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Les forêts, la pollution atmosphérique
et la qualité de l’eau: leur influence
sur la santé dans les cours supérieurs
du «triangle noir» d’Europe centrale

J. Křeček et Z. Hořická

Josef Křeček est professeur adjoint au Département d’hydrologie, Université technique tchèque, Prague, République tchèque
Zuzana Hořická est chargée de cours au Département d’hydrologie, Université Charles, Prague, République tchèque

Les forêts et les pratiques sylvicoles dans les bassins versants d’altitude peuvent atténuer
les effets des pluies acides sur la qualité de l’eau – essentielle à la santé humaine.

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Zone des monts Jizera

L’eau est essentielle à la santé et au développement humains. L’accès à l’eau propre est un droit humain fondamental et une composante de toute politique efficace de protection de la santé. La gestion des ressources hydriques fait partie intégrante de la gestion de la qualité de l’eau. La prévention de la contamination microbienne et chimique de l’eau de source est le premier obstacle que doivent surmonter les responsables de la santé publique pour éviter la contamination de l’eau. La pollution dans le bassin versant affectera la qualité de l’eau en aval. C’est pourquoi l’influence de l’utilisation des terres sur la qualité de l’eau devrait être considérée comme élément de la gestion des ressources hydriques (OMS, 2004).

A l’échelle mondiale, les cours supérieurs – les petits cours d’eau constituant les sources d’une rivière en amont – sont fortement liés à la sécurité de l’environnement et aux possibilités humaines de vivre dans un milieu sain. Dans le cycle hydrologique, l’environnement du cours supérieur est la zone d’alimentation. Des changements défavorables dans les systèmes des cours supérieurs peuvent exercer un impact sur une vaste zone, susceptible de comprendre des régions éloignées en aval (Křeček et Haigh, 2006).

Le rôle de protection de l’eau joué par les forêts occupe une place centrale dans la zone du «triangle noir», le long des frontières de la République tchèque, de l’ancienne République démocratique d’Allemagne et de la Pologne (voir la figure 1). Cette zone doit son nom à l’intense pollution atmosphérique causée par l’industrialisation rapide qui a eu lieu après la seconde guerre mondiale. De nombreux polluants atmosphériques (anhydride sulfureux, particules, monoxyde de carbone) ont été contrôlés plus rigoureusement au cours des deux dernières décennies et leur impact a été réduit (Grennfelt et al., 1995). Toutefois, on observe en Europe un contraste frappant entre les niveaux de pollution environnementale à l’est et à l’ouest.

La pollution atmosphérique dans le triangle noir, notamment l’anhydride sulfureux et les oxydes d’azote, non seulement cause ou aggrave les maladies respiratoires, mais provoque des pluies
acides – à savoir tout dépôt humide (pluie, givre, neige ou précipitations occultes) devenu plus acide que la pluie normale (c’est-à-dire ayant un pH<5,5). La pluie acide nuit tant à la forêt qu’aux écosystèmes aquatiques. Lorsqu’elle s’infiltre dans le sol, elle peut dissoudre les nutriments comme le magnésium et le calcium et faire pénétrer l’aluminium dans le sol. Les peuplements forestiers d’altitude sont les plus menacés en raison de leur exposition aux nuages et au brouillard acides, qui contiennent des quantités d’acide supérieurs à celles de la pluie ou de la neige et lessivent les nutriments des feuilles et des aiguilles. La perte de nutriments facilite la dégradation des forêts par les maladies, les insectes et le froid. La qualité réduite de l’eau et du sol nuit aussi à la santé humaine.

Le présent article, fondé sur une recherche entreprise par les auteurs depuis 1982 dans les monts Jizera en République tchèque, décrit les effets des dépôts atmosphériques acides et la façon dont les pratiques sylvicoles peuvent les atténuer. L’acidification dans cette zone, qui a commencé au début des années 50 et atteint son point culminant au milieu des années 80, a provoqué un important dépérissement terminal (compris entre 40 et 80 pour cent) des peuplements d’épicéas, une diminution du pH des eaux de surface et la réduction de la faune aquatique dans les rivières et les réservoirs. Toutefois, depuis 1990, on observe une certaine amélioration. Les cours supérieurs des monts Jizera en République tchèque ont un couvert forestier de 83 pour cent. La roche sédimentaire (granite) et les sols podzoliques peu profonds de la zone sont extrêmement vulnérables à l’acidification. Le ruissellement direct (notamment l’écoulement rapide souterrain) est la source hydrique dominante; les masses d’eau souterraines ne se rencontrent que dans les couches peu profondes.

