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III. Les femmes rurales chefs de famille: statuts et activités


III. Les femmes rurales chefs de famille: statuts et activités

La contribution des femmes à l'entretien et au bien-être de la famille est on le sait, essentielle à la survie non seulement des familles, mais aussi des communautés et des nations. On ne saurait ignorer l'apport des femmes seules à ces efforts (DAWN, 1992). Bien que cette étude soit consacrée au milieu rural, il faut aussi avoir, en mémoire, les efforts des citadines, notamment celles des milieux pauvres et des classes moyennes dans ce contexte de crise économique aiguë. Comme les femmes rurales, elles peuvent être seules à assurer l'entretien et l'éducation des enfants. Par leurs activités, elles font toutes «marcher» le ménage.

3.1. Les exploitations féminines et la gestion des ressources productives

En ce qui concerne la gestion de l'unité familiale de production, les mêmes tendances se retrouvent presque partout en Afrique. Sans être propriétaire ou chef de famille, la femme contribue, dans des proportions significatives, à l'économie et à l'acquisition des biens dans la famille, par toutes les activités domestiques et économique qu'elle accomplit.

La participation des femmes à l'agriculture est inégale selon les productions et les pays. Elle est notoire dans les cultures qui se suffisent des techniques traditionnelles, sans mécanisation, sans crédit, ni intrant important: légumes, coton (comme activité artisanale) ou manioc. Cette participation dans les productions vivrières connaît des variations selon qu'elles sont de type céréalier (mil, sorgho, fonio, maïs) ou forestier (plantain, igname, manioc, taro) (Dos Santos, 1981:95). Elle est de plus en plus significative dans les productions de rente du capitalisme agraire moderne (cacao, café, banane, thé, foresterie) comme au Ghana, au Nigeria, au Kenya ou au Cameroun. La participation des paysannes ashanti à la culture du cacao est connue, mais leur nombre est bien inférieur à celui des hommes de la même ethnie. Et, surtout, leur contrôle est quasi nul sur ces productions.

Mais en fait, selon les cas, ces cultures ont une telle importance pour l'autosuffisance alimentaire qu'elles font dire que l'Afrique est la région de l'agriculture féminine, «par excellence» (Boserup,1970:16). Non seulement, la production vivrière est, aujourd'hui, partiellement ou totalement entre les mains des femmes, mais certaines de leurs activités sont de plus en plus orientées vers les productions de légumes et fruits à destination du marché mondial. Les exemples du Ghana, du Nigeria, du Togo ou du Bénin sont frappants pour les productions vivrières. Le manioc (cassava) fait partie de l'alimentation des populations de ces régions. Dans la vallée de la Volta (Ghana), sa culture et sa transformation en gari ou kokonte relèvent des femmes. Il en est de même au Zaïre, au Congo ou au Cameroun. Les produits maraîchers de contre-saison (haricots verts, tomates, fraises) des paysannes burkinabé ou sénégalaises approvisionnent aussi l'exportation de leur pays vers les marchés européens.

L'exploitation rurale rencontre des contraintes spécifiques lorsqu'elle est gérée par une femme chef de famille. La logique des superficies, les contraintes en matière de main-d'oeuvre ou de technologie ne sont pas toujours identiques à celles auxquelles font face les exploitations masculines. Le fait d'être une femme influe sur l'accès aux ressources naturelles et productives.

Accès à la terre et taille des superficies

Selon les travaux de Okoth Ogendo15 cités par V. Ventura-Dias, sur l'ensemble des propriétaires fonciers kenyans enregistrés à l'échelle nationale, il n'y a que 5 % de femmes. Ce dernier groupe n'augmente que dans la province centrale et parmi les ethnies de tradition matrilinéaire de la côte. Les droits de propriété dont peut jouir la veuve ou la divorcée varient, bien sûr, selon les lois coutumières ethniques, souvent renforcées par l'actuel système légal. Ainsi, la femme kikuyu se voit reconnaître le droit de jouir des biens qui lui étaient propres avant le mariage. Elle peut même bénéficier d'une part de ceux du conjoint qu'elle a contribué à produire. Par contre, ce même droit est généralement contesté par les Masaï, les Luo et les Kisii qui laissent l'épouse complètement démunie, car elle ne peut avoir de biens propres. On retrouve cette même disposition dans de nombreuses cultures africaines qui excluent les femmes de l'accès et du contrôle de la terre. Les veuves ne continuent à cultiver la terre de leur conjoint qu'à la condition d'épouser un homme de sa famille.

15 Ogoth-Ogendo, H. W. - «African land tenure reform» in Heyer, J., Maitha, I. K., Senga, W,M. Eds. Agricultural development in Kenya: an economic assessment, Nairobi, Oxford University Press, 1976.

Dans le secteur céréalier et arachidier du Sénégal central, cette autonomie productive des agricultrices fondée sur un meilleur accès à la terre n'existe plus. Cet accès est plus sujet à contraintes. Dans ce contexte, les femmes rurales n'héritent ni de la terre ni du droit d'usage. Elles se voient allouer un lopin de terre par le conjoint et participent comme main d'oeuvre à l'exploitation familiale.

Ces activités ne leur assurent cependant pas une grande autonomie financière. En l'absence du conjoint, les femmes ne continuent à cultiver cette terre qu'avec son accord ou celui de sa famille. En cas de veuvage, elles conservent ou quittent la terre sur décision du conseil de famille. Elles n'ont aucun contrôle sur cette-décision qui est motivée par leur propre statut dans la famille, par la présence d'enfants, notamment du sexe masculin, par leur remariage à un autre membre de la famille, par la disponibilité en terres, etc. Ce sont les projets féminins qui ont amené les paysannes de ce milieu à demander des terres, et ce, toujours en groupe.

Malgré l'originalité et la spécificité des contextes, on note des traits communs à la situation des femmes rurales chefs de famille. Les données d'enquêtes fournies sur des pays comme le Kenya ou le Sénégal permettent d'extrapoler avec précaution des tendances et de dégager des pistes de recherche sur la réalité du poids des femmes chefs ou soutiens de famille rurale. La grande majorité des ménages ruraux sont encore dirigés par des hommes, mais on note la montée de ceux qui le sont par des femmes. L'ampleur du phénomène d'émergence des femmes chefs de famille dépend des ethnies et des traditions culturelles, mais aussi des activités économiques de la zone et des flux migratoires. Malgré leurs responsabilités familiales et productives accrues en raison du départ des hommes, elles contrôlent peu ou pas la ressource essentielle que constitue la terre.

