussi important que possible pourrait perdre de son intérêt, réduit par la sécurité conférée par la production vivrière, une meilleure maîtrise sanitaire et des conditions de marché plus favorables. Cela permettrait une exploitation rationnelle du troupeau pour répondre à de nouveaux besoins, se procurer plus d'intrants (produits prophylactiques) ou réaliser des investissements (dans la traction animale). L'engagement agricole entraîne un changement tel dans le système d'élevage que l'ensemble des problèmes, et en premier lieu la gestion de l'espace sur des lieux de pâture désormais permanents, doit être reconsidéré.

Conclusion

Les zébus mbororos transplantés d'un milieu sahélien en République centrafricaine souffrent dans ces savanes humides d'une pathologie nouvelle à laquelle ils sont mal adaptés. Les conditions alimentaires plus favorables sont contrebalancées par un environnement, notamment sanitaire, hostile. D'autres facteurs économiques s'y ajoutent et poussent les éleveurs à un engagement agricole. Au-delà de certains aspects propres à la République centrafricaine, on observe de telles évolutions vers un système agropastoral dans l'ensemble des sociétés pastorales du Nigéria au Kenya.

L'engagement agricole représente la seule adaptation possible pour les Mbororos de République centrafricaine dans le court terme. Une action renforcée des services de l'élevage et des associations professionnelles permettrait une amélioration sur le plan de la santé animale. Une croissance soutenue des effectifs du cheptel ne représente pas un objectif en soi, mais le contrôle des risques sanitaires permettrait une meilleure exploitation des potentialités productrices du troupeau.

Les Mbororos ont réagi à des contraintes de plus en plus pressantes et réussiront probablement à conserver leur activité fondamentale d'éleveurs. Mais un retour à une production soutenue dépendra de mesures concernant l'ensemble du système d'élevage. Une meilleure maîtrise sanitaire et une gestion de l'espace attentive sont indispensables et les solutions adoptées par les éleveurs eux-mêmes méritent d'être considérées. L'encouragement de la traction animale pourrait, avec un appui à l'engagement agricole, être une première mesure dans le sens de ces solutions. L'association agriculture-élevage qui se produit en République centrafricaine mérite de toute façon une étude attentive compte tenu des opportunités qu'elle comporte.

La récente dévaluation du franc CFA vient modifier les données du problème: une relance du commerce et un accroissement des prix du bétail sont apparus en République centrafricaine. Le renchérissement des prix des produits vétérinaires pourrait, par contre, modifier l'attitude des éleveurs vis-à-vis des soins ou de la prophylaxie. L'influence de ces événements récents est encore insuffisamment perçue à l'heure actuelle.

Références

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