L'agriculture dispose de deux moyens pour augmenter sa production: étendre les superficies cultivées et améliorer le rendement des cultures. Si l'on entend par développement agricole augmentation du revenu des activités d'exploitation pour les familles rurales, il faut y ajouter un troisième moyen: passer à des cultures à plus forte valeur. Il n'existe pas d'autres possibilités.
Depuis des décennies, on sait que les possibilités d'expansion des terres cultivées diminuent régulièrement, sur toute la planète. Facteur de déforestation et d'érosion des pentes, cette approche aggrave les risques de dégradation de l'environnement dans de nombreuses régions du monde. C'est pourquoi les seules options viables qui demeurent sont l'augmentation des rendements et le changement de la composition des produits. Cependant, si passer à des cultures et à des produits de l'élevage à plus forte valeur constitue une stratégie saine du point de vue des agriculteurs, cela n'accroît pas les disponibilités alimentaires globales. Pour ce faire, il n'y a pas le choix: il faut augmenter les rendements. Et pour de nombreux agriculteurs pauvres sans accès adéquat à des marchés diversifiés ou dans l'impossibilité de satisfaire aux autres exigences qui leur permettraient de passer à des cultures à plus forte valeur, l'augmentation des rendements constitue également la seule manière d'augmenter leurs revenus.
L'accroissement de la productivité agricole est d'autant plus urgent que la majorité des pauvres du monde en développement vit dans des régions rurales, et que la productivité du secteur est réellement en déclin dans de nombreux pays à bas revenu. Dina Umali-Deininger a exposé ce problème dans les termes suivants:
La croissance démographique galopante a déclenché une demande alimentaire de plus en plus forte, alors que la capacité de production de cultures vivrières de nombreuses nations est de plus en plus restreinte par la raréfaction des opportunités de mise en production de nouvelles terres et par le déclin de la productivité des zones surexploitées, due à la dégradation des ressources naturelles. Dans le même temps, la grande majorité des pauvres continue de dépendre de l'agriculture pour assurer sa subsistance. 75% des 720 millions de pauvres recensés par la Banque mondiale vivent dans des régions rurales. Augmenter le revenu des agriculteurs grâce à une amélioration de la productivité constitue donc un élément important des stratégies de développement agricole et de lutte contre la pauvreté2.
Le recours à l'irrigation peut améliorer les rendements de manière spectaculaire. L'adoption de l'irrigation nécessite de former les agriculteurs et de leur fournir des services de vulgarisation pendant une longue période, mais elle peut entraîner une augmentation substantielle des rendements sans intervention de la recherche agricole. Pourtant, dans la plupart des régions du monde, les possibilités d'expansion des périmètres irrigués sont elles aussi limitées et, de fait, un grand nombre de ceux qui existent déjà souffre de salinisation, d'engorgement et d'autres problèmes qui nuisent à la productivité (voir le chapitre 6). C'est pourquoi, s'il faut tout faire pour mieux gérer l'irrigation et en étendre les périmètres lorsque cela est possible, il est impossible de ne compter que sur elle pour assurer la base physique des augmentations de production agricole dont le monde aura tant besoin dans l'avenir. Relever ce lourd défi revient principalement aux systèmes de développement et de transfert de technologies agricoles améliorées, autrement dit, à la recherche et à la vulgarisation agricoles. Il repose aussi sur les systèmes d'éducation des familles exploitantes; certains observateurs avancent même que l'éducation est le facteur primordial de l'amélioration de la productivité.
Le déclin de la productivité évoqué par Umali-Deininger n'est pas un phénomène isolé. Lilyan Fulginiti et Richard Perrin ont passé en revue les études consacrées à l'évolution de la productivité agricole dans plusieurs pays et effectué leurs propres estimations à l'aide d'autres approches méthodologiques. Ils observent que tous les pays développés ont vu leur productivité agricole augmenter, tandis que la plupart des pays à bas revenu ont vu la leur décroître, même lorsqu'ils ont largement adopté les variétés de blé et de riz issues de la révolution verte3. Ils se sont demandés ensuite si des problèmes de mesures n'auraient pas faussé les résultats. Sur la base de leur propre analyse des données, ils ont conclu que le déclin de productivité est réel, et que les politiques de prix agricoles défavorables peuvent en être une cause majeure:
Le résultat le plus important… est que la productivité agricole de ces [dix-huit] pays semble avoir reculé de 1 à 2% en moyenne, un résultat robuste à l'égard des techniques de mesure. Ce résultat ne s'observe pas de manière uniforme dans tous les pays. Le Chili et la Colombie montrent régulièrement des gains de productivité, quelle que soit la méthode employée. Le Ghana, la Côte d'Ivoire, la Zambie, le Pakistan, la Thaïlande et la Corée affichent des pertes de productivité avec les trois méthodes. Nous en concluons que le phénomène de tendance négative de la productivité signalé par les études précédentes n'était pas le produit des méthodes d'analyse utilisées, puisque leurs résultats généraux sont confortés par diverses méthodes. Cependant, la diversité des performances des différents pays permet de découvrir les facteurs d'amélioration de la productivité là où elle est observée. D'autres études nous ont révélé que les pays où la taxation pèse le plus lourdement sur l'agriculture sont ceux où les taux d'évolution de la productivité sont les plus négatifs, ce qui est en cohérence avec les résultats antérieurs suggérant que les politiques de prix pourraient constituer l'un des facteurs importants de cette situation4.
Le tableau d'ensemble est cependant nuancé. William Masters, Touba Bedingar et James Oehmke ont constaté des améliorations du rendement céréalier dans certains districts de treize pays africains à une période récente:
En nous appuyant sur des études de cas, nous montrons que les nombreuses techniques issues de la recherche adoptées à la fin des années 80 génèrent aujourd'hui des gains sociaux élevés. Il s'agit, entre autres, de nouvelles variétés, dont la caractéristique principale est souvent la maturité précoce, qui leur permet d'échapper à la sécheresse, ainsi que de nouvelles techniques de gestion visant la rétention d'humidité et la fertilité des sols. Ce type d'évolution technique est très différent de celui qui a engendré la révolution verte en Asie et en Amérique latine, où, du fait de l'humidité plus importante, la petite taille et la réceptivité aux engrais ont permis d'augmenter les rendements5.
En dépit de quelques points positifs, on ne peut dire que les performances de la productivité agricole dans les pays en développement aient été encourageantes. Il est clair que les systèmes technologiques agricoles de ces pays sont confrontés à un défi d'envergure, qui risque de s'amplifier encore dans l'avenir et qui est exacerbé par la tendance générale à la diminution du financement de la recherche agricole observée dans les pays en développement au cours des deux dernières décennies. Le total de l'aide internationale à l'agriculture est tombé de quelque 12 milliards à 10 milliards de dollars au cours des années 80, et la part de l'agriculture dans le total de l'aide au développement a également chuté. Cette tendance, qui s'est poursuivie dans les années 90, s'applique aussi au financement de la recherche agricole6.
Pour l'Amérique latine et les Caraïbes, on a aussi constaté que les dépenses de recherche agricole ont diminué de 13% entre le début des années 80 et celui des années 90, alors même que le besoin de recherche allait croissant7.
De nombreux faits montrent un très grave sous investissement dans la recherche agricole dans les pays en développement. Le rendement économique de la recherche agricole réalisée dans le passé pour les pays en développement est très élevé, et les avantages potentiels de la poursuite de cette recherche dépassent de loin les coûts attendus. Extrait de: Per Pinstrup-Andersen, Is Research a Global Public Good?, Entwicklung + Ländlicher Raum, 34 Jahrgang, Heft 2/2000, réimprimé dans la série Research Themes de l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires, Washington, D.C., 2000, p.3; disponible à www.cgiar.org/ifpri/themes/biotech/ppa0200.htm
Du point de vue de l'efficacité économique - la véritable base de la croissance - la justification du rôle de la recherche et de la vulgarisation agricoles n'est pas tant leur contribution à l'augmentation des niveaux physiques de production, que plutôt la rentabilité économique des dépenses consacrées à ces activités. En cette matière, les études quantitatives ont montré systématiquement des taux élevés de rendement économique de la recherche et de la vulgarisation. Il ne semble donc pas que le déclin observé de leur financement puisse être étayé par des considérations économiques.
