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Bilan et perspectives de la conservation des ressources génétiques forestières en France[15] (Eric Teissier du Cros[16])

INTRODUCTION

«La fin du deuxième millénaire coïncide avec une prise de conscience grandissante de l’importance de l’action de l’homme sur son environnement. Ce questionnement, et la remise en cause des pratiques nées avec l’ère industrielle, trouvent leur illustration récente dans de nombreuses conférences internationales (...). En particulier, la conférence de Strasbourg [1990] édicte que les États européens signataires s’engagent à mettre en œuvre sur leur territoire, une politique de conservation des ressources génétiques forestières. En France, la création en 1989 d’une Commission des Ressources Génétiques Forestières par le ministère de l’Agriculture et l’élaboration du programme national correspondant, concrétisent cet engagement».

Ainsi débute, sous la plume de Michel Arbez, père spirituel, avec Georges Steinmetz (1991), de la conservation des ressources génétiques en France, un ouvrage publié en 1999 qui rappelle l’historique et les événements récents qui ont jalonné cette prise de conscience, et fait le point sur les actions entreprises dans le cadre d’une politique nationale coordonnée.

En France, la mise en place progressive des politiques de conservation de la ressource génétique forestière durant les 12 dernières années s’est appuyée sur un ensemble d’actions d’information, de sensibilisation, et de concertation préalables qui ont impliqué de nombreux partenaires. C’est ainsi qu’une prise de conscience s’est progressivement fait jour, et que la participation des forestiers publics et privés, ainsi que de nombreux partenaires institutionnels, à ce processus, a permis la préparation d’une Charte nationale diffusée en 1997. Celle-ci “propose un cadre pour l’organisation du programme national de gestion et conservation des ressources génétiques des arbres forestiers”. De manière plus générale, une Charte nationale pour la gestion des ressources génétiques, publiée en 1999, couvre désormais la totalité du patrimoine vivant national.

Dans cet article, on fera un bilan succinct des réseaux conservatoires nationaux et de la gestion des réseaux en place, et on ouvrira quelques perspectives de recherche et de développement pour poursuivre l’action entreprise.

1. RÉSEAUX CONSERVATOIRES NATIONS IN SITU ET EX SITU

Il est possible de recenser au moins quatre méthodes de conservation des ressources génétiques forestières (Teissier du Cros 2000).

Figure 1. Exemple de réseau conservatoire in situ: le réseau hêtre (Fagus sylvatica). Le fond de carte (Cemagref, 1991) représente les 20 régions de provenance et les quelque 180 peuplements classés pour la récolte de graines.


:

20 unités conservatoires choisies parmi les peuplements classés pour représenter les grands types de hêtraies.


:

7 peuplements choisis de conditions particulières: limites méridionales de l'aire française, hêtre tortillard.


Dix ans après les premières installations du dispositif de conservation, le bilan est le suivant:

Les réseaux en place

In situ:

Hêtre (Fagus sylvatica):

27 unités (parcelles forestières) conservatoires


Sapin pectiné (Abies alba):

18 unités (parcelles forestières) conservatoires.

Ex situ dynamique:




Merisier (Prunus avium):

2 unités conservatoires.

Ex situ statique:




Orme champêtre (Ulmus minor):

300 arbres


Orme lisse (Ulmus laevis):

80 arbres


Orme de montagne (Ulmus glabra):

30 arbres


Peuplier noir (Populus nigra):

400 arbres


Cormier (Sorbus domestica):

106 arbres


Les réseaux en cours de mise en place

In situ:

Chêne sessile (Quercus petraea):

20 unités (parcelles forestières) conservatoires.