Peuplements semi-naturels de hêtres sur le bord septentrional des monts Jizera
J. KŘEČEK

EFFETS DE LA PLUIE ACIDE SUR LA QUALITÉ DE L’EAU

Dans les réservoirs des monts Jizera, on a observé, dans les années 80, un pH faible, une faible dureté et une teneur élevée en aluminium.

Aucune valeur directrice fondée sur la santé n’a été proposée pour le pH de l’eau. Cependant, le pH est l’un des paramètres opérationnels de la qualité de l’eau le plus important. Les directives nationales pour la qualité de l’eau potable préconisent souvent un pH optimal situé entre 6,5 et 8,5 (OMS, 2004). C’est ainsi que, non seulement l’acidification, mais aussi une alcalisation élevée (liée à une minéralisation extrême) influencent la qualité de l’eau potable. Un pH très faible ou très élevé peut également exercer un impact sur les vacanciers périodiques avec des effets nuisibles sur la peau et les yeux (OMS, 2003). Sans pollution et, dès lors, sans pluie acide, la plupart des lacs et des cours d’eau auraient un pH proche de 6,5 (Nordic Council of Ministers, 1988). Cependant, dans les monts Jizera, la pluie acide a considérablement abaissé le pH des lacs et des cours d’eau durant les années 80, le portant à 4 ou 5 environ.

La dureté fait référence aux concentrations de calcium et, dans une moindre mesure, de magnésium dissous dans l’eau. Une faible dureté (jusqu’à 10 mg de calcium et de magnésium par litre), liée au faible pH, a également été observée dans la zone. L’eau douce ayant environ moins de 100 mg par litre de calcium et magnésium a un faible pouvoir tampon et pourrait être plus corrosive pour les conduites d’eau. Les études épidémiologiques ont mis en évidence un rapport inverse, statistiquement important, entre la dureté de l’eau potable et les maladies cardiovasculaires (OMS, 2004) – autrement dit, une faible teneur en calcium et magnésium dans l’eau potable produirait des taux plus élevés de maladies cardiaques. On a des preuves que l’eau très douce pourrait avoir un effet défavorable sur l’équilibre minéral humain.

L’aluminium libéré dans le sol finit dans les lacs et les rivières. La teneur en aluminium des eaux de surface dans la zone au cours des années 80 était comprise entre 1 et 2 mg par litre. La limite établie pour l’aluminium dans l’eau potable est de 0,1 mg par litre pour les grandes usines de traitement de l’eau et de 0,2 mg pour les petites (OMS, 2004). Bien que l’aluminium soit largement présent dans les aliments, l’eau potable et de nombreux médicaments antiacides, on estime que, s’il est ingéré oralement en concentrations excédant les limites hygiéniques (30 mg d’aluminium par kilogramme de viande de poisson, par exemple, ou 0,2 mg d’aluminium par litre d’eau potable), il est toxique pour l’homme. Selon certaines hypothèses, l’exposition à l’aluminium est un facteur de risque pour l’apparition ou la progression accélérée de la maladie d’Alzheimer chez les humains (OMS, 2004).

Non seulement les niveaux élevés d’acidité et d’aluminium compromettent la santé humaine, mais ils ont aussi été mortels pour la faune aquatique, notamment pour le phytoplancton, l’éphéméroptère, la truite arc-en-ciel, l’achigan à petite bouche, le crapaud, la salamandre tachetée, l’écrevisse et d’autres créatures faisant partie du réseau alimentaire. Ce problème s’est révélé bien plus grave lors d’événements épisodiques d’acidification dus à de fortes averses ou lors de la fonte initiale des neiges (Křeček et Hořická, 2001).

