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TROISIÉME PARTIE: CRÉATION D’UN ENVIRONNEMENT FAVORABLE


7 Facteurs liés à l’environnement

Introduction

7.1 Cette troisième partie porte sur des facteurs pouvant déboucher sur un environnement dans lequel des baux agricoles peuvent être utilisés pour mettre des terres en exploitation tout en préservant un certain nombre de critères fondamentaux d’équité. Compte tenu de l’accord proprement dit, qui a été défini dans la deuxième partie, il prend en considération un certain nombre de problèmes de caractère plus général, et l’on trouvera ci-après quelques suggestions quant aux solutions qui peuvent y être apportées.

7.2 Un aspect primordial, en matière de politiques générales, et souvent tenu pour acquis dans les pays développés, est la nécessité de créer un environnement stable dans lequel les exploitants - qu’ils soient ou non fermiers - puissent opérer efficacement. Bien qu’il s’agisse d’une question complexe et que cette stabilité soit parfois difficile à instaurer, il s’agit essentiellement d’introduire, d’appliquer et de faire respecter les institutions et les lois de nature à créer un climat de transparence et de certitude. En outre, la durabilité des opérations agricoles présuppose la possibilité d’acquérir les intrants appropriés (c’est-à-dire d’avoir accès à un financement dans des conditions abordables) et de vendre les produits (ce qui implique l’existence de réseaux de distribution et de commercialisation appropriés pour les denrées alimentaires).

7.3 Un élément à ne pas perdre de vue est que les réformes des baux agricoles peuvent affecter les rapports de forces au niveau des communautés. Les pratiques optimales qui sont suggérées devront être appliquées dans la pleine conscience des équilibres délicats qui sont en jeu. Les éléments indiqués doivent être appliqués si l’on veut que les régimes de baux agricoles fonctionnent efficacement mais nombre d’entre eux supposent également une redistribution des pouvoirs du propriétaire en faveur du fermier. Si l’ampleur de cette redistribution des pouvoirs apparaît comme excessive ou si les responsabilités qui en résultent sont trop lourdes, les propriétaires risquent de ne plus louer leurs terres ou bien commenceront à envisager de nouvelles modalités de location qui leur épargnent les obligations imposées par la réglementation. Aucune de ces éventualités ne serait favorable au développement des baux agricoles dans le secteur privé à plus longue échéance. Il faudra par conséquent que, dans tous les cas, l’application des mesures suggérées tienne compte de la nécessité de concilier les besoins et les attentes aussi bien du bailleur que du preneur.

Politiques foncières

7.4 La nature de la propriété foncière est l’un des éléments déterminants dans le développement des baux agricoles. La nature de ces derniers, où les exploitations familiales prédominent, sera généralement différente des baux qui prévaudront là où les terres sont concentrées. Les baux sont également influencés par les arrangements institutionnels tendant à encourager ou réglementer une utilisation efficace de la terre. Au minimum, cette efficience sera accrue par la mise en exploitation de terres abandonnées ou inutilisées. Ceci sera particulièrement important à proximité des agglomérations où il existe à la fois des besoins et un marché des produits agricoles.

7.5 Le rôle et l’influence de la propriété foncière dans la gestion des terres agricoles est une question qui a fait couler beaucoup d’encre. Dans de nombreux pays, il est jugé souhaitable, par exemple, de promouvoir et de maintenir la propriété à l’échelle des exploitations familiales. Les régimes fonciers qui encouragent ce type d’exploitation permettent aux familles d’agriculteurs de travailler la même terre pendant des générations, ce qui débouche indubitablement sur une stabilité qui tend à préserver un emploi familial et ainsi à soutenir l’économie rurale, même si le niveau de productivité et de rentabilité des exploitations peut s’en trouver compromis27. Des exemples de ce type d’arrangements abondent dans de nombreuses régions du monde, particulièrement sur le continent européen et en Asie. Dans ces situations, les baux constituent essentiellement un moyen immédiat de transfert de la terre d’une génération à l’autre. Indépendamment de la préservation des exploitations familiales, les baux intra-familiaux constituent également une incitation à la coopération et un encouragement à un plus grand apport de ressources, c’est-à-dire de travail, que dans le cas d’exploitations louées en dehors de la famille.

