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CHAPITRE 3
PROBLÈMES GÉNÉRAUX DE LA POLITIQUE AGRICOLE

3.1 POLITIQUE AGRICOLE ET CADRE MACROÉCONOMIQUE

3.1.1 Le lien par les prix

La relation entre agriculture et macroéconomie soulève plusieurs questions d'importance pour l'élaboration de la politique et la planification stratégique. Est-il possible de réussir la conception et la mise en œuvre d'une politique agricole indépendamment du cadre macroéconomique? À l'inverse, arrive-t-il que l'on doive modifier la politique macroéconomique pour que la politique agricole atteigne ses objectifs? Dans l'affirmative, quels grands choix économiques cela implique-t-il? La société a-t-elle intérêt à modifier le cadre macroéconomique? Existe-t-il d'autres secteurs, tels que l'industrie, qui bénéficieraient eux aussi de l'ajustement des politiques macroéconomiques dans un sens favorable à la croissance agricole? Ou bien certains choix macroéconomiques dressent-ils l'agriculture contre le reste de l'économie?

À long terme, tous les secteurs de l'économie tirent profit d'un environnement macroéconomique caractérisé par une stabilité relative des prix et propice à l'épargne, aux investissements et aux opportunités de commerce extérieur. À ce jour cependant, rares sont les économies en développement et en transition qui ont atteint ce type de configuration macroéconomique optimale et les voies empruntées pour y parvenir diffèrent selon les pays. Il est donc important de s'interroger sur les conséquences de différentes stratégies macroéconomiques pour l'agriculture.

Classiquement, le choix entre objectifs macroéconomiques et développement agricole était considéré comme un choix entre stabilité et croissance. On supposait qu'une augmentation des dépenses publiques en faveur de l'agriculture stimulait l'expansion du secteur, même au risque de créer ou de creuser le déficit budgétaire et donc d'alimenter l'inflation. En réalité, ce choix était plus imaginaire que réel, et ce pour deux raisons. Tout d'abord, l'expérience internationale de la dernière décennie a confirmé que la stabilité économique en elle-même influe fortement sur la croissance, parce qu'elle réduit l'incertitude économique et stimule l'épargne et l'investissement.

Ensuite, il apparaît clairement que les fonds publics injectés dans le secteur ont rarement réussi à atteindre leurs objectifs. Souvent, ils ne ciblaient pas les groupes les plus pauvres des zones rurales et le stimulus à la production était faible eu égard au volume des dépenses consenties. Un exemple courant est celui du crédit subventionné, dont le faible taux de remboursement nécessite des subventions supplémentaires pour maintenir un même niveau de prêts, et qui est utilisé en partie à des fins non-agricoles. Autre cas typique, le coût des silos à grains appartenant à l'État, dont la capacité est souvent faiblement utilisée, se traduit par un rendement faible ou négatif des fonds investis.

En réalité, le secteur n'a pas à choisir entre stabilité et croissance. Le type de politiques macroéconomiques adopté exerce une influence forte sur les perspectives de développement du secteur agricole: a) il peut influer sur les termes de l'échange intersectoriels, ou prix relatifs intersectoriels, et donc à la fois sur l'incitation à la production et les revenus réels des ménages agricoles, b) il peut plus ou moins inciter aux exportations agricoles et c) il peut également agir sur les niveaux de formation de capital dans l'agriculture par la mise en place d'un environnement économique plus ou moins propice à l'activité financière et à l'investissement en régions rurales. En outre, une politique budgétaire saine permet de financer en zone rurale des investissements d'infrastructure essentiels.

Un environnement macroéconomique stable est favorable aux investissements dans le secteur pourvu que les taux de rentabilité soient suffisamment élevés. Cette rentabilité dépend avant tout des tendances des prix agricoles réels, c'est-à-dire des prix agricoles par rapport aux prix non-agricoles. En général, la politique macroéconomique exerce un effet décisif sur les prix agricoles réels. Les prix relatifs constituent un lien puissant, et souvent dominant, entre les niveaux macroéconomique et sectoriel. En d'autres termes, le principal choix de politique pour le secteur ne se situe pas entre croissance agricole et taux d'inflation, mais entre prix relatifs favorables ou défavorables à l'agriculture. En principe, les politiques macroéconomiques favorables à l'agriculture de cette manière profitent également à l'industrie, dont le secteur agro-alimentaire, aux dépens du secteur des services.

Le fait que les prix réels de l'agriculture et ceux de l'industrie agro-alimentaire puissent se voir améliorés ensemble par certains types de politiques macroéconomiques mérite d'être souligné car, normalement, les préférences de ces secteurs s'opposent: l'industrie agro-alimentaire souhaite des prix plus bas pour ses matières premières, et l'agriculture des prix plus élevés pour sa production. Cette tension ne disparaîtra jamais, mais certaines catégories de politiques améliorent la rentabilité des deux secteurs à la fois.

Du point de vue de l'agriculture, les principaux instruments de la politique macroéconomique sont les suivants: i) politique du taux de change; ii) politique commerciale (degré d'ouverture de l'économie aux possibilités d'échanges commerciaux internationaux); iii) politique des droits de douane; iv) politique fiscale; v) politique de dépenses publiques; vi) politique de taux d'intérêt (ou politique monétaire, qui influe sur les taux d'intérêt); et vii) cadre réglementaire du secteur financier et des relations contractuelles en général. Tous ces instruments peuvent avoir des répercussions sur les rendements réels de la production agricole, mais les quatre premiers sont particulièrement importants pour déterminer le prix réel des produits agricoles. Les relations entre politique macroéconomique et performances du secteur sont approfondies au chapitre 4, mais cela vaut la peine de s'intéresser dès à présent à une affirmation souvent entendue concernant les prix agricoles.

3.1.2 Un argument fallacieux à propos des prix

Certains ont avancé à l'occasion qu'une réduction des prix réels agricoles est salutaire, car cela est supposé inciter à une amélioration de la productivité du secteur. Il est vrai que la politique devrait encourager les augmentations de productivité parce que, à long terme, le niveau de vie des familles d'exploitants dépend fortement de la productivité agricole. Néanmoins, dans les pays où les rendements et la productivité économique totale de l'agriculture sont bas, on constate souvent que les marges bénéficiaires agricoles sont déjà très faibles, ce qui empêche les producteurs de faire les investissements nécessaires à l'augmentation de la productivité – et, les agriculteurs ne peuvent pas non plus compter sur des prêts bancaires si la rentabilité est faible.

L'argument consistant à dire qu'il faut serrer la vis économique sur l'agriculture présente deux failles: d'abord, s'il est bénéfique de diminuer les prix réels et la rentabilité, pourquoi ne pas appliquer la même politique à d'autres secteurs, tels que les services bancaires, l'assurance, la publicité, les services juridiques, etc.? Ensuite, si la baisse des prix réels constitue un remède efficace pour le secteur, où se situe la frontière entre une posologie adaptée et une surdose susceptible de tuer le patient? Est-ce une baisse des prix réels de 25, de 50, de 80 pour cent ou d'un autre ordre de grandeur? Le fait qu'en aucun pays, il n'ait encore été répondu à ces questions, révèle le manque de fondement de cet argument.

L'idée qu'une politique de baisse des prix réels du secteur stimule obligatoirement des améliorations de productivité repose sur une confusion quant aux effets de la concurrence. Quand une nouvelle entreprise à faibles coûts pénètre sur un marché, elle apporte une technologie améliorée (qu'il s'agisse de management, de marketing ou de production), qui permet de réduire les prix à la production. Qu'elles possèdent ou non cette nouvelle technologie, les entreprises existantes sont contraintes elles aussi de baisser leurs prix. Pour survivre, elles devront probablement, soit adopter la nouvelle technologie, soit améliorer leur mode de fonctionnement.

Comme le dit Christopher Adam, «un marché disputable est un marché où toutes les entreprises sont exposées en permanence à la concurrence réelle ou potentielle de producteurs plus efficaces qui peuvent facilement y pénétrer, proposer des prix inférieurs à ceux des entreprises en place et gagner des parts de marché. La menace de cette concurrence qui fait baisser les bénéfices pousse donc toutes les entreprises du marché à améliorer leur efficacité opérationnelle»1. Tel est le mécanisme par lequel la concurrence fait baisser les prix, et il faut noter que l'entrée de nouveaux producteurs est beaucoup plus facile dans l'agriculture que dans d'autres secteurs.

Cependant, la baisse des prix réels imposée au secteur de l'extérieur (par une politique) et non par le jeu de la concurrence n'apporte pas la base technologique d'une production à moindre coût et son mode de réduction des coûts diffère donc de celui d'un marché concurrentiel. En fait, la baisse des prix rend plus difficile l'adoption d'améliorations technologiques, puisqu'elle diminue la capacité des producteurs à les financer. Il est vrai que, pour ne pas sombrer, certaines entreprises parviennent à innover dans le cadre d'une réduction de prix imposée de l'extérieur, mais l'innovation peut naître, et naît même plus souvent, du jeu normal de la concurrence dans le secteur, sans baisse imposée des prix. De plus, la chute des prix réels provoquée de l'extérieur risque d'entraîner la faillite d'entreprises qui avaient les moyens de survivre. Lorsque la plupart des «entreprises» sont en fait des ménages ruraux à faibles revenus, l'équivalent de la faillite est un appauvrissement aggravé.