Le rythme d'amélioration de la productivité agricole n'est pas uniquement fonction des allocations administratives de fonds budgétaires à la recherche. Comme le suggèrent Fulginiti et Perrin, le taux du progrès technique agricole n'est pas insensible au contexte politique et institutionnel et autres facteurs sous-jacents. Vernon Ruttan et Yujiro Hayami, dont les travaux sont cités au chapitre 9 du présent ouvrage, ont été les premiers à présenter la théorie du changement technique induit. L'une de leurs principales conclusions est, qu'à long terme, le progrès technique tend à être mû en grande part par les mêmes influences qui modèlent l'avantage comparatif d'un pays: les dotations relatives en facteurs de production (et donc les prix relatifs des facteurs). Ils concluent également que les innovations les plus efficaces sont celles qui sont en cohérence avec les dotations relatives en facteurs du pays, ce qui est illustré par les résultats cités plus haut de Masters et al. concernant la recherche agricole récente en Afrique8.
Echevarría a souligné que le progrès technique est essentiel pour qu'un pays puisse concrétiser par le commerce international son avantage comparatif intrinsèque9. Pour saisir les opportunités commerciales, il faut pouvoir adapter les choix de cultures et la qualité des produits. Par conséquent, le commerce international impose une plus grande souplesse de la recherche agricole. Il ouvre de nouvelles opportunités de production que l'on ne peut saisir que si le stock de technologies de production disponible est adéquat. Pour citer à nouveau Echevarría:
…les organismes de recherche doivent pouvoir réagir aux changements rapides que le commerce international impose au secteur agricole [et] suite à l'urbanisation croissante, le déclin de la part du prix de détail des produits agricoles qui revient aux agriculteurs nécessite que la recherche se concentre davantage sur les étapes après récolte de transformation et de commercialisation10.
D'autres politiques macro-économiques que la politique commerciale, en particulier celles qui ont une incidence sur les prix à l'exploitation et le revenu réel des agriculteurs, jouent un rôle crucial dans le succès du développement et du transfert de technologies. Dennis Purcell et Jock Anderson ont observé qu'un environnement propice de politique est essentiel pour que recherche et vulgarisation contribuent toutes deux à une plus grande productivité:
L'investissement dans le développement technologique et sa diffusion ne pourra exercer d'incidence positive sur la productivité que si les agents concernés fonctionnent dans un environnement favorable. Des politiques macro-économiques et sectorielles appropriées, des opportunités favorables de commercialisation, l'accès aux ressources, aux intrants et au crédit sont tous nécessaires pour qu'une nouvelle technologie donne la pleine mesure de son potentiel11.
Dans le contexte africain, Mywish Maredia, Derek Byerlee et Peter Pee ont noté:
L'adoption de variétés améliorées de cultures vivrières réactives à l'usage d'intrants achetés, tels que semences améliorées et engrais, est fortement conditionnée par les politiques qui affectent l'offre d'intrants et les prix, ainsi que par l'infrastructure du marché. Il est difficile de préserver les taux de rendement élevés de la recherche agricole quand les agriculteurs ne peuvent pas accéder aux intrants ou en supporter le coût. Les expériences d'ajustement post-structurel du Malawi et de la Zambie en constituent un exemple: après la libéralisation du marché dans la première moitié des années 90, on a constaté un abandon massif des semences de maïs améliorées et des engrais12.
À une époque où le rôle du secteur privé dans la recherche et la vulgarisation s'amplifie, comme on le verra plus loin, un aspect de politique particulièrement pertinent en matière de mesures d'incitation à la recherche agricole est celui des droits de propriété intellectuelle (DPI). L'absence de DPI clairement définis n'incite pas les capitaux privés à financer la recherche et renforce les arguments pour son financement par les fonds publics:
Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des secteurs industriels, les technologies agricoles cruciales (principalement les nouvelles variétés de semences) ne bénéficient pas d'une protection adéquate par les DPI, ni sur le plan mondial, ni sur le plan national. C'est pourquoi les investisseurs privés ne produisent pas suffisamment de R&D, surtout s'agissant de technologies applicables dans les pays les plus pauvres, où les problèmes d'information et de marchés viennent renforcer la faiblesse des DPI. Le risque de fuites internationales, qui décourage les investisseurs privés, renforce également l'efficacité économique des efforts collectifs internationaux en R&D agricole…13
Bien que le cadre de politique et le niveau du financement puissent apparaître comme des facteurs cruciaux de succès pour la recherche et la vulgarisation agricoles, un consensus s'est fait jour autour de l'idée que ces domaines requièrent des changements institutionnels en profondeur. Le présent auteur a résumé ailleurs ce consensus dans les termes suivants:
Afin d'inverser ces tendances et de donner un nouvel élan à la productivité agricole, la recherche agricole doit subir une profonde mutation institutionnelle. Il s'agit là du premier point à régler pour transformer la production. L'un des principaux défis consiste à trouver une manière viable de faire participer les organisations non gouvernementales (universités, fondations, associations de producteurs) … et les sociétés privées au processus de recherche. Un second défi à relever est de mieux orienter la recherche sur les besoins de ses clients (les producteurs) en faisant participer plus étroitement les agriculteurs aux décisions en matière de stratégies de recherche. Des changements dans ce sens ont déjà cours… mais il faudra les accélérer. S'ils portent leurs fruits, il sera beaucoup plus facile de convaincre les institutions de prêt de recommencer à s'intéresser à la recherche agricole, comme elles l'ont fait dans le passé. Mais un leadership politique national est également essentiel en ce sens14.
De la même manière, les modalités de la vulgarisation agricole subissent elles aussi de fortes pression à évoluer dans cette direction, en faisant davantage place au secteur privé et aux ONG, entre autres afin de réduire le coût du nombreux personnel de la vulgarisation15. M. Kalim Qamar a écrit ce qui suit à propos des nouvelles tendances qui transforment l'orientation fondamentale de la vulgarisation agricole:
La définition même, la portée et le sens technique de la vulgarisation agricole sont désormais sous examen. Pourquoi les services de vulgarisation se centrent-ils exclusivement sur le transfert de technologies, une fonction non seulement passive, mais qui met en œuvre une approche d'en haut vers en bas? Aussi l'accent est-il mis à présent sur le développement de la ressource humaine, c'est à dire la capacité des agriculteurs à résoudre leurs problèmes et prendre les bonnes décisions… La tendance est à la décentralisation des services de vulgarisation, et plusieurs pays ont démantelé leurs structures d'en haut vers en bas à multiples étages… Le recours à une combinaison d'institutions publiques et privées pour assurer le service de vulgarisation aux communautés paysannes, ce que l'on appelle le système pluraliste de vulgarisation, gagne du terrain… L'ancienne pratique de transmettre le même message à tous les agriculteurs au moyen d'une méthode unique de vulgarisation fait place progressivement à des approches centrées sur le client16.
En bref, depuis quelques années, on commence à reconnaître que les méthodes traditionnelles de la recherche et de la vulgarisation agricoles ne donnent plus satisfaction et, qu'en dépit de leur rentabilité apparemment élevée, ces systèmes fonctionneraient mieux avec de nouvelles approches donnant lieu à une modification des dispositions institutionnelles et répondant à une nouvelle philosophie opérationnelle. Trois points principaux justifient le désaveu des anciennes méthodes:
le rétrécissement des budgets fiscaux;
le sentiment que tous les programmes de recherche et de vulgarisation n'ont pas été efficaces; et
un mandat engageant à consacrer proportionnellement davantage de ressources à la recherche de solutions permettant d'augmenter la productivité des agriculteurs à faibles revenus.
