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CHAPITRE 6
POLITIQUES DE GESTION DE L'EAU EN AGRICULTURE
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6.1 INTRODUCTION

Tout comme l'eau est à l'origine de la vie, l'irrigation est à l'origine de la civilisation. C'est elle qui fonde les premières grandes sociétés sédentaires organisées de la Mésopotamie, de l'Égypte, de la vallée de l'Indus et de la Chine. Une agriculture irriguée à petite échelle semble apparaître dès le septième millénaire avant Jésus-Christ dans des sites tels que Jéricho et Çatal Hüyük, dans le sud de la Turquie actuelle. À peu près à la même époque, les premiers Sumériens développaient aussi des méthodes primitives d'irrigation dans les estuaires du Tigre et de l'Euphrate. On leur doit les premiers grands systèmes irrigués, qu'ils construisirent à une époque ultérieure entre ces deux grands fleuves, au nord-ouest de leur habitat d'origine. Les historiens conviennent qu'aux alentours de 3500 avant J.-C. plusieurs Villes-États sumériennes géraient de vastes réseaux d'irrigation. Trois cent ans environ suffirent pour que l'on assiste au développement de l'irrigation et du contrôle des eaux dans les autres grands bassins fluviaux mentionnés2.

Pour une grande part, on peut également imputer à l'irrigation la croissance agricole des 19ème et 20ème siècles de notre ère, depuis l'Ouest des Etats-Unis d'Amérique et les déserts du Nord du Mexique et du Pérou, jusqu'au Mali et au Soudan, en passant par le Punjab, la Chine et l'Asie du Sud-Est. Le contrôle des crues a également joué un rôle essentiel pour l'agriculture dans de nombreux endroits, particulièrement en Chine et en Inde, mais aussi dans les vallées côtières du nord du Honduras, par exemple. Le drainage joue un rôle important partout où l'on pratique l'irrigation. Même en l'absence d'irrigation, il est essentiel en Europe du Nord, où, pour pouvoir cultiver, il faut éliminer des champs les fortes quantités d'eau stagnante laissées par les précipitations hivernales. En bref, dans la plupart des régions du monde, le contrôle de l'eau constitue un aspect majeur de la technologie agricole et un déterminant fondamental des perspectives d'expansion du secteur.

On estime que «2,4 milliards de personnes doivent à L'irrigation leur emploi, leur revenu et leur nourriture, [et que] dans les trente prochaines années, 80% des aliments supplémentaires requis pour nourrir le monde viendront de l'irrigation»3. Du fait de son rôle fondamental dans la production de nourriture, L'irrigation est devenue le premier utilisateur mondial d'eau douce. Elle représente ainsi plus de 80% de l'usage de l'eau en Afrique4 et des pourcentages tout aussi élevés dans les autres régions du monde en développement. En 1992, L'irrigation représentait 91% des prélèvements d'eau dans l'ensemble des pays à faible revenu, et 69% dans ceux à revenus moyens5.

Les stratégies d'irrigation du passé avaient souvent tendance à traiter l'eau comme une ressource inépuisable et mettaient l'accent sur la construction et le financement de nouveaux réseaux pour desservir les agriculteurs. Aujourd'hui où la demande en eau de tous les secteurs ne cesse d'augmenter, il est devenu clair que l'eau est une ressource rare, qui va en se raréfiant, et que les anciennes stratégies d'irrigation ne sont plus viables dans de nombreuses régions. Les ressources annuelles en eau renouvelable d'un nombre croissant de pays tombent en dessous du seuil critique de 1 000 m3 par habitant, ce qui fait peser une grave menace sur les perspectives de développement. On peut citer ainsi: l'Arabie Saoudite (103), la République arabe de Libye (108), les Émirats Arabes Unis (152), le Yémen (155), la Jordanie (240), Israël (335), le Kenya (436), la Tunisie (445), le Burundi (487) et l'Égypte (934) (les chiffres entre parenthèses correspondent à la projection de leurs ressources en eau renouvelable pour l'année 2000, exprimée en mètres cubes par habitant)6.

Au moins six autres pays d'Afrique et du Moyen-Orient devraient passer en dessous du seuil de disponibilité de 1 000 m3 d'ici l'an 2000. Dans certains cas, les ressources renouvelables sont complétées par des forages d'eau souterraine et/ou la désalinisation de l'eau de mer, mais la première approche n'est pas durable et le coût de la seconde est très élevé, pour ne pas dire prohibitif, pour l'agriculture.

Dans de nombreux cas, les ressources en eau renouvelable par habitant baissent de plus de 25% par décennie. Dans plusieurs pays n'ayant pas encore atteint le seuil critique, ces ressources sont déjà inférieures à 2 000 m3, ce qui entraîne de graves problèmes dans certaines de leurs régions, en particulier pendant les années de sécheresse. D'ici l'an 2000, plus de quarante pays devraient se trouver dans cette situation,7, dont le Pérou,8 l'Afrique du Sud, le Zimbabwe, le Maroc et l'Iran9. À l'inverse, la disponibilité moyenne d'eau par habitant dans le monde est très supérieure. Pour l'année 2000, les chiffres estimés pour les différentes régions étaient les suivants (en m3): Afrique, 5 100; Asie 3 300; Amérique latine, 28 300; Europe, 4 100 et Amérique du Nord, 17 50010. La répartition géographique des ressources en eau douce n'est pas plus homogène au sein d'un continent, que d'un continent à l'autre, ou au sein de la plupart des pays. Dans la mesure où l'eau est un produit de faible valeur unitaire, son transport sur de grandes distances entre les régions où elle est excédentaire et celles où elle est déficitaire coûte cher. C'est pourquoi il faut élaborer des solutions locales aux problèmes d'eau, en particulier au niveau des bassins fluviaux et des bassins d'eau souterraine.

Même dans les pays bénéficiant encore de ressources en eau relativement abondantes, L'irrigation perd de sa pertinence pour deux autres raisons: dans de nombreux cas, sa productivité en terme de revenu agricole s'est avérée beaucoup moins élevée que prévu et le coût de la construction des réseaux d'irrigation a augmenté. La combinaison de ces deux facteurs a pour conséquence un rendement économique des réseaux d'irrigation souvent inférieur aux niveaux généralement jugés acceptables.

Il a été remarqué que des chiffres plus réalistes en matière de rendements, de coûts, de calendriers et autres facteurs, auraient fait apparaître clairement que la plupart des projets d'irrigation en Afrique posaient problème dès le départ11. Et, pour un échantillon de projets analysés après-coup au Viet Nam, en Thaïlande, au Myanmar et au Bangladesh on a constaté que les résultats financiers et économiques des programmes ont été sérieusement érodés par des niveaux de production et de prix des cultures inférieurs aux attentes. En conséquence, la durabilité de ces périmètres est compromise par des facteurs sans rapport avec les besoins d'exploitation et d'entretien12.

La gestion de L'irrigation a également souvent laissé à désirer. La FAO a conclu que, au niveau mondial, «Le bilan global de nombre de projets d'irrigation s'est révélé décevant, en raison de la médiocre conception des réseaux, d'une réalisation physique et d'une exploitation inadéquates, ou d'une gestion inefficace»13. L'IIMI (Institut international d'irrigation) a souligné ces problèmes:

… les performances des projets d'irrigation ont suscité un large mécontentement, qu'elles soient mesurées par rapport aux objectifs planifiés ou au potentiel de production généré par des travaux d'infrastructure. On constate des performances sous-optimales dans les réseaux d'irrigation de tous types et de toutes tailles, depuis les petits périmètres gérés par les agriculteurs des collines du Népal jusqu'aux gigantesques systèmes de canaux de l'Inde et du Pakistan.
La plupart des périmètres irrigués des pays en développement délivrent souvent davantage d'eau par unité de surface que nécessaire, ce qui entraîne une faible efficience de L'irrigation. Selon un rapport récent, cette efficience est de 20 à 25% seulement à Java, aux Philippines et en Thaïlande et d'environ 50% au Pakistan… Dans de nombreux réseaux d'irrigation, les surfaces effectivement irriguées sont beaucoup moins importantes que les surfaces dominées. La quantité d'eau fournie et le moment de sa distribution correspondant rarement aux besoins des cultures, ce qui génère une faible intensité culturale et une faible productivité.
Les inégalités aiguës d'approvisionnement en eau entre les agriculteurs situés en amont du réseau d'irrigation et ceux qui se trouvent en aval trahissent aussi les mauvaises performances de nombreux systèmes irrigués14.