Les études mentionnées au chapitre 1 ont montré de manière concluante qu'une politique de réduction des prix réels agricoles conduit à un ralentissement de la croissance, non seulement du secteur, mais aussi de l'ensemble de l'économie.

3.2 DÉPENSE PUBLIQUE ET SUBVENTIONS

3.2.1 Dépense publique en agriculture

On a longtemps considéré les dépenses gouvernementales, à la fois de capital (budget d'investissement) et de compte courant (budget de fonctionnement), comme un instrument principal de la politique agricole. Ces dépenses deviennent des subventions lorsque leurs coûts ne sont pas récupérés auprès des bénéficiaires. Les subventions budgétisées sont des subventions explicites, mais la politique agricole confère également de nombreux types de subventions implicites. Un exemple très fréquent en est la législation en matière de droits de douane, qui, dans une certaine mesure, protège les producteurs nationaux de la concurrence internationale et donc subventionne implicitement des coûts de production plus élevés. Les contrôles de prix constituent des subventions implicites (ou à l'inverse, des taxes implicites) parce qu'ils sont souvent mis en place à des niveaux qui subventionnent de fait les consommateurs et les contribuables.

On trouve également des subventions implicites dans le domaine de la gestion des ressources naturelles, lorsqu'un utilisateur ne paie pas la totalité des dommages qu'il leur inflige. Par exemple, une pratique très répandue de ce type de subvention est l'émission pour les bateaux de pêche de licences dont le prix n'est pas suffisamment élevé pour empêcher la sur-pêche; elles sont parfois attribuées gratuitement, ou même elles n'existent pas. Le sous-paiement de ce type de licence constitue également une subvention, car cela conduit à sous-estimer les véritables coûts à long terme d'une pêche durable.

Les avantages que les subventions implicites confèrent aux producteurs sont parfois appelés des rentes économiques. Pour les économistes, les rentes sont des flux de revenus qui dérivent du simple fait de posséder un actif, et sont supérieurs aux revenus normaux du travail et de l'entrepreneur que cet actif génèrerait sur un marché concurrentiel. Un exemple courant en est la licence d'une station de radio ou de télévision, ou encore la licence d'un débit de boissons alcoolisées. L'offre de ces deux types de licences étant restreinte par rapport à la demande potentielle, leurs propriétaires peuvent capturer des profits de monopole ou d'oligopole.

De la même manière, l'accès à des niches réglementaires spécialisées peut générer des rentes économiques. L'accès à un prix subventionné des céréales supérieur au niveau d'équilibre de marché génère une rente pour les producteurs qui en bénéficient.

En agriculture, voici les exemples les plus fréquents de subventions explicites, c'est-à-dire de dépenses publiques non entièrement récupérées auprès des bénéficiaires:

Historiquement, la pression pour faire supporter ce type de dépenses au budget gouvernemental est née en partie de la volonté de compenser le secteur pour la tendance défavorable des prix réels. Dans certains cas, les prix domestiques ont suivi la tendance à la baisse des prix du marché mondial; dans d'autres cas, le contrôle gouvernemental des prix de certaines marchandises a abaissé les prix à la production afin de subventionner les consommateurs. On entend également souvent dire dans les forums internationaux que les subventions à la production et aux exportations des pays riches ont déprimé les prix mondiaux des produits agricoles, poussant les gouvernements des pays pauvres à prendre des mesures compensatoires. Quelles qu'en soient les raisons, il est certain que de nombreux pays en sont venus à considérer ces dépenses publiques comme un instrument légitime, et peut-être le plus important, de la politique agricole.

3.2.2 Pour et contre les subventions

Compte tenu du rôle central des dépenses publiques dans l'agriculture et du fait que nombre d'entre elles constituent des subventions, il vaut la peine d'élaborer des critères pour décider des situations où elles se justifient. L'une des justifications des subventions les plus répandues est la pauvreté des bénéficiaires. Cependant, avant de fonder les programmes et les politiques du secteur sur cet argument, il faut se demander si les subventions ont bien pour cible les ménages pauvres. En principe, on fait des efforts considérables pour que l'assistance alimentaire directe s'adresse aux ménages pauvres, mais les programmes agricoles eux-mêmes exercent une incidence étonnamment régressive sur les groupes de revenus, comme l'illustre l'encadré ci-dessous concernant le Honduras.

Une étude menée au Honduras, financée par la Commission européenne et le Gouvernement français, a fourni des données quantitatives sur l'incidence des avantages (subventions implicites) de trois programmes agricoles majeurs. Sur plusieurs strates de tailles d'exploitation, on s'est aperçu que seul 0,2% des plus petites exploitations (< 2,5 ha) vendait ses récoltes de céréales au prix de soutien officiel, contre 13,1% des grosses exploitations (> 50 ha). En d'autres termes, les grosses exploitations avaient une probabilité d'accéder au prix soutenu 65 fois plus importante (13,1/0,2). En matière de crédit, le questionnaire demandait si le répondant s'était vu refuser du crédit par la banque agricole de l'État par manque de garanties. 75,8% des petites exploitations ont répondu oui contre seulement 12% des grandes. Pour les services de vulgarisation, on demandait s'ils étaient fournis à temps et s'ils étaient bons, corrects ou médiocres. Pour le service du Ministère de l'agriculture, 39% des petites exploitations (cette fois < 10 ha) ont répondu “à temps et bons”, ainsi que 72,7% des grandes. Pour le service de l'Institut de réforme agraire, la dispersion des réponses a été encore plus importante: 20,2% pour les petites exploitations et 81,7% pour les grandes. (Source: G. Gálvez et al., Honduras: Caracterización de los Productores de Granos Básicos, Secretaría de Recursos Naturales, Honduras, novembre 1990).

Les raisons qui motivent l'attribution disproportionnée d'avantages aux grandes exploitations sont évidentes. Dans le cas du soutien des prix, par exemple, un gros agriculteur a plus de chances qu'un petit de posséder un camion pour transporter des céréales tout juste récoltées au point de collecte du gouvernement. De la même manière, il y a de fortes chances que les gros agriculteurs connaissent les fonctionnaires chargés du programme de soutien des prix et probablement le ministre lui-même, si bien qu'il leur suffit de décrocher le téléphone pour organiser la réception rapide de leurs expéditions. En revanche, les petits agriculteurs rapportent souvent qu'ils attendent pendant des jours au point de collecte la réception de leurs céréales et qu'ils doivent parfois repartir sans avoir vendu. Dans la même veine, les gros agriculteurs peuvent offrir un déjeuner et d'autres avantages aux agents de vulgarisation agricole, qui se rendront donc sur leur exploitation au moment opportun et consacreront tout le temps nécessaire à leur prodiguer des conseils techniques.

La leçon de ces expériences est qu'en pratique, il est très difficile que les programmes agricoles généraux aient comme cible effective les agriculteurs pauvres, sans que des mesures spéciales soient prises à cet effet.

Pour examiner les arguments pour et contre les subventions, il faut commencer par se rappeler un résultat élémentaire de la théorie économique: les interventions qui affectent les prix du marché (produits ou intrants) entraînent invariablement une perte de bien-être économique. Si les producteurs et les consommateurs y trouvent éventuellement leur compte, la perte pour la société est plus grande que la somme des gains. C'est ce que l'on appelle la «perte en équilibre statique». Les effets pratiques de ce principe abstrait sont d'entraîner la chute des taux de croissance économique, parce que les ressources ne sont plus affectées à leurs usages les plus efficaces. Comme il existe des arguments pratiques plus convaincants pour et contre les subventions, l'argument théorique ne sera pas traité davantage dans le présent contexte, mais il est bon de le garder à l'esprit car il possède lui aussi une pertinence empirique.

Les principaux arguments contre l'usage des subventions publiques sont les suivants:

Face à ces arguments puissants à l'encontre des subventions, celles-ci devront être très solidement justifiées pour être employées comme instrument de politique. Néanmoins, il existe des cas où les arguments à l'appui des subventions sont tout aussi convaincants. Les principaux sont les suivants:

Ces listes des avantages et des inconvénients des subventions ne font pas nécessairement le tour du sujet, mais avant d'y ajouter d'autres arguments, il conviendra de les étudier attentivement. Dans la plupart des situations où il faut prendre des décisions pratiques, la consultation des listes ci-dessus devrait aider à clarifier les pour et les contre de la subvention envisagée.