La principale limite des systèmes de développement et de transfert de technologies d'ancienne génération est qu'ils conviennent mieux à des conditions de quasi homogénéité agricole, c'est-à-dire lorsqu'un grand nombre d'agriculteurs partage des conditions de culture similaires. Ce sont les conditions qui ont favorisé la propagation de la Révolution verte. Souvent centralisées administrativement, ces approches du développement et du transfert de technologies s'appuyaient implicitement sur l'hypothèse que les scientifiques pouvaient élaborer des recettes technologiques uniformes, qui seraient ensuite transmises par une voie hiérarchique aux agriculteurs, quasiment comme s'il s'agissait d'ouvriers d'usine. Compte tenu de l'hétérogénéité agro-écologique qui caractérise la plupart des groupes d'agriculteurs à faibles revenus, la possibilité d'appliquer une approche centralisée allant du sommet vers la base est plus limitée. Dans une large mesure, les nouvelles approches visant un changement institutionnel des systèmes de technologie agricole s'efforcent d'incorporer un retour d'informations adéquat des agriculteurs eux-mêmes, à la fois sur la nature des problèmes auxquels ils sont confrontés et sur les pistes de solution possibles.
La transformation institutionnelle du système de connaissances agricoles constitue le thème principal de la quasi totalité du reste de ce chapitre. Non seulement les considérations institutionnelles influent sur le rythme de l'amélioration de la productivité pour l'ensemble du secteur, mais elles contribuent fortement à aider la recherche et la vulgarisation dans leur lutte contre la pauvreté rurale.
Mohinder Mudahar, Robert Jolly et Jitendra Srivastava précisent que, dans la plupart des cas, on peut distinguer quatre types de recherche, à savoir:
La recherche fondamentale, qui engendre de nouvelles connaissances scientifiques permettant une meilleure compréhension des phénomènes, mais sans application commerciale immédiate.
La recherche stratégique, qui apporte les connaissances et les techniques permettant de résoudre des problèmes spécifiques avec possibilité d'une application plus large.
La recherche appliquée, qui développe de nouvelles technologies et des inventions tangibles en adaptant les résultats des recherches fondamentale et stratégique afin de résoudre des problèmes concrets particuliers.
La recherche adaptative, qui sélectionne et évalue les innovations techniques pour en estimer les performances dans un système agricole donné et ajuste les technologies à des conditions environnementales spécifiques17.
Ils soulignent également que la recherche fondamentale relève principalement du secteur public (en raison des externalités qui en font un bien public), alors que la participation du secteur privé est davantage probable dans la recherche appliquée et adaptative. C'est à ces deux derniers types de recherche que la réflexion sur les approches institutionnelles s'attache le plus. La recherche menée par le secteur privé ne conduit pas nécessairement à la propriété privée des résultats et peut faire appel à des fonds publics. Compte tenu des ressources limitées des pays en développement, on dirait volontiers que leurs systèmes de recherche, publics comme privés, devraient se concentrer sur la recherche appliquée et adaptative, en utilisant le plus possible les résultats internationaux. Par conséquent, le type de recherche agricole à mener au sein d'un pays est l'une des premières questions à laquelle il convient de répondre.
En matière d'estimations des taux de rentabilité économique de la recherche agricole dans son ensemble, Mudahar et al. citent l'analyse de diverses études effectuée par Evenson et Westphal, qui a livré les chiffres moyens suivants: Afrique, 41% (10 études); Amérique latine, 46% (36 études) et Asie, 35% (35 études)18.
Des estimations du rapport entre efforts de recherche et productivité agricole ont également été effectuées. Purcell et Anderson19 ont collationné des études consacrées à ce sujet pour les pays développés et en développement, bien qu'ils n'en aient trouvées que deux pour ces derniers. Evenson et Rosegrant20 ont calculé qu'en Inde, entre 1965 et 1987, l'élasticité, par rapport au volume de la recherche publique, de la productivité totale des facteurs dans le secteur de la production végétale se situait entre 0,05 et 0,07. En d'autres termes, il aurait fallu intensifier l'effort de recherche de 14 à 20% pour générer une augmentation de productivité de 1% par an. Pour 22 pays de l'Afrique subsaharienne étudiés entre 1971 et 1986, Thirtle, Hadley et Townsend21 ont dérivé des résultats moins optimistes, puisqu'ils ont calculé l'élasticité de la productivité totale des facteurs de l'ensemble de l'agriculture par rapport à la recherche publique à 0,02, soit une intensification de l'effort de recherche de 50% pour obtenir 1% d'augmentation de la productivité par an. Parmi d'autres considérations, ce type d'estimations est sensible à l'échelle initiale, à la relation entre la taille de l'effort de recherche et la taille du secteur agricole. Elles supposent aussi qu'il n'y a pas d'amélioration de l'efficacité de la recherche pour une capacité constante. C'est pourquoi il ne faut y voir qu'une indication de la relation entre recherche et productivité.
Plus récemment, Robert Evenson, Carl Pray et Mark Rosegrant ont analysé en profondeur les apports de la recherche agricole en Inde22. Ils ont conclu (p. 63) que la rentabilité marginale des investissements dans la recherche agricole publique se sont élevés à près de 60% pour chacune des périodes 1956–65, 1966–76 et 1977–87. Concernant la contribution de la recherche à la productivité totale des facteurs, ils estiment (p. 59) que la recherche publique a contribué pour environ 29% à la croissance de la productivité totale des facteurs pendant toute la période échantillonnée, le reste étant imputable à l'utilisation accrue d'intrants, ainsi qu'à la recherche privée, à la vulgarisation, à l'alphabétisation et aux marchés.
La recherche agricole a également joué un rôle important en Afrique:
Ces dernières années, grâce à l'insistance croissante des bailleurs de fonds pour obtenir la preuve des impacts de la recherche agricole, plusieurs études ont été menées afin de documenter les conséquences de la recherche en Afrique et d'estimer la rentabilité des investissements en ce domaine. Ces études font apparaître une disponibilité accrue de variétés améliorées des principales cultures vivrières pratiquées par les agriculteurs africains, une augmentation de la production vivrière dans les régions où elles ont été adoptées et une rentabilité positive des investissements dans la recherche, indiquant que la recherche agricole en Afrique avait entraîné une hausse de la productivité de son agriculture. La large adoption de variétés améliorées de maïs, de blé et de riz est particulièrement digne d'être notée, puisque celles-ci couvraient plus de 50% de la superficie consacrée à ces cultures au début des années 90.
Compte tenu de cette accumulation de preuves, il n'est plus possible de nier les impacts de la recherche agricole en Afrique. La création et la diffusion de variétés améliorées de maïs à plus haut rendement et pollinisation libre en Afrique occidentale, d'hybrides en Afrique orientale et australe, de blé à haut rendement en Afrique orientale et australe, de sorgho hybride au Soudan, de riz semi-nain dans les régions irriguées de l'Afrique occidentale, de niébé à maturation précoce en Afrique occidentale, et de pommes de terre résistantes aux maladies dans les montagnes d'Afrique orientale et centrale, sont désormais citées comme des exemples exceptionnels de réussite du changement technologique dans la production de cultures vivrières en Afrique subsaharienne23.