Les réseaux à l’étude

Épicéa commun (Picea abies)
Pin maritime (Pinus pinaster)
Merisier (Prunus avium)
Orme de montagne (Ulmus glabra)
Orme lisse (Ulmus laevis).
Les études de base
Alisier torminal (Sorbus torminalis)
Pin de Salzmann (Pinus nigra spp. salzmannii).
2. QUESTIONS RELATIVES A LA GESTION DES UNITES CONSERVATOIRES IN SITU

De la gestion des réseaux de conservation en place, et des études de conception des réseaux futurs, sont nées un certain nombre de réflexions, sous l’égide de la Commission des Ressources Génétiques Forestières, portant sur la taille des unités conservatoire et le maintien de leur intégrité et de leur pouvoir d’adaptation au cours des générations. Cette démarche s’est appuyée sur une étude bibliographique portant sur les flux de gènes en forêt (Couvet et al. 1999) ainsi que sur les questions posées par les concepteurs et les gestionnaires de réseaux in situ. En voici les principaux éléments.

La conservation in situ vise à préserver le potentiel d’adaptation des espèces ou des populations sur le long terme, tout en les laissant évoluer dans leur milieu et leur donner ainsi la capacité de s’adapter aux changements. Ce sont, en effet, les besoins des générations et populations futures d’arbres, ou du moins la perception que l’on se fait de ces besoins, plutôt que ceux des arbres en place, qui doivent guider nos choix. Pour y parvenir, les réseaux en place partagent trois objectifs opérationnels communs:

Objectif 1: Assurer la réalisation d’une régénération par voie sexuée en quantité suffisante pour permettre le renouvellement des unités du réseau de conservation,

Objectif 2: Favoriser une diversité et une structuration génétiques de cette régénération permettant le renouvellement des unités conservatoires,

Objectif 3: Maintenir les caractéristiques écologiques et génétiques des unités du réseau de conservation au fil des générations.

Aucune contrainte supplémentaire n’est à envisager. Cependant il est rappelé aux concepteurs et aux gestionnaires des réseaux que, compte tenu de la distance sur laquelle des grains de pollen, voire des graines, peuvent être transportés par le vent ou les animaux, la gestion des réseaux de conservation doit prendre en compte ce qui se passe autour. Une vigilance s’impose donc. En particulier, l’existence de ces réseaux doit être un argument pour alerter les responsables de la politique forestière sur le fait que les transferts de matériel forestier de reproduction pour le reboisement peuvent parfois avoir une incidence imprévue sur la pérennité des réseaux.

Il est généralement admis par les généticiens des populations que la parcelle de conservation centrale (noyau) devrait contenir au minimum 500 individus fructifères pour répondre aux deux premiers des trois objectifs ci-dessus. Ce noyau central doit de plus être entouré d’une zone d’isolement à laquelle on reconnaît trois fonctions principales:

La régénération étant un moment sensible dans la vie et le cycle d’une unité conservatoire, deux questions se posent:

Pour les essences sociales (hêtre, chêne, sapin pectiné), les réseaux actuels semblent répondre à ces objectifs. La surface réelle du noyau central est en général largement supérieure aux 5 hectares fixés par le cahier des charges (on voit sur la Figure 2 une parcelle de plus de 16 ha, représentant près de 1000 individus reproducteurs). Compte tenu de la surface de la zone périphérique d’isolement (qui compte 218 ha dans l’exemple de la Figure 2), ce sont des milliers d’individus qui sont susceptibles d’interagir pour contribuer à la régénération dans chaque parcelle de conservation. Le rôle du gestionnaire est donc dans ce cas de s’assurer que le maximum de reproducteurs interviennent au moment de la régénération (ce qui n’est pas nécessairement antinomique avec le fait que, dans une parcelle classique, le rôle du gestionnaire est plutôt d’assurer la régénération avec les meilleurs individus). Comme il est rare que tous les adultes fructifient la même année, il est fortement suggéré d’étaler la régénération sur plusieurs années de fructification lorsque la biologie de l’espèce s’y prête.

Figure 2. Une unité conservatoire: exemple dans l’est de la France.

En hachuré, le noyau d’une surface minimum de 5 ha (ici 16 ha). Autour, limitée par le trait noir, la zone d’isolement (218 ha) dans laquelle aucune source allochtone de hêtre n’a été installée. La partie nord du noyau et plusieurs parcelles d’isolement ont été très touchées par la tempête de Noël 1999.