On peut interpréter les listes pour élaborer des consignes applicables à des cas spécifiques. Par exemple, il faut éviter de subventionner une culture ou une industrie agro-alimentaire particulière, afin de ne pas générer les problèmes soulignés dans les premier, second, quatrième et cinquième arguments défavorables aux subventions. La seule exception éventuelle est une subvention de transition visant à faciliter la privatisation d'une industrie agro-alimentaire (selon le 3e argument favorable aux subventions), surtout lorsqu'un grand nombre d'agriculteurs deviennent actionnaires d'une entité privatisée.

D'un autre côté, les subventions visant à lutter contre la pauvreté n'ont pas à être sans restrictions. Elles peuvent prendre la forme d'un partage du coût des services améliorant la productivité des petits exploitants. Par exemple, divers pays se montrent de plus en plus favorables à l'émission de bons ou d'autres formes de subventions aux agriculteurs pauvres pour l'achat de services de vulgarisation privés, dont les agriculteurs plus fortunés paient la totalité.

3.2.3 Le problème du soutien à l'agriculture

En principe, les arguments ci-dessus sont pris en compte dans les propositions de politiques ou de programmes, mais un autre type de raisonnement s'applique au secteur dans son ensemble. Si l'agriculture présente bien les spécificités avancées au chapitre 2, en particulier concernant les effets irréversibles de son déclin sur le marché de la main d'œuvre et les coûts sociétaux élevés d'un exode rural massif, réfléchir à une politique de soutien généralisé du secteur se justifie pleinement. De fait, presque toutes les économies industrialisées subventionnent leurs secteurs agricoles, généreusement pour nombre d'entre elles. Ironiquement, les économies moins développées, confrontées à un problème plus grave de pauvreté rurale, imposent souvent des taxes implicites à leur agriculture au lieu de la soutenir. Le chapitre 1 a évoqué les raisons historiques de cette approche stratégique, qui, aujourd'hui, apparaît inadaptée dans la plupart des cas.

Les dispositions des accords de l'OMC acceptent un soutien national à l'agriculture, pourvu que ce soit sans distorsion des prix et des marchés. Il reste à voir dans quelle mesure les pays en développement pourront se saisir de cette opportunité. L'argument en faveur du soutien de l'agriculture a été avancé, non seulement par les hommes politiques, mais aussi dans la littérature économique. Peter Timmer a écrit:

«Parce que les prix (internationaux) … sont déprimés par le dumping des excédents générés par les subventions dans les pays riches, la sous-valorisation du secteur agricole dans les pays pauvres est encore plus grave qu'elle ne le serait dans un contexte de libre échange…

«On sait depuis longtemps que, dans les pays en développement, une discrimination politique abaisse la valorisation intérieure de l'agriculture en dessous de sa valorisation sur les marchés à la frontière … cependant … les prix frontières eux-mêmes sous-estiment la contribution de l'agriculture à la croissance dans les premières étapes du développement. Si l'agriculture est d'une importance primordiale pour stimuler et soutenir une croissance économique rapide, les pays qui ne corrigent pas cette discrimination font peser un lourd handicap sur les performances économiques. En outre, ce sont les pays les plus pauvres qui souffriront le plus…

«On reconnaît depuis longtemps que le protectionnisme agricole des pays riches déprime les prix mondiaux de nombreuses marchandises… Les prix mondiaux des céréales de base ne reflètent pas l'importance pour les pays du maintien de leur sécurité alimentaire … La valorisation de l'agriculture aux prix du marché ignore le rôle spécial du secteur agricole dans la lutte contre la pauvreté … »7.

Si l'on admet le bien fondé de ces arguments favorables au soutien du secteur, les questions pratiques deviennent: a) jusqu'à quel point? et b) par quels moyens les plus efficaces faut-il Apporter ce soutien?

Lorsque l'on s'interroge sur la portée du soutien, il faut toujours garder à l'esprit qu'une partie de la population devra en payer le coût. Il s'agit de la population urbaine et, en termes de secteurs, surtout du secteur des services, qui paieraient, soit par le biais d'une augmentation des prix alimentaires ou des impôts, soit par ces deux mécanismes à la fois. Cette considération tend à elle seule à restreindre le soutien au secteur, par le jeu normal du processus politique. En réalité, le soutien net à l'agriculture tend à être très faible et même négatif dans de nombreux pays en développement, surtout lorsque l'on tient compte des effets des politiques de taux de change et de tarifs douaniers.

Si l'on propose de soutenir l'agriculture pour compenser les effets des subventions internationales sur le prix des marchandises, il est possible de calculer l'impact quantitatif de ces subventions grâce aux estimations publiées de leurs effets sur les prix mondiaux, combinées avec les données sur les quantités des marchandises concernées produites dans le pays en question. Par exemple, une étude de l'OCDE a conclu que la suppression des subventions à l'agriculture dans tous les pays entraînerait une hausse des prix de 30 pour cent pour le blé, 19 pour cent pour les céréales secondaires, 59 pour cent pour le sucre, 17,5 pour cent pour le thé, 53 pour cent pour les produits laitiers et 16 pour cent pour le coton. Le prix d'autres marchandises augmenterait dans une moindre proportion, par exemple, 6 pour cent pour le riz, et certains prix baisseraient (surtout le café et le cacao)8. Des estimations plus récentes font apparaître des niveaux de distorsion plus faibles, mais encore sensibles. En 2000, l'élimination de toutes subventions pour le blé en aurait augmenté le prix mondial de 18 pour cent, pour le riz de 10 pour cent, pour les autres céréales de 15 pour cent, pour les oléagineux de 11 pour cent, pour le sucre de 16 pour cent, et pour la viande et les produits laitiers de 22 pour cent9. Pour un pays producteur de blé, appliquer à la quantité moyenne de blé produite la hausse de 18 pour cent du prix pourrait constituer une des mesures du montant du soutien à apporter à l'agriculture. Bien sûr, il faudrait aussi inclure d'autres marchandises dans ce calcul, et mettre à jour les estimations de l'effet des subventions sur les marchés internationaux.

Si l'on veut lutter contre la pauvreté par des programmes et politiques qui stimulent la croissance agricole, au lieu de mesures d'assistance transitoires, le «déficit de pauvreté» (écart entre le revenu des ménages pauvres et le seuil de pauvreté ou niveau de revenu minimum acceptable, totalisé pour les ménages ruraux) pourrait constituer un indicateur de l'ordre de grandeur budgétaire des programmes. L'ordre de grandeur du soutien à des programmes spécifiquement agricoles, serait estimé par la différence entre les déficits de pauvreté des zones rurales et urbaines.

Il s'agit là d'illustrer des méthodes de calcul pour estimer les montants budgétaires correspondant au concept de soutien généralisé de l'agriculture, tel que justifié par les arguments du présent chapitre et du chapitre 1. Ces estimations fournissent des chiffres minimum, puisqu'elles ignorent les externalités économiques générées par le ralentissement de l'exode rural, également mentionné plus haut. Ces externalités constituent des motifs supplémentaires de soutenir le développement du secteur.

La conception de programmes de soutien à l'agriculture doit mettre au premier plan les considérations d'efficacité, de plus en plus largement prises en compte dans l'ensemble des stratégies et des politiques agricoles. Ces considérations sous-tendent, par exemple, les récentes mesures prises par l'Union européenne pour réduire les formes de soutien qui affectent les prix des produits agricoles, et pour augmenter le soutien direct du revenu des agriculteurs. Le soutien direct aux facteurs de production ne déforme pas les relations de prix par rapport à leur niveau de marché, et n'incite donc pas les agriculteurs à investir dans des produits sans perspectives de compétitivité à long terme. C'est pourquoi ce type de soutien n'interfère pas avec l'efficacité du marché à allouer les ressources productives.

Les arguments contraires aux subventions, énumérés ci-dessus, relèvent de préoccupations d'efficacité. En d'autres termes, le soutien budgétaire au secteur ne devrait pas entraîner le type de problèmes qu'ils soulignent. Le risque est un fléchissement de la compétitivité du secteur et donc une réduction de ses perspectives de développement.

En conclusion, dans les pays en transition et en développement, il existe davantage de raisons valables d'affecter des dépenses budgétaires au soutien du développement agricole qu'à celui d'autres secteurs, à condition de concevoir les politiques et les programmes de soutien avec le plus grand soin. La bonne conception des politiques constitue le thème principal du présent volume.