Il est notoire que les femmes chefs de ménage gèrent des terres moins importantes que celles placées sous l'autorité des hommes. C'est dans le cadre du mariage qu'on leur en alloue, en marge de celle du conjoint. Il s'agit généralement d'une petite surface (100 m2 en moyenne au Sénégal) réservée à des productions jugées d'appoint et traitées comme telles. Cette superficie varie selon les disponibilités de la région, les priorités en matière de politique agricole, la pression démographique ou la bonne volonté de la famille. Lorsque l'époux est absent ou s'efface de l'activité de production, il leur arrive de contrôler des surfaces plus ou moins importantes, selon le type de cultures (vivrières ou commerciales). Mais ces surfaces appartiennent toujours au conjoint ou à sa famille. C'est en leur nom qu'elles les gèrent. Lorsqu'elles désirent des terres pour elles-mêmes, cette demande fait toujours l'objet de négociations. Ce sont les coutumes à prééminence matrilinéaire ou les législations modernes sur le domaine foncier dit national qui tentent de corriger ce déséquilibre. Mais on constate que ces dernières sont muettes sur la situation spécifique des femmes. Leurs dispositions ne tiennent pas compte des différences de genre. Ce silence porte un grave préjudice aux femmes impliquées, on l'a vu, dans des projets ruraux générateurs de revenus développés à leur intention, à partir des années 80. L'expansion de ces projets a été contrariée par la difficulté des femmes à bénéficier de terres en quantité et qualité suffisantes.

Les surfaces affectées aux femmes étaient, dans le cadre des pratiques coutumières, surtout concédées dans des secteurs jugés d'appoint comparés à celui des cultures commerciales: cueillette, maraîchage, potager, horticulture, vivrier, etc.

Les politiques de développement ont, dans certains cas, alloué des terres aux agricultrices, notamment pour des projets maraîchers. Ainsi, des périmètres ont été attribués aux femmes regroupées en associations villageoises, afin d'organiser leurs activités maraîchères et horticoles. Il faut noter qu'ils ne l'ont été qu'à des collectifs et que les superficies allouées ont toujours été médiocres en quantité et qualité. Dans la Vallée du Fleuve Sénégal, les groupements villageois de 600 femmes se voient affecter des périmètres dont la superficie varie entre 2 et 5 hectares. En comparaison, les chefs d'exploitations reçoivent en moyenne 0,6 hectare. Toujours au Sénégal, dans les projets d'aménagement de l'Anembé, les périmètres rizicoles irrigués ne sont attribués uniquement qu'aux hommes chefs de concession qui les redistribuent aux membres de la famille des deux sexes, car il s'agit de grandes parcelles (2,5 ha). Les femmes sont handicapées par l'utilisation et le coût des technologies nouvelles de l'irrigation et les conditions d'exploitation. Il leur arrive de ne pas savoir utiliser les équipements, d'avoir besoin de les louer et de payer cette location en espèces ou en travail à leur conjoint ou a d'autres chefs d'exploitation, de ne pouvoir mettre en valeur toute leur parcelle en raison de leur charge de travail, etc. Elles deviennent ainsi plus dépendantes des hommes, alors que ce sont elles qui ont la compétence du riz, selon une division toute sexuelle des spécialisations (Droy,1992:65). Il ne suffit pas d'être chef de ménage pour devenir chef d'exploitation. Encore faut-il être du bon sexe!

Ainsi la réorganisation des espaces agraires n'a pas changé le statut des femmes face à la terre, quoiqu'en dise la loi. Une étude sur Femme rurale dans les systèmes fonciers au Burkina Faso: cas de l'Oudalan, du Sanmatenga et du Zoundweogo (Konaté,1992) fait le point de l'attribution des terres dans les aménagements hydro-agricoles. Prenant le cas des régions précitées, l'auteur relève une série de discriminations à l'endroit des femmes. Elles ne peuvent généralement accéder aux parcelles qu'en groupements collectifs. L'obligation de participer aux travaux d'aménagement, de disposer d'une certaine main-d'oeuvre et de respecter les dispositions prévues par le cahier des charges sont autant de mesures discriminatoires: elles sont comptées comme actives dans le périmètre du conjoint, ce qui gonfle la main d'oeuvre de ce demier: ce n'est pas le cas dans leur propre périmètre; en raison de la distribution inégale des tâches familiales (ménage, cuisine, corvées de bois et d'eau, etc.), elles ont moins de temps libre que les hommes; enfin, elles manquent d'information sur les conditions d'attribution des parcelles discutées dans des instances qu'elles fréquentent peu: conseils villageois, centres de vulgarisation agricole, projets d'aménagement, etc. (Konaté,1993:42). Toutes ces discriminations se répercutent sur la distribution des terres, comme le montre l'exemple de la province du Sanmatenga (tableau 7).

Tableau 7: Place de la femme dans les aménagements hydro-agricoles de la province du Sanmatenga (périmètres encadrés par le projet Sens.)*

Sites

Superficie en hectare

Nombre d'exploitants

Nombre de sites

Type de site

Superficie par sexe

   

Hommes

Femmes

   

Total Hommes en hectare

Total Femmes en are

Boussouma

2

45

-

1

collectif

2,00

-

Dablo

16,3

280

141

2

collectif

15,60

40

Ghà

23

177

144

1

collectif

22,70

40

Kiemna

2

80

300

1

collectif

1,99

93

Galla

9,5

67

130

1

collectif

8,20

120

Korsimoro

43

289

298

4

collectif

38,30

461

Dem/Konkin

103

576

72

5

individuel

97,50

550

Louda

172

743

580

-

individuel

170,00

155

Solomnoré

34

185

119

3

individuel

9,70

119

Pibaoré

17

300

-

5

individuel

17,00

-

Tamassogho

70

415

341

7

individuel

60,00

355

Touroum

10

140

15

1

individuel

9,80

15

* Source: Projet Sensibilisation et Formation des paysans autour des barrages, juin 1992 (Cité par Konaté, 1992:46).

D'autres données révèlent que pour les femmes qui avaient obtenu des parcelles individuelles sur quelques sites, la moyenne des superficies oscillait entre 4 et 28 ares. L'ensemble de ces chiffres sont surtout révélateurs, d'une part du besoin exprimé des femmes d'acquérir des terres, d'autre part de leur difficulté à y parvenir. Ainsi les discriminations persistent, de même que l'indifférence à l'égard des projets des femmes liée aux préjugés qu'elles subissent (marginalisation, non valorisation de leur travail). Même si, aujourd'hui, quelques unes d'entre elles participent à la distribution des terres comme membre du conseil de la communauté rurale, par exemple, cette percée politique est peu significative et ne change pas réellement les conditions d'accès des femmes à la terre. Toujours, dans la Vallée du Fleuve Sénégal, ce sont les hommes venus des villes (émigrés de retour, agriculteurs d'autres régions moins favorisées, fonctionnaires en retraite ou spéculateurs fonciers) qui ont tendance à monopoliser les terres de culture et de pâturage de l'après-barrage, alors que les femmes sont restées dans les villages et ont assuré la continuité de la production agricole. Chefs des unités domestiques et responsables familiales, elles n'ont pas de jure l'autorité de chef de famille qui donne droit aux terres, au crédit ou à la formation technologique.