7.6 Différents pays encouragent l’exploitation familiale en limitant la superficie des terres pouvant être cultivées comme unités d’exploitation. Un exemple en est le Danemark, où la superficie maximum des exploitations est actuellement fixée à 125 ha. Cette superficie, tout en restant relativement exiguë en comparaison des grandes exploitations que l’on trouve dans d’autres pays d’Europe septentrionale, n’en marque pas moins un progrès par rapport au maximum précédent qui tend à améliorer la viabilité commerciale des exploitations. Dans d’autres régions, en revanche, il est imposé des restrictions concernant la création de petites exploitations ou minifundios.

7.7 Plusieurs pays, dont la France, appliquent des système de contrôles «dirigés» ou «indicatifs» pour garantir la pérennité des exploitations familiales (voir l’encadré 7.1). En contrôlant les marchés locaux de la terre, le système français des Sociétés pour l’aménagement foncier et l’établissement rural (SAFER) décourage, par exemple, l’achat de terres agricoles à des fins d’investissement ou de spéculation (à quelque échelle que ce soit), ce qui a pour effet de privilégier la propriété familiale28. Bien que son administration coûte cher et que les pratiques suivies soient très variables (par suite, principalement, des différences qui caractérisent les pratiques agricoles et la situation de l’agriculture d’une région à une autre), le système des SAFER a été la base du maintien des exploitations familiales partout en France. D’aucuns ont néanmoins fait valoir que de tels contrôles risquent de décourager les investissements dans l’agriculture et la mise en exploitation de toutes les terres appropriées.

Encadré 7.1

LA RÉGLEMENTATION DES MARCHÉS DE LA TERRE EN FRANCE

Les 27 Sociétés pour l’aménagement foncier et l’établissement rural (SAFER) ont été créées par la loi de 1960 sur l’orientation de l’agriculture comme sociétés de droit public à but non lucratif contrôlées par l’État et appartenant à des syndicats d’agriculteurs, mutuelles et autres entités agricoles ou administratives. Les SAFER peuvent acheter des terres agricoles mises sur un marché et, depuis 1962, jouissent d’un droit de préemption. Les terres ainsi achetées doivent être vendues à de jeunes agriculteurs, à de nouveaux exploitants ou à des exploitations familiales viables; depuis la promulgation d’une nouvelle loi de janvier 1990, les SAFER peuvent aussi louer ces terres. Les SAFER sont extrêmement actives et contrôlent étroitement le marché des terres agricoles. Néanmoins, elles ne peuvent pas exercer leurs droits de préemption dans le cas de terres agricoles qui doivent être converties à usage résidentiel, industriel ou commercial (article 7-IV-5 de la loi du 8 août 1962).

(Lorvellec, L. 1992. ‘Agrarian land law in France’, pp. 51-70 in Grossman, M.R. et Brussaard, W. (eds) Agrarian land law in the western world. Wallingford, Oxon: CAB International).


Encadré 7.2

LA PROPRIÉTÉ ET LA GESTION DES PLANTATIONS DE LA CANNE À SUCRE AU BRÉSIL

La plantation de canne à sucre d’Usina Sierra Grande, dans l’État d’Alagoas, couvre une superficie de 256 kilomètres carrés et a une population stable de 10 000 personnes. Les ouvriers, qui n’ont aucun droit sur la terre, coupent la canne à la main pour un salaire de 15 à 30 dollars par semaine de sept jours de travail. Outre un logement rudimentaire et la garantie d’un travail tout au long de l’année, la plantation offre des services d’éducation et certains soins de santé. Sur cette plantation et d’autres latifundos semblables, environ un million de personnes vivent sous le contrôle d’une poignée de grands propriétaires.

(Bellos, A. 1999. The fat-cat controllers of Brazil’s landless peasants. The Guardian, 6 mars 1999, p. 18)

7.8 Dans certains pays, en revanche, la propriété foncière est moins réglementée, ce qui encourage la concentration des terres et l’absentéisme des propriétaires. Dans de telles situations, les baux constituent le principal moyen de gestion et d’exploitation des terres29. Lorsque la propriété foncière est concentrée entre les mains d’un petit nombre, elle peut remplir certaines des fonctions de l’État, notamment dans les domaines de l’éducation et des soins de santé (voir l’encadré 7.2).