Il faut également se montrer attentif aux possibilités de générer davantage de revenus publics pour soutenir le développement des infrastructures, la recherche agricole et d'autres programmes du secteur. Les taxes sur les produits sont déconseillées en raison de la distorsion qu'elles exercent sur les incitations. On s'efforce souvent d'améliorer l'administration de l'impôt sur le revenu, mais faute de comptabilité fiable dans la plupart des exploitations des pays en développement, ce mode de collecte de revenu sera toujours difficile dans les zones rurales. L'impôt foncier rural (à l'hectare), traité de manière exhaustive au chapitre 5, et la facturation de redevances partielles aux utilisateurs des services constituent deux approches plus viables. En pratique, la dévolution aux utilisateurs du fonctionnement et de l'entretien des services d'irrigation revient à augmenter leur contribution aux frais. De la même manière, dans le cadre de la privatisation des services de vulgarisation, on peut prendre des mesures pour exiger que les exploitations moyennes et importantes payent au moins en partie le coût des services. D'autres mesures génératrices de revenu public, dont la participation des agriculteurs au coût de la recherche agricole, sont abordées tout au long du présent volume. Il ne faut donc pas voir que le côté dépenses de la politique budgétaire agricole, mais l'argument en faveur d'un minimum de soutien net du secteur demeure fort.

3.3 AMÉLIORER LE REVENU DES RURAUX PAUVRES

Les programmes de lutte contre la pauvreté rurale se trouvent confrontés à une question essentielle: comment concevoir un ensemble de politiques qui mettra les ruraux pauvres sur la voie d'une croissance autonome, au lieu de se limiter à satisfaire leurs besoins immédiats, si pressants soient-ils. S'il faut mettre en place et poursuivre des programmes d'aide alimentaire et médicale pour les groupes les plus pauvres de la population, cela ne les aide pas à acquérir les capacités qui leur permettront de finir par répondre à leurs besoins par leurs propres efforts. Outre les programmes traitant les symptômes de la pauvreté (tels que la malnutrition et l'incidence élevée des maladies), il faut des politiques pour en diminuer les causes, c'est-à-dire permettre aux ménages à faibles revenus de gagner de l'argent. En ce domaine, l'amélioration de l'éducation est souvent citée comme fondamentale. Dans le secteur agricole, on peut également, entre autres, améliorer l'accès aux terres cultivées, l'accès à la technologie, la formation agricole et l'accès au crédit à la production.

Cette question a des ramifications plus larges, car elle relève de la conception de politiques qui, non seulement favorisent la croissance globale, mais aussi améliorent le sort des pauvres ou, pour le moins, empêchent leur situation de se détériorer alors que d'autres groupes prospèrent. Traditionnellement, on considère que la stabilisation et la croissance sont du domaine de la politique, mais on relègue la lutte contre la pauvreté à celui des programmes et des projets. La question est de savoir si l'on peut définir des politiques qui, en même temps, encouragent la croissance des revenus en général et la croissance des pauvres10.

Les études mentionnées au chapitre 1, qui concluent que la croissance agricole parvient mieux que la croissance industrielle à faire reculer la pauvreté et contribue davantage au développement de l'ensemble de l'économie, y apportent une réponse partielle. Cependant, compte tenu de la gravité du problème de pauvreté rurale dans la plupart des pays en développement, cette réponse ne suffit pas. C'est pourquoi les politiques agricoles doivent incorporer spécifiquement la lutte contre la pauvreté.

Un autre élément de réponse à cette question stratégique consiste à mieux cibler les subventions budgétaires qui existent dans toutes les économies. L'une des clés est d'identifier ces subventions et leur incidence (par groupes de revenus), une autre de trouver le moyen de réorienter cette incidence. Outre les dépenses budgétaires, il existe de nombreux autres exemples de politiques qui, de fait, pénalisent les familles rurales pauvres. Par exemple, au Honduras, jusqu'en 1992 il était illégal d'attribuer un titre de pleine propriété aux exploitations de moins de cinq hectares, en dépit du fait que la vaste majorité des exploitations du pays était de cette taille ou plus petites. De ce fait, les petits agriculteurs avaient beaucoup plus de mal à obtenir des prêts à la production que les grands exploitants, titulaires eux de titres de pleine propriété. Une situation similaire existe toujours en Estonie: bien que les petites parcelles familiales, héritage de l'ère du collectivisme, soient les formes à la fois les plus nombreuses et les plus productives de l'agriculture du pays, le cadre législatif en vigueur ne propose aucun mécanisme d'attribution de titres de propriété à leur intention.

Au Honduras, en El Salvador, à Saint-Domingue et dans de nombreux autres pays, la plupart des bénéficiaires de la réforme agraire ont reçu des terres agricoles obligatoirement en propriété collective, sans avoir été consultés quant à leurs préférences. Une étude menée en El Salvador a montré que la productivité des unités collectives était notablement inférieure à celle des exploitations attribuées à des individus11. En outre, au Honduras, avant 1992, les femmes rurales avaient beaucoup de difficultés à accéder aux terres, parce que la réforme agraire ne s'intéressait quasiment qu'aux hommes. Ces problèmes d'accès à la terre, ainsi que d'autres, sont abordés dans le chapitre 5.

De fait, ce type de politiques, qui avait force de loi, a transformé les ruraux pauvres en citoyens de seconde classe, privés des droits de pleine propriété dont bénéficiaient les autres citoyens. Modifier ces politiques peut ramener les familles rurales pauvres dans le même espace économique dont profite la majorité du reste de la population, accroissant ainsi leurs chances d'améliorer leur situation économique par leurs propres efforts.

Voici d'autres exemples de politiques de croissance agricole en faveur des pauvres:

De telles politiques réduisent l'écart économique entre les petits agriculteurs et les institutions au service du secteur et leur offrent des opportunités économiques se rapprochant davantage de celles dont bénéficient les gros exploitants et leurs équivalents urbains. Ces politiques de lutte contre la pauvreté, et d'autres, sont traitées tout au long du présent volume.

3.4 DISPARITÉS ENTRE GENRES ET DÉVELOPPEMENT AGRICOLE

Le problème des disparités introduites entre hommes et femmes par les sociétés - la “question des genres” – reçoit une attention considérable dans cet ouvrage, pour deux raisons: a) la discrimination entre genres est un phénomène très répandu dans l'agriculture en développement; et b) outre les questions de justice et d'équité, il est prouvé aujourd'hui que les conditions inégales existant à l'encontre des femmes entravent le développement rural et appauvrissent le statut nutritionnel des ménages ruraux.

La discrimination entre genres se manifeste de nombreuses manières: plus grande difficulté d'accès aux terres et au crédit, manque d'attention prêté par la recherche agricole et les services de vulgarisation aux besoins des femmes exploitantes, exclusion des femmes de la plupart des décisions en matière de systèmes d'irrigation, et moindre accès des femmes aux intrants agricoles12. La discrimination est parfois intégrée aux codes juridiques qui, par exemple, ne reconnaissent souvent, en de nombreuses matières, que le chef de famille, ou accordent aux femmes des droits inégaux en cas d'héritage et de divorce. De la même manière, cette discrimination figure dans les codes implicites de conduite et de résolution des conflits. On la retrouve fréquemment dans la conception et l'application des services et des projets agricoles. Les services de vulgarisation agricole, par exemple, traitent quasiment exclusivement avec les agriculteurs masculins et les agents de vulgarisation ne programment pas leurs visites à des moments convenables aux femmes, compte tenu des nombreuses tâches domestiques qu'elles effectuent en plus de leur travail dans les champs. De nombreux exemples de cette discrimination sont cités dans les chapitres suivants (surtout chapitres 5, 7 et 8). L'Ouganda et l'Inde fournissent des exemples types, caractéristiques de nombreux pays:

… le code civil de l'Ouganda accorde l'égalité des droits en cas de divorce, mais la loi coutumière prévaut dans la division des biens conjugaux et les femmes divorcées perdent l'accès aux terres13.

… dans tous les états indiens, la plupart des filles n'héritent pas des terres, bien que la loi les y autorise… dans l'État de Bihar, en Inde, certaines femmes Ho demeurent célibataires pour conserver cet accès14.

Des études ont montré que les femmes rurales disposent de très peu de temps pour tous leurs travaux, et que ce temps est donc précieux. Par voie de conséquence, si la recherche agricole trouve des moyens de réduire le temps requis par les tâches domestiques, elle permet d'augmenter les taux de croissance agricole parce que les femmes peuvent consacrer davantage de temps à la culture (chapitre 8). Des études menées dans différents pays ont montré que:

La discrimination entre genres, en empêchant l'accumulation de capital humain au foyer et sur le marché du travail et en excluant systématiquement les femmes ou les hommes de l'accès aux ressources, aux services publics ou aux activités productives, diminue la capacité de l'économie à se développer et à augmenter le niveau de vie… Dans les ménages du Burkina Faso, du Cameroun et du Kenya, un contrôle plus égalitaire des intrants et du revenu de l'exploitation par les femmes et les hommes pourrait augmenter le rendement des exploitations d'un cinquième de la production existante15.

L'éducation des femmes constitue l'un des facteurs clés pour réduire la malnutrition et dynamiser la croissance économique:

… une étude récente effectuée par l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI), examinant dans 63 pays en développement, entre 1970 et 1995, la relation entre plusieurs facteurs et la réduction du nombre d'enfants de poids insuffisant, indique que l'explication statistique de la présence d'un nombre inférieur d'enfants souffrant d'insuffisance pondérale est axée [entre autres facteurs] sur [le] niveau d'instruction des femmes (43 pour cent) … [et le ] statut de la femme dans la société (12 pour cent)16.