Les difficultés liées également au manque de terre et de perspective économique amènent de nombreuses femmes à émigrer saisonnièrement en ville. Leurs activités y sont diverses: domestique, vendeuses sur les marchés, lavandière, pileuse de mil, etc. Ces séjours se font le plus souvent dans des conditions précaires: mauvaises conditions d'habitat et d'hygiène, difficultés d'accès à l'emploi, bas revenus, exposition aux dangers de la ville, etc.

La contribution de la main-d'oeuvre familiale et salariée

Toutes les études montrent que la charge des femmes en terme d'activités domestiques et productives pèse sur leur productivité, en terme d'espace et de rendement, si elles ne s'arrangent pas à déléguer part de ces tâches. Les chefs de ménage n'échappent pas à la règle, même si la durée des travaux dépend de leur âge et de la saison, comme le souligne une recherche sur Le rôle socio-économique des femmes dans les unités de production rurales en zone semi-aride de Banamba, Mali (Sissoko,1993:12). Les femmes plus âgées délèguent les tâches domestiques à des membres plus jeunes de la famille fille, bru, co-épouse, etc. Elles peuvent aussi, toujours en fonction de l'avancée en âge, abandonner les travaux agricoles, mais surveillent les enfants et l'espace familial. L'examen des temps de travaux, dans la zone citée montre leur importance et leur variation (tableau 8).

Tableau 8: Nombre d'heures journalières travaillées par les femmes (6 h.- 18 h.), selon le groupe d'âge et la saison, à Banamba (Mali)*

* Source: Sissoko, Kefing - Le rôle socio-économique des femmes dans les unités de production rurales en zone semi-aride de Banamba, Mali, op. cit., p. 12.

Le fait que le chef de famille rurale soit une femme a une influence sur le nombre d'actifs qui travaillent sur les unités de production de mil, d'arachide, de café, de sorgho, de coton ou d'igname. Les migrations drainent une bonne partie de la main-d'oeuvre masculine, chefs de famille, jeunes gens, laissant les femmes souvent seules. Le cas du Burkina Faso et d'autres pays sahéliens sont éloquents à cet égard. Femmes «désertées»! Jamais expression n'avait caractérisé, avec autant de justesse, la situation de nombreuses Sahéliennes devenues chefs de ménage par la force des choses, en raison des migrations de la sécheresse qui sont des migrations de la misère et de la faim (Monimart,1989:35). Comme le souligne l'auteur, les exodes masculins laissent les femmes seules pour cultiver leurs champs, en plus de ceux de l'époux.

A cet égard, il est important de reconnaître la contribution de la main-d'oeuvre juvénile aux travaux agricoles familiaux, notamment dans les champs des femmes. Elle est presque la seule main-d'oeuvre dont ces dernières peuvent disposer. Cette contribution soulève, pourtant, des questions à propos de l'importance de cette main-d'oeuvre, la qualification de sa contribution, son évaluation en terme économique et les contraintes en matière d'éducation.

Le travail précoce des enfants du monde rural, à partir de sept ans en général, constitue une règle générale dans les sociétés africaines. La nature du travail et le taux d'occupation varient en fonction des sexes. Pour le jeune garçon, c'est en effet l'âge où commence l'apprentissage aux savoirs et aux techniques de l'agriculture, de l'artisanat ou du commerce. C'est aussi l'âge retenu dans les pays islamisés pour commencer l'étude du Coran ou, ailleurs, du catéchisme. C'est celui de la scolarisation, là où existe l'école moderne. Le cursus est relativement différent pour la fillette. Si elle aussi fait tôt l'apprentissage aux techniques agricoles, artisanales ou commerciales et aux activités que mènent sa mère et les femmes de la famille, dès sept ans, elle participe aux tâches domestiques. Elle aide la mère à la maison et s'occupe des enfants plus jeunes. Elle est initiée très tôt à son futur rôle d'épouse et de mère qu'il lui arrive de jouer dès la puberté. Selon les milieux, elle fréquentera l'école moderne.

Les enfants des deux sexes aident donc la mère dans ses diverses fonctions. Cette aide qui est leur contribution à l'entretien de la famille fait l'objet de l'attention des gouvernements et des organisations internationales, notamment l'UNICEF et le Bureau International du Travail. Cette aide est qualifiée de travail, comme les autres activités économiques qui les incluent. Concernant ce travail qui peut, selon le BIT, représenter jusqu'à 30% de celui de la famille, des dispositions particulières ont été prises par de nombreux pays pour protéger les enfants, mais elles ne sont pas réellement efficaces.

Faisant la synthèse de travaux du séminaire régional des pays africains francophones sur L'abolition du travail des enfants et l'amélioration de la condition des enfants qui travaillent16 Michel Bonnet invite, «une fois mises à part les occupations scolaires et celles que les enfants eux-mêmes décrivent tout simplement comme des jeux, [à] considérer comme travail toutes les autres activités, quel que soit le statut qui leur est accordé par l'environnement social» (1993:411). La catégorie des âges auxquelles se réfèrent les institutions internationales est celle des moins de quinze ans. Ici, cette catégorie est plus large puisque ce qui intéresse est la contribution infantile et juvénile en milieu agricole. Il y a peu de chiffres sur cette contribution infantile et juvénile, même si l'âge précoce du travail est reconnu. Le Recensement Général de la Population et de l'Habitat du Sénégal (1988) retient «comme active toute personne de 10 ans et plus occupée ou en chômage» (RGPH;1993:34). D ans d'autres pays, cet âge atteindra 15 ans. Seules des études spécifiques, comme celle menée par la Direction de la Prévision et de la Statistique du Sénégal sur le travail des enfants, peuvent réellement évaluer cette activité17. L'enquête montre que 10,4% des enfants de 6 à 15 ans sont occupés hors du ménage et 16, 4% au sein du ménage. La majorité d'entre eux ont entre 10 et 15 ans. La répartition par sexe de ces données est pleine d'enseignement. Si les taux d'occupation hors du ménage sont les mêmes pour les enfants des deux sexes (en moyenne 10%), ils changent pour l'occupation au sein du ménage: 3,1% pour les garçons et 29,9% pour les filles. Cette dernière contribution est capitale alors qu'elle est généralement sous-estimée, comme le taux global d'activité des enfants. «En réalité, l'enquête statistique attribue un statut non-économique à toute activité exécutée par les enfants au sein de leur propre ménage. Ces résultats semblent biaisés a priori du fait des activités domestiques (corvée d'eau, collecte du bois, linge, garde des enfants, transformation des aliments, aide dans la cuisson des aliments, etc.) effectuées par les filles dans le cadre de la division sexuelle du travail et peuvent être quantifiables. Elles sont rémunérées lorsque pris en charge par des enfants n'appartenant pas à la famille. De telles activités ne devraient en aucun cas faire l'objet d'une discrimination étant donné qu'elles permettent, d'une part, de reproduire et d'entretenir la force de travail au sein du ménage et, d'autre part, de diminuer la charge de travail des mères tout en augmentant leur productivité» (Fall-Sy, 1994:10).