Concernant l'agriculture indienne, Evenson et al. observent que la recherche privée représente près de la moitié des dépenses de la recherche publique et qu'elle se concentre sur les cultures où les hybrides sont importants (p. 18). Outre le secteur privé, d'autres institutions non gouvernementales des pays en développement peuvent participer à la recherche agricole, dont les organisations d'agriculteurs (surtout pour la recherche appliquée et adaptative), les universités et des instituts spécialisés (tous types, recherche fondamentale comprise). Le manque de coordination entre les institutions de recherche gouvernementales et non gouvernementales s'avère un problème récurrent. Dans leur étude de la recherche agricole soutenue par la Banque mondiale, Purcell et Anderson ont estimé qu'il s'agissait là du problème principal, mais pas du seul:
Le résultat net de l'investissement [dans la recherche agricole] a été une amélioration de la base de ressources humaines (en dépit de quelques dissonances entre compétences existantes et compétences requises); une infrastructure de recherche fortement élargie en termes d'installations et de matériel, nonobstant des doutes sur le bien fondé de certains investissements; une amélioration des liens avec les entités de recherche extérieures; des avancées dans la coordination des organismes au sein des systèmes de recherche agricole nationaux (NARS), contrebalancées par une attention inadéquate à la participation des institutions universitaires; des résultats mitigés en matière d'amélioration des liens entre recherche et vulgarisation avec les agriculteurs; un développement médiocre de la structure de motivation des chercheurs; et de faibles progrès dans l'efficacité de l'allocation des ressources dans les agences NARS, en dépit des efforts considérables en ce sens accomplis au cours de la seconde moitié de la période étudiée24.
Ils ont eu le sentiment que, dans certains cas, l'importance accordée au financement d'une capacité élargie de recherche avait oblitéré le besoin d'améliorer l'efficacité de l'effort de recherche par unité de dépense. Ainsi, si le financement de la recherche constitue un problème crucial dans la quasi totalité des pays en développement, l'amélioration de l'efficacité des programmes de recherche en est un autre, commun à toutes les régions du monde.
Répartir un budget constant de recherche entre un nombre croissant de chercheurs engendre un problème d'efficacité, exacerbé par la diminution des enveloppes réelles de dépense. Les organismes bailleurs de fonds tentent souvent de prendre la relève, mais on se retrouve alors confronté à un problème de durabilité. Ces observations ont été formulées de façon convaincante pour la recherche agricole africaine par Philip Pardey, Johannes Roseboom et Nienke Beintema:
Au cours des trois dernières décennies, le développement des systèmes de recherche agricole des pays de l'Afrique subsaharienne a légèrement progressé. On a assisté, en particulier, à un accroissement impressionnant de l'effectif (multiplication par six hors Afrique du sud), à la diminution du nombre d'expatriés (de 90% environ en 1961 à 11% en 1991) et à une amélioration des niveaux de formation (65% des chercheurs détenaient un diplôme de troisième cycle en 1991)…
L'augmentation des dépenses de recherche agricole a été beaucoup moins positive. La croissance raisonnable des années 60 et du début des années 70 s'est interrompue à la fin des années 70… Le soutien des bailleurs de fonds s'est clairement accru, puisque leur participation au financement de la recherche agricole est passée de 34% en 1986 à 43% en 1991. S'il a compensé dans une certaine mesure la disparition progressive du financement public, il est improbable qu'il puisse se poursuivre éternellement dans des proportions aussi importantes.
Il est clair qu'en grande partie, l'augmentation des effectifs, des dépenses et des sources de soutien de la R&D du secteur public en Afrique ne présente pas un caractère durable25.
Au final, les divers types de diagnostic des systèmes de recherche et de leurs effets énoncent un message essentiel: pour citer Charles Antholt, il s'agit de «l'importance de ne pas se tromper de technologie» et ce message vaut «que [la technologie] ait été développée par les agriculteurs eux-mêmes au fil du temps, qu'il s'agisse d'un emprunt direct à d'autres parties du monde ou d'un emprunt adapté aux conditions locales»26. Inverser la tendance au déclin des budgets de recherche fait peut-être partie intégrante de toute réforme du système, mais assurer la pertinence des technologies mises au point constitue le plus grand et le plus tenace des problèmes auxquels sont confrontés les systèmes de recherche agricole. Ce qui est bon pour quelques agriculteurs ne l'est peut-être pas pour la majorité.
Il est bien connu que les agriculteurs à faibles revenus préfèrent souvent éviter les risques plutôt qu'augmenter leur revenu27. Il existe de nombreux moyens d'éviter les risques: diminuer la hauteur des tiges de céréales, accélérer le processus de maturation des cultures, réduire la dépendance sur les intrants achetés (pour limiter le risque financier), améliorer la résistance aux parasites, et diverses autres manières. Bien évidemment, les agriculteurs eux-mêmes ont mis au point de nombreux modes traditionnels de réduction des risques, tels que les cultures intercalaires28, la diversification des cultures et la dispersion des parcelles. Il ne faut donc pas évaluer la «pertinence» des nouvelles technologies agricoles uniquement en termes d'augmentation des rendements, ni même d'augmentation du revenu net par hectare.
D'autres facteurs que l'aversion pour le risque affectent la pertinence d'une technologie: ses implications environnementales (sa durabilité), les questions de genres, la compatibilité avec les attentes du marché et les exigences de la transformation agro-industrielle (problèmes de qualité des produits). Ces considérations influencent directement la définition des priorités des programmes de recherche et les critères de sélection de leurs objectifs en matière de résultats. Elles impliquent que les objectifs de la recherche et les processus de sélection variétale ne peuvent pas être guidés seulement par le critère étroit du rendement physique.
Avant tout, les programmes de recherche doivent s'adapter aux différents types d'agriculteurs et de conditions de culture. Une technologie bien adaptée à de grandes exploitations bénéficiant de terres fertiles de plaine et avec accès facile au crédit ne conviendra peut-être pas à de petits agriculteurs de montagne sans garanties [à offrir aux prêteurs]. Les technologies employées sur les petites exploitations varient énormément même au sein d'un district. Purcell et Anderson ont commenté qu'il est urgent de rapprocher la recherche des besoins des petits agriculteurs, surtout dans les environnements de production les plus difficiles29. Dans le même contexte, ils dérivent comme corollaire que la recherche doit être davantage guidée par ce que souhaitent les paysans:
La recherche pilotée par la demande nécessite la participation active des bénéficiaires qu'elle cible (agriculteurs et industriels) à sa conception et à son évaluation. Généraliser la recherche adaptative sur exploitation encourage la participation des bénéficiaires, mais cela n'est pas toujours prévu dans les projets, ou seulement de manière limitée… Les chercheurs doivent s'informer de la situation des agriculteurs, soit en nouant des relations directes avec les communautés agricoles ou leurs représentants, soit en s'appuyant dans une large mesure sur les intermédiaires des systèmes de vulgarisation publics ou privés, soit en combinant ces approches… Quelles que soient les méthodes utilisées, ces relations doivent faire partie intégrante du processus de recherche30.
Les implications logiques et la pertinence de cet impératif ont donné naissance à une approche baptisée «développement participatif de technologies», dans laquelle les chercheurs et les agriculteurs deviennent des partenaires à part entière du processus de recherche et de diffusion des technologies. Cette approche s'appuie sur la prise de conscience que:
les scientifiques ne peuvent pas, à eux seuls, générer des technologies localement spécifiques qui répondent à la multiplicité des situations, à travers le monde ou même au sein d'un seul pays, auxquelles sont confrontés les agriculteurs démunis… les connaissances et l'habileté des agriculteurs à influer sur la fertilité du sol ou à lutter contre les ravageurs et les maladies, par exemple, joueront un rôle clé dans le développement de technologies adéquates31.
Le développement participatif de technologies doit renforcer la capacité des agriculteurs et des communautés rurales à analyser les processus en cours et à mettre au point des innovations pertinentes, réalistes et utiles… Le processus de développement de technologies est étroitement lié à un processus de changement social… la planification et l'évaluation contraignent les participants à tenir compte de leur situation et des responsabilités des divers membres de la communauté… (Laurens van Veldhuizen, Ann Waters-Bayer et Henk de Zeeuw, Developing Technology with Farmers: A Trainer's Guide for Participatory Learning, Zed Books Ltd, Londres, 1997, p. 4).