Dans de nombreux périmètres, énormément d'eau est gaspillée, parce qu'une partie seulement de l'eau prélevée à la source (C'est à dire, prise aux puits, aux réservoirs, aux cours d'eau etc.) est effectivement appliquée aux cultures. Pour l'ensemble de l'Amérique latine et les Caraïbes, on a calculé que le rapport entre le volume d'eau appliqué aux cultures et le volume extrait d'une source donnée est en moyenne de 45%15.

La détérioration du réseau, qui réduit encore l'efficience de L'irrigation, est un problème fréquent des systèmes d'irrigation notamment dans les économies en transition. L'expérience de L'irrigation à Dashowuz Velayet, au Turkménistan, illustre clairement ce risque:

Avec une efficacité de distribution comprise entre 50 et 60%, on peut dire que les fuites des canaux posent un problème majeur… cette faible efficacité contraint à mobiliser des quantités d'eau excessives pour répondre aux besoins en irrigation. Du coup, les fuites augmentent, ce qui fait monter la bassin versant et donc accroît la salinité du sol.
L'état des vannes de régulation empêche de distribuer des quantités d'eau précises… Cependant, de nombreux moteurs d'entraînement ne fonctionnent pas ou ont même disparu. L'examen des arbres filetés de commande indique que la position de beaucoup de vannes n'a pas changé depuis longtemps. Ils ne portent pas trace de graissage et sont très rouillés. Quelques uns sont même trop tordus pour qu'il soit possible de les réparer…
Selon les rapports, toute la région d'Yilany Etrap est desservie par le pompage du Canal Shabat. Cependant, seules 40 à 50% des pompes sont en état de marche. Le budget finance les réparations, mais les fonds manquent pour les pièces et l'entretien…
L'augmentation de la salinité du sol provoquée par l'affleurement des nappes phréatiques est la première cause directe de faible productivité des récoltes. Sur les exploitations, la première raison liée à la distribution d'eau est l'application excessive d'eau d'irrigation associée à des systèmes de drainage inadaptés…
Les deux principaux problèmes des collecteurs [de drainage] sont l'envasement et la profondeur. L'envasement est un problème persistant qui réduit la capacité des collecteurs, lesquels ne sont pas suffisamment profonds pour recevoir l'eau convenablement… La Banque mondiale indique également que ces ouvrages ont été négligés au point que la plupart des drains ouverts sont envasés et envahis d'herbes et que les drains fermés n'ont pas été rincés depuis des années; presque tous sont signalés non opérationnels…16

La détérioration des réseaux est aussi un phénomène répandu au Kazakhstan:

On estime que les systèmes irrigués du pays utilisent 30 à 35% d'eau en plus que les réseaux irriguant des cultures similaires dans les économies de marché. Ces dernières années, l'efficacité des systèmes irrigués a continué de diminuer à mesure que les réseaux se détérioraient, suite au manque de fonds pour leur entretien et à l'effondrement des dispositifs de gestion.
La privatisation et la restructuration des exploitations du secteur n'ont fait qu'aggraver la situation. La multiplication rapide des petites exploitations a rendu la gestion de L'irrigation encore plus complexe et soulevé des problèmes financiers, économiques, environnementaux et institutionnels. Les comités de l'eau au niveau de l'État et du district ont de plus en plus de difficultés à collecter les redevances de l'eau et à générer des revenus. L'inefficacité des réseaux d'irrigation a exacerbé les problèmes environnementaux localement - engorgement et salinité liés à des applications d'eau excessives -, mais aussi en aval, dans la mer d'Aral et la mer Caspienne17.

Partout, la centralisation du contrôle des systèmes irrigués s'est traduite par leur détérioration. Les mêmes problèmes ont été rapportés pour l'Andhra Pradesh, en Inde, avant le transfert de la responsabilité de l'entretien aux agriculteurs eux-mêmes:

… le nombre de structures de régulation aux divers niveaux du périmètre est insuffisant et les systèmes de communication sont rudimentaires. Mais le facteur le plus pernicieux a été l'impact cumulé du sous-financement chronique de l'entretien pendant de nombreuses années. Cette situation a provoqué une grave détérioration de la plupart des réseaux d'irrigation de surface: canaux et drains fortement envasés, revêtement endommagé, érosion et effondrement des pertuis, nombreuses vannes hors service, décharges endommagées et obturateurs manquants… Le rendement de l'agriculture irriguée et la production par unité d'eau sont très inférieurs à leur potentiel… Du fait que ces systèmes en voie de détérioration ne sont pas en mesure de fournir l'eau de manière équitable et fiable, les agriculteurs les plus en aval manquent d'eau et les autres connaissent des déficits de rendement allant de 15 à 40%18.

Les responsables politiques doivent être conscients que les projets d'irrigation peuvent échouer lamentablement, dans une mesure qui dépasse parfois un mauvais rendement sur investissements. Le projet du Bura au Kenya constitue L'un des exemples les plus frappants d'un projet d'irrigation qui a tourné au désastre. À l'origine, les estimations de cette future vitrine du développement agricole annonçaient L'irrigation de 100 000 ha ou plus le long du Tana. Une étude de faisabilité menée à un stade précoce suggéra de ramener le programme à 18 000 ha. Au final, seuls 3 900 ha devinrent opérationnels, ce qui rendit impossible le recouvrement des importants investissements consentis. Mais des problèmes plus graves se posèrent, que W. M. Adams a résumé en ces termes:

… faibles rendements du maïs comme du coton, se traduisant par de faibles revenus pour les colons. L'irrégularité et la médiocrité de l'approvisionnement en eau sont la cause première de cette situation… Des problèmes d'entretien, de pièces détachées et de carburant, ainsi que le manque d'opérateurs et de techniciens qualifiés, ont entraîné des dysfonctionnements répétés en 1983 et en 1984, années pendant lesquelles l'eau fut indisponible 25% du temps… l'envasement des ouvrages et des canaux et, à certains endroits, l'érosion des principaux canaux d'alimentation, ont été importants… La malnutrition des enfants était un grave problème… Terminé en 1981, le Centre de santé n'a ouvert ses portes qu'en 1983 du fait des contraintes budgétaires pesant sur le ministère de la Santé… L'incidence des maladies, en particulier la fièvre cérébrale, a été élevée parmi les colons et leurs enfants au cours de cette période. La construction des habitations a pris du retard et son coût a augmenté, ce qui a rendu encore plus improbable que les locataires aient les moyens de le rembourser… En outre, la mauvaise qualité des travaux a entraîné l'effondrement de nombreuses maisons (34% dans le Village I en 1982, par exemple)… De graves problèmes d'approvisionnement en bois de feu se sont également posés… Techniquement, il était clair que la pauvreté des sols de la zone du projet constituait un sérieux handicap, se traduisant par de médiocres rendements économiques… Bura va continuer à souffrir de déficits opérationnels. En outre, les revenus des locataires sont si bas qu'il ne sera pas possible de leur faire payer le coût des services pour combler le déficit19.

D'autres projets ailleurs dans le monde ont livré des résultats aussi décevants. Ainsi, alors même que le monde est arrivé à un point de son histoire où l'apport potentiel de L'irrigation est plus que jamais nécessaire et précieux, des obstacles formidables en empêchent la concrétisation. C'est pourquoi l'on a vu émerger, grosso modo au cours de la dernière décennie, des stratégies d'irrigation axées sur de nouveaux impératifs et faisant appel à de nouvelles approches. L'un des principaux objectifs de ce chapitre est d'en présenter la synthèse et de souligner les problèmes qu'elles soulèvent. Il vise également à fournir des références d'études techniques dans ce domaine, que pourra consulter le lecteur désireux d'approfondir ses connaissances.

Les problèmes soulevés par L'irrigation sont difficiles, mais le consensus international est qu'ils sont surmontables et que L'irrigation a un rôle important à jouer dans l'avenir. Comme l'a exprimé la FAO:

Les résultats médiocres du secteur de L'irrigation ont leur part dans nombre de problèmes socio-économiques et environnementaux, mais ces problèmes ne sont ni inhérents à cette technique, ni inévitables, comme on le prétend parfois.
Les projets d'irrigation peuvent contribuer grandement à l'accroissement du revenu et de la production agricole, par rapport à l'agriculture pluviale. En outre, l'irrigation représente une solution plus fiable, et permet un choix plus étendu et plus diversifié de systèmes culturaux, ainsi que la production de cultures de plus grande valeur. La contribution de l'irrigation à la sécurité alimentaire en Chine, en Égypte, en Inde, au Maroc ou au Pakistan est largement reconnue. L'Inde, par exemple, tire 55% de sa production agricole des terres irriguées. En outre, les revenus agricoles moyens, au niveau des exploitations, se sont accrus de 80 à 100% grâce à l'irrigation, tandis que les rendements doublaient par rapport à ceux de l'agriculture pluviale pratiquée auparavant; les journées de main-d'œuvre à l'hectare ont aussi augmenté dans une proportion de 50 à 100%. Au Mexique, la moitié de la valeur de la production et les deux tiers de la valeur des exportations agricoles sont imputables au tiers de la superficie cultivable qui est irriguée20.