16Dakar, 24-28 février 1992

17 Sadio, Abdoulaye - Le travail des enfants au Senégal, enquête méthodologique, Ministère de l Économie, des Finances et du Plan, Direction de la Prévision et de la Statistique, Dakar, juillet 1993.

L'activité agricole des enfants et des jeunes est saisonnière. Dans les pays sahéliens, elle survient, rappelons-le, en saison des pluies (hivernage) et/ou en saison sèche qui correspond en général à une période peu active sinon pour les cultures et activités à contre-saison (maraîchage, pêche, cueillette, etc.). Cette activité concerne également les travaux domestiques et artisanaux. Le fait que l'hivernage coïncide en général avec la période des vacances scolaires permet d'utiliser les élèves comme main-d'oeuvre. Mais la majorité des enfants et des jeunes ne vont, en fait, pas à l'école. Ils travaillent au champ, dans les ateliers artisanaux, ou viennent hanter les rues des grandes capitales pour fuir les conditions de vie éprouvantes. Les fillettes du milieu rural fréquentent peu l'école; elles restent le plus souvent à la maison. Elles sont, au fur et à mesure qu'elles avancent en âge, chargées des activités domestiques et de la surveillance des enfants plus jeunes, pour permettre à leur mère ou aux femmes plus âgées de se livrer à d'autres occupations: agriculture, artisanat, transformation des produits agricoles, petit commerce.

Les femmes constituent elles-mêmes une part essentielle et généralement gratuite de la main-d'oeuvre agricole africaine, contrôlée par le chef de l'exploitation rurale ou les chefs de ménage regroupés en son sein. De ce fait, elles participent rarement au contrôle et à la gestion de cette main-d'oeuvre. Sur leur terre propre, elles sont peu aidées par l'époux, sauf pour les gros travaux. Et même là, l'aide est comptée. De plus en plus de paysannes s'attellent elles-mêmes à ces tâches. Elles font aussi appel aux associations d'entraide, généralement féminines, et, dans les limites de leurs possibilités, au salariat agricole.

Il faut noter l'essor important de la main d'œuvre agricole dans les cultures de rente (cacao, café, coton, arachide, etc.). Il ne s'agit pas forcément de la main-d'oeuvre qui vit dans la famille, est nourrie et entretenue sans recevoir de rémunération pécuniaire à proprement parler. Il est aussi fait recours à des travailleurs saisonniers extérieurs à la famille. Ce sont en général des paysans sans terre qui, en période de culture, louent leur force de travail dans leur village, dans la zone, à travers le pays ou à l'étranger. On connaît les exemples de la migration burkinabé vers les plantations de café, cacao ou palmiste de la Côte d'Ivoire, les déplacements des Guinéens (Conakry) vers les régions du Sud-Est du Sénégal pour la culture du coton. Ces manœuvres sont sollicités, soit pour suppléer la main d'œuvre locale, soit pour accroître la production et la productivité, soit pour permettre de libérer certains actifs de la famille (adultes ou jeunes des deux sexes) occupés à d'autres tâches (travail externe, fréquentation de l'école, migration, etc.). Ils sont recrutés pour des activités ponctuelles rentables (gros travaux, culture, récolte, transformation des productions, etc.), rarement pour les cultures vivrières. Ils sont rémunérés en espèces ou en nature. Dans ce dernier cas, ils reçoivent une part de la production calculée en fonction de leur participation.

L'intervention masculine est très différente des formes du travail féminin. Comme le souligne A. Guillou, à propos de la préparation de l'huile de palme dans les villages du Sud du Bénin, «les interventions de l'homme sont courtes, programmables et clairement comptabilisables: abattage des régimes de noix, broyage par piétinement des noix cuites. Sa contribution fait l'objet d'une rémunération quasi indépendante des cours conjoncturels» (Guillou,1992:94). Pour cette production gérée par les femmes, les autres opérations (ramassage des noix, transport, cuisson et extraction de l'huile, commercialisation) ne sont jamais comptabilisées en termes de temps, de travail et valeur d'échange, car elles ont réalisées dans la sphère domestique. Les prix de vente de cette huile varient selon le marché. Ils ne tiennent pas compte de l'effort fourni par les productrices. «Autre sexe, autre mesure du temps et de sa valeur» (Guillou, 1992:94).

L'incidence des technologies et de la mécanisation sur les productions féminines

On sait qu'en général, les hommes, les femmes et les jeunes ne jouissent pas du même accès à la terre, aux intrants ou à l'entreprise. Le statut de chef d'exploitation joue un rôle important ici. C'est à ce titre que la terre est allouée au paysan qui peut alors recevoir des équipements ou du crédit et organiser le travail dans son exploitation. Il est la cible des programmes d'aménagement, production et de vulgarisation agricole de l'État et des agences. C'est donc d'abord de son` statut de responsable d'unité agricole que dépendent les taux de production et de productivité. Comparativement, les femmes sont largement dépendantes des hommes, y compris dans les cultures qui sont de leur ressort. Des études comparatives menées dans le domaine de la riziculture montrent que la maîtrise technique des femmes joola de Casamance est à l'origine d'une productivité inégalée au Sénégal. Cette maîtrise, ces rizicultrices la tiennent d'une longue tradition de pratiques culturales qui les mettent au coeur de cette production. Ni les riziculteurs hommes du Sine-Saloum, ni les paysans hal pulaaren des terres irriguées de la Vallée du Fleuve Sénégal ne sauraient, à technologie égale, rivaliser avec elles. Il a fallu l'introduction d'intrants, d'équipement, des technologies et savoir-faire nouveaux pour établir la concurrence, et ce à des coûts très élevés. L'utilisation de la technologie et des intrants économiques influence fortement le niveau des productions et de la productivité.

La faiblesse de l'utilisation des équipements mécaniques et des technologies avancées par les paysannes africaines. L'utilisation d'attelage, d'unité mécanique simple ou d'équipements lourds (tracteurs) est rarement envisagée en raison de leur coût élevé. Les études et monographies consacrées par divers auteurs à l'utilisation de la mécanisation et au recours à la technologie par les femmes témoignent de la difficulté d'accès des femmes à la technologie. Elles travaillent pratiquement à mains nues. Les seules innovations auxquelles elles ont recours sont de type artisanal ou semi-industriel: houe, machette, couteau, moulin à mil ou presse à huile pour la transformation des produits agricoles, etc. La manipulation dans le secteur rural et agricole des équipements mécaniques et industriels demeure encore une tâche, voire un privilège des hommes, en raison de leur statut de chef d'exploitation. La femme rurale chef de famille ne jouit pas des mêmes avantage. Elle ne peut présenter les mêmes garanties pour l'attribution des équipements ou d'autres intrants tels que les engrais, pesticides, etc. La vulgarisation des technologies, principal vecteur de la modernisation de l'agriculture, se fait sans les femmes, et souvent à leurs dépens.