7.9 L’un des principaux coûts de ce type d’opérations tient à une substitution progressive du travail par le capital. En outre, il est à craindre qu’en «permettant» que la propriété se dissocie à l’excès de l’exploitation, l’on finisse par priver de flexibilité le secteur agricole. Plutôt que de promouvoir le marché de la terre, par conséquent, la concentration de la propriété peut en fait réduire les possibilités des agriculteurs d’avoir accès à la terre, multiplier le nombre des ouvriers agricoles sans terre et réduire les superficies de terre pouvant être exploitées. Lorsque les terres sont concentrées, la réforme foncière peut être un instrument d’intervention mieux approprié qu’une amélioration du régime des baux agricoles. Lorsque la concentration n’est pas excessive, ceux qui n’ont pas de terre peuvent y avoir accès en la louant. La réponse à la question de savoir si un changement va trop loin varie d’une société à une autre et dépend du rôle que joue la terre dans la création de richesse. Dans les pays plus aisés, où une richesse peut être tirée de sources autres que la terre, une répartition équitable de la terre ne revêt généralement pas une grande importance politique. Dans les pays où la majeure partie de la population est employée dans l’agriculture (de subsistance ou commerciale) en revanche, il importe au plus haut point de créer une plus grande équité dans la propriété foncière.

Encadré 7.3

LE DÉVELOPPEMENT DE NOUVELLES COMPÉTENCES PROFESSIONNELLES

Ce que les pays en développement n’ont souvent pas réussi à faire, c’est importer de nouvelles compétences, ou plutôt de nouveaux concepts, pour donner aux nouveaux propriétaires les conseils dont ils ont besoin pour pouvoir porter un jugement sur les transactions qu’offre le marché: estimations de la valeur actuelle et future, conseils sur les conséquences de différentes démarches, compétences en matière de négociation et de règlement des différends et avis objectifs sur la force ou la faiblesse des décisions administratives qui semblent limiter ou même exclure la possibilité pour le propriétaire de jouir de ses droits de propriété.

Arnison, C. (1999) Land tenure and land markets in the transitional economies of Eastern Europe: a review of progress to date. Étude présentée à la RICS Research Conference: ROOTS ‘99. Londres: RICS Research Foundation.

7.10 Lorsque la concentration des terres n’est pas excessive, une réforme du régime foncier visant à améliorer le fonctionnement des baux agricoles peut être attrayante pour les pays qui souhaitent mettre en valeur leur potentiel agricole, particulièrement pour exploiter les marchés d’exportation. On estimait par exemple avant la réforme du régime foncier introduite en 1995 en Angleterre et au Pays de Galles qu’une déréglementation pourrait libérer à des fins de location un million d’hectares de terres agricoles de plus30.

7.11 Lorsque l’allocation de la terre se fait par le biais des forces du marché, des améliorations peuvent être introduites de différentes façons. Au niveau le plus simple, de meilleurs systèmes d’information sur les loyers et les prix peuvent améliorer le fonctionnement du marché, tandis que la disponibilité de crédit est importante aussi. D’autres types de facteurs sont par exemple ceux qui concernent le cadastre, notamment la possibilité d’identifier les propriétés foncières avec plus de certitude, et les questions juridiques, qui influent sur la facilité relative des transactions. Dans l’un et l’autre cas, des améliorations modestes mais progressives peuvent avoir un impact positif sur l’efficience relative du marché.

7.12 Un élément clé de telles réformes est le développement des services professionnels d’appui au fonctionnement des marchés fonciers. Des études réalisées en Europe orientale31 ont constaté qu’en comparaison des pays développés, l’on manque de services spécialisés, comme ceux d’avocats ou d’experts spécialisés dans les questions foncières, d’architectes, d’ingénieurs et de courtiers. Bien qu’ils ne participent pas directement à l’exploitation, ces spécialistes constituent un élément extrêmement nécessaire de la nouvelle infrastructure de gouvernance à des fins aussi bien d’administration que de conseil permettant d’apprécier la valeur d’intérêts différents et souvent concurrents (voir l’encadré 7.3).

Politiques budgétaires et financières

7.13 Il est depuis longtemps admis que la politique budgétaire joue un rôle très important dans le fonctionnement du secteur agricole32, que les terres soient louées ou exploitées par leurs propriétaires. En fait, la politique budgétaire constitue souvent un élément faisant partie intégrante de la politique agricole et rurale, d’autant que les subventions, prêts et pénalités ou avantages fiscaux sont souvent appliqués de manière discriminatoire. En Irlande, par exemple, les agriculteurs ne sont soumis à l’impôt sur le revenu que depuis 1974, et encore à des taux bien inférieurs à ceux que paient les non agriculteurs. De même, en France, ceux qui louent leur terre pour des périodes de longue durée (plus de 18 ans) peuvent bénéficier d’avantages fiscaux, tandis qu’en Italie, des dégrèvements fiscaux sont accordés pour l’achat de terres agricoles.