Aucune autre technique ou intervention de politique agricole ne permet d'envisager à elle seule des bénéfices de cette importance.

En dépit de l'émergence généralisée de problèmes dans les réseaux d'irrigation, plusieurs réussites viennent appuyer l'optimisme de la FAO, qui affirme que, avec des politiques adaptées, il est possible d'améliorer l'efficacité de L'irrigation et de continuer à profiter de ses multiples avantages économiques et sociaux. La FAO a souligné L'expérience des Philippines comme un exemple d'une réforme des systèmes irrigués donnant des résultats positifs:

L'Agence nationale de l'irrigation… des Philippines offre un bon exemple de la manière dont une bureaucratie peut, avec le temps, transformer sa stratégie et son mode de fonctionnement… La qualité du service d'irrigation assuré par les agriculteurs pour eux-mêmes s'est indubitablement améliorée, les dépenses d'exploitation du réseau ont été réduites, et le fardeau sur le budget de la nation que représentaient les coûts récurrents de l'irrigation a été éliminé… Les observations récentes font apparaître que les réformes ont introduit davantage d'équité dans les approvisionnements en eau21.

Sharma et al. ont choisi et décrit quelques réussites de gestion de L'irrigation en Afrique:

Irrigation des Fadama au Nigéria: les Fadama sont des vallées fluviales sujettes à des crues saisonnières, ou dont les nappes phréatiques sont hautes pendant toute l'année ou presque… Les projets ont fourni des pompes motorisées à des prix subventionnés, ainsi que des puits tubulaires, grâce auxquels les agriculteurs ont plus largement recouru à l'usage de l'eau pour les récoltes de saison sèche. Chacun de ces systèmes a permis L'irrigation de 1 à 2 ha à un coût de 350 à 700 dollars américains par hectare. Soixante-dix pour cent des agriculteurs des zones de projet utilisent des pompes, dont la propriété et l'entretien leur reviennent, et les programmes annoncent un taux de réussite de 90%… avec plus de 50 000 pompes en fonctionnement dans tout le pays, une forte industrie de service s'est développée pour assurer leur entretien, et donc leur durabilité.
Succès de la petite irrigation participative en Éthiopie:… le projet a fourni des fonds pour la remise en état et la construction de réseaux de petite irrigation couvrant plus de 4 400 ha (investissement moyen: 1 200 dollars par hectare)… ainsi que l'assistance technique du Département de Développement de L'irrigation aux niveaux national et régional… Au départ, plus de 40 groupes d'usagers de l'eau se sont formés volontairement, puis ont participé pleinement à la définition et à la construction du réseau. Ces groupes ont également assumé la totale responsabilité du fonctionnement et de l'entretien. Cela a généré revenus et croissance dans les zones desservies, et cent membres du personnel ont reçu une formation.
Succès spectaculaire de l'Office du Niger: créé en 1932, l'Office du Niger (O.N.) malien était un programme français de production de coton et de riz portant sur un million d'hectares à mettre en valeur en 50 ans. Pourtant, en 1982, le projet était loin d'avoir atteint ses objectifs: seuls 6% de la zone cible avaient été développés… L'infrastructure était mal entretenue, la production de coton avait été interrompue, le rendement moyen de paddy était faible et les colons mécontents. Pourtant, après dix années de préparation et de mise en œuvre bien pensées [du projet], l'O.N. est en train de devenir une réussite… entre 1983 et 1994: les rendements moyens de paddy ont triplé, 10 000 ha de terres abandonnées ont été remis en état, la population de colons a augmenté de 222% et la production de paddy par habitant est passée de 0,9 tonne à 1,6 tonne… les agriculteurs ont été autorisés à participer davantage à l'O.N. (par le biais de la fixation de la redevance et de la collecte des paiements, par exemple). En outre, l'O.N. lui-même a été restructuré et rationalisé et le taux de collecte des redevances a atteint 97% (même après une augmentation [de la redevance] de 43% au cours des deux dernières années)22.

Ces extraits esquissent quelques uns des facteurs susceptibles de contribuer à la réussite des projets d'irrigation. Ceux-ci, et D'autres, sont examinés de manière systématique dans le présent chapitre.

6.2 OBJECTIFS DE LA POLITIQUE D'IRRIGATION

Comme D'autres volets de la politique, L'irrigation a trois objectifs prédominants: efficacité, équité et durabilité, mais certains aspects importants de leur interprétation diffèrent pour ce secteur. Comme ailleurs, durabilité s'entend au sens budgétaire, institutionnel et environnemental; les aspects institutionnels de nombreuses expériences d'irrigation à ce jour ont été particulièrement négligés, aussi bien dans les services publics que dans les organisations d'usagers. La dimension environnementale de la durabilité concerne avant tout l'entretien de la qualité de l'eau et du sol et le bon équilibre des ressources en eau. Des milliers d'hectares de terres irriguées sont perdus chaque année du fait de l'engorgement et de la salinisation des sols. Des habitats naturels risquent également de disparaître si, par exemple, la construction d'un réseau d'irrigation assèche des terres marécageuses ou inonde D'autres zones. La santé publique constitue un autre type de préoccupation environnementale liée à L'irrigation. Un risque majeur est que certains projets d'approvisionnement en eau ne créent un milieu propre à nourrir la malaria ou à diffuser la bilharziose (FAO, 1995, p. 21)23.

Dans les zones où l'extraction d'eau souterraine est une pratique largement répandue, L'objectif de durabilité vise à garantir aux générations futures l'accès à cette ressource. Malheureusement, le rythme d'utilisation de l'eau souterraine est loin d'être durable dans de nombreux bassins phréatiques. Au Moyen-Orient, l'extraction d'eau souterraine ne représentait dans les années 60 qu'une fraction mineure des ressources renouvelables, mais en 2000 elle avait atteint près de 180% de ces ressources en Jordanie, 140% au Yémen et 99% en Tunisie24.

Jacob Burke et Marcus Moench ont lancé un cri d'alarme concernant la quantité et la qualité des ressources en eau souterraine disponibles dans de nombreuses parties du monde:

Dans de nombreux pays, la généralisation du pompage motorisé pour L'irrigation des cultures s'est traduite par une augmentation exponentielle de l'extraction d'eau souterraine. En Inde, par exemple, le nombre de pompes diesel et électriques est passé de 87 000 en 1950 à 12,6 millions en 1990… La diffusion de la technologie du pompage a souvent entraîné une baisse spectaculaire de la nappe phréatique dans les zones à faible capacité de recharge. La concurrence s'accentue entre utilisateurs agricoles, domestiques et commerciaux pour l'accès aux ressources en eau souterraine, qui sont limitées. Peut-être plus grave encore, le pompage modifie les débits et entraîne souvent la migration de polluants et d'eau de mauvaise qualité dans les aquifères. La pollution a également été causée par le développement rapide de l'usage de produits chimiques agricoles avec la pratique trop fréquente de déverser directement dans le sol, sans traitement, des eaux usées industrielles et domestiques. En outre, il suffit de déversements mineurs de certains produits chimiques industriels, tels que les solvants organiques, pour entraîner une pollution à grande échelle de l'eau souterraine. Une fois que les aquifères sont pollués, leur nettoyage peut s'avérer techniquement impossible ou tout simplement trop onéreux25.

En matière de gestion de L'irrigation, L'objectif d'équité vise à donner la priorité au développement de L'irrigation au profit des petits agriculteurs et avec leur collaboration, ainsi qu'à la distribution équitable de l'eau au sein des périmètres, afin qu'aucun agriculteur ne soit privé de cette ressource essentielle. Cela signifie approvisionner en eau tous les agriculteurs y ayant droit, sans favoritisme. «Les agriculteurs pauvres se trouvent souvent en aval des systèmes irrigués, là où les approvisionnements sont les moins fiables» (FAO, 1995, p. 20). Œuvrer à une plus grande équité signifie aussi veiller à ce que les femmes rurales jouent un rôle de premier plan, non seulement comme destinataires de l'eau d'irrigation, mais aussi comme participantes à la conception et à la gestion du système. Du fait des problèmes spécifiques auxquels elles peuvent être confrontées, les femmes ont des intérêts et attendent des solutions en matière d'irrigation, différents des besoins perçus par les hommes. Par exemple, les femmes irrigantes peuvent ne pas oser sortir la nuit pour aller manoeuvrer les vannes d'arrosage. La participation féminine, et celle des paysans en général, contribue en même temps à L'objectif d'efficacité.