On sait, par exemple, le préjugé colonial qui a axé la formation des femmes plus en direction de leurs activités de reproduction (entretien des enfants, hygiène,...) que de production. Les services et programmes de vulgarisation des techniques n'ont que très tard pris en charge la composante femme dans des activités dominées à 60 ou 80 % par le travail féminin. Ils les ont rarement encadrées comme agricultrices, même lorsqu'elles assument les charges de l'exploitation On peut en faire le constat dans la mise en valeur de la Vallée du Fleuve Sénégal, dans le nord du pays, en Mauritanie et au Mali, largement bénéficiaire de programmes hydro-agricoles importants. Il en est de même au Kenya où, bien qu'elles représentent 50,85% des ruraux, les paysannes n'ont toujours le même accès aux facteurs de production et aux services techniques que les hommes (Ventura-Dias;1985:173). Les arguments avancés par les techniciens sont la difficulté de travailler avec les femmes en raison de leur propre embarras et des «obstacles» de la communication (comment aborder les femmes, leur parler?), des contraintes culturelles, de la résistance des paysannes à l'innovation, à leur faible capacité d'initiative. Certes les contraintes existent. En Casamance (Sénégal), les encadreurs n'ont pu impliquer les hommes mandeng dans la riziculture qui est une tradition féminine. Ils se sont aussi vu refuser, par ces mêmes hommes, l'autorisation d'initier leurs épouses aux nouvelles technologies et pratiques d'agriculture (Droy;1990:83). Dans l'ensemble, il s'agit de préjugés qui veulent que les besoins et les expériences des femmes relèvent plus de l'économie domestique que de l'économie agricole à proprement parler et, pour cette raison, retiennent peu l'attention des politiques économiques nationales. L'encadrement par un personnel féminin, pour des tâches productives, a fait son apparition plus tardivement (à la fin des années 80), dans nombre de pays et reste encore quantitativement et qualitativement insuffisant. Dans l'ensemble des pays du Sahel, cet écart est d'autant plus choquant qu'il y a plus de femmes que d'hommes à encadrer, à cause des fortes migrations et des tâches liées à la division sexuelle du travail. La majorité de ce personnel envoyé en milieu rural par les services administratifs ou les ONGs, est composé d'animatrices, de monitrices rurales et de maîtresses d'économie familiale qui n'ont pas de grande compétence en matière de technologie agricole18 On leur doit pourtant la réussite de nombreuses expériences villageoises. Elles ont pu établir un dialogue, car elles étaient des femmes. Elles ont souvent été plus réceptives aux difficultés de ce monde féminin.

18 Ce personnel recrute également des volontaires de la coopération internationale (Corps de la Paix américain, Volontaires français, agents des ONCs, etc.) dont la majorité n'ont pas encore de formation professionnelle précise.

Les technologies qui ont touché les femmes, ces vingt dernières années, ont tenté d'alléger leurs tâches domestiques, sans y parvenir efficacement. Les travaux qui consistent à piler le mil, décortiquer le riz, transformer le manioc ou puiser de l'eau, restent des activités manuelles éprouvantes. Pourtant les progrès technologiques dans le monde sont sans commune mesure avec le niveau des besoins primaires des paysannes, et finalement de la communauté globale et pourraient aisément aider à les satisfaire. Renforcer le pouvoir des femmes à ce niveau, c'est non seulement améliorer ses conditions de vie, mais également son travail productif agricole ou artisanal: utilisation et maintenance des technologies. Les femmes ne pourront acheter la technologie, tant qu'elles ne seront pas dans des activités économiques qui leur en donnent les moyens. Adapter et diffuser la technologie, pour la rendre utilisable et performante, ne peut se faire sans l'appui des utilisatrices.

La question soulevée ici est donc celle de la «modernisation» de la production féminine en milieu rural, avec ou sans l'intermédiaire des hommes. Les femmes sont prises entre une économie de subsistance dont elles deviennent garantes et une économie de marché dont l'emprise sur la production domestique est grandissante. Elles ont besoin de technologies dont l'accès reste hypothétique.

La difficulté d'accès à la technologie, pour les femmes, procèdent de plusieurs éléments dont on évoquera les plus importants. Les facteurs socioculturels qui favorisent la subordination des femmes vont du partage inégal du pouvoir familial aux conditions contraignantes d'accès à la terre et aux ressources économiques et pesanteurs culturelles et religieuses). La monétarisation de l'économie, les structures du marché national et international, la faible croissance et la redistribution inégale des richesses sont autant de facteurs politiques et économiques à prendre en compte.

La situation «traditionnelle» des femmes est à l'origine de leurs nombreuses difficultés à accéder à l'éducation, à la formation professionnelle, à l'encadrement de développement. Leur accès aux groupements de production et de commercialisation, aux coopératives, aux services de vulgarisation agricole, à la distribution du crédit en nature ou en espèces, aux capitaux à investir ou au domaine foncier, est limité. Est-il besoin de redire que le droit coutumier restreignait leur accès à la terre en raison de l'idée que le mari ou père (ou l'oncle) était de jure le chef de famille et le gestionnaire du patrimoine foncier? Les réformes agraires et leurs législations favorisant ceux qui mettent en valeur la terre se sont peu soucié des femmes jusqu'à une période récente, par indifférence ou préjugé (I'agriculteur est avant tout un homme). Les banques qui offrent déjà peu de crédit aux acteurs du monde rural en limitent l'accès aux femmes. A défaut de pouvoir utiliser le patrimoine foncier familial, ces dernières ne peuvent présenter que la garantie jugée incertaine de leur production. Les coopératives de production et de commercialisation et les associations villageoises qui ont quadrillé le monde rural africain, à partir des années 1960, ne faisaient pas leur place à la femme, mais à l'homme, chef de famille et agent de production. Les coopératives féminines se sont constituées au niveau des activités d'appoint: artisanat (vannerie, poterie, teinture, etc.), transformation des produits, etc. La commercialisation de ces productions et le contrôle des revenus qui en proviennent mettent, dans bien des traditions et des activités, les hommes en première ligne, même si les femmes sont à l'origine du produit. Ce sont les hommes que socialement l'on attend dans les centres formels de vente des produits de l'économie de rente tels que l'arachide, du cacao, du café ou du coton. Les femmes sont attendues au marché et dans les centres informels (le devant de leur porte, le coin de la route, le rebord des grandes routes, etc.).