Le faible montant des investissements dans l'éducation des femmes diminue également la production globale d'un pays. Une étude estime que si les pays d'Asie méridionale, d'Afrique subsaharienne, du Moyen Orient et d'Afrique du nord, partant d'un écart de scolarisation entre garçons et filles (mesuré par le nombre moyen d'années de scolarisation) égal à celui de l'Asie orientale en 1960, avaient comblé cet écart au rythme atteint par l'Asie orientale entre 1960 et 1992, leur revenu par tête aurait pu augmenter de 0,5 à 0,9 pour cent par an17.

Certains auteurs pensent que, à long terme, le développement économique lui-même aide à corriger les inégalités entre les genres:

L'augmentation des revenus et la baisse des niveaux de pauvreté tendent à réduire les écarts entre hommes et femmes en matière d'éducation, de santé et de nutrition. L'augmentation de la productivité et de nouvelles opportunités d'emploi réduisent souvent les inégalités entre les sexes dans le travail. Et les investissements dans des infrastructures élémentaires d'eau, d'électricité et de transport contribuent à diminuer les disparités de charge de travail entre hommes et femmes18.

Cependant, lutter contre la discrimination entre genres à court et moyen terme, et contre le ralentissement de la croissance économique qu'elle engendre, nécessite une réforme fondamentale des institutions et de la législation, des façons de concevoir et de conduire les programmes et projets dans les zones rurales, ainsi qu'en matière de suivi et d'évaluation de ces activités et des réformes de politique. Il faut dispenser une formation et mener à grande échelle un travail de développement des capacités, accompagnés d'une forte volonté politique, pour que ces changements interviennent. Des projets isolés de lutte contre la discrimination entre genres risquent de ne pas avoir les résultats escomptés, parce qu'il subsiste d'autres obstacles à la participation des femmes. Par conséquent, la seule approche viable est d'intégrer la question des genres au coeur du sujet, ce qui commence par des analyses exhaustives des disparités entre genres dans le secteur19. [Gender mainstreaming est souvent traduit par intégration des genres, une expression cryptique pour les non-spécialistes (note du traducteur)]

On ne soulignera jamais trop l'importance du développement des capacités:

Bien que la plupart des gouvernements et leurs partenaires s'engagent explicitement à intégrer le problème des genres dans leurs stratégies agricoles, il n'y a guère eu de renforcement des capacités à analyser la question des genres au niveau d'ensemble du secteur agricole. La plupart du temps, les informations relatives au problème des genres concernent le niveau micro-économique, sans lien avec les priorités et les processus agricoles globaux. Il faut renforcer davantage la capacité à traiter la question des genres au niveau d'ensemble du secteur dans la plupart des Ministères de l'agriculture et dans les unités de formulation et de gestion de la politique des institutions des bailleurs de fonds. Une étude récente de la Banque mondiale20 montre que la capacité d'analyse du problème des genres est en général faible dans les Ministères de l'agriculture. Une analyse institutionnelle des Ministères de l'agriculture, sensible aux questions de genres, devrait évaluer leur capacité à intégrer ces questions dans le processus de politique agricole (étude et définition de la stratégie, formulation et mise en œuvre de la politique)21.

En matière de discrimination entre genres, l'une des mesures les plus utiles que les organisations internationales de développement puissent prendre est de veiller à ce que la conception de tous leurs projets commence par une analyse selon les genres des contraintes et des problèmes dans le domaine opérationnel du projet. La conclusion du chapitre 5 présente une liste partielle des types de question qu'une analyse du problème des genres bien conçue doit poser en matière de tenure foncière. Par des moyens tels que l'analyse selon les genres, on peut mieux prendre conscience de la gravité de ce type de contraintes, ce qui est la première étape sur la voie de la résolution du problème.

3.5 RÉFLEXIONS SUR LA PRIVATISATION

Parmi les diverses raisons qui justifient la privatisation, les plus importantes sont les suivantes: alléger le poids sur le budget gouvernemental, confier les entreprises à des équipes de direction plus compétentes et mettre à leur disposition des technologies plus évoluées, attirer les investissements privés. Les améliorations de performances d'une entreprise après sa privatisation ne sont pas obligatoirement imputables au mode de propriété per se, mais plutôt à ce qui suit:

Lors du passage de la propriété publique à la propriété privée, les propriétaires définissent des objectifs plus précis et plus mesurables, qui rendent possibles un environnement et des mesures d'incitation permettant un suivi et un contrôle plus efficace de la gestion. Un autre aspect important de cet argument est que, dans le cadre de la propriété privée, l'existence des entreprises est liée à leur viabilité. Si elles ne sont pas viables, leurs ressources sont réaffectées (par le biais du mécanisme de marché) à des usages plus efficaces. À l'inverse, les entreprises publiques anti-économiques ont souvent une grande longévité, étant maintenues en vie par une politique laxiste en matière de crédit associée à des pressions politiques et autres pressions non-économiques, ce qui, non seulement draine les ressources financières des gouvernements, mais aussi restreint l'efficacité de l'allocation de ressources, financières et surtout humaines, rares22.

En dehors des raisons idéologiques, la crainte d'un comportement potentiellement monopolistique de la part des entreprises qui passent à la propriété privée a souvent justifié de ne pas privatiser. En bref, les raisons fondamentales en faveur de la privatisation sont le coût budgétaire de la survie des entreprises publiques - bien qu'il faille se souvenir que l'amélioration du flux net des revenus du Trésor public, impôts compris, nécessite d'améliorer la rentabilité de l'entité privatisée - et le besoin d'améliorer la productivité des entreprises et les performances de la croissance économique. Le principal contre-argument est la crainte de voir se mettre en place une structure de marché non-compétitive. Dans l'industrie agro-alimentaire, cette préoccupation se concrétise par le fait que des entreprises de transformation monopolistiques ou oligopolistiques proposent des prix bas aux producteurs et facturent des prix élevés aux consommateurs.

La propriété privée en elle-même fait une différence. Certaines entreprises étatiques ont été efficaces et bien gérées pendant certaines périodes, mais la propriété du gouvernement permet rarement de maintenir de bonnes performances au-delà de quelques années. La probabilité plus élevée de bonnes performances de l'entreprise privée doit être prise en compte lors du choix d'investir ou non des fonds publics dans les entreprises publiques ou dans la santé, l'éducation et d'autres programmes sociaux (S. Kikeri, J. Nellis et M. Shirley, Privatization: The Lessons of Experience, Banque mondiale, Washington, D.C., 1992, p. 1).

De nombreuses entreprises publiques dans le monde ont obtenu de bons résultats pendant très longtemps, mais il est difficile de soutenir ces performances indéfiniment, et cela pour trois raisons: risque que des comités gouvernementaux ou des ministres contrôlent les décisions d'investissement, et non pas l'entreprise elle-même; dirigeants choisis parfois sur d'autres critères que la compétence technique; et rémunération du personnel rarement liée aux performances.

D'un autre côté, une privatisation mal menée peut avoir pour conséquences, non seulement les travers de la concentration du marché, mais aussi des avantages exceptionnels pour les nouveaux propriétaires et les nouveaux dirigeants, ce qui alimente le mécontentement social à l'égard d'une politique d'ouverture vers le marché. L'enjeu ici est la nature de la distribution des richesses dans la société et l'influence que peut exercer sur elle la politique de privatisation. Kikeri, Nellis et Shirley estiment que la privatisation pourra bien fonctionner si deux conditions fondamentales sont satisfaites: existence d'un marché raisonnablement concurrentiel et capacité du gouvernement à réglementer l'industrie. On ne peut ignorer cette dernière condition que si le marché est véritablement concurrentiel23.

Ces critères sont peut-être applicables dans certaines parties du monde, mais dans des pays où la propriété de l'État était répandue, comme en Europe de l'est et dans les pays de l'ancienne Union soviétique, l'expérience suggère que les inconvénients des marchés non-concurrentiels ne sont peut-être pas aussi dommageables pour l'économie que les inefficacités entraînées par le maintien de la propriété étatique.

L'analyse comparée des modèles de privatisation en masse tchèque et slovaque, polonais, russe et lithuanien indique que, pendant les phases initiales de la privatisation, il vaut mieux courir le risque d'une concurrence et de marchés imparfaits et accélérer le processus plutôt que de retarder la privatisation et de finir par la faire dérailler24.

Les mêmes auteurs soulignent cependant que, dans ce cas, la privatisation doit être suivie d'une réforme structurelle: «Même en cas de privatisation en masse et d'un processus accéléré de cession … il est clair qu'il ne s'agit que de la première phase d'une réforme structurelle. Lorsque la privatisation se produit sans réforme structurelle ou presque, comme c'est le cas en Russie, il est facile d'en dénoncer l'échec …. le changement structurel et les problèmes d'ajustement postérieurs à la privatisation nécessiteront une réflexion attentive et une planification prudente» (op. cit., p. 47).