Les considérations d'équité méritent que l'on s'y arrête car, en pratique, elles sont souvent négligées. Elles figurent souvent parmi les objectifs des projets de développement de L'irrigation, mais en réalité la politique de distribution est rarement compatible avec ce but.

Convenablement organisée, L'irrigation peut être un instrument efficace contre la pauvreté. Le Programme international pour la recherche technologique en irrigation et drainage a souligné que L'irrigation génère des revenus plus élevés et plus stables pour les agriculteurs, une meilleure sécurité alimentaire pour les pauvres, davantage d'emplois sur et hors de l'exploitation, et des disponibilités accrues d'eau pour usage domestique, ce qui peut aider à améliorer l'état de santé des familles pauvres. Cependant, la même étude fait aussi valoir que ces progrès ne se matérialiseront que si le développement de L'irrigation est dirigé vers les familles pauvres en terres, si la démarche adoptée leur permet d'être propriétaires du système d'irrigation et de vendre l'eau avec profit, si les critères de sélection des bénéficiaires retiennent les familles à bas revenu, si les techniques de construction du réseau font largement appel à la main d'oeuvre, si les dispositifs institutionnels assurent que l'arrosage puisse être pratiqué en période de basses eaux, et si les paysans qui doivent être déplacés à cause de la création du périmètre sont pleinement dédommagés. Il est également vital que le projet de périmètre soit élaboré de manière participative, en prenant garde à y inclure les familles pauvres, et que sa conception garantisse des coûts modérés de fonctionnement du réseau26.

Augmenter l'efficacité des systèmes irrigués doit se comprendre de deux façons. Techniquement, cela signifie réduire les pertes d'eau. Dans un sens plus large, cela signifie augmenter le rendement économique net pour les utilisateurs du périmètre, en tenant pleinement compte des externalités. Pour atteindre cet objectif, il faut agir dans plusieurs domaines différents: technologies, institutions et conditions générales de la politique agricole. Cependant, L'irrigation se distingue D'autres aspects de la politique agricole en ce que l'eau n'est pas une ressource propre à ce secteur. C'est une ressource unitaire et mobile, que tous les secteurs de l'économie peuvent utiliser, et à des fins différentes. De ce fait, les politiques et programmes d'irrigation ne peuvent pas ignorer le rôle de l'eau dans les autres secteurs de l'économie et dans D'autres usages. Toute politique de gestion de l'eau doit reconnaître qu'il s'agit d'un bien économique valorisable dans des usages concurrentiels: ce principe est désormais acquis sur le plan international.

C'est pourquoi améliorer l'«efficacité» de L'irrigation au sens large peut signifier abandonner de l'eau à D'autres secteurs où son usage est de plus grande valeur, même si cela implique parfois de réduire du même coup la valeur de la production agricole. Du moment où la valeur de ces autres usages est prise en compte dans la planification de L'irrigation, améliorer l'efficacité nécessitera en général des mesures au niveau du périmètre irrigué dans son ensemble, et au niveau des exploitations. Ce type de mesures va d'une modification de la conception du système, à une meilleure gestion, en passant par des incitations économiques à un meilleur usage de l'eau. Des améliorations dans ces domaines entraîneront à leur tour une hausse des rendements agricoles par unité d'eau utilisée et/ou une baisse de la quantité d'eau totale utilisée, et peut-être même une réduction du coût de fourniture d'eau et de gestion du système.

Dans la ligne de cette nécessité d'améliorer l'efficacité des systèmes irrigués, la planification de L'irrigation dans la plupart des régions du monde met désormais l'accent sur la gestion de la demande, plutôt que sur l'accroissement des ressources. Comprendre la gestion de L'irrigation comme une composante de la gestion de l'eau au sens large est également un principe reconnu dans le monde entier. Il faut tenir compte de tous les usages de l'eau dans tous les secteurs de l'économie, au niveau du bassin versant ou fluvial, et les plans de développement de L'irrigation doivent être en cohérence avec les cadres globaux des politiques de l'eau. L'approche holistique prend également en compte la qualité et la quantité de l'eau.

Il s'agissait jusqu'ici d'interactions prenant place du côté demande des équilibres en eau. Du coté de l'offre existent également des interactions fondamentales, qui appellent une réflexion globale sur la gestion de l'eau. Les relations physiques concernant l'offre sont complexes et répandues. En préparation des stratégies de gestion de l'eau, il faut évaluer ensemble eau de surface et eau souterraine, parce que l'eau de surface et les aquifères sont fréquemment liés, parfois de façon compliquée. En général, l'eau de surface s'infiltre dans l'aquifère, mais des mouvements dans les deux directions peuvent prendre place avec un cours d'eau souterrain. Utiliser chacune de ces ressources peut affecter l'autre, si bien que des stratégies d'utilisation conjointe doivent être élaborées. Plus généralement, il faut admettre dans les stratégies que l'utilisation de l'eau en une certaine partie d'un bassin ou d'une nappe peut affecter aussi bien la quantité que la qualité de l'eau dans D'autres parties.

L'approche holistique de la gestion de l'eau est rendue nécessaire en partie par la diversité de ses usages et la concurrence qui règne entre eux:

«L'eau procure quatre types d'avantages économiques importants: en tant que matière; en tant qu'agent d'assimilation des déchets; pour sa valeur esthétique et récréative; et en tant qu'habitat pour le poisson et la faune sauvage. Les individus utilisent l'eau-matière pour la boisson, la cuisine et l'hygiène. Les exploitations agricoles, le commerce et l'industrie en font un usage économique dans leurs activités productives. Ces avantages-matière constituent des utilisations privatives de l'eau, en concurrence entre elles au plan de la consommation (par exemple, l'utilisation par une personne ou par un établissement industriel d'une quantité donnée d'eau exclut ou interdit l'utilisation de cette même quantité par d'autres)». Extrait de: FAO, 1993, p. 259, souligné par nous. [La production d'hydroélectricité est un cas particulier, puisqu'elle utilise l'eau sans la consommer, encore qu'elle puisse faire peser certaines contraintes sur d'autres usages.]

On peut ajouter qu'utiliser l'eau comme agent d'assimilation des déchets risque d'empêcher son usage comme matière, et que ces deux usages sont susceptibles de diminuer la disponibilité ou l'utilité de l'eau pour les poissons et les autres animaux, de même qu'à des fins esthétiques ou récréatives.

L'offre d'eau dans un bassin versant génère également des externalités économiques et des implications sociales. Ces relations, ainsi que les liens physiques au sein d'un bassin versant, ont été évoquées par John Dixon et William Easter dans leur démonstration de l'intérêt d'une gestion intégrée:

  1. Le bassin versant est un espace fonctionnel défini par des relations physiques.
  2. Se placer du point de vue du bassin versant est une approche logique pour évaluer les liens biophysiques des activités d'amont et d'aval parce que, au sein du bassin versant, elles sont liées par le cycle hydrologique…
  3. Se placer du point de vue du bassin versant est une approche holistique, qui permet aux planificateurs et aux gestionnaires de prendre en compte de multiples facettes du développement de la ressource.
  4. Les utilisations des terres et autres perturbations en amont entraînent souvent des impacts environnementaux en chaîne, que l'on peut facilement étudier dans le contexte du bassin versant.
  5. Se placer du point de vue du bassin versant possède une forte logique économique. Un grand nombre des externalités liées aux diverses pratiques de gestion des terres sur une exploitation individuelle sont internalisées quand le bassin versant est géré comme une unité.
  6. Le bassin versant fournit un cadre d'analyse des effets des interactions humaines avec l'environnement. Les impacts environnementaux au sein du bassin versant agissent en boucle de rétroaction sur les changements du système social.
  7. L'approche bassin versant peut être intégrée à ou faire partie de programmes incluant la foresterie, la protection des sols, le développement rural et communautaire, ainsi que les systèmes d'exploitation27.