La marginalisation, voire l'exclusion des femmes des politiques d'équipement et de vulgarisation technologiques, notamment dans le développement agricole, est, on le voit, le résultat de conceptions erronées et sexistes du développement qui pose une question plus cruciale: celui du pouvoir des femmes et de leur participation aux centres de décision.

La participation des femmes aux; centres de décision

La culture patriarcale, de plus en plus prééminente dans les traditions chrétiennes et musulmanes qui nous intéressent ici, a contribué à restreindre l'autorité des femmes. Cette prééminence phallocratique des hommes sur la gestion du foncier ou du capital familial qu'ils sont censés faire fructifier se retrouve dans presque tous les contextes. Et même lorsque la culture est matrilinéaire, les hommes (oncle, frère) dominent sur cette gestion ainsi que sur la vente des produits d'exportation (arachide, café, cacao), comme on vient de le voir, même dans les zones où les femmes sont impliquées dans le grand commerce (Ghana, Nigeria, Togo ou Bénin). Dans les sociétés africaines en développement, On a eu longtemps du mal à imaginer, sauf dans certains contextes culturels et intellectuels particuliers, les femmes, non pas seulement au cœur de la production, mais parties prenantes dans les centres de décision économiques (associations villageoises, coopératives, ONG, etc.) ou politico-administratifs (district, communauté rurale, village). Les stratégies de développements du monde rural ne prenaient en compte ni ne comptabilisaient la contribution personnelle des femmes à l'économie. Elles ont constaté leur présence dans des unités de production mais l'idéologie locale et le pouvoir d'État d'inspiration externe, tous d'essence patriarcale, postulaient, d'emblée, une autorité masculine. C'est la reconnaissance toute récente de la contribution des femmes (et des jeunes) dans les politiques et comptabilités nationales qui incite à les impliquer dans les projets de formation, de vulgarisation des techniques, de regroupements et coopératives de production, ou participer à la gestion de communautés villageoises ou rurales. Dans certaines régions, I 'on a assisté à une transformation progressive du milieu rural classique engagé dans une agriculture familiale vivrière ou de rente, avec l'apparition d'un nouveau capitalisme agraire notamment maraîcher. Dans ce dernier secteur qui se développe en partie dans le cadre des programmes d'activités féminines génératrices de revenus, les paysannes prennent là une part de plus en plus importante dans la production comme dans la gestion et la décision. Elles négocient avec la tradition foncière pour obtenir des terres, dépensent une énergie incroyable pour mener à bien leurs activités.

Dans nombre de pays, il a fallu que l'on décide, du sommet de la hiérarchie politique, une composition mixte des institutions rurales, pour que les femmes y accèdent, sans pour autant y jouer le rôle de partenaires à obligations et droits égaux à ceux des hommes. La mixité est en fait très faible: une poignée d'élues qui ont surtout été désignées par le parti unique, dominant ou d'État, si ce n'est par la communauté des notables. Elles peuvent avancer leurs revendications, mais ne remettent généralement pas en question la structure politique locale et nationale dont les décisions pèsent sur leur destin. Elles restent dans l'ensemble les partenaires «inégales», dans les structures familiales, dans la hiérarchie politique et dans le développement.

3.2. Femmes chefs de famille: comment survivre et vivre?

Des questions sont posées, aujourd'hui, sur les relations qui peuvent exister entre le statut sexuel du chef de famille et des phénomènes tels que le niveau de pauvreté ou d'aisance, l'impact de l'ajustement structurel, la prise en compte des besoins spécifiques des femmes dans les projets.

La pauvreté

Une littérature importante existe sur la «féminisation» de la pauvreté dans le monde. Les pays industrialisés ne sont pas de reste. L'on pense généralement que le niveau de prospérité ou de pauvreté, le degré d'éducation et de formation, l'état nutritionnel et sanitaire d'une unité familiale rurale ne saurait, a priori, être lié au fait que le chef de famille est un homme ou une femme. Pourtant, si l'on y regarde de prés, l'on se rend compte que c'est, en partie, la pauvreté qui aujourd'hui rend les femmes chefs de famille ou responsables à part entière de leur entretien. C'est parce que les hommes perdent leur emploi ou n'arrivent pas à en trouver, parce qu'ils abandonnent partiellement ou totalement leurs responsabilités familiales ou émigrent en raison des difficultés économiques, des conflits politiques ou autres circonstances que les femmes se retrouvent seules à maintenir la famille, assurer l'entretien et l'éducation des enfants.

La pauvreté est aggravée par plusieurs facteurs bien connus. L'on sait, par exemple ses liens avec les problèmes de population et d'environnement, comme en ont témoigné les Conférences Mondiales de Rio de Janeiro sur l'Environnement (1992), du Caire sur la Population et le Développement (1994) et le Sommet Social de Copenhague (1995), pour ne reprendre que ces événements marquants. En milieu rural, l'exploitation intensive des sols pour l'agriculture, l'usage excessif des déchets végétaux et animaux comme ressources énergétiques appauvrissent sols et productions et dégradent l'environnement, avec les phénomènes pervers de déboisement et de désertification que l'on sait. La baisse de la production se traduit par celle des revenus et accentue l'émigration masculine vers les villes et l'étranger. Les difficultés d'acquérir des produits alimentaires et des combustibles font que «forcées de travailler davantage et de réduire le niveau de vie de leur famille, les femmes arrachent à la terre tout ce qu'elle peut leur donner comme produits ou comme revenus, et contribuent souvent ainsi à la dégradation de l'environnement - bref, le cercle vicieux» (Cecelski,1987:44). Et, comme elles ne peuvent pas toutes suivre les hommes, pères, maris ou fils, cette situation fait d'elles, dans le processus global de paupérisation, les principales victimes: la féminisation de la pauvreté est une réalité accentuée par l'exode des mâles du monde rural.

Les statistiques mondiales montrent que l'on ne saurait envisager la condition des femmes dans le monde et, en particulier, celle des femmes rurales africaines, sans prendre en compte les inégalités profondes entre classes au sein des pays et entre pays eux-mêmes. L'écart moyen des revenus entre les trente-sept pays les plus pauvres du monde et les dix-huit les plus riches s'est aggravé dans les dix premières années de l'indépendance (1960-1970), souligne le Rapport sur le développement dans le monde 1979 (World Bank). Ce même rapport indique, également, que le produit intérieur brut a progressé de 3,8% pour les pays industrialisés et de 3,9% pour ceux à revenu intermédiaire, alors qu'il n'a pas dépassé 1,8% pour ceux à faible revenu. Le Rapport sur le développement dans le monde 1990 (World Bank) n'est guère plus optimiste. La pauvreté demeure considérable malgré des succès économiques dans des pays en voie de développement surtout en Asie du Sud-Est.