Pour les espèces pionnières (Populus nigra dans la ripisylve, par exemple), on s’appuie sur la gestion d’écosystèmes au niveau de sites protégés (ce qui ne veut pas dire non gérés). Les trois objectifs précédents s’ajoutent alors aux autres objectifs assignés à ces sites, mais la faisabilité d’une gestion multi-objectifs de ce type reste à vérifier. Une espèce pionnière, comme le peuplier noir, ne peut en effet se maintenir à terme sans perturbation du milieu. Il revient au gestionnaire, dans le plan de gestion ou d’utilisation de l’aire protégée, de hiérarchiser dans le temps ses objectifs.

Pour les espèces disséminées (l’alisier torminal Sorbus torminalis constitue une essence pilote), la notion d’unité conservatoire et le concept même du réseau restent à définir. Pour obtenir 500 reproducteurs, une surface considérable doit être envisagée: probablement un massif entier ou même une région. L’objectif 3 pourra difficilement être atteint si des plantations d’alisier torminal allochtone sont réalisées dans le massif ou à proximité. S’il était envisagé de soumettre cette espèce à la réglementation sur le matériel forestier de reproduction, il faudrait certainement morceler l’aire française pour limiter les transferts. Dans tous les cas, des réflexions complémentaires s’imposent, ainsi probablement que la prise en compte de solutions moins rigides que les parcelles établies pour les espèces sociales, ou faisant appel à une tenure ou une gestion plus diversifiée.

Une autre question intéressante a été soulevée suite aux dégâts de forêt provoqués par les tempêtes de décembre 1999: comment traiter et régénérer des parcelles fortement touchées? Le critère principal est le nombre de reproducteurs. S’il est trop faible, la génération suivante pourrait ne pas répondre aux trois objectifs cités plus haut. Dans cette situation, qui se présente précisément pour le noyau de l’unité conservatoire montré à la figure 2, on pourrait recommander d’éliminer les rares semenciers subsistants - chacun d’eux pouvant jouer un rôle beaucoup trop important dans la composition de la génération suivante - pour laisser se reproduire les semenciers du pourtour et, si la zone dévastée est trop importante, envisager une récolte de graines dans une ceinture entourant le noyau pour le reconstituer par plantation de semis.

3. CONTRIBUTION DES SIGNATAIRES DE LA CHARTE

La situation des ressources génétiques forestières en France métropolitaine est globalement bonne. Les politiques anciennes de protection des bois et forêts, la variété des milieux et celle des modes de gestion, ont permis le maintien d’une diversité importante d’essences forestières. La grande majorité des dispositifs conservatoires en place se situe dans des forêts publiques (domaniales ou communales) gérées dans les départements français par une institution publique, l’Office National des Forêts. Cette situation assure une bonne garantie de pérennité de leur statut de conservatoire et une possibilité de suivi à long terme. Cependant le concours du secteur privé (qui représente la majorité de la propriété forestière française métropolitaine) est primordial car il assure souvent une gestion technique plus diversifiée des peuplements, et donne ainsi accès à des ressources spécifiques que la gestion publique en futaie régulière, à objectif souvent monospécifique, n’offre pas toujours. Par exemple, il est difficile de trouver beaucoup de feuillus divers dans une hêtraie ou une chênaie régulières. De telles espèces, souvent héliophiles et moins longévives, sont fortement handicapées au moment de la régénération et de la gestion sylvicole, même si une attention plus grande leur est portée.

Le caractère volontaire d’adhésion à la Charte confère à celle-ci, et, partant, au dispositif national français, une grande flexibilité, et facilite ainsi la responsabilisation des propriétaires fonciers et des gestionnaires. Il faut remarquer que si des progrès importants ont été accomplis à l’échelle nationale en ce qui concerne la mise en place de la conservation génétique, le gestionnaire forestier n’est encore que mal informé de sa nécessité, et des outils disponibles pour sa mise en œuvre.