7.14 En outre, il arrive parfois que les exploitants agricoles, qu’ils soient fermiers ou propriétaires, bénéficient d’un traitement fiscal privilégié par rapport aux propriétaires. Un exemple est celui des Pays-Bas, où les droits d’eau sont différents selon que la terre est exploitée par le propriétaire ou un fermier. En outre, le transfert d’exploitations agricoles d’une génération à l’autre dans le cadre des accords de partenariat «maatschap» permet un transfert de capital en franchise presque totale d’impôts (voir l’encadré 7.4).

7.15 Dans d’autres pays, le taux élevé des droits de succession a été accusé de détruire la trame des régions rurales, les fermiers âgés répugnant à investir dans leurs exploitations, sachant que la plus-value en résultant accroîtra les droits de succession que devront acquitter leurs héritiers.

Encadré 7.4

LES PARTENARIATS «MAATSCHAP» AUX PAYS-BAS

Il a été crée aux Pays-Bas un système très particulier de transfert de la terre d’une génération de fermiers à l’autre appelé «maatschap». Les «maatschap»sont des partenariats entre parents et héritiers qui permettent de transférer d’une génération à l’autre l’organisation et le contrôle des exploitations agricoles. Environ 70 pour cent des nouvelles exploitations proviennent de ces partenariats, qui permettent à la famille d’exercer un degré élevé de contrôle sur le processus de succession. Aux Pays-Bas, les exploitations agricoles sont hautement capitalisées et la progressivité des transferts permet à ce capital d’être transmis à relativement peu de frais, sur la base d’une évaluation modeste et à une imposition très modérée. Cela confirme beaucoup le caractère corporatif de l’agriculture aux Pays-Bas. Dans ce pays, il est donc très difficile pour un nouvel exploitant de s’implanter sur un marché si ce n’est par voie de succession. L’État a décidé de ne pas s’immiscer dans ce processus et considère qu’il serait inutile d’intervenir pour aider les jeunes exploitants à s’établir sur le marché agricole. L’État n’a pas pour pratique d’aider les jeunes agriculteurs mais consacre près de la moitié de son budget des services à l’agriculture à l’appui à la formation et à l’éducation agricoles.

(from Brussaard, W. 1992. ‘Agrarian land law in the Netherlands’ in Grossman, M.R. et Brussaard, W. (eds) Agrarian land law in the western world. Wallingford, Oxon: CAB International).

7.16 Il est clair que dans de nombreuses régions, les baux agricoles (et particulièrement les contrats de métayage) sont étroitement liés à la seule source de crédit à laquelle le fermier ait accès, à savoir soit le propriétaire, soit un prêteur local, l’un et l’autre pouvant exiger sur leurs prêts des taux d’intérêt usuraires. L’accès à un mécanisme indépendant de crédit revêt par conséquent la plus haute importance, si l’on veut que les fermiers puissent investir leur argent dans l’exploitation et non dans le service de leurs emprunts et qu’ils aient aussi quelque indépendance lorsqu’ils négocient leurs baux. Souvent, les programmes de réforme du régime foncier ont été notifiés par la nécessité d’attirer dans l’agriculture des capitaux et des crédits de l’extérieur, ce qui dépend très directement de l’existence d’un système de baux stables et solides qui puissent donner aux créanciers la garantie qu’une terre agricole constitue un gage acceptable et durable. Cela a incontestablement contribué à une certaine intervention technique, comme la codification du droit coutumier au Botswana, car il n’était précédemment pas possible d’utiliser comme gage des terres coutumières33. Dans d’autres pays, l’accès au crédit dépend de l’obtention et l’enregistrement des titres de propriété de manière à éclaircir les rapports fonciers et les modalités de règlement des conflits34. Il est probable cependant que les tentatives qui sont faites pour développer les sources extérieures de financement et de crédit seront mal accueillies par les propriétaires terriens étant donné que l’une de leurs sources de revenu risque ainsi de disparaître.