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Concentration mensuelle moyenne d’anhydride sulfureux dans le réservoir de Jizerka, 1987 et 1997

INFLUENCE DU TYPE DE PEUPLEMENT SUR LES DÉPÔTS ACIDES

Les espèces arborescentes indigènes dans les monts Jizera sont le hêtre commun (Fagus sylvatica), l’épicéa (Picea abies) et le sapin argenté commun (Abies alba). Cependant, après l’introduction de la coupe rase dans les hauts plateaux au XVIIe siècle (due au développement de la fabrication de verre), les forêts se sont amenuisées sérieusement aux XVIIIe et XIXe siècles. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, on a planté l’épicéa pour des raisons commerciales et, au XXe siècle, les plantations de cette espèce occupaient 90 pour cent des forêts des monts Jizera. Des pratiques de pépinière ont été établies à l’aide de semences importées de régions d’Europe au climat différent, si bien que les plantations pures d’épicéas n’avaient qu’une stabilité écologique médiocre.

Dans un peuplement forestier, le dépôt atmosphérique de soufre augmente avec la densité du couvert (surface foliaire), la hauteur et la rugosité (turbulence de la masse d’air au-dessus du couvert). Ainsi, les effets de l’acidification se sont avérés plus graves dans les peuplements d’épicéas.

Les peuplements de hêtres ont un couvert inférieur, notamment pendant la période de dormance, lorsque la concentration d’anhydride sulfureux de l’atmosphère est la plus élevée (voir la figure 2).

En outre, les peuplements de hêtres indigènes résistent mieux à l’acidification. La chute annuelle de leurs feuilles leur permet de souffrir moins que les conifères qui conservent leurs aiguilles de nombreuses années et accumulent, dès lors, davantage de substances toxiques.

Les sols des peuplements de hêtres ont un meilleur pouvoir tampon vis-à-vis de l’acidification, en raison de la profondeur de leurs systèmes radiculaire et de leur teneur en nutriments plus élevée. C’est pourquoi l’eau des ruisseaux à proximité d’un peuplement de hêtres s’est révélée deux fois plus dure (c’est-à-dire que sa teneur en calcium et magnésium était deux fois supérieure) que dans les plantations d’épicéas.

L’appui commercial donné à la conversion des peuplements indigènes mixtes en plantations d’épicéas, au cours des deux siècles écoulés, a donc contribué à la dégradation de la santé des forêts et de la qualité de l’eau.

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Amélioration progressive du pH annuel moyen dans trois réservoirs des monts Jizera (Bedrichov, Sous et Josefuv Dul)

INFLUENCE DES PRATIQUES D’EXPLOITATION

Entre 1984 et 1990, l’exploitation forestière à Jizerka (coupe rase de peuplements adultes d’épicéas et débusquage du bois par des tracteurs à roues) a également contribué à l’érosion et au compactage du sol, ainsi qu’à la contamination de l’eau par des acides humiques provenant du drainage de sols tourbeux. A l’échelle du bassin versant, l’érosion annuelle du sol, qui atteignait 0,01 mm entre 1981 et 1984, s’est intensifiée pour toucher 1,34 mm entre 1984 et 1990. Le ruissellement des sédiments s’est accru, passant de 8 à 30 pour cent du volume de sol érodé.

D’après des observations de terrain, une érosion en nappes négligeable s’est produite tant dans les parcelles forestières (peuplements adultes d’épicéas) que dans celles soumises à la coupe rase (herbes envahissantes). Cependant, la perte importante de sol a été liée à la longueur des rigoles de l’érosion produites par l’exploitation forestière. On peut empêcher l’érosion du sol, la sédimentation et la contamination des eaux de surface par l’exploitation en adoptant des pratiques de récolte respectueuses de l’environnement, comme le débusquage par le cheval ou le câble, et en préservant les bandes tampon riveraines.

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pH moyen de l’eau des ruisseaux de deux réservoirs, Jizerka (influencé par la coupe rase des plantations d’épicéas) et Oldrichov (peuplements semi-naturels de hêtres), en relation avec la pollution atmosphérique par l’anhydride sulfureux

SIGNES DE REPRISE

Dans le bassin versant de Jizerka, on a observé une amélioration récente de la qualité de l’eau, notamment une augmentation des valeurs annuelles moyennes du pH, qui sont passées à 5-6 (voir la figure 3), et une baisse des concentrations d’aluminium à 0,2-0,5 mg par litre. L’amélioration serait due, dans une large mesure, à la diminution de la pollution atmosphérique par l’anhydride sulfureux (à la suite du Protocole sur le soufre des pays européens, et observée sur le terrain depuis 1990), ainsi qu’au chaulage annuel de certains réservoirs après la fonte des neiges pour améliorer le traitement de l’eau potable. Cependant, elle peut aussi être attribuée à la réduction importante de l’indice foliaire (tombé de 18 à 3,5), due à la coupe rase des peuplements d’épicéas entre 1984 et 1990 (voir la figure 4), et à la baisse des dépôts atmosphériques dans les peuplements défrichés.