Comment organiser cette collaboration avec les agriculteurs et les communautés rurales constitue l'un des points majeurs que doivent traiter les systèmes de recherche agricole nationaux. En Amérique latine, la question a été résolue avec succès par le mécanisme des Comités locaux de recherche agricole (connus sous le sigle CIAL en espagnol). Organisés d'abord dans la vallée de Cauca en Colombie par le CIAT, centre international de recherche, ils se sont multipliés dans sept autres pays (Honduras, Equateur, Bolivie, Brésil, Nicaragua, Venezuela et El Salvador). Parmi les facteurs décisifs de cette diffusion, la formation de formateurs (chercheurs et paysans), la sensibilisation des institutions de recherche et vulgarisation au besoin de ne pas asséner d'en haut vers en bas les messages technologiques, mais bien de faire participer les agriculteurs à leur élaboration, la dévolution aux paysans d'un réel contrôle sur des aspects essentiels du processus de recherche, et l'attribution à chaque CIAL d'un petit fonds pour financer les intrants de la recherche. Les institutions gouvernementales ne peuvent parfois pas attribuer d'argent à un groupe particulier de paysans; c'est pourquoi les ONG ont un rôle clé dans ce processus, ainsi que pour travailler avec les agriculteurs sur les questions de la recherche. En outre, on s'est rendu compte que les CIAL prenaient racine particulièrement bien là où existait déjà un bon niveau d'organisation des agriculteurs32.
La capacité des agriculteurs à contribuer utilement au processus de recherche a été bien illustrée non seulement par les CIAL, mais aussi par des expériences observées au Rwanda, au Zimbabwe et ailleurs. Elle a été démontrée par des expérimentations dans lesquelles il a été demandé à des agricultrices de procéder à leurs propres sélections variétales dans des parcelles d'essai, avant de les comparer à celles des chercheurs:
Les scientifiques de l'Institut des Sciences Agronomiques du Rwanda et du Centro Internacional de Agricultura Tropical de Colombie ont collaboré avec des agricultrices locales à la sélection de variétés de haricots améliorées. Les deux ou trois variétés auxquelles les sélectionneurs attribuaient le potentiel le plus élevé n'ont entraîné que de modestes augmentations des rendements. On a demandé aux agricultrices d'étudier plus de vingt variétés de haricots dans les stations de recherche et d'emporter chez elles pour les cultiver les deux ou trois qui leur paraissaient les plus prometteuses. Elles ont planté les nouvelles variétés avec leurs propres méthodes d'expérimentation.
Bien que les critères des femmes ne se soient pas limités au rendement, qui constituait la première mesure de classement des sélectionneurs, leurs sélections ont donné des résultats de 60 à 90% supérieurs à ceux des professionnels. Six mois plus tard, les agricultrices cultivaient toujours les variétés qu'elles avaient choisies33.
Van Veldhuizen, Waters-Bayer et de Zeeuw ont souligné que le développement participatif de technologies répond à un autre objectif du processus de développement, plus complet que celui, habituel, d'augmenter les rendements ou les revenus des segments les plus pauvres de la population. C'est l'objectif d'aider les gens des campagnes à acquérir un plus grand contrôle sur la direction que prendra leur existence34.
Le rôle de la recherche participative pour développer et enrichir les capacités humaines a aussi été souligné par Jürgen Hagmann, Edward Chuma et Oliver Gundani sur la base d'une expérience de recherche au Zimbabwe:
L'intégration de la recherche formelle dans le processus du développement participatif de technologies a permis aux paysans et aux chercheurs de développer ensemble des techniques; et cela a apporté des données (pour les chercheurs et les responsables politiques) et une meilleure compréhension du processus (pour les paysans et les chercheurs).
Un résultat important, quoique difficile à quantifier, du processus d'expérimentation paysanne, a été la confiance et la fierté qu'y ont acquises des gens considérés jusqu'alors comme des paysans incapables. Cet aspect humain est le point de départ pour un développement durable initié par la base35.
Le fait de travailler directement avec les communautés rurales pour les rendre mieux aptes à exprimer leur savoir agricole et à mener de la recherche adaptative sur leurs propres exploitations leur permet de mieux prendre leur vie en main. De fait, les auteurs ci-dessus ont montré que la définition de l'objectif du développement constituait une condition préalable au choix d'un type de programme de recherche agricole, en même temps qu'ils ont souligné les apports techniques de la recherche participative.
Concernant l'Amérique latine et les Caraïbes, Echevarría a relevé la lenteur de la réaction des systèmes de recherche à ces nouveaux défis, ainsi que le besoin d'une plus forte incitation institutionnelle vers les types de recherche souhaitables:
On demande aux organismes de recherche nationaux d'élargir leurs perspectives et de se préoccuper davantage de lutte contre la pauvreté, de dégradation environnementale et de gestion des ressources. En outre, les technologies agricoles deviennent plus exigeantes en capacité de gestion, qu'il s'agisse d'éviter par une meilleure information l'usage de produits chimiques dangereux pour l'environnement (par exemple, protection intégrée contre les ravageurs), ou de la nécessité, pour tous les secteurs de la société, d'abaisser leurs coûts pour augmenter leur compétitivité…
… les avancées de la biologie moléculaire et de l'informatique ont ouvert à la recherche agricole de nouvelles voies, susceptibles d'abaisser le coût du développement de technologies améliorées. Cela nécessite cependant d'importants investissements initiaux, humains et physiques. Compte tenu de la tendance mondiale à la privatisation du savoir, le renforcement des investissements publics dans la recherche fondamentale constitue une condition préalable à la création des futurs flux de technologie.
Parce que les gouvernements de la plupart des pays de la région ont fortement restreint leurs activités dans le secteur agricole et que le secteur privé ne «comble pas le vide» (Pray et Umali-Deininger, 199836), l'évolution vers des objectifs de recherche davantage axés sur la pauvreté et le respect de l'environnement a été très lente. Il faut mettre en place des structures institutionnelles qui brisent la segmentation de la recherche par produits et par disciplines, et des mesures d'incitation qui développent la responsabilisation en ce qui concerne l'impact au niveau des exploitations, pour que les systèmes de recherche répondent aux nouvelles attentes qu'ils suscitent37.
Alors que les schémas institutionnels de la recherche agricole doivent être élaborés dans le contexte particulier de chaque pays, une leçon générale est que les systèmes de recherche doivent se décentraliser. On y reviendra plus loin, dans la section 8.4 de ce chapitre.
On peut également s'interroger sur la pertinence de la plupart des travaux de recherche agricole existants, vus sous l'angle des genres. Même lorsque les chercheurs n'adoptent pas une approche d'en haut vers en bas, les agriculteurs qu'ils consultent sont le plus souvent des hommes - en dépit de l'exemple évoqué plus haut de participation efficace des femmes colombiennes ou rwandaises à la recherche. Ils justifient souvent cela par le fait qu'ils s'adressent aux chefs de famille. Cependant, les femmes ont souvent d'importantes responsabilités agricoles dans les ménages dirigés par les hommes, et, en outre, un grand nombre de ménages ruraux sont dirigés par des femmes. Par exemple, en République dominicaine, les familles dirigées par les femmes représentent environ 22% du total en milieu rural38. En Colombie, «entre 1973 et 1985, la part des femmes dans la population rurale économiquement active est passée de 14% à 32%»39.
Cette lacune des programmes de recherche est de plus en plus reconnue comme un facteur restrictif de l'amélioration de la condition féminine et du bien-être des ménages ruraux en général. Thelma Paris, Hilary Feldstein et Guadalupe Duron ont résumé le problème en ces termes:
Plus de vingt années d'expérience en matière de recherche et de développement ont montré que la technologie n'est pas neutre. Les femmes jouent un rôle essentiel dans la sécurité alimentaire et le bien-être de la famille, et elles ont un besoin aigu de technologies qui allègent leurs tâches et génèrent des revenus. Cependant, des années 70 au milieu des années 90, la plupart des programmes de recherche et de développement n'ont reconnu que partiellement la contribution des femmes au processus de développement et l'effet qu'il exerce sur elles. De ce fait, les nouvelles technologies ont souvent eu des conséquences dommageables, non seulement sur la sécurité économique et le statut social des femmes et de leurs familles, mais aussi sur la capacité de ces programmes et de ces projets à atteindre les objectifs de développement régionaux et nationaux.