Politiques relatives à l’utilisation des sols

7.17 Les politiques concernant les baux dépendent des politiques tendant à mettre en exploitation les terres agricoles disponibles, par exemple en réduisant ou en éliminant l’impact de la spéculation foncière à des fins non agricoles. Plusieurs mesures ont été adoptées pour y parvenir en réglementant l’aliénation des terres en en interdisant la vente, en limitant le prix de vente des terres agricoles35, ou en restreignant leur conversion à des fins non agricoles. Il faut également tenir compte des politiques macro-économiques et des politiques sectorielles qui privilégient actuellement l’industrie et les populations urbaines aux dépens des agriculteurs et du secteur primaire.

7.18 Si, dans les régions très rurales, les pressions exercées par le développement non agricole peuvent être négligeables, la situation change du tout au tout dans les régions à forte densité de population. Des études récentes de la FAO36 ont mis en relief les problèmes qui se posent et les possibilités qui s’offrent à l’agriculture à la périphérie des villes, eu égard en particulier à la concurrence provenant d’autres utilisations des sols. Tel est aussi le cas des petits États insulaires ainsi que des régions où l’agriculture doit faire concurrence à d’autres utilisations des sols, comme le tourisme (comme à Chypre et dans les Caraïbes).

7.19 La mesure dans laquelle il y a lieu de résister à ce type de changement imposé de l’extérieur est une question de principe. Plusieurs approches peuvent être suivies pour maintenir les terres dans le secteur agricole, les plus directes étant les restrictions imposées à tout changement d’utilisation. L’on peut y parvenir en interdisant purement et simplement le développement non agricole (comme cela a été le cas dans de nombreux pays de l’ancienne Union soviétique conformément au programme de restitution), au moyen de systèmes de contrôle de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire ou au moyen de systèmes volontaires.

Cadre juridique

7.20 Comme on l’a vu dans la deuxième partie, un bail (ou un accord analogue) est l’instrument qui reflète les arrangements intervenus entre le bailleur et le preneur et la répartition entre eux des droits et obligations afférents à la terre louée. Cependant, il ne faut pas oublier que, pour perfectionné et détaillé que soit le bail, il ne définit qu’en partie les rapports juridiques entre les parties elles-mêmes et entre ces dernières et le monde de l’extérieur.

7.21 Autrement dit, un bail n’existe jamais dans le vide, mais plutôt dans un environnement juridique donné, lequel a généralement un impact marqué sur les caractéristiques du bail, d’une manière qui ne ressort peut-être pas directement de l’accord lui-même. Le même bail, envisagé sous l’angle de différents systèmes juridiques nationaux, peut avoir une validité et une force très différentes.

7.22 Les législations et institutions juridiques peuvent influencer les baux agricoles de bien des façons différentes et l’on ne pourra mentionner ici que quelques-unes d’entre elles. Ce qu’il faut souligner, c’est que l’analyse - et parfois la réforme - du cadre juridique est indispensable si l’on veut instaurer des pratiques optimales dans un contexte donné.

7.23 Pour analyser le cadre juridique, il y a lieu d’établir une distinction entre les règles de fond et les règles de procédure qui le constituent. Généralement parlant, les règles de fond définissent les droits, les responsabilités et les possibilités des différents acteurs. Elles déterminent les conséquences d’une violation de la loi et les recours disponibles lorsque quiconque subit un préjudice par suite d’un délit ou quasi-délit. Les règles de procédure sont celles qui régissent les différents éléments institutionnels du système juridique proprement dit et les processus suivant lesquels les agents publics ou d’autres personnes peuvent chercher à faire respecter la loi ou former un recours en cas de préjudice.

7.24 Les sources des règles de fond et de procédure applicables varient d’un système juridique à l’autre; elles peuvent être la législation, des arrêtés administratifs, la jurisprudence des tribunaux, les textes religieux, des normes coutumières reconnues de longue date ou une combinaison de tous ces éléments. Les lois ayant directement ou indirectement des incidences sur les relations découlant d’un bail sont souvent aussi dispersées entre de nombreuses catégories thématiques différentes, dont certaines peuvent être plus évidentes que d’autres. Manifestement, les lois sur la propriété sont les plus pertinentes, particulièrement lorsque des lois spécifiques ont été promulguées à propos des baux. Cependant, il faudra tenir compte aussi des lois portant sur des sujets extrêmement divers allant du droit des contrats en général et de la fiscalité à la succession et à l’utilisation des terres.