Avec l’amélioration de certains paramètres physiques et chimiques relatifs aux eaux de surface, on a pu réintroduire le poisson, qui avait disparu depuis les années 80. L’omble moucheté (Salvelinus fontinalis, une espèce tolérante à l’acide) et la truite brune (Salmo trutta morpha fario) ont été réintroduits dans les ruisseaux des réservoirs dans les années 90. Les ombles ont survécu et se sont multipliés, alors que les exemplaires de truite brune, manifestement affamés, ne se sont pas reproduits. Cependant, du fait que l’omble se nourrit principalement d’éphéméroptères et de trichoptères benthiques (Hydropsyche spp. en particulier), qui contiennent des valeurs extrêmement élevées d’aluminium, de mercure, de cadmium et de plomb, la concentration d’aluminium et de métaux lourds dans les tissus du poisson dépasse encore les limites nationales établies pour la santé.

Introduction d’essences à feuilles caduques dans des peuplements d’épicéas dans les monts Jizera
J. KŘEČEK

CONCLUSION

Les forêts des monts Jizera sont parmi les écosystèmes les plus sensibles d’Europe. La roche sédimentaire résistante et les sols podzoliques peu profonds, avec un réservoir de cations de base très limité, ont un très faible pouvoir tampon vis-à-vis des dépôts effectifs d’acides. Dans les années 80, les bassins versants de cette zone ont souffert de l’acidification extrême qui a élevé les paramètres de pH, de dureté et de présence d’aluminium à des niveaux incompatibles avec la bonne santé. L’amélioration récente de la qualité des eaux de surface paraît être le résultat de la combinaison de plusieurs facteurs: une pollution atmosphérique réduite, le chaulage et une moindre densité du couvert (surface foliaire et rugosité) due à la coupe rase des peuplements d’épicéas. Bien que la reprise se soit traduite par le succès de la réintroduction de l’omble dans les réservoirs d’amont, la teneur élevée des polluants présents dans le poisson (qui dépasse les normes de santé) et les organismes benthiques reflètent la dégradation encore persistante de l’environnement.

La meilleure qualité de l’eau observée dans les forêts semi-naturelles de hêtres est due notamment à la limitation des dépôts acides pendant la période de dormance et au pouvoir tampon plus élevé des peuplements.

Ainsi, dans une perspective à long terme, on peut dire que la qualité de l’eau pourrait être améliorée par la plantation de peuplements décidus ou mixtes ayant une surface foliaire et une rugosité de surface inférieures, aptes à réduire les dépôts atmosphériques et à augmenter le pouvoir tampon par rapport aux peuplements d’épicéas. Ces plantations sont actuellement en cours, en particulier dans les plateaux d’altitude, mais il est encore trop tôt pour évaluer l’influence qu’elles pourront avoir sur la qualité de l’eau.

En outre, la gestion des bassins versants d’altitude devrait comprendre des pratiques sylvicoles traditionnelles respectueuses de l’environnement (limitation de la coupe rase, débusquage du bois par le cheval ou le câble, débusquage saisonnier et respect des bandes tampon riveraines) pour éviter l’érosion du sol, le compactage et la contamination
de l’eau.

Ces recommandations pourraient être généralisées et s’appliquer à d’autres zones de montagne boisées touchées par les dépôts atmosphériques acides, notamment dans les régions d’Europe centrale ayant une histoire de mise en valeur forestière semblable.

Bibliographie

Grennfelt, P., Rodhe, H., Thornelof, E. et Wisniewski, J., éds. 1995. Acid Reign ‘95? Proceedings from the 5th International Conference on Acidic Deposition, Göteborg, Sweden, 26–30 June 1995. Dordrecht, Pays-Bas, Kluwer Academic Publishers.

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2003. Guidelines for safe recreational water environments: coastal and fresh waters. Genève, Suisse.

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