La santé reste l'une des meilleures mesures de la pauvreté. La santé des femmes, c'est «le prix de la pauvreté», pour reprendre une expression de Jodi Jacobson (1993:3). La malnutrition et l'anémie, les infections de l'appareil respiratoire et des organes reproductifs, la fatigue chronique, qui les affectent, sont les signes les plus évidents de la pauvreté. Les familles les plus démunies ne peuvent se procurer les conditions de base de la santé, une alimentation saine, de l'eau potable et un habitat convenable. Mais, même dans ce contexte, les risques de maladie liées à la pauvreté sont plus importants pour les femmes, car elles gagnent moins de revenus que les hommes, travaillent un plus grand nombre d'heures (double ou triple journée de travail domestique et productif). Elles travaillent dans des conditions physiques et environnementales éprouvantes (travail manuel intense, longues marches, exposition quotidienne au soleil, à la poussière ou à la fumée, etc.). Elles se privent pour assurer le bien-être de la famille. Ces risques sont aggravés par leur fonction de reproduction: mariages et grossesses précoces, fécondité importante, complications de la grossesse et de l'accouchement, mortalité maternelle élevée, travail pénible durant la grossesse, maladies sexuellement transmissibles, avortements clandestins, cancers du sein et du col de l'utérus, etc. Le risque le plus grave est le manque de contrôle des femmes sur leur propre statut, sur leur corps et leur fécondité que les normes de la culture et la loi renforcent.

Les politiques d'ajustement structurel

Les années 80 et 90 ont vu l'approfondissement de la crise et la mise en place des programmes d'ajustement structurels qui ont, eux aussi, fait l'objet d'une abondante littérature. La baisse des revenus per capita due à la récession globale, la détérioration des termes de l'échange et de la balance des paiements, tout comme le poids de la dette et les crises politiques, ont réduit le pouvoir d'achat des familles, en Afrique, au point que de la majorité d'entre elles ne peuvent plus satisfaire leurs besoins de base. «La consommation par habitant n'y est pas plus élevée qu'il y a 25 ans» (World Bank;1990). Les États se sont vu contraints, entre autres mesures, de réduire leurs dépenses sociales et d'en laisser la charge aux ménages et surtout aux femmes: alimentation, approvisionnement en eau, soins de santé, éducation, etc.

Ces politiques sont des stratégies mises en œuvre par les États, les bailleurs de fonds du développement et les institutions monétaires internationales, pour faire face à la crise des économies urbaines et rurales et celle des finances et des monnaies. Ces crises se sont traduites par des déséquilibres monétaires, financiers ou budgétaires et un endettement considérables. Elles ont créé des situations de faillite qui ont affecté le monde rural partout où il est connecté directement à l'économie urbaine nationale et surtout aux échanges internationaux. La majorité des pays africains sont sous ajustement. L'impact des politiques élaborées ne peut être apprécié que par pays, par secteurs ou sous secteurs. Mais les expériences étudiées et publiées ont donné lieu à des constats globaux.

De manière générale, les stratégies macro-économiques de sortie de crise ont ciblé, de manière privilégiée, dans le secteur agricole, les spéculations industrielles de rente où les femmes, sans être absentes, n'ont pas une place de choix. La priorité supposée accordée à la satisfaction des besoins alimentaires liés au secteur vivrier dominé par les femmes se heurte à nombre de facteurs limitants: manque d'eau, coûts élevés de l'irrigation et des intrants, accès difficile aux technologies et aux crédits, difficultés de la commercialisation, etc. La dévaluation ou sous-évaluation des monnaies (naïra, cedi, franc CFA), le resserrement des dépenses publiques de santé ou d'éducation, suivi du désengagement de l'État, découlent des politiques d'ajustement structurel. Ces mesures ont réduit ou éliminé des consommations vitales pour les ménages, même si certaines d'entre elles sont en partie importées (médicaments, équipements domestiques, aliments, livres, etc.). La hausse des denrées de première nécessité telles que les céréales (riz, blé, mais), le sucre ou l'huile a profondément affecté les dépenses des ménages qui ont du «rogner»sur des chapitres essentiels, en raison de la baisse de leur pouvoir d'achat. L'on comprend donc que les critiques des stratégies d'ajustement structurel aient beaucoup porté sur leur déficit au plan social et leur silence sur le poids supporté par les plus démunis et les plus exposés: les enfants et les femmes. Le Ghana présenté comme un succès (success story) a sans doute rétabli sa balance des paiements, mais à quel prix pour ses populations? Au Sénégal, l'impact de ces mesures sur le niveau de santé, déjà évoqué, se traduit par la dégradation des infrastructures sanitaires et l'inaccessibilité des soins pour une grande partie de la population, par le retour de certaines maladies telles que la gale, l'aggravation de la mortalité maternelle, l'apparition des pharmacies de la rue, etc. (Rurimwishiga, 1992: 16).

Les besoins spécifiques des femmes femmes et leurs stratégies de survie

La Décennie des Nations Unies pour la Femme a amplifié la recherche et la réflexion internationales sur les besoins spécifiques des femmes et leurs stratégies de survie. La plupart des institutions internationales, les programmes bilatéraux et multilatéraux les plus importants se sont penchés sur les problèmes et les besoins spécifiques des femmes et ont élaboré une composante féminine dans les projets. Les programmes de mise en valeur agricole que ce soit dans le contexte de l'irrigation, des cultures industrielles ou vivrières, ont eu leur volet féminin. Mais ces expériences ont, en vingt ans, montré leur inadaptation aux besoins réels des femmes. Les études sur les rapports de genre ont fourni des monographies importantes qui révèlent la nécessité de prendre en compte les femmes dans un contexte plus global pour éviter leur marginalisation.

Les stratégies de sursaut pour briser les contraintes structurelles d'économies rurales traditionnelles condamnées à court terme n'ont pas manqué. Le chômage accru des hommes, la besoin d'émancipation et la libération de l'esprit d'entreprise chez les femmes bouleversent les données habituelles. On remarque tout un processus silencieux d'émergence des femmes dans nombre de secteurs de l'économie agricole et non agricole. On les retrouve dans des domaines réputés masculins (exemple du mareyage) comme dans ceux où les hommes ont quelques réticences à s'engager.

De vastes mouvements de reconversion amènent les femmes à concurrencer les hommes dans les travaux les plus ardus pour survivre (gros labours, portage sur les marchés, les entreprises et les quais des ports, etc.).

Dans les régions où la diversification des activités agricoles est facilitée par l'écologie ou l'environnement, les reconversions vers le maraîchage, la cueillette, la pêche ou les artisanats ont été possibles. Dans la Corne de l'Afrique, comme au Sahel les femmes nomades se sont reconverties à l'agriculture sédentaire, voire à la pêche. Les stratégies sociales sont marquées par des ruptures. L'on a ainsi, chez les nomades, substitué à l'élevage, les activités de pêche, de culture, de petit commerce et de portage habituellement monopolisées par les populations sédentaires.