7.25 La législation peut affecter un bail en complétant, annulant ou altérant les dispositions de l’accord lui-même. Les lois qui réglementent les loyers, par exemple, peuvent prévaloir sur le loyer indiqué dans le bail. Il se peut que les lois relatives au registre foncier exigent l’enregistrement des baux de durée supérieure à un certain nombre d’années et imposent en outre certaines obligations de forme et de contenu qui doivent être respectées pour que les baux puissent être enregistrés. D’autres lois peuvent prescrire certaines mesures - visant à protéger les fermiers - que le propriétaire doit prendre avant de réclamer la propriété de sa terre en cas de défaillance du fermier, et la possibilité pour les parties de déroger à de telles procédures peut être limitée. Lorsqu’un bail est muet sur un point particulier, la loi peut imposer une présomption ou fournir le détail manquant, parfois sans que les parties s’en rendent compte. Par exemple, lorsqu’il est stipulé dans le bail qu’une cession n’est possible qu’avec l’assentiment du bailleur, la législation dans certains pays peut subordonner le pouvoir du bailleur de refuser l’utilisation proposée à la condition que sa décision soit «raisonnable».

7.26 Plus fondamentalement, les lois peuvent affecter la capacité des parties ne serait-ce que de conclure un bail. Les exemples les plus frappants de cette situation se trouvent dans les pays où la loi interdit purement et simplement la location de la terre ou limite considérablement le droit de la louer. Comme indiqué plus haut, plusieurs pays, dans la pratique, interdisent la cession à bail de terres agricoles. Dans l’État indien de Madhya Pradesh, le Land Revenue Code stipule que, sous réserve de certaines exceptions limitées, les Bhumiswamis (propriétaires directs) ne peuvent pas louer leur terre pendant plus d’un an pendant une période de trois ans consécutifs. Si un propriétaire loue sa terre en violation des interdictions du Code, la loi stipule que les fermiers peuvent acquérir eux-mêmes le statut de Bhumiswami, ce qui équivaut, dans la pratique, à évincer le bailleur.

7.27 Il peut aussi se poser plusieurs autres types de problèmes de capacité. L’une des règles fondamentales du droit de la propriété, applicable dans presque tous les pays, est que le bailleur ne peut conférer sur sa terre des droits plus étendus que ceux qu’il possède lui-même. La solidité d’un bail et des droits qui en découlent pour le fermier dépendent par conséquent des droits du bailleur lui-même. Cela soulève une question importante, qui est de savoir si le cadre juridique existant offre une méthode efficace permettant de déterminer fiablement l’étendue des droits d’un bailleur sur la terre. L’on ne peut pas, dans le présent Guide, évoquer les différentes façons dont les divers systèmes juridiques ont essayé de garantir et de renforcer la sécurité des droits fonciers. Ce qui est important, en l’occurrence, c’est de souligner que lorsque les droits du bailleur ne sont pas certains ou solides, tel sera également le cas des droits que le bailleur entend transférer au moyen d’un bail.

7.28 Un problème connexe tient au fait que, dans certains systèmes, le fait qu’une personne est considérée comme étant juridiquement le propriétaire de la terre ne résout pas nécessairement le point de savoir si l’intéressé, agissant seul, a la capacité de la louer. Il se peut par exemple que le propriétaire soit tenu, en vertu du droit coutumier, de solliciter l’autorisation des membres de la famille ou des autorités traditionnelles, conditions qui peuvent ne pas toujours ressortir clairement du libellé du document confirmant sa propriété mais qui peuvent néanmoins être invoquées par les tribunaux si le bail est un jour contesté.

7.29 Il y a bien entendu souvent un écart substantiel entre le contenu formel de la loi et la façon dont celle-ci est en fait appliquée dans la pratique. Cela est vrai à des degrés divers dans tous les pays du monde, mais surtout dans ceux où le respect de la loi n’est pas une attitude aussi solidement enracinée, où les institutions juridiques et administratives sont faibles, où un recours devant les tribunaux est en fait hors de portée pour une large part de la population et où les rapports de forces entre les parties à un accord sont extrêmement inégaux. Ces éléments limitent la mesure dans laquelle des pratiques optimales peuvent être appliquées au moyen d’améliorations techniques des baux ou du cadre juridique de ceux-ci.

7.30 Renforcer sensiblement le respect de la loi dans un contexte particulier peut s’avérer être une tâche redoutable et faire intervenir des facteurs politiques, économiques et sociaux qui ne peuvent pas être évoqués ici. Certaines améliorations progressives peuvent néanmoins être introduites en appliquant de simples principes de réforme des lois et de rédaction juridique.