Il existe quelques régions du monde, en particulier en Amérique centrale et en Afrique occidentale ou centrale, où l'eau est encore abondante par rapport à la demande et où la concurrence pour l'eau entre secteurs ne se manifestera pas avant plusieurs décennies. Il se peut que, dans ces cas précis, la mobilisation de nouvelles ressources pour L'irrigation demeure prioritaire, mais L'expérience a montré que les modes de gestion jouent souvent un rôle déterminant dans l'aptitude des systèmes irrigués à augmenter les revenus de la population rurale. C'est pourquoi, aussi bien dans les zones où l'eau est rare que dans celles où elle abonde, l'amélioration de la gestion de L'irrigation au sens large, du bassin versant à l'exploitation, en passant par les performances des services publics et le rôle des groupes d'utilisateurs et des associations au niveau des communautés, constitue une préoccupation opérationnelle primordiale.

Pour transformer ces objectifs généraux en actions concrètes, il faut définir pour le secteur de L'irrigation les huit sous-objectifs opérationnels suivants, qui prennent en compte aussi bien les besoins des usagers que les contraintes financières et institutionnelles:

  1. améliorer l'efficacité de la planification holistique de L'irrigation;
  2. rendre L'irrigation plus productive pour ses utilisateurs, C'est-à-dire augmenter le rendement économique par unité d'eau utilisée;
  3. améliorer l'accès à L'irrigation des femmes et des familles exploitantes pauvres;
  4. réduire les besoins physiques en eau par unité de produit agricole;
  5. réduire le coût total de fourniture de L'irrigation;
  6. réduire son coût pour le budget de l'Etat;
  7. accroître la durabilité environnementale de L'irrigation;
  8. accroître la durabilité institutionnelle des réseaux d'irrigation.

Les moyens d'atteindre ces objectifs sont divers et comprennent: administration directe des redevances d'eau et allocation de L'irrigation au niveau du système; gestion des allocations d'eau, de la qualité et des redevances par des autorités de bassin versant ou fluvial; développement des capacités propres des utilisateurs et des gestionnaires; implication des parties concernées dans la conception du système d'irrigation et dans les décisions d'exploitation du réseau; décentralisation des organismes publics de gestion de l'eau; codification des droits d'eau et établissement du cadre réglementaire; développement de marchés des droits d'eau; gestion conjointe des bassins transfrontaliers; et investissement public dans les infrastructures de mobilisation et de transport de l'eau.

Le choix des moyens dépend des principaux problèmes d'eau auxquels le pays est confronté et de son environnement socio-économique, politique et géographique. Comme on le verra plus loin, en général, les modes de gestion plus participatifs obtiennent de meilleurs résultats28.

6.3 PLANIFICATION STRATÉGIQUE DE L'irrigation DANS LE CADRE DE LA GESTION DES RESSOURCES EN EAU

Comme le suggèrent les remarques qui précèdent, L'irrigation est un secteur dans lequel il convient impérativement d'élaborer une stratégie globale avant de passer à des investissements importants ou à des programmes d'amélioration de l'efficacité. Comme l'a exprimé la FAO, «L'eau et l'hydraulique font de plus en plus l'objet de politiques et de moins en moins de simples projets; cette tendance devrait se poursuivre, voire s'accentuer»29. Cet impératif a été souligné dans de nombreux contextes, et s'applique à la gestion des bassins versants aussi bien qu'à celle des réseaux d'irrigation. Pour l'Afrique, il a été formulé comme suit:

Une approche systémique basée sur le bassin fluvial ou le bassin versant facilite le développement des ressources en eau dans un cadre intégré multisectoriel prenant en compte l'économie politique. Cette approche requiert que les pays souverains et les usagers de l'eau mènent une réflexion holistique et prennent des mesures locales et sectorielles en cohérence avec les objectifs de développement à long terme. Elle va dans le sens d'une évaluation plus objective des ressources en eau et d'une meilleure compréhension des interconnexions et des interdépendances entre les divers composants des écosystèmes, tels que terres, eau et forêts. L'utilisation des terres et les changements de leurs modes d'utilisation, la déforestation, la dégradation de la végétation, l'érosion du sol, la baisse du débit des cours d'eau, le changement climatique et les programmes de développement sont en interrelation et ont un impact sur l'usage de l'eau. Une approche systémique facilite également la compréhension des interactions entre secteurs économiques, tels que agriculture, industrie, énergie et [commerce], ainsi que le rôle des divers intéressés (agriculteurs, collectivités locales et utilisateurs domestiques). Ce type d'approche donne en outre une perspective régionale qui transcende les frontières politiques30.

Cependant, une approche plus systémique ne signifie pas une plus grande centralisation des décisions ni un contrôle accru du gouvernement sur les ressources en eau. Elle nécessite un partenariat large dans lequel tous les intéressés, du secteur public aux agriculteurs, en passant par les collectivités locales et le secteur privé, participent à la gestion des ressources en eau (ibid.)

Pour le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord:

Il faut des politiques nationales de l'eau clairement exprimées, et des plans de gestion des ressources en eau, soutenus par des plans régionaux et de bassins appropriés, en cohérence avec ces politiques. Il convient d'évaluer systématiquement plusieurs stratégies alternatives de développement de l'eau, prenant en compte pleinement l'équilibre entre pratiques et mesures de gestion de l'offre et de la demande31.

Et au niveau mondial, les rôles du secteur public et des stratégies nationales ont été résumés comme suit:

Les rôles premiers du secteur public sont: de définir et mettre en œuvre une stratégie de gestion des ressources en eau; de fournir un cadre législatif, réglementaire et administratif approprié; de guider l'allocation intersectorielle et de développer les ressources en eau du domaine public. Les investissements, les politiques et les réglementations appliqués à une partie d'un bassin fluvial ou à un secteur affectent les activités de l'ensemble du bassin. C'est pourquoi ces décisions doivent être formulées dans le contexte d'une stratégie large à long terme, incorporant des hypothèses sur les actions et réactions de tous les participants à la gestion de l'eau, et tenant compte des écosystèmes et des structures socio-économiques du bassin fluvial32.

La FAO a souligné le besoin d'une coordination interinstitutionnelle pour parvenir à une planification stratégique efficace:

Il importe, en raison du caractère spécial de l'eau en tant que ressource unitaire, d'adopter une approche mieux intégrée et plus large dans les politiques et les questions touchant au secteur de l'eau… L'usage de l'eau dans un segment du système modifie la base de ressources et a une incidence sur les usagers d'autres segments… Les pouvoirs publics ont en général tendance à organiser et à administrer séparément les diverses activités du secteur de l'eau: tel service est responsable de l'irrigation; tel autre administre l'adduction d'eau potable et les réseaux d'égout; un troisième gère les activités liées à la production hydroélectrique; un quatrième supervise le transport fluvial; un autre le contrôle de la qualité de l'eau; un autre encore décide des politiques d'environnement; et ainsi de suite.
Cette fragmentation bureaucratique conduit à prendre des décisions sans coordination, les responsabilités des différents organismes intervenant étant dissociées les unes des autres. Trop souvent, les planificateurs décident de mettre en valeur une même ressource en eau pour des usages différents et concurrents…. pour traiter convenablement des questions liées à l'eau, il faut dépasser les démarches fragmentaires, projet par projet, ministère par ministère et région par région33.

Les défis institutionnels posés par une meilleure gestion de l'eau ont été exprimés sans détours par le gouvernement du Yémen dans sa stratégie visant à traiter la diminution rapide des eaux souterraines dans le bassin de la capitale, Sana'a:

Le plan d'action comprend diverses mesures institutionnelles, physiques, techniques et financières qu'il conviendra d'appliquer afin de ralentir l'appauvrissement de l'aquifère…. Il est fondamental d'établir un cadre institutionnel adéquat pour la planification et la gestion du secteur de l'eau… La configuration institutionnelle existante est fragmentée et incapable de traiter les problèmes auxquels le bassin de Sana'a est confronté… La législation sur l'eau visant à contrôler l'extraction non réglementée attend l'approbation du gouvernement… [et] devrait… être mise en œuvre avec la plus grande diligence… Du fait de leur diversité, les mesures de politique seront difficiles à mettre en œuvre… Leur mise en œuvre nécessitera des efforts héroïques de la part du gouvernement et de la population du bassin de Sana'a… L'innovation technologique est nécessaire mais pas suffisante pour atteindre les objectifs du plan: il s'agira d'un effort conjoint avec les agriculteurs et leur coopération est essentielle à sa réussite. Au final, certaines des mesures proposées auront des répercussions sur la vie de chaque famille rurale de la zone cible. La diffusion rapide et efficace des informations dans la population rurale sera particulièrement difficile. Les problèmes d'isolement des villages, d'analphabétisme, de manque de moyens de communication de masse et de déficit ou de manque de personnel qualifié contribuent à augmenter l'ampleur de la tâche. (Extrait de: Gouvernement de la République du Yémen, Haut conseil de l'eau, Water Resources Management Options in Sana'a Basin, Rapport final, volume IX, Sana'a, juillet 1992, pages 53–55).