Enfin, Lieberman et al. soulignent que «la privatisation doit être conçue comme l'un des volets d'un programme de réforme plus global» visant à «mettre en place les fondations d'une économie de marché» (ibid.). C'est peut-être là l'objectif le plus fondamental des programmes de privatisation.

En pratique, la question opérationnelle n'est souvent pas tant de savoir si il faut privatiser que comment privatiser. Pour les installations de stockage et de transformation agricoles, il peut s'agir de choisir entre une stratégie visant à attirer l'investisseur aux poches les mieux remplies ou une stratégie visant à encourager une large base de propriété par la création d'un actionnariat très dispersé. La première approche est souvent le but de la privatisation menée par le biais d'enchères publiques et la seconde s'accomplit à l'aide d'une législation spéciale qui définit les types de parts sociales et leurs règles de distribution et de vente.

Si l'on redoute la création d'un monopole, la vente à un seul offrant peut en exacerber le risque. En revanche, la vente d'actions à un grand nombre d'agriculteurs, par exemple, tend à empêcher leur exploitation par l'entreprise de transformation agroalimentaire nouvellement privatisée. D'un autre côté, en principe, la vente par enchères publiques constitue la seule manière de garantir que le bien soit vendu au prix du marché, c'est-à-dire à un prix qui reflète sa véritable valeur économique.

Si l'on pense que la privatisation des silos publics renforcera un oligopole existant dans le commerce intérieur des céréales, vaut-il mieux sacrifier les avantages théoriques de leur vente aux enchères publiques en faveur d'une vente directe à des groupes d'agriculteurs? Si c'est le cas, une vente subventionnée se justifie-t-elle comme moyen de mettre un terme aux subventions annuelles accordées par l'État pour le fonctionnement des silos? La littérature conceptuelle ne se prononce pas avec fermeté sur ces questions. Comme le dit Stanley Fischer sans prendre de gants, «Compte tenu de l'ampleur de la tâche [de privatisation], ce serait une erreur de décourager toute forme potentiellement viable de privatisation qui ne soit pas le vol»25. Au Honduras au début des années 1990, les responsables ont opté pour la vente des silos à un grand nombre de producteurs, à un prix subventionné, et l'expérience a été considérée comme succès. Dans ce cas, il était clair que la vente des installations au plus offrant aurait effectivement renforcé un oligopole existant dans le commerce des céréales.

L'une des clés du succès de la privatisation est la mise en place d'institutions - et d'une capacité – de réglementation adéquates. Pour citer Pranab Bardhan:

Tandis que le processus de déréglementation doit suivre son cours, les pouvoirs réglementaires de l'État devraient être renforcés par certains aspects, par exemple pour atteindre l'objectif avéré des réformes, qui est de promouvoir la concurrence. Dans le cas contraire, la privatisation implique souvent le remplacement d'un monopole public par un monopole privé26.

Si désirable que soit la privatisation dans de nombreux cas, sa mise en œuvre n'est pas simple. Lorsque les biens sont vendus aux enchères publiques, il est essentiel d'assurer la transparence du processus et d'honorer l'offre gagnante.

Il arrive que le secteur privé national ne possède pas la capacité managériale ou la solidité financière requises pour pouvoir reprendre la propriété d'un nombre significatif d'installations. Ce problème s'est posé de manière aiguë au Malawi27, au Mozambique, au Guyana et dans d'autres pays où l'État avait joué un rôle prépondérant dans la gestion de l'économie jusqu'à ces dernières années. Francesco Goletti et Philippe Chabot ont abordé ce problème dans le cas de la privatisation de la mise en marché agricole en Asie centrale:

Si l'on entreprend de réformer le marché, un secteur privé prospère et efficace ne reprendra pas obligatoirement à son compte des fonctions précédemment assumées par le secteur public. S'il existe des dysfonctionnements du marché et des goulets d'étranglement infrastructurels, les effets des réformes du marché sur la commercialisation agricole risquent d'être néfastes. Parfois, les gouvernements accordent des droits exclusifs à une grande firme privée ou nationale, ce qui limite l'accès des agriculteurs à la technologie et institutionnalise les barrières à l'entrée dans le secteur. Dans d'autres cas, les importations sont réduites à certaines marques, ce qui entrave l'accès des agriculteurs à tous les choix possibles sur les marchés internationaux. Le secteur privé ne sera peut-être pas désireux de participer à la commercialisation des intrants agricoles en raison de la petite taille du marché ou du manque de crédit. Dans le cas de l'Asie centrale, les principaux obstacles semblent être d'ordre réglementaire et physique (tels que la trop grande taille des ascenseurs à céréales et des usines d'égrenage du coton, hérités de l'ère soviétique)28.

L'alternative consistant à autoriser des capitaux étrangers à acquérir la plupart des entreprises privatisées n'est pas toujours jugée acceptable. On peut alors proposer des conditions généreuses d'acquisition de parts dans ces équipements pour attirer de nouveaux actionnaires, mais cela ne peut pas suffire puisque l'un des buts de la privatisation est l'apport à grande échelle de capital neuf. On peut aussi combiner actionnariat étranger et national en vendant aux enchères une partie des actifs de l'entreprise et en trouvant une formule pour en distribuer une autre partie au public national. En Europe de l'est, on a encouragé la création de holdings en mettant à la disposition du grand public des bons de privatisation négociables qui peuvent servir à investir dans des holdings ou des fonds, plutôt que directement dans les entreprises privatisées.

Les problèmes posés par la privatisation de l'agriculture se retrouvent dans de nombreux pays. La mise en place de la sécurité de tenure pour les agriculteurs privés, quelle qu'en soit la forme, continue à poser un véritable défi partout dans le monde. La participation des agriculteurs aux réseaux d'irrigation peut également nécessiter de réfléchir à la privatisation. Tout le monde ou presque convient aujourd'hui qu'il faut confier la gestion des réseaux au niveau local, en général à des groupes d'utilisateurs. Ceux-ci financent souvent tout ou partie des coûts d'entretien par le biais de redevances qui leur sont facturées dans ce but. Les deux idées centrales sont sans ambiguïté: a) les agriculteurs paieront les redevances d'entretien de meilleur gré s'ils peuvent gérer eux-mêmes les dépenses correspondantes et donc s'assurer que les redevances sont utilisées avec efficacité aux fins prévues; et b) les réseaux seront mieux entretenus si ceux qui en sont chargés sont directement intéressés à leur viabilité à long terme.

Un point auquel on ne prête pas aussi souvent attention est celui de la propriété du réseau. Doit-il appartenir au gouvernement national, aux collectivités locales, aux agriculteurs ou à quelqu'un d'autre? On peut arguer que si les agriculteurs n'en sont pas les propriétaires à part entière, ils seront moins intéressés à l'entretenir. Si les agriculteurs sont les actionnaires (des canaux principaux, pompes, etc. – tous les composants à l'exception des canaux internes à chaque propriété), ils peuvent vendre leur part avec leurs terres s'ils décident d'abandonner l'agriculture ou de quitter la région. De la même manière, leurs enfants peuvent hériter de leurs parts. De ce fait, ils s'intéresseront aux gains en capital potentiels du réseau, ainsi qu'à sa capacité à irriguer leurs champs année après année. En principe, cet intérêt supplémentaire doit renforcer leur volonté d'entretenir et de gérer correctement le réseau.

Pourtant, le plus souvent la politique suivie laisse la propriété du réseau entre les mains du gouvernement et demande aux utilisateurs de prendre en charge la maintenance. Ce type de dispositif n'incitant guère à investir dans l'entretien, d'autres approches méritent d'être envisagées. Cette question est abordée dans le chapitre 6 qui fournit des exemples de propriété des réseaux d'irrigation par les agriculteurs.

La réflexion sur la privatisation peut également être élargie au domaine des services agricoles et est tout à fait pertinente en matière de structure du secteur financier agricole. Ces points sont également traités plus loin dans le présent volume.

3.6 PRINCIPAUX ASPECTS DU CADRE JURIDIQUE

Une législation bien conçue et un système judiciaire fonctionnel constituent une sub-structure essentielle à toute activité économique. Le juge Richard Posner a émis les observations suivantes concernant les rapports entre systèmes juridiques et croissance économique:

S'il n'est pas possible d'apporter de preuve théorique qu'un système juridique fonctionnel constitue une condition nécessaire à la prospérité d'une nation, il existe des preuves empiriques que l'état de droit contribue à la richesse d'une nation et à son taux de croissance économique. … Il est plausible, au moins, que lorsque la législation est faible ou non-existante, le respect des droits de propriété et des droits contractuels dépend fréquemment de la menace de violence, et parfois de sa réalité …, ou d'alliances familiales parfois dysfonctionnelles dans le cadre d'une économie moderne, et de méthodes gênantes d'autoprotection. Il s'agit là de substituts coûteux à des droits légalement exécutoires, tout comme c'est le cas des méthodes de «commande et contrôle», aujourd'hui tombées en discrédit, des économies communistes. Les coûts cachés de ces substituts sont un handicap à l'encontre des nouvelles entreprises, qui ne possèdent pas la réputation qui garantirait leur fiabilité aux yeux des clients, et la préférence pour les échanges simples et instantanés plutôt que les transactions plus complexes, parce qu'un recours juridique en cas de non-respect des engagements n'est pas crédible. … Dans une économie moderne, les coûts cumulés du non-droit peuvent être énormes29.