7.31 L’un de ces principes est que les dispositions législatives (et, par analogie, les dispositions d’instruments juridiques comme des baux) doivent être fondées sur une appréciation réaliste de ce qui peut effectivement être accompli en un lieu et à un moment déterminé. Les lois qui exigent un infléchissement abrupt des comportements institutionnels ou sociaux dans des contextes qui n’encouragent guère un tel changement risquent fort d’être ignorées.

7.32 Des exemples classiques de ce phénomène sont les tentatives qu’a faites le législateur d’interdire, comme indiqué ci-dessus, la location des terres agricoles. Il y a, on l’a vu, de nombreuses raisons de contester une telle approche. L’important, en l’occurrence, concerne un aspect différent: indépendamment du fait qu’elles sont fondées sur des principes peu rationnels, de telles lois ne sont tout simplement pas appliquées car la location de la terre est trop importante pour un trop grand nombre que pour pouvoir la supprimer. L’effet de ces interdictions est simplement de pousser cette pratique dans la clandestinité, où elle continue de prospérer hors de portée de la loi. Cela signifie non seulement que le respect de la loi se trouve compromis encore davantage mais aussi que l’État se trouve dans une situation encore plus faible pour jouer un rôle de médiateur dans une relation qu’il considère officiellement ne plus exister.

7.33 D’une manière plus générale, et bien que l’État puisse légitimement souhaiter réglementer les relations créées par un bail, il est à la fois difficile et important de déterminer le degré optimal de réglementation. Une réglementation lourde et dépourvue d’objectifs traditionnels, des procédures difficilement compréhensibles où l’application est coûteuse ou laborieuse et des règles qui ne reposent pas sur la réalité constituent un appel à l’inapplication et à la corruption et accroissent les coûts de transaction.

7.34 Quel que soit le cadre juridique, le respect de la loi et des engagements contractuels dépendra beaucoup de la mesure dans laquelle il existe des mécanismes fiables, équitables et accessibles permettant de régler les différends et d’obtenir réparation lorsque les promesses faites ne sont pas tenues. Dans de nombreux pays, la difficulté est que de tels mécanismes sont faibles ou inexistants. Dans de nombreux pays, le système judiciaire est très surchargé et n’a ni le personnel, ni les compétences nécessaires pour régler les innombrables affaires dont il est appelé à connaître. En outre, dans certains pays, ce sont précisément les litiges fonciers qui constituent la majorité des affaires portées devant les tribunaux et qui sont fréquemment les plus difficiles à régler rapidement, les litiges fonciers pouvant s’éterniser dans les tribunaux de nombreuses années. L’homme de la rue considère souvent la saisine d’un tribunal comme un processus onéreux, laborieux, imprévisible et parfois même corrompu. En outre, le jargon des avocats et des tribunaux apparaît comme une langue étrangère et complexe.

7.35 De tels problèmes ont un caractère systémique et dépassent de beaucoup le cadre du présent Guide. Certaines mesures peuvent néanmoins être adoptées pour mettre aussi bien les institutions juridiques formelles que les institutions de la société civile mieux à même de traiter les litiges fonciers. Pour ce qui est des tribunaux, les pouvoirs publics doivent examiner la question de savoir s’il existe parmi les magistrats des carences techniques ou un manque de connaissances spécifiques qui expliquent la difficulté qu’il y a à régler les questions foncières. La création de tribunaux spécialisés dans les questions foncières et l’application de méthodes novatrices de règlement des différends sont des questions qui retiennent de plus en plus l’attention.

7.36 Enfin, l’on prend de plus en plus conscience de l’importance qu’il y a à mobiliser et à renforcer les mécanismes non étatiques de règlement des différends. Dans les pays occidentaux, l’on pourra par exemple avoir recours aux différents mécanismes d’arbitrage auxquels il a été fait allusion dans ce Guide. Dans d’autres pays, il faudra parfois renforcer les modèles communautaires existants, dont certains opèrent depuis longtemps parallèlement au système judiciaire officiel, parfois d’origine plus récente. Étudier la possibilité de tirer parti intelligemment de ces autres formules offertes par la société civile pourrait dans certains cas être le moyen le plus prometteur de réduire la charge qui pèse sur les systèmes judiciaires et de garantir l’accès à des mécanismes de règlement des différends qui soit en accord avec les normes, les coutumes et la langue des plaideurs.


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