4. PERSPECTIVES

Le bilan de douze années d’activités continues dans le domaine de la conservation et de la gestion des ressources génétiques forestières apparaît très positif: des organismes scientifiques et techniques se sont mobilisés et ont coordonné leurs efforts, des programmes de recherche ont été proposés et initiés, des fonds nationaux et internationaux ont été mis en place, les résultats de la recherche ont permis d’éclaircir les idées et d’apporter des résultats nouveaux sur les flux de gènes et sur le fonctionnement génétique des populations d’arbres, des réseaux conservatoires ont été mis en place, et d’autres suivront. Des programmes communs d’étude de la diversité génétique se sont mis en place en forêt tropicale (comme le Groupement d’Intérêt Scientifique Silvolab en Guyane).

Mais ce démarrage positif ne doit pas occulter des difficultés actuelles ou potentielles: faiblesse de la formation dans l’enseignement forestier, risque de désintérêt des chercheurs, des gestionnaires et des pouvoirs publics pour ce qui pourrait devenir trop routinier ou peu valorisant. Il faut, par ailleurs, souligner la nécessité de la prise en compte de la gestion des ressources génétiques dans la gestion ordinaire des forêts: comment intégrer les concepts de gestion à but conservatoire et génétique dans les plans d’aménagement forestiers publics et privés?. L’expérience montre enfin qu’il ne faut pas hypothéquer l’avenir de ressources dont on ne voit pas aujourd’hui l’intérêt commercial, et il faut s’intéresser donc aussi aux espèces “non économiques” actuellement. Le hêtre (Fagus sylvatica), l’alisier torminal (Sorbus torminalis) et l’if (Taxus baccata) sont loin d’avoir toujours été considérés comme des espèces nobles et de valeur! On rejoint là la préoccupation de la conservation de la diversité biologique en général, et de la nécessaire convergence des actions entre forestiers et protecteurs de l’environnement. La contribution des aires protégées et des parcelles entrant dans le champ d’application de la directive européenne “Natura 2000” à la conservation génétique n’a été que très partiellement explorée jusqu’à présent.

De nombreuses questions scientifiques et techniques subsistent. Quel est le fonctionnement génétique à long terme d’une unité conservatoire? Quelles nouvelles espèces modèles doit-on considérer? Quel est l’impact réel des plantations, pouvant apporter une pollution génétique, sur une unité conservatoire? Quel est le coût de la conservation et comment prendre en compte les contraintes pour le propriétaire? Peut-on, et comment, concilier, sur une même parcelle, la gestion génétique de plusieurs espèces? Ces questions sont étudiées par la Commission des Ressources Génétiques Forestières, et toute suggestion y est la bienvenue.

POUR EN SAVOIR PLUS:

Bureau des Ressources Génétiques, 1999. Charte nationale pour la gestion des ressources génétiques. Bureau des Ressources Génétiques. Paris. 99 pages.

Commission des Ressources Génétiques Forestières. Une charte pour la conservation des ressources génétiques des arbres forestiers, 1997. Bureau des Ressources Génétiques. Paris. 10 pages.

Couvet, D., Austerlitz, F., Brachet, S., Frascaria-Lacoste, N., Jung-Muller, B., Kremer, A., Streiff, R., 1999. Flux génique chez les arbres forestiers. Synthèse bibliographique. 68p.

Steinmetz, G., 1991. Les ressources génétiques forestières et leur protection. Rev. For. Fr. 43, n° spécial, 28-31.

Teissier du Cros, E., (Coordonnateur), 1999. Conserver les ressources génétiques forestières en France. Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, Bureau des Ressources Génétiques, Commission des Ressources Génétiques Forestières, INRA-DIC, Paris, 60p.

Teissier du Cros, E., 2000. Un ensemble cohérent de références pour la gestion et la conservation des ressources génétiques forestières en France. Rev. For. Fr. 52(5), 391-400.


[15] Reçu en juin 2001. Original: français
[16] Président de la Commission française sur les ressources génétiques forestières
INRA, Avenue Vivaldi, 84 000 Avignon, France
Tél. +33 (0)4 90 13 59 11, Télécopie + 33 (0)4 90 13 59 59, Mél. [email protected]

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