La planification stratégique du secteur de l'eau doit également tenir compte de considérations macroéconomiques:

Pour améliorer la gestion des ressources en eau, il faut d'abord reconnaître de quelle manière le secteur de l'eau dans son ensemble est lié à l'économie nationale. Il importe également de comprendre comment des instruments différents de politique économique peuvent influencer l'usage de l'eau dans différents secteurs économiques, ainsi qu'aux échelons local, régional et national, et au niveau des ménages, des exploitations agricoles et des entreprises industrielles. Trop longtemps, de nombreux gestionnaires de l'eau n'ont pas su reconnaître que les politiques macro-économiques et celles concernant des secteurs autres que l'eau peuvent influencer de façon stratégique l'allocation de cette ressource… La stratégie globale de développement d'un pays, et l'application faite des politiques macro-économiques - y compris en matière de fiscalité, de monnaie et de commerce - influent directement et indirectement sur la demande et sur l'investissement dans les activités liées à l'eau. L'exemple le plus évident est celui des dépenses de l'État… en matière d'irrigation, de maîtrise des crues ou de construction de barrages.
Un autre exemple, moins évident, est celui du commerce et des politiques de change visant à promouvoir les exportations pour accroître les recettes en devises. Par exemple, sous l'effet d'une dévaluation de la monnaie, les exportations de denrées agricoles de grande valeur et à forte consommation d'eau peuvent s'accroître. Si une nouvelle politique intervient pour réduire les taxes d'exportation, les agriculteurs seront d'autant plus incités à investir dans les cultures d'exportation, et donc dans les ouvrages d'irrigation qu'elles requièrent…34

Les problèmes à affronter et à résoudre dans le cadre de la planification à long terme de L'irrigation relèvent des trois catégories suivantes:

  1. problèmes stratégiques, y compris les politiques macroéconomiques et les questions élémentaires concernant l'extension de L'irrigation à la lumière des autres besoins en eau et des externalités de L'irrigation (questions relatives au développement des périmètres irrigués);
  2. problèmes de politiques sectorielles, afin de créer un environnement favorable grâce à des cadres législatifs, des réglementations et des régimes de mesures économiques incitatives et dissuasives;
  3. problèmes institutionnels et de processus, relatifs au renforcement des institutions gouvernementales et privées impliquées dans la gestion de l'eau et à la promotion de la participation des usagers de l'eau et des communautés à la prise de décision.

Ces trois catégories de problèmes sont passées en revue dans les sections 6.4 à 6.6, respectivement. Une étude de la Banque mondiale consacrée à L'un de ses projets d'irrigation au Soudan met bien en lumière certains des risques que présente la mise en œuvre de projets sans formulation préalable d'une stratégie globale de l'eau prenant en compte les liens intersectoriels et les répercussions sociales:

Le Projet d'irrigation de Roseires… n'a pas répondu aux attentes que laissait espérer son évaluation. Seuls 184 000 ha [contre 489 000 prévus] ont effectivement été équipés d'une infrastructure d'irrigation… et le taux de rentabilité n'a atteint que 9%. Le barrage a été construit prématurément parce que l'évaluation avait surestimé le besoin en eau stockée. L'évaluation n'a pas non plus accordé une attention suffisante à la planification des investissements pour développer l'agriculture. La rentabilité aurait pu être meilleure si le projet avait fait partie d'un plan global d'utilisation des ressources en eau du Nil, qui aurait pu faciliter la coordination et l'optimisation de L'irrigation, de l'agriculture et du développement de l'électricité… Aucune préoccupation n'a été exprimée quant aux problèmes potentiels de durabilité des rendements liés à un possible déclin de la fertilité du sol où à l'avenir des populations nomades vivant dans la zone proposée pour la retenue… il n'est pas fait mention des problèmes que risquait de poser l'adaptation des nomades ou D'autres populations à leur nouvel environnement35.

D'un autre côté, il ne faut pas sous-estimer la complexité de la préparation d'une stratégie de l'eau solide et utile. Concernant le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, la Banque mondiale a observé que, en général, la planification à long terme des ressources aux niveaux de la région et du bassin laisse à désirer, ainsi que leur intégration à des plans nationaux et des stratégies à long terme d'utilisation des ressources. Les raisons de cette situation incluent des buts et objectifs ambigus, d'inadéquates données techniques sur les ressources, le manque de moyens financiers et de personnel convenablement qualifié pour planifier la gestion des ressources, enfin l'absence d'un engagement convaincant au niveau politique envers une meilleure gestion de cette ressource vitale qu'est l'eau. En outre, les mécanismes de participation à la formulation des stratégies sont en général déficients, ce qui affaiblit encore la volonté politique de chercher de meilleures solutions, et la capacité de les appliquer36.

Pour l'essentiel, des observations identiques s'appliquent à D'autres régions du monde. Néanmoins, le processus participatif de modification des politiques de gestion de l'eau en Andhra Pradesh constitue un exemple encourageant: un processus de large consultation de la population a été mis en place pour identifier les problèmes et les directions possibles d'une solution. Le résultat de la consultation a convaincu les responsables qu'il fallait apporter des changements structurels radicaux à l'ensemble du système de gestion de L'irrigation. La stratégie de changement a émergé de cette consultation et a été mise en oeuvre à grande échelle37.

Comme indiqué plus haut, en termes stratégiques globaux, il faut, dans la plupart des cas, mettre l'accent, non plus sur l'augmentation de l'offre d'irrigation, mais sur la gestion de la demande, ce pour quoi la participation des utilisateurs constitue un moyen efficace. Comme le disent Sharma et al. pour l'Afrique:

Les responsables doivent se concentrer davantage sur la gestion de la demande et la modification des comportements par le recours à des mesures incitatives, à des réglementations et à l'éducation. Ils doivent également se préoccuper de réaffecter l'offre existante à des usages plus valorisants, lutter contre le gaspillage, promouvoir des technologies de conservation et d'économie de l'eau et faciliter un accès plus équitable à la ressource38.

Des observations similaires ont été émises pour l'Amérique latine, dans le sens où les modes de gestion de l'eau doivent être modifiés radicalement. Au lieu de continuer à financer des projets visant à augmenter l'offre en eau, la Banque interaméricaine de développement (BID) a proposé que les décisions d'investissement soient prises dans un contexte large tenant compte de la valeur sociale, économique et environnementale de cette ressource. De plus, la BID considère que les programmes d'investissement dans le secteur de l'eau doivent être décidés de façon participative et soutenus par des politiques et lois appropriées. Une attention particulière doit être portée à créer et renforcer des institutions propres à une gestion intégrée de la ressource, qui font largement défaut39.

Bien qu'il faille donc changer l'ordre des priorités, les occasions fructueuses de développer les disponibilités en eau ne doivent pas être négligées. Mais dans le futur, cela prendra des formes plus variées que la simple construction de nouvelles infrastructures. On pourra moderniser celles existantes, améliorer les institutions gestionnaires et leur compétence, prendre des mesures assurant une distribution de l'eau plus efficiente, et réduire les coûts d'exploitation des réseaux40.

6.4 PROBLÈMES STRATÉGIQUES POSÉS PAR LE DÉVELOPPEMENT DE L'irrigation

6.4.1 Politiques nationales de développement agricole

L'existence d'un cadre de politique économique nationale propice à la croissance agricole constitue une condition préalable à tout programme de développement de L'irrigation. Le chapitre 4 étudie les outils de politique susceptibles de jouer un rôle dans un cadre de ce type. Quels que soient les instruments choisis, il est essentiel que les politiques conduisent, au niveau de l'exploitation, à des prix incitatifs à la croissance agricole. Moris et Thom conseillent d'éviter d'entreprendre des projets d'irrigation «lorsque les politiques de prix agricoles sont dissuasives, les dispositifs de commercialisation inefficaces et les coûts de transport élevés ou lorsque que les matériels agricoles requis ne sont pas disponibles»41.

La puissante influence des politiques macroéconomiques sur l'usage de l'eau est illustrée par une étude du cas du Yémen (R. D. Norton, Economic Policies for Water Management in Yemen, Discussion Paper №11, Yemen Water Strategy, Multi-Donor Group on Yemen Water, Banque mondiale, PNUD et Gouvernement des Pays-Bas, Washington D.C., Etats-Unis d'Amérique, décembre 1995.) Les aquifères les plus importants de ce pays pauvre en eau sont surexploités, avec pour conséquence une baisse rapide des nappes phréatiques. Il est urgent d'encourager la conservation de l'eau et, à la limite, d'aller jusqu'à favoriser l'agriculture pluviale plutôt que la culture irriguée par forages. Néanmoins, la totalité des 20 instruments de politique examinés dans L'étude incitait en fin de compte à un usage excessif de l'eau.