Dans une économie de marché, les concepts élémentaires de propriété et d'obligations contractuelles doivent bénéficier d'un support juridique clair et le système judiciaire doit permettre une réparation rapide en cas de transgression. Les formes d'association économique requièrent, elles aussi, un cadre juridique solide. Étrangement, le concept de société par actions ou de société à responsabilité limitée est absent du corpus législatif du secteur agricole de nombreux pays. On préfère parfois une forme d'association coopérative, en partie par tradition et en partie par crainte qu'un ou quelques individus finissent par dominer une société par actions en achetant les parts des autres actionnaires.

Les coopératives ont bien fonctionné, pour plusieurs générations d'agriculteurs, dans certains pays et sous-secteurs, tels que la commercialisation des céréales au Canada occidental et la commercialisation des produits laitiers au Danemark et ailleurs. Leurs points forts ont été la commercialisation de la production et l'achat des intrants. En revanche, les coopératives de production ont obtenu des résultats beaucoup plus mitigés, en dépit des bonnes performances de certaines. D'un autre côté, les coopératives présentent deux inconvénients marqués: a) les règles de répartition des gains entre les membres ne sont pas toujours claires, ni toujours liées à l'intensité et à l'efficacité de la contribution de chaque membre; et b) elles n'attirent pas les prêteurs parce qu'une coopérative peut échapper à ses obligations de remboursement en prononçant sa dissolution et en refaisant surface sous un autre nom. C'est pour cette dernière raison qu'elles rencontrent davantage de difficultés à emprunter que les sociétés par actions.

Il semblerait que l'on puisse faire preuve de davantage de créativité législative en ce qui concerne les formes d'association dans l'agriculture. Les règles de répartition des bénéfices nets des coopératives pourraient être précisées et la responsabilité des engagements financiers pourrait être assumée par chacun de leurs membres. Pour les sociétés par actions, des règles pourraient empêcher la concentration des parts entre les mains de quelques uns et accorder aux membres de l'entreprise un droit d'offre prioritaire pour les actions d'un membre ayant décidé de partir, ce qui éviterait que des personnes extérieures à l'entité puissent venir la contrôler. De fait, ce type de législation a été mis en place dans certains pays.

L'objectif, dans ce cas, serait que l'association acquière davantage les caractéristiques d'une entreprise.

En ce domaine et d'autres, il existe d'autres types importants de législation qui sont pertinents pour l'agriculture: le code du commerce, le code du travail, la législation relative aux questions de genres (surtout, mais pas seulement, la législation relative à la famille et au régime foncier) et la législation fiscale. La législation relative à la protection des consommateurs constitue un autre ensemble de lois pertinent pour les perspectives de développement de l'agriculture. Partout dans le monde, il devient de plus en plus important de légiférer et de mettre en place des garde-fous adéquats en matière de qualité et de sécurité des aliments, non seulement sur les marchés nationaux, mais aussi pour pouvoir pénétrer sur les marchés à l'exportation. Il existe également un autre domaine où la prudence s'impose, à savoir la protection présumée accordée aux consommateurs par les lois contre le stockage accapareur.Ce type de lois vise à empêcher des «spéculateurs» de provoquer des augmentations de prix injustifiées pendant la saison de rareté des cultures de base. Elles peuvent cependant avoir l'effet pervers de décourager l'investissement dans les installations de stockage et de commercialisation et donc d'augmenter l'amplitude des variations de prix saisonnières. Le stockage et la commercialisation sont des activités économiques importantes qui relocalisent les produits dans le temps et l'espace. Par conséquent, elles ont un coût et ce coût doit être rémunéré si l'on veut encourager ces activités. Les tentatives de limitation légale du commerce privé des denrées alimentaires constituent l'une des principales causes du sous-développement des systèmes de commercialisation dans de nombreux pays à faibles revenus.

La législation est cruciale dans le domaine financier. Pour faciliter les prêts à l'agriculture, le concept de garantie doit être convenablement défini. Souvent, sa définition juridique exclut les cultures et le bétail, ce qui limite gravement la possibilité qu'un agriculteur puisse emprunter pour couvrir ses coûts de production. Plus généralement, la supervision bancaire et les normes prudentielles constituent un autre domaine critique pour la législation. En agriculture, où les coopératives locales d'épargne et de prêt peuvent constituer une source importante de financement de la production, il faut définir des normes souples, mais solides, pour ne pas entraver la croissance de ces coopératives ou associations. L'une des lois financières les plus importantes est la loi sur les faillites. Sans règles claires et fermes régissant le sort réservé aux entreprises insolvables, le développement du financement demeurera bloqué.

Dans les pays en développement, l'application de la loi laisse souvent à désirer et les familles pauvres sont les plus désavantagées en matière d'accès aux ressources juridiques. Il faut renforcer les systèmes judiciaires de manière urgente et il peut s'avérer important de mettre en place des tribunaux ruraux qui accélèrent les procédures judiciaires et rendent la justice accessible à tous.

Ces problèmes législatifs et d'autres sont abordés plus en détail dans les chapitres suivants dans le contexte de domaines spécifiques de la politique agricole. Le chapitre 5 par exemple passe en revue de nombreux aspects du cadre juridique d'une politique d'accès à la terre, tandis que le chapitre 7 s'étend abondamment sur le cadre législatif des règlementations bancaires dans le secteur rural.

POINTS IMPORTANTS DU CHAPITRE 3

  1. La politique macro économique influence fortement à la fois les incitations dans la production agricole et le revenu réel des ménages ruraux de par ses effets sur les prix réels ou relatifs, ou termes de l'échange intersectoriels dans l'économie.

  2. La politique macro-économique influence aussi les incitations aux exportations agricoles et peut créer un contexte propice au financement et à l'investissement ruraux.

  3. Du point de vue de la politique de développement agricole, les instruments les plus importants de la politique macro-économique sont les politiques concernant le taux de change, le commerce, les tarifs douaniers, la taxation, les dépenses budgétaires, la politique monétaire et le cadre réglementaire.

  4. La chute des prix agricoles réels est dramatique pour la production et les niveaux de vie ruraux. A long terme (comme souligné dans le chapitre 1), une politique de diminution du prix des denrées alimentaires nationales ne fait qu'empirer le problème de la pauvreté rurale et réduit la capacité de l'agriculture à contribuer à la croissance générale de l'économie.

  5. Les subventions implicites et explicites ont, dans le passé, joué un rôle important dans les politiques agricoles, quelquefois dans le but de compenser le biais anti-agricole présent dans d'autres domaines de la politique macro-économique. Cependant, bien souvent ces subventions sont régressives dans leurs effets sur différents groupes sociaux.

  6. Autres arguments contre les subventions, elles ont tendance à être allouées aux industries les moins compétitives; elles sont difficiles à éliminer dans le futur; leur coût budgétaire peut être très lourd pour la nation; elles encouragent les comportements de captation de rentes; elles réduisent la possibilité de développer des institutions viables à long terme sans subventions; l'espoir des subventions peut conduire au report de projets valables; et, spécialement dans le cas du crédit subventionné, elles peuvent générer des attitudes économiques contre-productives parmi leurs bénéficiaires.

  7. En faveur des subventions, elles peuvent être cruciales pour réduire la pauvreté; elles sont justifiées quand elles compensent des externalités environnementales; utilisées de façon transitoire, elles peuvent aider à faciliter le passage vers un régime économique qui sera, à long terme, moins dépendant des subventions; elles sont nécessaires en cas de désastres naturels; et elles peuvent permettre de trouver des solutions aux cas d'information imparfaite ou de dysfonctionnement des marchés.

  8. Les contributions importantes de l'agriculture à la croissance et à la lutte contre la pauvreté, et les coûts sociaux de la migration rurale-urbaine, sont de solides arguments en faveur d'un support généralisé au secteur.

  9. Les questions fondamentales pour les décideurs politiques de chaque pays sont alors le montant de ce support au secteur et les moyens par lesquels il est prodigué, tout en tenant compte des considérations d'efficacité et des coûts qui en résultent pour les autres secteurs.