On sait que la division traditionnelle du travail conférait aux femmes, dans les sociétés africaines, nombre d'activités rurales villageoises ou urbaines non agricoles, surtout dans les industries artisanales. L'artisanat du textile (filature, teinture, broderie), de la céramique et de la poterie, de la vannerie ou du calebassier, l'industrie alimentaire de transformation ont constitué en général des secteurs de prédilection et de spécialisation pour l'activité et l'entreprise féminines. C'est dans ces secteurs qu'elles sont devenues aujourd'hui de véritables entrepreneurs autonomes de l'unité familiale et où elles peuvent accumuler des patrimoines dont l'importance varie selon les milieux. Les transformatrices ghanéennes qui salent, fument et sèchent le requin sur les plages des Golfes du Bénin et de Guinée, de Gambie et de Casamance, ou les Lebu et Nominka de la Côte Nord et Sud du Sénégal en sont de bons exemples. Leurs revenus gagnés sur place ou en campagne par les femmes, qu'elles soient ou non chefs de ménage, contribuent largement à l'entretien des familles.

Certaines femmes ont également prospéré dans le commerce du secteur dit «informel» pour vendre au détail tout ce qui peut l'être. Ce commerce est de plus en plus de longue distance: d'un village à l'autre, du village à la ville, d'une région ou d'un pays à l'autre, dans les échanges internationaux. L'implication des femmes dans le commerce interurbain et de longue distance remonte à l'époque précoloniale, comme le montrent les historiens de l'économie précoloniale. Elle s'est développée dans les comptoirs avant de devenir un fait marquant de notre époque où les marchés sont parfois monopolisés par le négoce féminin dans les pays du Sahel (Sénégal Mali Guinée, Niger, etc.) et les pays du Golfe de Guinée (Togo, Ghana, Côte d Ivoire, Nigeria, Sierra Leone, etc.). La crise économique (chute des prix agricoles, dévaluation des monnaies, politiques contraignantes d'ajustement, migrations masculines accrues, etc.) a eu pour résultat d'inclure un nombre encore plus important de femmes dans ce secteur, même si le succès est très inégal, selon les contextes. Il l'est, par exemple, entre citadines et femmes rurales dont les revenus proviennent d'activités à faible plus value, malgré le fait qu'elles deviennent de plus en plus des productrices organisées. Elles rencontrent des difficultés de gestion et de stockage, d'écoulement et de commercialisation des produits, notamment légumes et fruits. On sait le gâchis, dans de nombreux villages sahéliens, de la production maraîchère: oignons, tomates, pommes de terre pourrissent sur le tas, à défaut de pouvoir être écoulés vers les marchés urbains.

Les femmes peuvent trouver des ressources dans les migrations des hommes qui font d'elles des chefs de famille. La crise du monde rural a entrainé, sur une vaste échelle, des flux de migrations internes, intra-africaines et internationales. La Côte d'lvoire, le Sénégal, le Nigeria, l'Afrique Centrale ou l'Afrique du Sud, ont été, pendant longtemps, des exutoires pour les Ouest-Africains. L'émigration vers les pays industrialisés a également été considérable. Si la France a été une première étape pour les francophones, le reste de l'Europe et les États-Unis sont devenus de fortes zones d'immigration, pour les citadins comme pour les ruraux. Les émigrés ont injecté des revenus importants dans le monde rural. Ce qu'il est important de retenir, ici, ce n'est pas tant le montant de ces revenus que l'utilisation qui en est faite et l'appoint qu'ils peuvent constituer pour les paysannes et, notamment, pour celles en charge des ménages.

Tout d'abord, les transferts ne s'effectuent pas sans obstacle. Les postes nationales par qui transitent les fonds ont souvent des difficultés à payer les mandats: longues procédures de transfert d'un pays à l'autre, manque de trésorerie, détournement des fonds à d'autres fins. L'on retrouve aussi les complications liées à la structure du pouvoir familial. Les revenus transitent par les hommes (père, beau-père, oncle, frère ou autre tuteur) ou des intermédiaires (le lettré, le détenteur de la pièce d'identité, la personne de confiance, etc.) qui souvent les détournent. Une fois à destination, ces fonds servent, en partie, à la consommation familiale et à l'investissement immobilier pour améliorer l'habitat. Les émigrés en arrivent à se substituer à l'État, pour créer les infrastructures locales (équipements pour l'irrigation, infrastructures scolaires, sanitaires et médicales). Certains groupes constituent dans les pays d'accueil des associations, voire des ONGs, qui recherchent des fonds ou des projets d'appui pour leurs communautés d'origine. Les fonds sont également affectés à des investissements moins productifs, mais importants socialement: mosquées, églises, tombes, etc. Ils peuvent aussi servir à l'acquisition d'une première, seconde (ou autre) épouse Face aux flux monétaires, les États ont récemment créé des ministères ou des services chargés des émigrés pour faire face aux problèmes qu'ils posent. Ils cherchent de plus en plus à mobiliser leur épargne pour développer un capitalisme financier et agraire moderne.

Pour les femmes rurales chefs de famille, l'appoint des émigrés va, bien entendu, dépendre de leur situation. Tous les émigrés ne font pas fortune. Pour leur famille désertée, l'appoint devient aléatoire: les mandats sont rares ou ne suffisent pas à couvrir les besoins des familles. Les cas sont multiples de conjoints qui ne donnent aucune nouvelle, ni épistolaire, ni financière, durant de longues périodes et qui, lors de retours très espacés, restent le temps de la grossesse de (des) I'épouse(s).

Enfin, l'on ne saurait terminer sur les stratégies de survie des femmes et notamment celles des chefs de famille sans faire allusion au recours à divers expédients qui portent atteinte à leur dignité et sécurité: mendicité, prostitution, vente de drogue etc. La mendicité s'est développée de manière prodigieuse avec l'intensification de là crise ces dix dernières années. Des femmes mendient dans les rues des villages et des villes vers lesquelles elles émigrent. Ce phénomène touche, il est vrai, une plus large catégorie de la population: hommes et enfants de plus en plus jeunes qui vivent dans la rue. On voit les femmes étaler leurs nourrissons et jeunes enfants pour attirer le regard des passants. La sollicitation à l'entraide familiale prend également une allure proche de la mendicité. La prostitution sous ses formes cachées ou ouvertes prend une plus grande ampleur. Enfin, de la culture des plantes hallucinogènes au convoi des drogues dures, l'insertion dans ce trafic progresse, bien qu'il implique plus les citadines qui deviennent passeurs entre l'Afrique occidentale, l'Orient et l'Occident.

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