Bien que le taux de change ne constitue pas un facteur significatif dans le cas du Yémen, du moins à l'époque de cette étude, il peut s'avérer être, dans certains cas, le facteur le plus important pour déterminer l'intérêt d'investir dans L'irrigation. La rentabilité des cultures est L'un des critères les plus fondamentaux pour décider de l'extension d'un réseau d'irrigation, et l'analyse du chapitre 4 a montré que celle-ci dépend de façon décisive de la politique de taux de change. Ce facteur est tellement important que, en règle générale, on peut dire qu'il ne faut pas investir dans L'irrigation si le taux de change est sensiblement surévalué. Les politiques commerciales biaisées en faveur du secteur industriel peuvent aussi saper la rentabilité des investissements d'irrigation.

Les conséquences pour L'irrigation de politiques des prix agricoles défavorables comportent, non seulement des revenus moindres pour les agriculteurs, et donc une moindre rentabilité du projet, mais aussi leur incapacité à contribuer aux dépenses d'entretien du périmètre, d'où maintenance inadéquate, aggravation de la détérioration physique, et même abandon partiel ou total des réseaux à mesure que le sol s'appauvrit et que les agriculteurs trouvent ailleurs des alternatives plus rémunératrices. Il devient plus difficile de stopper les conséquences environnementales négatives. Le rendement économique net de l'eau tombe en dessous du niveau que l'on peut atteindre dans des conditions plus favorables, lequel est déjà faible par rapport aux normes D'autres secteurs usagers de l'eau. C'est pourquoi, d'un point de vue national, développer L'irrigation dans un cadre politique défavorable à l'agriculture entraîne le gaspillage de l'eau et des capitaux investis dans les réseaux, la dégradation de l'environnement et l'incapacité à améliorer suffisamment le niveau de vie des agriculteurs.

Les autres ingrédients essentiels d'une politique nationale de développement agricole comprennent un régime foncier convenable, un transfert efficace des technologies agricoles et des institutions financières rurales performantes. Comme l'ont résumé Moris et Thom, L'irrigation ne rapporte pas sans sécurité de la tenure, sans prix attractifs des produits agricoles, sans disponibilité d'intrants et de crédit, et sans fiabilité des ressources en eau42.

6.4.2 Politique intersectorielle de l'eau

Il faut élaborer la politique d'irrigation dans le contexte d'une politique nationale et intersectorielle de l'eau. Les éléments d'une telle politique sont, par exemple, des plans de construction et d'exploitation d'installations hydrauliques multisectorielles, la définition d'un cadre législatif et réglementaire pour les droits d'eau, des procédures de surveillance de l'usage de l'eau et de résolution des différends, des cadres incitatifs, la définition du rôle du secteur privé dans la distribution et la gestion de l'eau, ainsi que des réglementations environnementales et des dispositions de contrôle des crues, entre autres.

L'une des exigences élémentaires d'une politique de l'eau nationale, et donc d'une stratégie d'irrigation, est l'évaluation des ressources en eau du pays. Avant de se lancer dans la conception de projets d'irrigation, il convient de décider s'il faut, et jusqu'où, augmenter l'offre en eau d'irrigation et, dans l'affirmative, dans quelle mesure, à la lumière des projections de bilans en eau par bassin versant et dans l'ensemble du pays. C'est seulement ensuite que l'on peut s'attaquer à l'étude des modalités techniques, économiques et institutionnelles qui assureront la viabilité de périmètres irrigués supplémentaires.

L'évaluation de l'eau doit prendre en compte toutes les sources d'eau, bien sûr les eaux souterraines et de surface, mais aussi les sources non traditionnelles telles que l'eau dessalée ou les eaux usées recyclées, ainsi que tous les usages de l'eau, existants et projetés. En cas d'usages concurrents, il convient d'estimer la valeur économique de l'eau pour chaque type d'usage et les possibilités d'économie de l'eau dans ceux existants. L'évaluation doit également estimer la capacité d'assimilation des déchets des réseaux hydrauliques en fonction des volumes probables de déchets qui seront rejetés dans l'eau douce, de même que les coûts économiques et les risques sanitaires liés à la mauvaise qualité de l'eau. Outre le rejet direct des déchets, la pollution de l'eau est imputable dans une très large mesure à l'infiltration des déchets des fosses de décantation et des décharges, ainsi qu'au ruissellement des produits de traitement chimiques agricoles. l'eau souterraine est particulièrement vulnérable à ce type de pollution, parce que les mécanismes naturels d'épuration sont pratiquement inexistants et les polluants ne disparaissent, au mieux, que très lentement. Les aquifères côtiers soumis à pompage sont aussi gravement exposés à l'infiltration d'eau salée. Les rivières sont également vulnérables parce que leur pollution accroît les coûts d'utilisation pour les usagers en aval, et la pollution peut les rendre tout à fait impropre à certains usages. En outre, les polluants acheminés par les fleuves parviennent souvent dans des lacs, des estuaires ou des fonds marins côtiers, où ils créent D'autres problèmes.

La Banque mondiale a plaidé en ces termes pour une évaluation des ressources en eau:

Les options spécifiques d'investissement et de développement doivent tenir compte des relations entre les différentes sources d'eau. Les ressources en eaux de surface et souterraine étant physiquement liées, leur gestion et leur développement doivent l'être également. Au sein des bassins fluviaux ou des nappes phréatiques, il faut intégrer les activités de gestion du sol et de l'eau, ainsi que les problèmes de quantité et de qualité, afin que les liens entre amont et aval soient reconnus et que les activités menées dans une partie du bassin fluvial tiennent compte de leur impact sur D'autres parties. Les investissements en infrastructure risquent de déplacer des personnes et de perturber des écosystèmes. L'évaluation des ressources en eau doit tenir compte de ces conséquences transversales43.

Certaines évaluations des ressources en eau doivent comprendre les possibilités d'accès à l'eau toute l'année par le recours à la construction de barrages. L'histoire des barrages remonte à aussi loin que celle des grands réseaux d'irrigation et, entre 1950 et la fin des années 1980, environ 35 000 d'entre eux ont été construits dans le monde44. Cependant, du fait de la prise de conscience des problèmes environnementaux et sociaux difficiles souvent liés aux grands barrages, une concertation internationale est actuellement en train d'élaborer de nouvelles procédures de planification et de nouveaux critères d'évaluation pour ce type d'ouvrages. On trouvera, dans le document UICN-Banque mondiale en référence consacré à ce sujet, et en particulier dans les pages 4 à 13, 19 à 20 et les annexes A1 et A2, une formulation préliminaire des problèmes de planification et des critères d'évaluation. L'acceptation des futurs projets de construction de barrages sera assujettie à des critères plus stricts, mais les projets dont la conception en tiendra effectivement compte pourront être menés à bien. Il est important que les concepteurs de barrages se tiennent au courant de la réflexion en cours à ce sujet sur le plan international.

Lorsque l'eau est rare, son évaluation doit étudier les possibilités offertes par le recyclage des eaux usées traitées et le dessalement de l'eau de mer. Dans le cas du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, on a conclu que la réutilisation des eaux usées peut à la fois compléter les ressources en eau et présenter des avantages environnementaux importants, pourvu qu'elle soit soigneusement contrôlée. Des zones importantes irriguées par les eaux usées existent déjà dans plusieurs pays comme Israël, la Jordanie et l'Arabie Saoudite45. Dans l'hémisphère nord, le Mexique est L'un des champions de l'irrigation par les eaux usées traitées des terres de son plateau central, une région où la concurrence pour l'eau est particulièrement sévère. Des soucis subsistent quant à la qualité des eaux recyclées, et la recherche étudie des moyens efficaces de l'améliorer. Au Burkina Faso, on a montré qu'en faisant croître des laitues d'eau (Pistia stratiotes) dans des étangs d'eau recyclée, celle-ci était assainie au point de pouvoir irriguer des jardins de marché46.