  10. Historiquement, des tentatives de réduction de la pauvreté ont été menées à l'aide de programmes et projets d'investissement mais peu d'importance a été accordée à l'élaboration de politiques de croissance qui réduisent la pauvreté. En agriculture, il existe de nombreux exemples de politiques dont les premiers bénéficiaires seraient les pauvres.

  11. Un biais défavorable aux femmes se fait sentir dans la législation, les programmes et les projets des pays en développement. Ces inégalités de traitement ne sont pas seulement injustes, elles réduisent aussi la capacité de développement économique d'un pays.

  12. Des études ont montré qu'une plus grande attention accordée à l'éducation des femmes augmente niveaux de nutrition et taux de croissance économique d'un pays, et qu'un contrôle majeur des femmes rurales sur les moyens de production et les décisions de l'exploitation entraîne une augmentation des rendements.

  13. De nombreux projets financés par les agences internationales souffrent aussi du biais contre les femmes. Un point de départ pour diminuer cette tendance est de faire une analyse des questions de parité hommes-femmes en tout début d'élaboration de chaque projet ou programme.

  14. Dans les pays en développement, beaucoup d'entreprises sont propriété de l'État. Elles occasionnent souvent des pertes budgétaires et un détournement des énergies du pays au détriment de modes d'investissement plus productifs. Lorsque les risques de création de monopoles et oligopoles privés peuvent être surmontés, les privatisations améliorent souvent les perspectives de croissance d'un pays.

  15. La façon dont les privatisations sont conduites est cruciale. Un cadre réglementaire strict est une précondition à une privatisation réussie. De plus, il faut garder à l'esprit que, dans de nombreuses économies en développement ou en transition, le secteur privé peut ne pas avoir, à court ou moyen terme, les capacités financières ou managériales pour prendre le contrôle des entreprises publiques. Dans quelques cas, des subventions transitoires peuvent jouer un rôle dans le processus de privatisation, surtout si un grand nombre d'agriculteurs ou de citoyens sont censés devenir des actionnaires de ces installations nouvellement privatisées.

  16. Des cadres légaux inadaptés et une application incohérente des lois forment un sévère obstacle au développement économique. Les concepts de base de la propriété et des obligations contractuelles requièrent un support légal solide dans une économie de marché.

  17. Le cadre législatif aussi est fondamental pour les diverses formes d'associations économiques, la parité de sexes, le régime foncier, les relations commerciales, la finance et ses garanties, les dispositions en cas de faillite, la protection des consommateurs et d'autres domaines.

1 Christopher Adam, Privatization and Structural Adjustment in Africa, chapitre 9, dans Negotiating Structural Adjustment in Africa, Heinemann, Portsmouth, New Hampshire, 1994, p. 139.

2 «L'étude de l'histoire des politiques agricoles montre que de nombreuses politiques agricoles génératrices de distorsion, observées dans les pays de l'OCDE, ont été mises en œuvre à l'origine comme des ‘mesures temporaires’ pour surmonter un problème spécifique (et limité dans le temps). Une chose que nous avons apprise, c'est que les programmes agricoles tendent à créer leur propre clientèle et à se pérenniser, parce que, pour des raisons d'économie politique, ils sont très difficiles à supprimer une fois mis en œuvre». Extrait de: Johan F.M. Swinnen et Hamish R. Gow, Agricultural credit problems and policies during the transition to a market economy in Central and Eastern Europe, Food Policy, vol. 24, № 1, février 1999, pages 44–45, avec l'autorisation de Elsevier.

3 Cet effet a été confirmé récemment dans le cas de l'Égypte: «Pratiquement tous les ménages égyptiens bénéficient de pain subventionné vendu à prix fixe et en quantités illimitées… Près de 70 pour cent de la population reçoivent des quotas mensuels d'huile de cuisine et de sucre sur présentation de cartes de rationnement… En pratique, on ne constate pas de corrélation forte entre le revenu des ménages et l'accès aux subventions par le biais du système de cartes de rationnement…» Extrait de: Hans Löfgren et Moataz El-Said, Food subsidies in Egypt: reform options, distribution and welfare, Food Policy, vol. 26, № 1, février 2001, p. 67, avec l'autorisation de Elsevier.

4 Ceci a été observé en Colombie en 2002: l'espoir déçu d'obtenir accès au programme ‘Incitation à la compétitivité rurale’ – qui aurait pu représenter une réduction de 40 pour cent du coût des investissements - a provoqué le report d'une décision d'investir dans un projet majeur d'irrigation, dont le financement avait été garanti par les instruments financiers de la Bourse nationale des produits agricoles (Bolsa Nacional Agropecuaria).

5 Voir, par exemple, Karla Hoff et Joseph Stiglitz, Introduction: Imperfect Information and Rural Credit Markets - Puzzles and Policy Perspectives, dans The World Bank Economic Review, vol. 4, № 3, septembre 1990, pages 235–250.

6 Mark Wenner observe: «On peut verser des subventions temporaires visant à défrayer les coûts de la création de réseaux d'agences» dans: Mark Wenner, Rural Finance Strategy, Sector Strategy and Policy Paper Series, Sustainable Development Department, Banque interaméricaine de développement, Washington, D.C., décembre 2001, p. 14.

7 C. Peter Timmer, Getting agriculture moving: do markets provide the right signals, Food policy, vol. 20, №5, octobre 1995, pages 456, 459–561, avec l'autorisation de Elsevier.

8 I. Goldin, O. Knudsen et D. van der Mensbrugghe, Trade Liberalization: Global Economic Implications, OCDE, Paris 1993. Le Département de l'Agriculture des États-Unis d'Amérique (USDA) et d'autres organismes fournissent des mises à jour régulières de telles estimations.

9 Mary E. Burfisher, éd., The Road Ahead: Agricultural Policy Reform in the WTO - Summary Report, Market and Trade Economics Division, Economic Research Service, Département de l'agriculture des États-Unis, Agricultural Economic Report № 797, janvier 2001, p. 8.

10 Le Chili fournit un exemple de l'universalité de cette question. Valdés commente: «Après quinze années de réforme, l'agriculture chilienne n'a toujours pas répondu à une question, peut-être la plus complexe: comment répondre aux besoins des petits agriculteurs géographiquement dispersés, résidant en général dans des régions désavantagées et hors de portée du nouveau dynamisme du secteur». (Alberto Valdés, Mix and sequencing of economy-wide and agricultural reforms: Chile and New Zealand, Agricultural Economics, vol 8, №5, juin 1993, p. 302)

11 Norton, Roger D. et Mercedes Llort, Una estrategia para la reactivación del sector agropecuario en El Salvador, Fundación Salvadoreña para el Desarrollo Económico y Social (FUSADES), El Salvador, octobre 1989.

12 Voir, par exemple, SEAGA Macro Handbook: Gender Analysis in Macroeconomic and Agricultural Sector Policies, FAO, Rome, projet, mars 2002, pages 39–40.

13 Banque mondiale, Engendering Development - Through Gender Equality in Rights, Resources and Voice, rapport d'étude de politique, Washington, D.C., 2002, p. 16.

14 FIDA, Rapport 2001 sur la pauvreté rurale: comment mettre fin à la pauvreté rurale, Oxford University Press, Oxford, 2001, p. 89.

15 Banque mondiale, 2002, p. 11.

16 FAO, L'état de l'insécurité alimentaire dans le monde 2001, Rome, 2001, p. 7.

17 Banque mondiale, 2002, p. 11.

18 Op. cit., p. 2.

19 FAO, 2002, pages 41–43.

20 Banque mondiale, Gender, Growth and Poverty Reduction, Washington, D.C., 1999.

21 FAO, 2002, p. 45.

22 C. Adam, 1994, p. 138.

23 Kikeri, Nellis et Shirley, 1992, p. 5.

24 I. W. Lieberman, A. Ewing, M. Mejstrik, J. Mukherjee et P. Fidler, éd., Mass Privatization in Central and Eastern Europe and the Former Soviet Union, A Comparative Analysis, Studies of Economies in Transformation, № 16, Banque mondiale, 1995, pages 47–48.

25 Stanley Fischer, Privatization in Eastern European Transformation, document de travail IPR6, Institute for Policy Reform, Washington, D.C., mars 1991.

26 Pranab Bardhan, Institutions, réformes et performances de l'agriculture, dans: Kostas G. Stamoulis, éd., Alimentation, agriculture et développement rural: problèmes actuels et émergeants en matière d'analyse économique et de recherche de politiques, Département économique et social, FAO, Rome, 2001, p. 155.

27 Pour des commentaires sur ce problème dans le cas du Malawi, voir C. Adam, 1994, pages 150–151.

28 Francesco Goletti et Philippe Chabot, Food policy research for improving the reform of agricultural input and output markets in Central Asia, Food Policy, vol. 25, № 6, décembre 2000, pages 675–676, avec l'autorisation de Elsevier.

29 Richard A. Posner, Creating a legal framework for economic development, The World Bank Research Observer, vol. 13, № 1, février 1998, p. 3.


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