Le travail des femmes, en particulier dans les régions rurales, est difficile et prend énormément de temps. Les femmes et les enfants qui portent de lourdes charges de bois et d'eau et les femmes qui pilent le grain sont des images que tout le monde connaît. Néanmoins, un nombre croissant de filles est scolarisé, étudie les matières scientifiques et contribue au développement des technologies. Trois domaines de recherche et d'adaptation des technologies peuvent fortement contribuer au bien-être et à la responsabilisation des femmes rurales: la production agricole et sa transformation après récolte, l'informatique et l'énergie40.
Il faudra modifier la plupart des modalités de recherche existantes si l'on souhaite qu'elles commencent à répondre aux besoins des productrices des régions rurales. L'amélioration des technologies domestiques, quasiment toujours ignorées par les systèmes de recherche et de vulgarisation, peut jouer un rôle précieux dans l'augmentation du revenu familial en permettant aux femmes de consacrer le temps ainsi libéré à davantage de travaux agricoles. Pareena Lawrence, John Sanders et Sunder Ramaswamy ont analysé les conséquences des technologies agricoles et domestiques sur le revenu des ménages dans les régions rurales du Burkina Faso.41 Dans la mesure où il n'existe pratiquement pas de preuves empiriques rigoureuses des conséquences sur chaque genre, et sur la société en général, de l'introduction de nouvelles technologies domestiques, leur étude mérite un examen attentif.
Au Burkina Faso, comme dans de nombreux pays, les femmes possèdent en général leurs propres parcelles agricoles privées et tirent leurs sources de revenus personnels de la culture de ces parcelles et de leur travail à l'extérieur de l'exploitation. Les auteurs citent également des faits montrant que les femmes sont souvent payées par leur mari pour diverses tâches telles que l'approvisionnement en bois de feu et la culture des rizières. Leur analyse a posé trois hypothèses de mode de prise de décision en matière d'allocation du travail et de rémunération dans le ménage: exploitation (contrôle par les hommes; versement aux femmes du salaire traditionnel, quelle que soit leur productivité marginale), négociation (entre époux) et altruisme (les hommes paient aux femmes au moins leur productivité marginale). Ils soulignent que, dans la réalité, la prise de décision dans les ménages suit le plus souvent une variante du mode négociation42, mais leurs résultats tirent leur solidité de la prise en compte de toutes ces possibilités. Dans leur analyse, le mode de prise de décision usité dans le ménage influe sur le revenu des femmes mais pas sur le revenu total de la famille. Les technologies domestiques prises en compte incluent des poêles à bois plus performants, des pilons avec embout en acier, du sorgho étuvé et des puits équipés de pompes à eau rapprochés du village. Les nouvelles technologies agricoles recouvrent l'usage de quantités modérées d'engrais chimique et de pesticides, ainsi que le recours à de nouveaux cultivars de coton et de maïs.
Leurs résultats (p. 211–13) montrent que, à elle seule, l'adoption de nouvelles technologies agricoles augmente le revenu tiré de la parcelle familiale de 26% (ménages avec traction animale) à 58% (ménages avec traction manuelle) et que l'adoption de technologies et agricoles, et domestiques, entraîne une augmentation supplémentaire du revenu du ménage de 11 à 12%. Pour les femmes, comme on pouvait s'y attendre, les conséquences de la nouvelle technologie agricole varient fortement en fonction du mode de prise de décision. L'augmentation de leur revenu est comprise entre zéro (mode exploitation) et 25% à 60% (autres modes de prise de décision) selon la forme de traction. Cependant, les conséquences de l'introduction de nouvelles technologies domestiques sur le revenu des femmes (parallèlement à l'adoption de nouvelles technologies agricoles) se sont avérées plutôt constantes quel que soit le mode de prise de décision. Le revenu des femmes a augmenté de 30 à 38% supplémentaires du fait de la seule amélioration des technologies domestiques.
Bien que ces résultats ne concernent qu'un seul cas, ils montrent l'intérêt d'insister sur l'amélioration des technologies domestiques et des technologies de production, surtout pour aller vers une plus grande égalité entre les genres.
On observe fréquemment que les foyers ruraux dirigés par des femmes sont plus lents à adopter de nouvelles technologies agricoles que ceux dirigés par des hommes. Ce phénomène mérite une analyse approfondie afin de concevoir des stratégies d'adoption mieux adaptées et il est essentiel de le comprendre pour que les avancées technologiques améliorent le statut des femmes rurales. Cheryl Doss et Michael Morris ont analysé cette question à l'aide de données recueillies à l'occasion d'une enquête nationale auprès de producteurs de maïs du Ghana et ont eux aussi constaté que: «Les faits livrés par les études de cas suggèrent que les ménages dirigés par les femmes sont moins susceptibles d'adopter de nouvelles technologies que ceux dirigés par des hommes» en citant des exemples au Malawi et en Zambie, en particulier43. Leurs conclusions empiriques pour le Ghana sont que le taux d'adoption n'est pas déterminé par le genre en lui-même, mais plutôt par la propriété des terres, la capacité à embaucher de la main d'œuvre, l'éducation, le contact avec les services de vulgarisation et l'accès au marché. Ce sont là des principaux facteurs déterminants, et la raison pour laquelle les ménages dirigés par des hommes affichent des taux d'adoption plus importants:
… une fois tenu compte des effets de l'âge et du niveau d'éducation de l'agriculteur, de l'accès aux terres et à la main d'œuvre, du contact avec les services de vulgarisation et de l'accès au marché, il ne subsiste pas de relation significative entre genre et probabilité d'adoption de variétés ou d'engrais modernes… Ne pas contrôler l'effet des facteurs liés au genre peut donner lieu à des conclusions trompeuses sur l'importance de ce dernier per se en tant que facteur explicatif.
Compte tenu de ce que l'on sait des femmes en tant que clientes des institutions financières rurales (voir le chapitre 7 du présent volume), il est raisonnable de s'attendre à ce qu'elles soient également de bonnes gestionnaires d'exploitations. L'étude de Doss et Morris conclut que, dans ce cas particulier au moins, les femmes sont tout autant que les hommes disposées à mettre en œuvre les nouvelles technologies. Ce sont des contraintes d'une autre nature qui risquent de les empêcher de le faire aussi rapidement que leurs homologues masculins.
La révolution dans la recherche agricole qu'ont provoquée les avancées de la biologie moléculaire a orienté les projecteurs sur le problème du rôle des secteurs public et privé dans cette recherche. La justification du rôle traditionnel du secteur public découle de la nature de bien public de l'essentiel des travaux de recherche agricole: lorsqu'une innovation sort d'un laboratoire, il est impossible d'exclure certains agriculteurs d'une participation à ses avantages, et le fait qu'un agriculteur bénéficie d'une innovation due à la recherche ne diminue pas la quantité d'innovation à la disposition des autres agriculteurs. De toute évidence, une telle caractérisation ne s'est jamais appliquée à de nombreuses innovations concernant des intrants particuliers, comme les produits agrochimiques et les semences hybrides améliorées. Néanmoins, même la recherche fondamentale qui sous-tend cette catégorie d'innovations peut satisfaire aux conditions de bien public dans certains cas. La recherche qui conduit à l'amélioration de variétés des cultures autogames et à la découverte de meilleures méthodes de conduite des cultures avant et après la récolte a toujours relevé du type bien public. Dans ce cas, comme une société privée ne pourra pas s'approprier une part des bénéfices économiques de la recherche, le secteur privé ne verra pas d'intérêt à financer celle-ci.