Une évaluation exhaustive des ressources en eau indiquera, entre autre, les possibilités de développement de nouvelles ressources en eau et leur coût approximatif, les tendances de la demande, les possibilités de conservation de l'eau dans chaque type d'usage et les options d'amélioration de l'efficacité des réseaux d'irrigation existants, les tendances de la qualité de l'eau et les catégories de mesures requises pour maintenir une qualité acceptable, ainsi que l'orientation et l'ampleur probables des transferts d'eau intersectoriels dans l'avenir. Elle devra également identifier les contraintes agronomiques qui pèsent sur L'irrigation, les problèmes environnementaux autres que la qualité de l'eau (appauvrissement des sols, dégradation des habitats naturels, par exemple) et les problèmes sociaux éventuellement liés au développement et à la qualité de l'eau (par exemple: préoccupations sanitaires, déplacement de populations du fait de la construction d'un barrage et de l'ouverture de nouveaux périmètres irrigués). C'est uniquement dans un cadre de ce type que la planification de L'irrigation doit prendre forme.

Compte tenu de l'importance croissante des politiques de gestion de l'eau, la FAO a avancé qu'il fallait compléter l'évaluation des ressources en eau par une étude de la politique de l'eau. Elle estime que ce type d'étude doit avoir lieu en cas de problèmes tels que les difficultés à équilibrer l'offre et la demande, les déficiences dans les services de distribution d'eau, la dégradation de la qualité de l'eau, les graves inefficacités dans les réseaux hydrauliques (y compris d'irrigation), les déficits financiers du secteur de l'eau, les dysfonctionnements des organismes chargés de la gestion de l'eau et les symptômes de conflits entre usagers de l'eau47. Les consignes d'élaboration de ce type d'étude sont fournies dans la publication de la FAO (1995).

1 L'auteur remercie vivement Fernando Pizarro de la FAO pour ses commentaires détaillés et utiles sur ce chapitre, et Alvaro Balcazar de L'université Nationale de Colombie pour une précieuse discussion de plusieurs de ses thèmes.

2 Pour un résumé à la fois clair et relativement approfondi des débuts de l'irrigation, lire The Age of God Kings, Time-Life Books, Arlington, Virginie, 1987.

3 FAO, Problématique des ressources en eau et agriculture, dans: La situation mondiale de l'alimentation et de l'agriculture 1993, Rome, 1993, p. 233, à partir de données émanant de l'Institut international d'irrigation (IIMI).

4 Banque mondiale, A Strategy for Managing Water in the Middle East and North Africa, Washington, D.C., 1994, p. 69, à partir d'estimations émanant de l'Institut mondial pour les ressources et de la Banque mondiale.

5 Banque mondiale, World Development Report 1992, Washington, D.C., 1992, p. 100, à partir de données émanant de l'Institut mondial pour les ressources.

6 FAO, 1993, p. 238. Ces chiffres comprennent les écoulements de cours d'eau en provenance D'autres pays, dont certains ne constituent peut-être pas des sources fiables pour l'avenir.

7 FAO, Réformer les politiques dans le domaine des ressources en eau, Bulletin FAO d'irrigation et de drainage № 52, Rome, 1995, p. 7.

8 Banque interaméricaine de développement, Nuevas Corrientes en Manejo de Aguas, BID, août 1997, p. 4.

9 Ruth S. Meinzen-Dick et Mark W. Rosegrant, Managing Water Supply and Demand in Southern Africa, chapitre 7, dans: Lawrence Haddad, éd., Achieving Food Security in Southern Africa: New Challenges, New Opportunities, Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington D.C., 1997, p. 204 et Banque mondiale, 1994, op. cit., p. 69.

10 FAO, 1993, p. 237.

11 J. R. Moris et D. J. Thom, Irrigation Development in Africa, Westview Press, Boulder, Colorado, 1991, p. 579.

12 E. B. Rice, Paddy Irrigation and Water Management in Southeast Asia, A World Bank Operations Evaluation Study, Banque mondiale, Washington, D.C., 1997, p. 52.

13 FAO, 1993, p. 233.

14 IIMI, The State of Irrigated Agriculture, dans: 25 Years of Improvement, sur le site Web Banque mondiale/CGIAR, 1998 [www.worldbank.org/cgiar].

15 Luis E. Garcia, Integrated Water Resource Management in Latin America and the Caribbean, Sustainable Development Department, Environment Division, Banque interaméricaine de développement, Étude technique №ENV-123, Washington, D.C., décembre 1998, p. 8.

16 Adrian O. Hutchens, Irrigation Management and Transfer Issues in Turkmenistan, préparé pour la Central Asia Mission, Agence des États-Unis pour le développement international, USAID, avril–mai 1999, pages 8–10.

17 Sam Johnson, Economics of Water Users Associations: The Case of Maktaral Region, Southern Kazakhstan, préparé pour la Central Asia Mission, Agence des États-Unis pour le développement international, novembre 1998, p. 4.

18 Keith Oblitas et J. Raymond Peter, Transferring Irrigation Management to Farmers in Andhra Pradesh, India, Bulletin technique Banque mondiale № 449, Banque mondiale, Washington, D.C., 1999, pages 5–6.

19 W. M. Adams, How Beautiful Is Small? Scale, Control and Success in Kenyan Irrigation, World Development, volume 18, № 10, octobre 1990, pages 1317–1318.

20 FAO, 1993, p. 233, en partie sur la base d'estimations émanant de l'Institut international d'irrigation.

21Op. cit., pages 294–295.

22 Narendra P. Sharma et al., African Water Resources: Challenges and Opportunities for Sustainable Development, Bulletin technique Banque mondiale № 331, Banque mondiale, Washington, D.C., 1996, pages 47–48.

23 d'un autre côté, L'irrigation engendre des externalités importantes: Elle peut améliorer approvisionnement en eau et hygiène en milieu rural, en permettant aux populations des campagnes d'accéder facilement à l'eau pour leurs besoins domestiques. Cela profite en particulier aux femmes qui, très généralement, ont à charge la tâche pénible d'aller chercher l'eau pour la famille, souvent à longue distance. (Extrait de: Institut international d'irrigation, 1998)

24MENA/MED Water Initiative, Proceedings of the Regional Workshop on Sustainable Groundwater Management in the Middle East and North Africa, Summary Report, Sana'a, 25–28 juin 2000, manifestation accueillie par le National Water Resource Authority, République du Yémen, et co-parrainé par la Swiss Development Cooperation et la Banque mondiale, p. 4.

25 Jacob J. Burke et Marcus H. Moench, Groundwater and Society: Resources, Tensions and Opportunities, Département des Affaires économiques et sociales des Nations Unies et Institute for Social and Economic Transtion, New York, 2000, p. 11.

26 Programme international pour la recherche et la technologie en irrigation et drainage (IPTRID), Poverty Reduction and Irrigated Agriculture, Issues Paper №1, FAO, Rome, 1999, pages 7 et 15–16.

27 John A. Dixon et K. William Easter, Integrated Watershed Management: An Approach to Resource Management, chapitre 1 dans: K. W. Easter, J. A. Dixon et M. Hufschmidt, Water Resources Management, Westview Press, Boulder, Colorado, 1986, p. 6 [souligné dans l'original].

28 Luis E. García, 1998, pages 39–46.

29 FAO, 1993, p. 296 [souligné dans l'original].

30 N. P. Sharma, et al., 1996, p. 61.

31 Banque mondiale, 1994, p. 53.

32 Banque mondiale, Water Resources Management, Document d'orientation de la Banque mondiale, Washington, D.C., 1993, pages 40–41.

33 FAO, 1993, pages 248–250.

34Op. cit., p. 253.

35 Operations Evaluation Department, Banque mondiale, Renewable Resource Management in Agriculture, A World Bank Operations Evaluation Study, Washington, D.C., 1989, p. 166. À noter que, de manière générale, le Soudan possède quelques uns des projets d'irrigation les plus réussis d'Afrique.

36 Banque mondiale, 1994, pages 24–25.

37 Oblitas et Peter, 1999, p. 10.

38 N. P. Sharma, et al., 1996, pages xix-xx.

39 Banque interaméricaine de développement, 1997, p. 4 [traduction].

40 N. P. Sharma, et al., 1996, p. xx.

41 J. R. Moris et D. J. Thom, 1991, p. 33.

42Op. cit., p. 42.

43 Banque mondiale, 1993, p. 42.

44 Tony Dorcey, Achim Steiner, Michael Acreman et Brett Orlando, Large Dams: Learning from the Past, Looking at the Future, UICN-Union mondiale pour la nature et la Banque mondiale, 1997, p. 4.

45 Banque mondiale, 1994, p. 28.

46 D. Kone, Epuration des eaux usées par lagunage à microphytes et à macrophytes en Afrique de l'Ouest et du Centre – état des lieux, performances épuratoires et critères de dimensionnement, Thèse de doctorat, Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne, № 2653, Lausanne, Suisse, 2002 (référence fournie par International Network on Participatory Irrigation Management (INPIM)).

47 FAO, 1995, pages 12 à 15.


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