Les avancées de la biotechnologie ont élargi l'horizon des résultats de la recherche que peuvent s'approprier des sociétés privées, c'est-à-dire qui ne constituent pas des biens publics. Cela inclut de nombreux hybrides possédant des caractéristiques et des qualités agronomiques souhaitables pour l'agro-industrie et les consommateurs, ainsi que des végétaux dotés de caractères favorables que l'on peut déclencher par l'application de certains produits chimiques pendant la croissance. La possibilité de s'approprier les résultats de la recherche peut y attirer les investisseurs privés, mais pas nécessairement d'une façon cohérente avec les objectifs de développement des pays pauvres:
L'existence de droits de propriété intellectuelle bien définis et juridiquement applicables est essentielle pour que le secteur privé investisse dans la recherche et développe de nouveaux produits issus de la biotechnologie. Cependant, des brevets trop vastes risquent de conférer à leurs détenteurs un pouvoir excessif sur le marché et de ne pas les inciter à produire ou à investir dans l'innovation à des niveaux socialement désirables. Des brevets exagérément vastes et/ou l'octroi aux inventions universitaires de licences trop restrictives restreignent l'entrée de nouveaux acteurs dans la compétition.
Les pays développés ne devraient pas mettre trop de zèle à appliquer les droits de propriété intellectuelle dans les pays en développement. En premier lieu, des honoraires exorbitants encouragent la tricherie et, ensuite, une protection exagérée par les DPI risque d'entrer en conflit avec d'autres objectifs, tels que la promotion du libre échange. Il faut réfléchir à un système de tarification à deux vitesses pour les droits de propriété intellectuelle, les pays en développement payant un prix réduit44.
Pinstrup-Andersen avance que le niveau de la recherche privée est socialement sous-optimal pour deux raisons: il est difficile de faire appliquer les droits de propriété intellectuelle dans l'agriculture en développement et, en admettant même que cela soit possible, une large part des avantages de la recherche parvient aux consommateurs sous la forme de prix alimentaires plus bas, ce qui fait que l'entité instigatrice de la recherche ne peut jamais en capturer tout le bénéfice économique. En ses propres termes:
… ni les puces électroniques brevetées par Intel, ni les semences de soja Round Up Ready brevetées par Monsanto ne sont des biens publics… Les droits de propriété intellectuelle sont clairement définis. Cependant, l'application de ces droits risque d'être beaucoup plus difficile dans le cas d'une technologie biologique telle qu'une semence améliorée car, contrairement aux puces électroniques, les semences se multiplient et l'agriculteur peut utiliser les siennes lors des semailles suivantes sans rien payer à leur propriétaire d'origine, par exemple, Monsanto. Bien que les agriculteurs puissent accepter par contrat avec les fabricants de ne pas utiliser leurs propres semences, ces contrats seront difficiles à exécuter…
Mais même si l'organisme de recherche privée était en mesure de faire appliquer les droits de propriété, par exemple en ayant recours à des semences hybrides ou à des commutateurs génétiques [déclenchés par l'application de produits chimiques], les investissements consentis par le secteur privé dans la recherche seraient moins que socialement optimaux parce que des groupes autres que les agriculteurs, les consommateurs par exemple, en profiteraient par le biais d'une baisse des prix. L'organisme de recherche privé n'ayant pas le droit de taxer les consommateurs, les avantages dérivés par les agriculteurs limiteraient les montants que l'organisme est susceptible de capturer45.
Pinstrup-Andersen suggère de nouveaux modes de coopération internationale avec le secteur privé:
«Une telle situation requiert une recherche agricole financée par les fonds publics. Il est probable que de solides systèmes nationaux de recherche agricole (SNRA), attachés à résoudre les problèmes rencontrés par les agriculteurs pauvres et les consommateurs, apporteront une contribution majeure aux objectifs d'efficacité et d'équité. Cette contribution serait sensiblement renforcée par des partenariats d'innovation avec des organismes de recherche du secteur privé, par lesquels des droits non exclusifs sur les procédés et les traits seraient cédés par le détenteur du brevet au SNRA pour un usage circonscrit à la recherche de technologies servant aux écorégions et aux produits agricoles ne présentant qu'un intérêt faible ou nul pour le détenteur du brevet. L'organisme de recherche privé détenteur des brevets y trouverait un moyen de faire une opération de relations publiques, et de conquérir de nouveaux marchés à mesure que les agriculteurs pauvres profitant de la technologie deviendraient des clients». (Extrait de: P. Pinstrup-Andersen, 2000, pages 3–4)
L'essentiel des sujets abordés dans la présente section concernait les effets de la recherche agricole sur l'ensemble du secteur et les problèmes relevant de la structure et du fonctionnement des systèmes de recherche. Récemment, une autre catégorie de problèmes a été identifiée: la recherche agricole a-t-elle contribué à la lutte contre la pauvreté dans les pays en développement et comment renforcer son efficacité en ce domaine? On rejoint ici un point soulevé précédemment, à savoir comment mettre la recherche davantage à l'écoute des besoins des petits agriculteurs.
Certaines observations faites en Inde sur ce sujet ont montré que la recherche agricole a contribué de manière positive à la réduction de la pauvreté, mais qu'il faudra en changer les priorités pour qu'elle continue sur cette voie tout en soutenant la croissance de l'ensemble du secteur. Les progrès réalisés contre la pauvreté étaient le résultat de l'expansion de l'irrigation, mais la rentabilité des nouvelles extensions décroît désormais, et il semble que ce soit certaines régions d'agriculture pluviale qui offrent aujourd'hui les meilleurs rendements de l'investissement de recherche46.
Cependant, certains observateurs sont sceptiques quant à la validité de baser les priorités de la recherche sur des objectifs de lutte contre la pauvreté47. On reviendra sur ce point dans la suite de chapitre.
Montague Yudelman, Annu Ratta et David Nygaard ont collationné les données globales, très approximatives, existant sur les ravages provoqués aux cultures par les nuisibles de toute nature, agents pathogènes et mauvaises herbes compris. Leur conclusion est que ces ravageurs causent la perte d'un tiers à une moitié de la production mondiale des cultures, une proportion qui est plus élevée dans les pays en développement que dans ceux développés. Les insectes semblent être le vecteur de ravages le plus important, suivis par les agents pathogènes et les mauvaises herbes48.
Ces résultats dérangeants suggèrent plusieurs réflexions et recommandations à ces auteurs, dont ce qui suit:
Les possibilités de hausse des coûts de production et de ralentissement des augmentations de rendement avec les technologies existantes suggèrent que le moment est venu de revoir certaines options et priorités pour l'augmentation de la productivité des ressources vivrières futures. Toute étude de ce type doit prévoir d'examiner s'il convient d'accorder une priorité plus élevée à la réduction du gaspillage représenté par des pertes évitables de récoltes et à la protection des cultures contre les ravageurs… En théorie, une priorité plus élevée devrait être accordée à l'amélioration de la protection des cultures jusqu'au seuil où les coûts marginaux de la réduction des pertes deviennent égaux aux coûts marginaux d'un accroissement équivalent de la production par d'autres moyens…
L'un des obstacles à la formulation d'une telle stratégie est que l'état actuel des connaissances sur les pertes réelles dues aux ravageurs et sur les gains d'une lutte améliorée contre ce fléau laissent beaucoup à désirer…
Le concept de protection intégrée (PI) a été reçu très favorablement par les écologistes et les agronomes… à ce jour, aucune définition de la protection intégrée n'a fait l'unanimité. Cependant, au sens le plus large, elle consiste à substituer un traitement biologique à un traitement chimique. À l'heure actuelle, la plupart des systèmes de protection des cultures des pays en développement, en dehors de l'agriculture traditionnelle, sont chimiques (surtout pour le coton, les cultures d'exportation et le riz)…
Pour encourager le recours à la protection intégrée, il faut disposer d'une méthode efficace et simple qui puisse être introduite à suffisamment grande échelle pour apporter la même protection que les pesticides chimiques aujourd'hui: une assurance contre les dommages provoqués par les ravageurs, et l'acceptabilité par les petits agriculteurs qui ne peuvent pas se permettre de pertes. Pour en arriver là, il faudra que les organismes de développement internationaux, les gouvernements et d'autres s'engagent avec détermination en faveur de la protection intégrée et soient prêts à fournir les ressources pour développer et encourager ce type de traitement. Cela signifiera à la fois acquérir, grâce à la recherche, un nouveau savoir en matière d'amélioration de la lutte raisonnée contre les ravageurs, et diffuser les informations déjà connues. Cela passera également par la formation et l'organisation des producteurs afin qu'ils puissent appliquer ce savoir. La tâche ne sera pas facile. L'expérience acquise en Indonésie et ailleurs indique que l'engagement et le soutien durables du gouvernement à l'introduction d'approches novatrices sont importants pour convaincre les petits producteurs, peu disposés à prendre des risques, d'adopter de nouvelles techniques de lutte contre les ravageurs49.
En fait, le traitement chimique régulier des ravageurs s'avère souvent une stratégie non économique pour les agriculteurs. Les gains de rendement peuvent être contrebalancés par le coût des pesticides et, au fil du temps, les ravageurs risquent d'acquérir une résistance aux produits chimiques. Dès les années 60, dans le nord-est du Mexique il fallait traiter le coton 30 à 40 fois au cours de son cycle de croissance à cause de la résistance aux produits chimiques; la culture du coton y a été abandonnée pour cette raison.
Cette observation s'applique également au traitement du riz par les pesticides en Asie:
Les expériences menées sur des exploitations, et l'examen des rendements des agriculteurs, n'indiquent pas un effet positif des applications de pesticides en termes de rendements ou de rentabilité… Herdt et al. (198450) ont conclu que la rentabilité moyenne de la production de riz est moindre chez les agriculteurs appliquant les insecticides de manière préventive, par rapport à ceux qui n'en appliquent pas du tout. Ce résultat a été validé par des essais sur exploitation de différentes pratiques de lutte phytosanitaire, effectués par Litsinger (198951) et Waibel (198652). Dans plus de la moitié des cas, ni l'un, ni l'autre n'a observé de différence de rendement significative entre les parcelles traitées par les insecticides et les parcelles non traitées….
Rola et Pingali53 ont constaté que, dans le cas des rizières tropicales de plaine, le recours à des moyens naturels est la stratégie économiquement dominante de lutte contre les ravageurs. En année moyenne, la lutte naturelle, associée à la résistance variétale, s'est avérée systématiquement plus rentable que le traitement prophylactique… La prédominance de la lutte naturelle est encore plus évidente si l'on tient compte du coût sanitaire de l'exposition aux pesticides54.
La magnitude du problème des ravageurs a remis en question les priorités de la recherche agricole internationale, comme le montre l'extrait ci-dessous d'un courrier de Wightman:
En tant que spécialiste de la protection intégrée (PI) depuis une trentaine d'années, j'ai été heureux de pouvoir participer à la discussion sur la lutte raisonnée contre les ravageurs qui s'est tenue à l'IFPRI en septembre… nous avons appris que 50% de la production vivrière mondiale sont détruits par les ravageurs. Alors, pourquoi le GCRAI se focalise-t-il (1) sur la recherche relative aux sols et à l'eau, un sujet qui, pour l'essentiel, n'a connu aucun progrès depuis l'origine et dans le contexte du GCRAI et (2) sur les biotechnologies/la sélection, dont les progrès ne se mesurent normalement qu'à raison de 1 à 2% par an? Le GCRAI ne pourra exercer un réel impact qu'en s'attaquant aux contraintes les plus importantes pour la production (qui diffèrent considérablement selon les cultures) et laisse les problèmes périphériques aux initiatives locales, là où elles ont fait leurs preuves55.
De la même manière, les systèmes de recherche agricole nationaux devraient réévaluer la priorité qu'ils accordent à la recherche sur les problèmes posés par les ravageurs et la protection intégrée, par rapport à la sélection végétale et à d'autres types de recherche.
Les Écoles paysannes de terrain (Farmer Field Schools, FFS) de la FAO ont fait progresser la lutte raisonnée contre les ravageurs et la gestion de la fertilité des sols grâce à une démarche de recherche et vulgarisation participatives. Les FFS ont été installées dans plus de quarante pays en Asie, Afrique et Amérique latine. Leur but est d'élaborer des méthodes valables localement, en combinant les connaissances scientifiques préexistantes avec les résultats d'essais conduits par les paysans eux-mêmes:
L'idée derrière les FFS est que des groupes de paysans se retrouvent régulièrement sur le terrain pour un apprentissage par exercices pratiques structurés, qui leur permettent de combiner leurs connaissances locales et une démarche d'écologie scientifique… Tous ces cours, où les agriculteurs pratiquent eux-mêmes, sont très concrets, fondés sur le travail de terrain, avec peu ou pas d'exposés didactiques, et c'est le terrain lui-même qui est l'enseignant.
Le rôle du vulgarisateur a évolué, depuis celui de première source de connaissances à celui de facilitateur de la création du savoir. La méthode FFS a transformé les agriculteurs de récepteurs d'information en générateurs de données locales qu'ils traitent eux-mêmes…56
Dans toutes les expériences d'écoles paysannes de terrain, on a pris grand soin que le programme de recherche soit ajusté aux besoins locaux en chaque site. «Si les paysans ont l'impression qu'on leur fait suivre un programme ‘national’, ils risquent de fuir les FFS.»57 La démarche FFS est devenue un programme de création, pour chaque communauté, d'une capacité à élaborer ses propres méthodes de protection intégrée. Les buts de cette «protection intégrée communautaire» sont de favoriser l'émergence de conditions dans lesquelles les paysans:
agissent de leur propre initiative et selon leur raisonnement;
identifient et résolvent les problèmes pertinents;
conduisent leur propre programme de protection intégrée, comportant recherche et enseignement;
recherchent le soutien des institutions locales;
créent ou adaptent des organisations locales qui renforcent l'influence des paysans sur les décisions au niveau local;
résolvent les problèmes et prennent les décisions par des processus ouverts et égalitaires;
offrent à tous les membres d'une communauté l'occasion de progresser eux-mêmes et/ou de bénéficier de leur activité de protection intégrée;
encouragent des systèmes agraires durables58.
L'expérience FFS en Indonésie a réussi à élargir l'horizon des agriculteurs et à encourager leur esprit d'initiative, comme le confirme un responsable gouvernemental des services agricoles:
L'expérience de Gerung59 a montré que les paysans-élèves de la protection intégrée font volontiers les études de terrain. Par exemple, les paysans en formation PI ont étudié l'efficacité du SP36, ont conduit des essais variétaux, analysé les effets de la défoliation, testé différents espacements entre plants et leur influence sur les rendements. Les élèves ont réalisé des démonstrations pour eux-mêmes et autrui sur la capacité des plantes à réparer les dégâts causés par les ravageurs. Vous pouvez observer aussi que les élèves en PI sont créatifs, dynamiques et ont pris en main une démarche d'agriculture durable.
(Ir. L. L. Noverdi Bross, Chef, Service provincial d'agriculture)60.
Le programme FFS en général, et la démarche de protection intégrée communautaire en particulier, sont une application réussie du concept de recherche et vulgarisation participative, un sujet discuté plus avant dans ce chapitre.
19 D. L. Purcell et J. R. Anderson, 1997, p. 116.
23 M. K. Maredia, D. Byerlee et P. Pee, 2000, p. 554.
24 D. L. Purcell et J. R. Anderson, 1997, pages 7–8.
29 Purcell et Anderson, 1997, p. 13. [Souligné par nous]
33 Banque mondiale, 1999, p. 38.
34 L. Van Veldhuizen, A. Waters-Bayer et H. de Zeeuw, 1997, p. 4.
37 R. G. Echevarría, 1998, p. 1107.
45 P. Pinstrup-Andersen, 2000, p. 2.
49 Op. cit., pages 40–42 (souligné par nous).
60 Citation dans J. Pontius, R. Dilts et A. Bartlett (éd.), 2000, p. 45.